L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 9 : Complications

9050 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 07/07/2021 20:28

Deuxième partie : Des Skavens et des Hommes

 

Chapitre 9 : Complications

 

 

 

Le grand cylindre de cuivre était planté tout droit au milieu de la caverne comme une tour de garde. Cependant, ce n’était nullement un dispositif de défense ou d’attaque. Quelques décennies plus tôt, en creusant une galerie pour agrandir leur colonie, les Skavens avaient trouvé par hasard cette citerne de soixante pieds de large pour le double en hauteur. Le Fils du Rat Cornu le plus versé dans les connaissances de la technologie, le Maître Technomage du terrier, avait reconnu le savoir-faire de leurs mille fois maudits ennemis jurés, les choses-naines. Impatient à l’idée de l’utiliser comme chaudière, il avait exposé plusieurs plans au chef du terrier, un Skaven décrépi du Clan Pestilens. Il lui avait parlé des possibilités, de l’apport conséquent en énergie, des nouvelles armes… tant de choses qui auraient grandement amélioré la qualité de vie à Brissuc, tout en garantissant un prestige inégalable à son Clan, le Clan Skryre, et à lui-même, par la même occasion.

 

Or, à sa grande stupéfaction, l’ancien Pestilens avait tout rejeté en bloc, préférant consacrer cette trouvaille à un usage exclusivement réservé à lui-même et ses servants. Le Maître Technomage s’était montré étonné, chagriné, puis furieux au point de fomenter une révolte qui fut rapidement étouffée. Le chef du terrier le condamna à servir de sujet d’expérience aux Corrupteurs du Clan Moulder. Il avait été enchanté de voir que le mutin s’était avéré bien plus obéissant et efficace comme rat-ogre.

 

Quelques cycles saisonniers suffirent à tous pour oublier les noms des deux protagonistes, leur dispute, même leur existence. La citerne, en revanche, était restée en l’état. Le Diacre de la Peste d’alors en avait fait une « chambre de communion avec le Rat Cornu ». Un endroit où seuls les Skavens du Clan Pestilens avaient l’autorisation d’entrer. D’ailleurs, aucun Skaven ne s’en plaignait, car il n’y avait que ceux qui portaient la marque des pestiférés pour supporter l’environnement créé à l’intérieur du cylindre.

 

On y pénétrait par une trappe ronde qui donnait sur une petite antichambre. Les Skavens pouvaient laisser leurs effets dans ce sas, puis franchir une autre porte à volant pour entrer dans la citerne elle-même. Ce lieu, à n’en pas douter, était le plus sale, le plus immonde, le plus infect de tout le terrier. Sur ordre de l’ancien Diacre, les Pestilens en avaient fait en quelques semaines un sanctuaire où ils pouvaient s’isoler, seuls ou en petits groupes.

 

Les membres du Clan Pestilens avaient une place à part dans la société des Skavens. Leur rapport très étroit avec les maladies les condamnait à rester à l’écart des membres des autres Clans, et des quartiers des pondeuses. En dehors des messes consacrées au Rat Cornu et aux batailles en son nom, ils ne se mêlaient jamais aux Skavens des autres Clans. Aussi avaient-ils ce moyen de reposer un peu leur corps et leur âme, et d’échanger quelques mots avec leurs congénères à l’occasion.

 

Des déchets de toutes sortes flottaient paresseusement dans une eau noirâtre dont le niveau s’élevait à trois pieds. L’odeur était tellement âcre, écœurante et forte que nulle narine normalement constituée ne pouvait la subir sans saigner. Le clapotis de vaguelettes se répercutait sur les parois métalliques du cylindre, tout comme les petits claquements des gouttes d’humidité sur la surface de l’eau. De temps en temps, les couinements et les bruits de pas légers des rats crevaient aussi le silence.

 

Rien de tout cela ne perturbait le Skaven qui s’était enfermé dans ce cloaque. Il était allongé sur le dos, nu, les bras en croix, les yeux clos, et se laissait tranquillement flotter parmi les ordures. L’eau immonde s’infiltrait dans ses nombreuses plaies ouvertes et irritait sa peau eczémateuse sur laquelle glissaient des limaces, des larves et d’autres petites vermines.

 

Moly du Clan Pestilens était en pleine méditation. Le jeune homme-rat, âgé de quatre cycles saisonniers plus une demi-douzaine de lunes environ, se concentrait sur chaque sensation qu’éprouvait la plus petite parcelle de son corps passablement rongé par la pourriture. Chaque léger glissement d’eau le long des poils de sa maigre fourrure, chaque contact d’un détritus artificiel ou organique sur sa peau. Il se visualisait dans cette position, attentif au moindre stimulus, comme s’il essayait de se voir par les yeux d’un spectateur se tenant au-dessus de lui. Ainsi, il devenait maître de son enveloppe charnelle, et espérait maîtriser parfaitement le fonctionnement de chacun de ses organes.

 

Ce rituel privé était également une manière de communier avec le Rat Cornu. La maladie constituait l’une des facettes de la divinité tutélaire des Skavens, et les Pestilens incarnaient cet aspect, au même titre que les Eshin symbolisaient la terreur suscitée par les ténèbres. Les Pestilens « entretenaient » la faune de leur fourrure et les maladies de leur organisme en se baignant régulièrement dans ce genre d’endroit pour se rapprocher de leur dieu, et comme ils étaient généralement sous l’effet de substances hallucinogènes, cette expérience leur était agréable.

 

Pas pour le Skaven crème, qui sentait des picotements sur ses nombreuses blessures infectées, malgré le brouillard qui envahissait son esprit. Il perçut un léger mouvement sur sa droite, dans l’eau. Il allongea le bras avec une rapidité surprenante, et ses doigts pustuleux se refermèrent sur quelque chose qui couina. Un rat. Moly lui arracha la tête d’un coup de dents, et l’infortuné rongeur finit dans l’estomac du Skaven en deux bouchées. Le Moine de la Peste avala bruyamment son en-cas. Une autre sensation le chatouilla, quelque part au bas-ventre. Il écarta les genoux, vida sa vessie, et sentit l’eau se réchauffer entre ses jambes. Puis il se laissa glisser sous le niveau de l’eau, afin d’en boire quelques gorgées. Il entendit au loin la cloche du Temple du Rat Cornu sonner trois coups.

 

Bon, ça suffit.

 

Il ouvrit les yeux, se redressa, ses pieds touchèrent le fond de la cuve. L’eau lui arrivait jusqu’au nombril. Il se traîna péniblement jusqu’au marches de cuivre qui conduisaient au sas. Il grommela en sentant les muscles froissés de sa jambe malformée lui faire mal. Il sortit de l’eau en s’aidant de la rampe de métal rouillé, et souffla bruyamment une fois à pied sec.

 

La petite antichambre comportait un tabouret, trois crochets sur lesquels les Skavens accrochaient leurs habits, ainsi qu’une grande plaque de métal poli servant de miroir. Les Skavens pouvaient ainsi se contempler, et se rappeler qu’ils portaient sur leur chair la marque de leur Clan.

 

Comme si j’avais besoin de ça ! pesta Moly en son for intérieur.

 

Bien que cette expérience ne lui était guère agréable, il se résolut à regarder son reflet, afin de voir l’évolution de la dégénérescence sur son corps. Plus le temps passait, plus il était ravagé. Au lieu de s’en réjouir, cela le rendait amer. Comme tous les Skavens du Clan Pestilens, Moly n’était vraiment pas joli à regarder. Contrairement à une très grande majorité de ses camarades de Clan, il en était parfaitement conscient. Tout comme ses frères de sang, le Rat Cornu l’avait privilégié ; il lui avait accordé une résistance peu commune. C’était à la fois un bienfait et une malédiction. La décrépitude le rongeait moins vite que les autres, et certains de ses camarades plus jeunes avaient déjà perdu un doigt ou quelques dents alors que lui était encore à peu près entier.

 

Peut-être était-ce pour ça que le Diacre de la Peste Soum semblait s’être entiché de lui ? Depuis que le vieux Pestilens avait pris comme apprenti le jeune Skaven crème, ce dernier s’était senti de plus en plus mal à l’aise en sa présence. Une fois, Soum avait posé la patte sur son postérieur découvert. Moly avait vivement protesté, et le Diacre n’avait jamais réitéré un tel geste. Néanmoins, le jeune Moine de la Peste était à peu près sûr de provoquer des humeurs troublantes chez son aîné. Chaque fois qu’ils se trouvaient dans la même pièce, le Diacre ne détachait pas son unique œil de lui. Une nuit, même, le Diacre l’avait surpris dans cette même antichambre, alors qu’il sortait du bassin. Le vieux Skaven s’était retiré en s’excusant vaguement, mais Moly avait soupçonné le Diacre de l’avoir longtemps observé à la dérobée pendant sa méditation.

 

Il n’y avait pas que son corps qui était plus résistant. Son esprit sombrait moins rapidement et moins profondément dans les limbes quand il consommait l’une ou l’autre des drogues Skaven. Mais cela en réduisait d’autant l’effet d’atténuation de la douleur de ses nombreuses plaies et infections, et son intellect restait suffisamment alerte pour qu’il pût se rappeler combien il était peu enviable d’être un Skaven du Clan Pestilens.

 

Il soupira de résignation, et s’assit sur le tabouret. Près de lui, un vieux panier d’osier contenait des linges sales. Il ramassa une serviette avec laquelle il se sécha, puis il la déchira, et l’enroula autour de sa cheville. Il emmaillota ainsi ses pieds, ses mollets, et ses bras. Il ne lui restait plus que la tête à protéger. Il leva de nouveau les yeux vers le miroir en tendant la main vers le panier, mais s’arrêta.

 

Il était le seul à avoir vu son visage à découvert depuis longtemps, et ce triste spectacle ne le surprenait guère. Or, ce matin-là, il réalisa quelque chose. Il se leva lentement, s’approcha de la surface lisse et brillante. Il contempla fixement le reflet de sa figure, et passa lentement les mains sur ses joues pour les rehausser. Il ne put réprimer un frisson angoissé.

 

Je lui ressemble-ressemble !

 

Le nez plutôt large et écrasé, les grands yeux, les incisives courtes, mais tout de même proéminentes, la couleur claire de sa fourrure… tant de petites choses qui lui rappelèrent le petit Psody, le cadet de la fratrie de six Skavens dont lui, Moly, était le quatrième-né. Il comprit alors que quelque chose s’était produit en lui le jour où son frère Diassyon du Clan Skryre lui avait annoncé sa disparition. Il frissonna davantage quand il comprit.

 

Il ne s’était pas passé une journée sans qu’il repensât à son petit frère. Et chaque fois que ça s’était produit, son premier réflexe avait été de vite prendre une substance pour détourner ses pensées.

 

Mais… pourquoi ? Pourquoi penser à ce Skaven Blanc ? Il est mort-mort, de toute façon ! Le Rat Cornu ne se soucie guère de…

 

Oui, mais pourtant il n’en était pas moins affecté. Et il n’était pas le seul. Diassyon avait clairement affiché une réaction de chagrin, le jour de cette disparition, tout comme l’aîné, Chitik la Vermine de Choc. Le Pestilens se remémora le faciès du Skaven brun quand il lui avait annoncé d’une voix brisée : « Psody est mort ! ». Ceci, ainsi que sa propre réaction. Diassyon avait voulu l’aider à se relever, il lui avait répondu par une vive réprimande.

 

Bien sûr, il avait l’habitude d’envoyer méchamment sur les roses les Skavens qui n’étaient pas de son Clan. Chaque fois, son congénère avait fui en laissant derrière lui les effluves de la panique ou du mépris. Or, ce jour-là, lorsque Moly avait aboyé sur Diassyon l’ordre de ne pas l’approcher, ce dernier n’avait pas détalé, et ce n’était pas de la frayeur qu’avait exhalé les glandes du Skryre. Plutôt de la peine. Comme s’il avait été davantage attristé par cette réaction que vraiment épouvanté. Et lui, Moly, sentit un nœud se former au fin fond de ses tripes à cette pensée. Comme si quelque part… il regrettait d’avoir été aussi violent envers son frère.

 

Non ! Il n’y a pas de notion de fraternité chez les Skavens ! se dit-il fermement. Et puis… et puis… je ne voulais pas le contaminer ! Il l’a bien compris, ça, hein !

 

Pourtant, par la suite, il s’était appliqué à adoucir sa voix, à se montrer moins désagréable et méprisant envers le Skaven brun, c’était un fait. Simplement parce qu’il voulait avoir un meilleur contact avec lui. Il eut beau se torturer les méninges pour trouver une autre explication, ce fut peine perdue. Et le pire était qu’avec le temps, il avait fini par y prendre plaisir. Il attendait chaque jour le moment où il retrouverait ses frères avec impatience, et en leur présence, ses blessures permanentes le gênaient moins, ses tripes lui paraissaient moins nouées.

 

Il décida de ne plus y penser, sentant que ç’allait lui flanquer une mauvaise migraine. D’ailleurs, l’heure tournait, il était temps de rejoindre les autres pour la messe au Rat Cornu. Lentement, méthodiquement, il enroula des bandes de gaze moisie autour de son crâne, dissimulant peu à peu sa figure à son propre regard. Puis il suspendit son geste.

 

Il venait de réaliser autre chose qui l’horripila au plus haut point.

 

Ce jour-là, quelqu’un l’avait frappé par derrière, sur la tête, l’avait assommé, et avait profité de son inconscience pour le dépouiller de sa bure de moine. Ce quelqu’un avait donc pu voir son corps dénudé sous tous les angles ! Le Pestilens siffla de colère. Son agresseur avait profané son intimité, ni plus, ni moins, notion qui était bien plus prononcée chez les Pestilens que chez les autres Skavens. Mais qui avait fait ça ? Un des maraudeurs ? Un Skaven qui avait voulu l’humilier ? Ou bien y avait-il eu une raison plus complexe ?

 

Il réfléchit encore quelques secondes, puis secoua la tête.

 

Quelle importance ? Seulement, si j’apprends qui a fait ça, ou si quelqu’un d’autre essaie sans se cacher...

 

Il passa sa robe rouge sombre et rabattit la capuche sur sa tête avant de quitter la petite antichambre.

 

Il progressa péniblement à travers les tunnels sombres du terrier, espérant que l’effort l’aidât à s’arrêter de réfléchir, sans succès. C’est alors qu’il vit une forme accroupie entre deux rochers près de la paroi rocheuse. Un autre Moine de la Peste un peu plus âgé que lui, nommé Bagh, était en train d’évacuer le contenu de son gros intestin à même le sol. Moly le considéra sans mot dire, l’autre n’en parut nullement offusqué. Il se releva une fois sa petite affaire terminée, et se dirigea vers le temple, dans la même direction que le jeune Skaven crème. Celui-ci eut une soudaine illumination. Il demanda :

 

-         Hé, Bagh !

-         Quoi ? marmonna l’autre d’une voix à peine intelligible.

-         Tu es au service du Clan Pestilens, comme moi, n’est-ce pas ?

-         Ouais… et alors ?

 

Bagh sortit d’un des plis de sa robe une poignée de champignons qu’il mâchouilla bruyamment. Moly inspira et demanda :

 

-         Si le Rat Cornu t’avait laissé choisir ton Clan, tu aurais rejoint lequel ?

 

Bagh était déjà complètement abruti. Il n’arriva pas à comprendre la question.

 

-         De quoi ?

-         Est-ce que tu aimes être un Pestilens ? Est-ce que tu n’aurais pas préféré être un Skryre ou un Moulder ? Et ne pas avoir les entrailles pourries ?

 

Son interlocuteur resta muet quelques secondes, puis il éclata de rire, avant de s’effondrer dans le caniveau. Moly secoua la tête, excédé.

 

Ils sont tous bouchés, ou quoi ? Ou bien c’est moi qui n’ai rien à faire avec eux !

 

Et pourtant, le Rat Cornu avait décidé que sa destinée serait telle, et l’avait choisi pour être un Pestilens.

 

Non, pensa-t-il soudain. Ce n’est pas le Rat Cornu qui m’a choisi… C’est Soum ! Si je suis… comme je suis, c’est uniquement à cause de lui !

 

Soum, si gentil, si mielleux, si chaleureux… en réalité, c’était lui, et lui seulement, l’artisan de son malheur. Il l’avait expliqué, c’était lui qui l’avait choisi le jour où lui et ses cinq frères avaient été éjectés du ventre de leur génitrice. Il avait été le premier à pouvoir choisir du fait de la domination des Pestilens à Brissuc, il avait eu devant lui quatre ratons. Quatre ! Et son choix s’était porté sur lui. Le résultat était là : c’était bien ce vieux vicieux qui l’avait condamné à cette misérable condition, et qui voyait en lui un jouet pour sa libido.

 

Moly avait toujours été un Pestilens, mais pour la première fois, il pensa que la situation aurait pu être différente.

 

Diassyon aurait pu être à ma place ! Non, pas lui. Klur, peut-être… Ou l’autre andouille, comment il s’appelait, déjà ? Skarr… Non, Skahl ! Et moi, je serais en meilleure santé ! Si seulement…

 

Moly s’arrêta net, subitement pétrifié. Encore une fois, il sentit un long frisson ébranler sa colonne vertébrale. Il comprit qu’en réfléchissant à sa condition et à ses tenants et aboutissants, il s’engageait à son tour sur la pente glissante qui avait conduit Psody tout droit à sa perte.

 

*

 

Au plus profond du quartier de commandement de la colonie, dans son laboratoire, le Prophète Gris Vellux consultait les parchemins sur lesquels figuraient tous les inventaires. Le grand Skaven Blanc grattait nerveusement l’une de ses deux cornes torsadées comme celles d’un bélier en reniflant. Ses petits yeux chafouins profondément enfoncés dans leur orbite se plissèrent.

 

Trois jours auparavant, un envoyé du Conseil des Treize était venu avec une petite bande de Guerriers des Clans. Conformément aux instructions envoyées par les Seigneurs de la Ruine une lune plus tôt, le messager était venu prélever un tribut conséquent en esclaves, en Skavens et en matériel pour mener un assaut sur une grande cité des choses-hommes. Le Prophète Gris avait réussi à stimuler suffisamment ses sous-fifres pour assurer une production suffisante, et le messager était parti satisfait. Les Technomages du Clan Skryre avaient dû reconstituer en un temps record de nouvelles machines de guerre, et n’avaient pas encore terminé.

 

En relisant pour la troisième fois ses notes, le Prophète Gris jugea que c’était peut-être une occasion de faire quelques changements. La colonie de Brissuc était sous l’influence des Pestilens, les Skavens de la maladie, qui étaient majoritaires. De tous les Clans majeurs, le Clan Skryre restait le plus puissant de tout l’Empire Souterrain, et leurs représentants avaient toujours de quoi bricoler leurs inventions. Quant au Clan des assassins Eshin, ses membres n’avaient guère besoin de beaucoup de ressources, en dehors des poisons. Mais il avait dernièrement négligé les membres du quatrième Clan majeur des Fils du Rat Cornu.

 

Il est temps de nous diversifier-diversifier. Je vais leur rendre une petite visite.

 

Il se leva, boutonna son gilet gris sans manche, vêtement qu’il préférait aux habituelles robes grises des Prophètes Skavens, rajusta sa cape sur ses épaules, prit son bâton de marche, et quitta l’office.

 

 

Encore une fois, il lui fallut du temps pour atteindre le quartier où il souhaitait se rendre. Il passa tout le trajet à maugréer contre l’incompétence des Skryre, et leur incapacité à lui fournir un véhicule. Peut-être qu’eux pourront me fabriquer quelque chose ? pensa-t-il en arrivant devant la lourde grille aux énormes barreaux de fer noir.

 

Un parfum de charogne lui monta à la tête à travers ses narines. En levant les yeux, il remarqua cinq cadavres de Skavens cloués sur les pointes supérieures de la grille. Ils étaient particulièrement peu ragoûtants à contempler, pas seulement parce qu’ils étaient déjà à un stade avancé de décomposition, mais surtout à cause de leurs inquiétantes déformations. L’un avait quatre jambes, le deuxième une deuxième queue qui lui sortait du cou, deux longs bras griffus jaillissaient des omoplates du troisième, le quatrième avait une deuxième tête incrustée dans le ventre, et le cinquième avait les membres et la queue anormalement longs et maigres. Vellux entendit un léger râle émaner de la bouche de l’un des misérables crucifiés. Un autre remua très légèrement une patte. Le Prophète Gris cracha par terre.

 

Encore en vie-vie ! Heureusement que je ne fais pas partie de ce Clan d’allumés !

 

Le Clan Moulder. Les Corrupteurs, ces Skavens à l’esprit dégénéré, étaient obsédés par le façonnage de la chair. Leur art consistait à utiliser la malepierre pour construire à leur guise des créatures dont l’excentricité n’était limitée que par l’imagination du créateur. Grâce à la matière corruptrice tant prisée par les hommes-rats, il était possible de modifier la structure d’un corps organique, d’y incorporer d’autres éléments organiques ou non, pour des résultats parfois insensés, souvent redoutables, toujours dérangeants. Une fois une expérience réussie, elle était confiée à un Chef de meute. Les Skavens du Clan Moulder qui ne créaient pas étaient entraînés à dresser.

 

Les expériences ratées, les intrus, les punis confiés aux Moulder finissaient leurs jours exhibés sur l’entrée de leur territoire. Excellent avertissement. Quiconque approchait des quartiers du Clan Moulder savait à quoi s’attendre. Inutile de dire que tous les hommes-rats étaient terrifiés à l’idée de finir entre les pattes du Clan Moulder. Devenir une de leurs abominations était un sort fort peu enviable.

 

Vellux repéra une corde sur l’une des colonnes de soutien de la grille. Il la tira, et une plainte forte et brève résonna à travers la caverne. Des grognements sourds retentirent, tandis qu’un martèlement régulier annonça la venue d’une créature particulièrement volumineuse. Un instant plus tard, le Prophète Gris vit derrière les barreaux l’imposante et énorme silhouette d’un rat-ogre. Un œil non exercé verrait juste un Skaven de très grande taille, mais Vellux savait que ce monstre était différent.

 

Les rats-ogres étaient les armes de chair et de sang les plus répandues et les plus connues du Clan Moulder. En dehors des Corrupteurs, nul ne savait réellement comment concevoir de telles aberrations. La théorie la plus répandue était un mélange de sang d’ogre et de malepierre dans des proportions secrètes injecté dans un Skaven vivant. Une expérience à la durée indéfinissable, dont la douleur provoquée ne manquait jamais de briser complètement l’esprit du malheureux cobaye. C’était un avantage considérable ; les rats-ogres étaient très facilement manœuvrables. Tant qu’on ne les attaquait pas ou qu’ils n’avaient pas faim, ils restaient généralement dans un état d’hébétude qui les rendait extrêmement dociles. Peut-être même qu’ils pouvaient servir d’animaux de compagnie pour les choses-hommes, selon certains érudits Skavens.

 

En revanche, quand ils se sentaient agressés ou que leur estomac leur ordonnait de partir en chasse, ils devenaient d’effroyables machines à tuer. Les Corrupteurs concentraient leurs infâmes concoctions dans les muscles des membres supérieurs de leurs créatures. Leur principale puissance tenait donc dans leurs énormes bras, leurs poings d’une taille supérieure à celle du crâne d’une chose-verte, et leurs griffes acérées pouvant déchiqueter les plus lourdes armures aussi facilement qu’une feuille de parchemin.

 

Ce rat-ogre-là mesurait neuf pieds de haut. Il présentait une musculature surdéveloppée à l’extrême sous un poil ras, avec des bras plus gros que des troncs d’arbre, striés de veines épaisses comme des câbles d’acier, des jambes tendues tels de puissants ressorts, prêtes à bondir, des griffes noires et luisantes longues comme des dagues et plus tranchantes qu’une batterie de rasoirs. Sa tête perchée sur ses larges épaules paraissait presque trop petite, et la longueur effrayante de ses incisives ne desservait pas cette impression. Il contempla fixement le Prophète Gris Vellux, se gratta l’entrejambe, renifla bruyamment deux fois, puis saisit fermement les barreaux de la grille de ses énormes pattes, et la fit coulisser sur le côté.

 

Sans un regard pour la créature, Vellux franchit le seuil de la tanière des Moulder. Derrière lui, le rat-ogre referma la grille dans un grand fracas métallique. Le Skaven Blanc s’enfonça dans un tunnel sombre.

 

 

Plus il progressait vers le centre du secteur, plus les petits détails révélateurs s’accumulaient. D’abord, l’odeur cuivrée de sang. Plutôt d’un mélange de moult sangs. Le Rat Cornu seul savait combien d’espèces différentes étaient passées sur les tables d’opération des Moulder depuis la fondation de Brissuc. Rapidement, les oreilles de Vellux furent titillées par toute une gamme de sons. Des cris, bien sûr. La terreur, la souffrance, la colère se répercutaient sur les parois du tunnel qui se divisa en une demi-douzaine de galeries. Il obliqua pour continuer dans la galerie principale.

 

Au fur et à mesure qu’il avançait, les cris se faisaient de plus en plus clairs. Les Moulder expérimentaient sur des esclaves Skavens, choses-hommes, choses-bêtes, et même quelques mini-choses. D’autres sons se mêlaient au concert de braillements : des grondements bestiaux, des cliquetis d’instruments de torture, des gargouillis, des clapotements et des giclées de fluides corporels divers. Le plus effrayant était les rires. Les bourreaux, d’ignobles sadiques à la cervelle embrumée par les vapeurs de malepierre, se délectaient de la douleur de leurs victimes. Plus un Corrupteur Moulder était expérimenté, moins il était psychologiquement équilibré.

 

Vellux passa devant plusieurs petites cellules, chacune contenant un sujet d’expérimentation. Il pressa le pas, sans jeter le moindre coup d’œil. Non pas que le triste spectacle des expériences Moulder lui faisait peur, il en avait vu d’autres, mais il jugeait le processus de mutation suffisamment complexe pour ne pas perdre du temps et de l’énergie en tortures. En outre, l’amusement des Corrupteurs l’exaspérait.

 

Au plus profond du tunnel principal, les parois de roche elles-mêmes semblaient muer peu à peu, et faisaient penser davantage à l’intestin d’une bête aux dimensions pantagruéliques. Le boyau accouchait d’une grande cave circulaire éclairée par des « mouchaflammes » accrochées aux murs. Ces insectes grands comme une patte de Skaven avaient l’abdomen gonflé au point d’être plus gros que le reste de leur corps, et cette partie hypertrophiée de leur anatomie émettait une lumière jaunâtre.

 

C’était précisément au cœur de cette cavité, au milieu de trois chevalets disposés en triangle, que le Maître Mutateur Skilit débridait sa fureur créatrice. Des milliers de victimes avaient perdu la raison ou la vie entre ses mains expertes. Le Skaven Blanc toussa pour attirer l’attention du chef local du Clan Moulder. Skilit se retourna, un sourire sournois étira sa longue mâchoire, et il s’inclina.

 

-         Bonzour, ô zublime-zuprême Dirizeant de la Décadenze !

 

Le Maître Mutateur Skilit était une sombre brute assoiffée de sang et de viande fraîche. C’était un grand Skaven brun, à la silhouette longiligne engoncée dans une longue robe blanche volée à une prêtresse chose-homme, qu’il portait devant derrière. La minceur de ses bras, ses jambes, son cou et sa queue le faisaient paraître plus grand encore qu’il n’était déjà. Comme tous les Corrupteurs qui grimpaient dans la hiérarchie, il avait pratiqué sa chirurgie sur lui-même à plusieurs reprises. Sa première « expérience » avait été de s’arracher la langue pour greffer à la place celle d’une vouivre. Elle était plus longue, il pouvait la déployer comme un fouet, mais la conséquence avait été ce perpétuel zézaiement. Beaucoup de Skavens riaient de ce défaut de prononciation dans son dos. Seulement dans son dos, car plus personne n’osait se moquer de son abcès devant lui après ce qui était arrivé au premier Skaven qui l’avait fait.

 

Il s’était également greffé un sixième doigt opposable sur le tranchant de chaque main, et deux oreilles supplémentaires dans le cou. Il pouvait ainsi se repaître deux fois plus de la souffrance de ses souffre-douleur. Enfin, il s’était appliqué à assouplir ses muscles, ses os et son système nerveux, afin d’être encore plus flexible qu’un Skaven ordinaire.

 

-         Que me vaut l’immenze privilèze de votre venue, ô mon maître zuperbe-futé ?

-         Besoin de plus de troupes, Skilit ! Le dernier passage du messager du Conseil des Treize nous a laissé affaiblis. Les Moulder ont des armes efficaces-efficaces, non ?

-         Bien entendu, ô indizpenzable et indéfectible zeigneur.

 

Vellux sentit son front se plisser de perplexité. Il repensa à quelque chose qui semblait lui chuchoter le contraire.

 

-         Comment vous pouvez laisser ce rat-ogre stupide garder l’entrée ?

-         Tibwhâz ? Il n’y a pas de quoi z’inquiéter, ô zérénizzime mezzazer du Rat Cornu. Z’est moi qui l’ai créé, puis drezzé. Ze zuis très content de lui.

-         Il pourrait faire entrer-entrer n’importe qui !

-         Pardonnez-moi mon outrecuidanze, ô mon mirobolant-magnifique maître adoré, mais ze vous azzure du contraire !

-         Expliquez !

-         Quand il voit un Zkaven zeul, il le laizze entrer parze qu’il zait qu’un Zkaven zeul ne représente pas de danzer-danzer. Z’il zent des effluves d’agrezzivité, alors il n’ouvre pas, mais gronde pour le faire partir. Z’il voit pluzieurs Zkavens, il va zerzer le Zef de Meute qui va voir lui-même de qui il z’azit.

-         Oui, mais s’il voit un Skaven du Clan Eshin qui serait venu vous empoisonner ? Ou qui pourrait l’empoisonner d’une fléchette ?

-         Hé hé, il zentirait le poison, il a un nez très aiguisé-aiguisé. Za le ferait crier !

-         Et si l’Eshin n’a pas de poison ? Un assassin Eshin pourrait entrer vous égorger ?

-         Non plus ! Tibwhâz verrait un Zkaven qui n’émet pas l’odeur habituelle des Zkavens, puizque les Ezhin ze coupent-coupent les glandes à muzc. Ze ne zerait pas normal, auzzi il gronderait. Pareil zi z’est une zose-homme ou une zose-naine. Et zi zamais on l’attaque, il zait ze défendre, et mes Guerriers des Clans zont alertés. Ze l’ai fabriqué il y a quatre lunes, et il ne m’a zamais fait défaut.

 

Vellux hocha lentement la tête avec une moue songeuse. Il n’aimait vraiment pas les Moulder, et se méfiait au plus haut point du Maître Mutateur Skilit et de son intellect plus tordu encore que ses créations, mais il savait reconnaître une bonne initiative quand il en voyait une. En y repensant, ce rat-ogre avait l’air bien efficace. Et puis, il fallait s’attirer de nouveau les bonnes grâces du Clan Moulder, qu’il avait délaissé depuis quelques lunes, déjà.

 

-         C’est encourageant.

-         Oh, merzi, merzi ! Vous êtes trop bon !

 

Le Prophète Gris tendit un parchemin au Maître Mutateur. Celui-ci le déroula, et l’examina.

 

-         Je veux tout ça, et vite. La colonie en a besoin.

-         Hum… rien d’impozzible. Tout pourra être prêt d’izi une lune ou deux, pas plus.

-         Bien. Je vais vous motiver un peu, Maître Mutateur. Quand la cloche du Temple sonnera quatre coups, allez au quartier des pondeuses, et choisissez-en une. Vous pourrez rester avec elle jusqu’aux six coups.

 

Skilit écarquilla ses immenses yeux étincelants d’un reflet doré.

 

-         Oh, quelle zoie ! Vous êtes vraiment l’incarnazion du Rat Cornu !

-         Dites à vos disciples que si vous fournissez les créatures dans les temps, les six meilleurs pourront passer une nuit avec une pondeuse. Et vous, vous en aurez trois.

-         Trois ! Trois… pondeuses ?

-         Trois nuits. Avec autant de pondeuses que vous serez capable d’ensemencer.

 

Skilit se mordit la queue tout en tordant furieusement sa chair sous sa blouse. Mais un éclat rougeâtre dans l’œil du Prophète Gris le doucha net. Le Skaven Blanc murmura d’une voix douce :

 

-         C’est la carotte-carotte, Skilit. Et voici le bâton : si je n’ai pas toutes les créations de cette liste dans deux lunes, je demanderai aux Pestilens de remodeler ce secteur à leur façon-façon.

 

Le Maître Mutateur déglutit en comprenant ce que cela signifiait. Les Moines de la Peste n’auraient même pas besoin de franchir la grille gardée par Tibwhâz pour exterminer les Moulder. Quelques vessies pleines de viande contaminée judicieusement placées à travers des galeries discrètement creusées ou des cheminées naturelles pouvaient rapidement transformer tout le quartier en un second cloaque à Pestilens. Et dans le cas d’une purge clanique ordonnée par le chef de la colonie, il ne fallait compter sur aucun soutien de la part de l’un des autres Clans. Dans aucun cas, en réalité.

 

Vellux se détendit un peu.

 

-         Je sais que vous pourrez le faire, et vous aussi-aussi. Retournez travailler, je vais prévenir le ranuque en chef de votre passage.

 

Skilit s’autorisa à respirer à nouveau. Il leva la main.

 

-         Maître, z’ai quelque zose à vous montrer.

 

Le Maître Mutateur emmena le Prophète Gris à un grand escalier étroit. Ils descendirent ainsi jusqu’à une immense cave basse coupée sur toute sa longueur par d’épais barreaux. C’était la cellule spéciale où les Moulder enfermaient les prisonniers qui n’étaient pas Skavens. Précaution nécessaire, les Skavens avaient tendance à massacrer les non-Skavens et réciproquement quand ils se retrouvaient enfermés au même endroit.

 

Présentement, les prisonniers étaient des choses-hommes. Vellux les considéra quelques instants.

 

-         Choses-hommes ? Et alors ?

-         Vous avez vu ? Elles ont des mutazions !

 

En effet, certaines choses-hommes avaient une fourrure particulièrement développée, d’autres avaient des malformations inhabituelles. Trois yeux, une bouche à l’arrière du crâne, des clavicules très longues…

 

-         Eh bien quoi ? grogna le Skaven Blanc. Vous avez déjà fait mieux, non ?

-         Bien zûr, bien zûr, votre magnifizenze. Mais ze n’est pas moi qui ai fait tout za ! Quand mes Guerriers des Clans ont ramené zes prizonniers, ils étaient comme za !

 

Le museau du Prophète Gris se plissa.

 

-         Où les avez-vous trouvés ?

-         À deux zours de marze de Brissuc. C’était un petit villaze à zoses-hommes. Pas beaucoup-beaucoup, seuls quelques paquets de dix. Ils étaient tout déformés, comme les zoses-bizarres ! Ze n’est pas normal !

-         En effet. Un village entier, vous dites ?

-         Oui-oui !

-         Hum… Les choses-hommes ne laissent pas vivre les mutants.

-         Ils ont peut-être été mutés touz en même temps ?

 

Vellux grommela. Il n’aimait pas ne pas être le premier à avoir raison.

 

-         Pas idiot.

-         À votre avis, comment est-ze arrivé ?

 

La réponse vint d’elle-même.

 

-         Un sort lancé par un magicien chose-bizarre. Aescos Karkadourian.

-         Le zorzier qui ose contezter votre autorité zur la rézion ?

-         Lui-même.

 

Le Prophète Gris Vellux posa une main sur l’épaule de Skilit.

 

-         Je compte vraiment sur vous, Maître Mutateur. Je dois détruire ce mage, et vous allez m’y aider ! Souvenez-vous : deux lunes, carotte, bâton. Compris-compris ?

 

Le Maître Mutateur hocha affirmativement la tête. Vellux le quitta sans un mot de plus, et se dépêcha de sortir du quartier des Moulder.

 

*

 

-         Allez, allez ! Tuez-tuez ou crevez-crevez !

 

La Grande Dent Furghân, chef des Vermines de Choc de la colonie, restait en arrière, et contemplait trois de ses guerriers à l’œuvre. Les trois grands Skavens Noirs se battaient de toutes leurs forces, haletant, fouettant l’air de leur arme lourde. Ils couraient autour d’une grande et inquiétante créature. La trégara était un insecte d’une taille monumentale – celle-ci, en l’occurrence, faisait huit pieds de haut – ressemblant à une mante religieuse avec une carapace ayant la couleur et la texture de la roche. Ces créatures étaient une vraie plaie pour les Skavens, elles jaillissaient des recoins les plus sombres quand ils s’aventuraient dans des galeries inexplorées. Les trégaras pouvaient tailler en pièces un Guerrier des Clans aguerri en une poignée de secondes.

 

D’ordinaire, les Vermines de Choc avaient un caractère plus solidaire que les Skavens des autres Clans, et étaient plus enclines à sympathiser et à coopérer. Ce n’était pas le cas de Furghân, inhabituellement lâche pour un Skaven Noir. Il se contentait donc d’observer ses guerriers risquer leur peau sans lui. Les dix esclaves étaient tous rassemblés dans un coin, tremblant de tous leurs membres. Ils avaient vu la trégara équarrir deux de leurs camarades coup sur coup, et seule la peur de recevoir une sévère correction de la part de la Grande Dent les empêchait de détaler purement et simplement. Les cinq Guerriers des Clans chargés de les surveiller n’en menaient pas large non plus.

 

Les trois Vermines de Choc suaient et soufflaient, mais ne diminuèrent pas leurs efforts. Le plus âgé d’entre eux esquiva de justesse l’attaque de la bête, qui garda une touffe de poils noirs coincée dans sa pince. Il souffla de colère, et donna un coup droit de pique. Il cria par-dessus son épaule :

 

-         Rool !

 

Le dénommé Rool brandissait une énorme épée à deux mains. Il tourna plusieurs fois sur lui-même tout en avançant dans la direction de la trégara. Un choc l’arrêta net. L’insecte poussa une plainte stridente alors que l’une de ses pattes sauta et tomba dans la poussière.

 

Le Skaven Noir âgé repartit à l’assaut de plus belle, et planta sa lance dans l’élytre de la bête. La pointe d’acier resta fichée dans sa carapace. Elle rugit, et se cabra. La Vermine de Choc n’eut pas le réflexe de lâcher prise, et se retrouva juste devant la trégara. Celle-ci fouetta l’air de sa queue, et heurta le Skaven Noir dans les côtes. Il fut projeté en l’air, et s’écrasa contre la pierre.

 

-         Briach ! s’exclama le plus jeune des trois guerriers.

 

Mais il n’eut pas le temps de s’inquiéter davantage pour son ami. Déjà la trégara revenait à l’assaut. Il bondit en arrière, évitant les redoutables pinces de la créature d’extrême justesse. Dans le mouvement, il faillit laisser tomber son lourd marteau de bois. L’insecte recula, fléchit ses pattes, et bondit sur Rool. Elle se retrouva sur lui, et se pencha en avant pour le mordre. Le Skaven Noir lui attrapa les mandibules. Il sentit les redoutables protubérances barbelées lui lacérer les doigts, mais l’adrénaline et le musc de la rage atténuèrent la douleur. Il écarta les mains de toutes ses forces, et bientôt des craquements caractéristiques retentirent. Un sursaut de plus, et la trégara recula avec un autre sifflement suraigu. Des gouttes de fluide jaunâtre tachèrent le champ de vision de Rool.

 

Avec un meuglement de défi, Briach courut vers la trégara, sauta et attrapa la hampe de la lance, avant de tirer un coup sec. Il arracha l’élytre, ce qui déséquilibra l’insecte géant. Puis le lourd maillet de bois de la troisième Vermine de Choc percuta son flanc. Rool en profita pour se relever en vitesse et récupérer son épée.

 

Malmenée de toutes parts, la trégara vacilla sur ses trois pattes arrière restantes, désorientée. Rool fit un large moulinet de son arme à ras du sol pour la déstabiliser encore, puis frappa son abdomen du plat de la lame dans le même mouvement. L’insecte géant bascula sur le dos avec un crissement indigné.

 

-         Vas-y, Chitik !

 

Le jeune Skaven Noir brandit au-dessus de sa tête son énorme marteau, et l’abattit sur la tête de la créature avec un feulement enragé. Elle éclata avec un claquement sonore. Les pattes de la trégara tressaillirent encore nerveusement, puis se replièrent sur elles-mêmes.

 

Enfin, le calme revint dans la caverne. Plus personne ne bougea. On n’entendit plus que les respirations haletantes des trois combattants. Puis Rool regarda les deux autres Skavens Noirs l’un après l’autre, et éclata d’un fou rire avant d’enfoncer profondément son épée dans le corps inerte de la trégara. Briach rit à son tour, et piqua l’insecte de sa lance. Enfin, Chitik gronda et rugit de joie avant de flanquer une grande claque dans le dos de chacun de ses deux camarades.

 

Leur victoire était incontestable, leur allégresse légitime.

 

Ce ne fut pas au goût de Furghân. Il avait bien vu et analysé les techniques de ses trois larbins. Ils avaient tous bien progressé, et s’étaient enhardis. Leurs mouvements, leur résistance, leur vivacité s’étaient affermis, pas de doute. Le moment où l’un d’entre eux allait le défier publiquement pour le renverser n’était peut-être pas si lointain. Il résolut de ne pas leur laisser le temps d’y penser. Il se redressa et aboya :

 

-         On y va, bande de minables-minables !

 

Et pour appuyer ses paroles, il écrasa son poing sur le crâne de l’un des Guerriers des Clans. Les esclaves sursautèrent, reprirent leurs outils, et retournèrent en vitesse creuser dans la galerie d’où était sortie la trégara. Briach et Rool rejoignirent Furghân et restèrent derrière les sapeurs. Leur présence seule suffisait à les motiver. Chitik posa son marteau, et s’accroupit pour reprendre son souffle. Le carreau dans le poumon qui avait failli le tuer quelques mois plus tôt avait diminué son endurance. Il était toujours capable de se battre, mais ne pouvait plus se dépenser aussi longtemps. Il porta les mains à ses tempes qui bourdonnaient. Le sang qui battait dans ses tympans l’assourdissait.

 

Ce détail n’échappa pas à l’un des Guerriers des Clans. Comme tous les Skavens, il était jaloux et envieux, et surtout saisissait l’occasion de nuire à quelqu’un de plus haut placé que lui quand elle se présentait. Il tira lentement et silencieusement son coutelas de son fourreau, puis il avança sur la pointe des pieds. Il leva le bras, concentré sur l’espace entre les omoplates du Skaven Noir.

 

Une détonation éclata et se répercuta sur la voûte. Chitik se releva d’un bond, saisissant son maillet dans le mouvement. Le Skaven lui tomba sur les pieds. Une brûlure fumait à l’arrière de son crâne.

 

-         Toujours surveiller-surveiller ses arrières, mon frère ! ricana une voix.

 

Un bruit de pas sur la terre froide approcha, et bientôt la Vermine de Choc vit arriver un Skaven brun, au physique ordinaire, mais à l’assurance peu commune. Il était vêtu d’un tablier de cuir muni de nombreuses poches, portait une calotte de tissu sur la tête, et son front était ceint d’un bandeau sur lequel trois paires de lentilles de différentes tailles étaient fixées les unes derrière les autres par des cercles et tiges de cuivre. Il tenait d’une main ferme un long jezzail à malepierre encore fumant.

 

Chitik ouvrit de grands yeux surpris.

 

-         Diassyon !

-         Heureusement, heureusement que je t’ai suivi ! Il aurait pu te blesser !

-         Comment une crevure de Guerrier des Clans peut oser faire ça ?

 

Le Skaven brun eut un petit sourire navré en haussant les épaules.

 

-         Bah, tu les connais ! Des pauvres types jaloux-envieux !

 

Chitik était furieux. Sans l’aide de Diassyon, le Guerrier des Clans l’aurait blessé, peut-être plus. Sa fierté en avait pris un coup. Le Skaven brun perçut l’odeur d’énervement émise par ses glandes. Il préféra ne rien dire, et éviter le risque de jeter de l’huile sur le feu. Il était temps, d’ailleurs, car Furghân revenait à pas lourds vers les deux frères. Il fit un geste de la main et beugla :

 

-         Chitik ! Reviens ici-ici ! T’as assez paressé !

 

Le jeune Skaven Noir se releva complètement avec un soupir ennuyé. La Grande Dent s’approcha du Technomage. Il exhiba ses dents, et un filet de salive glissa de ses lèvres jusqu’au sol.

 

-         Et toi, le Skryre, t’as rien à faire ici ! Dégage !

-         Sûr ? demanda le Skaven brun avec insolence. C’est le Maître Technomage Mabrukk qui m’a envoyé ici. Il veut que je m’assure qu’on pourra creuser un tunnel pour le malerail-malerail.

-         Je me fous de Mabrukk ! Ici, c’est moi, le chef !

-         Et Mabrukk a suivi les ordres du Prophète Gris Vellux en personne ! répliqua Diassyon, sans se démonter. S’il apprend que vous m’avez empêché de faire mon travail, Grande Dent Furghân…

 

Furghân avait tendu la main pour saisir le Skaven brun par la peau du cou, mais il retint son geste. Chitik, de son côté, brandissait son marteau. Quand le chef Skaven Noir s’en aperçut, il explosa de rage.

 

-         T’allais vraiment cogner ton chef, Chitik ?

 

Chitik ne répondit pas. Mais son regard déterminé et sa posture stable ne laissaient place au doute. Rool et Briach s’étaient rapprochés aussi, attentifs au moindre geste. Furghân hésita encore quelques instants, puis il résolut d’abandonner. Il cracha par terre et montra la galerie du doigt.

 

-         Assez-assez de ça ! Continuons le boulot, pour la gloire du Rat Cornu, et de la colonie !

 

Pour la bonne mesure, il frappa du pied le dos d’un esclave-ouvrier qui tomba à genoux en glapissant. Le petit Skaven émit un fort musc de panique. Les sens de la Grande Dent s’en trouvèrent affolés. Le chef des Vermines de Choc attrapa son souffre-douleur par le cou et le rejeta en arrière. L’esclave couina et se tortilla dans la poussière. Furghân bondit sur lui, l’écrasa de tout son poids, et le roua de coups de poing, encore et encore. Le sang jaillit, les os craquèrent, puis les cris cessèrent, et finalement le malheureux ne bougea plus.

 

Les ouvriers restèrent pétrifiés devant ce spectacle, tous abasourdis, tremblant de terreur. Furghân cessa enfin ses assauts. Il considéra la bouillie qui avait été le crâne de l’homme-rat une minute plus tôt, puis se releva. Quand il vit que plus personne ne creusait, il tapa de sa queue le sol, juste une fois. Aussitôt, tous les Skavens reprirent leur besogne de plus belle, deux fois plus rapidement.

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