L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 8 : Nouveau départ

5838 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 01:27

Psody resta près de trois mois chez la vieille Katel. Il lui fallut une semaine pour se remettre pour de bon de la maladie, et sa blessure mit une dizaine de jours de plus à cicatriser complètement. Sa fourrure était suffisamment fournie pour la rendre invisible. Katel le soigna avec un dévouement admirable, et supporta sa mauvaise humeur sans jamais perdre son sang-froid. Seul son rétablissement semblait compter à ses yeux. Elle se montrait compréhensive, mais pouvait aussi paraître extrêmement ferme, quand elle jugeait puérile l’attitude de son protégé.

 

Elle voulait également le préparer à repartir suivre son chemin. Aussi, lorsque la fièvre fut tombée et qu’il put de nouveau se concentrer, elle se chargea de lui enseigner les bases des règles sociales des Humains. Il n’y fut pas réticent, au contraire, sa curiosité naturelle le poussa à tout écouter. C’est ainsi qu’il retint les bonnes manières les plus communes selon les mœurs des citoyens de l’Empire : ne plus considérer les autres comme des esclaves ou des ennemis potentiels, utiliser la politesse sans flatterie inutile, et ce quel que soit le rang de l’interlocuteur, parler avec distinction en évitant de renifler, se gratter ou se curer le nez, éviter certains sujets de conversation choquants, préférer la réflexion et la discussion à la violence, et avoir une meilleure considération du beau sexe.

 

Le Skaven Blanc eut beaucoup de mal à assimiler la notion de propreté, lui qui avait vécu toute sa vie sans jamais se soucier de son hygiène. Là encore, Katel déploya des trésors de patience pour l’habituer à rester propre en toute circonstance. Cela lui parut finalement bien plus agréable, et bientôt ce fut pour lui un vrai plaisir de prendre un bain tous les deux ou trois jours et de se faire beau. Entretenir sa fourrure et ses cornes devint un rituel quotidien.

 

Il dut aussi se concentrer longtemps pour apprendre à bien se comporter à table, et se contenter de trois repas consistants entre le lever et le coucher du soleil – généralement, les Skavens mangeaient bien plus souvent, dans leur coin, et à toute vitesse. Son estomac s’adapta progressivement à ce nouveau rythme, et il découvrit toute la dimension sociale liée à ces moments de partage, complètement inexistante chez les siens.

 

Katel apprit également à son petit protégé à parler, lire et écrire le reikspiel. Au bout d’un mois, elle n’eut plus besoin de recourir à la magie pour communiquer avec lui. La vieille femme dut se résoudre à le laisser encore répéter les mots importants de temps à autre.

 

En échange de ces enseignements, le Skaven Blanc dut travailler.

 

D’abord, quelques besognes d’intérieur peu fatigantes, puis quand il put rester dehors, il passa aux tâches utilitaires plus physiques ; aller chercher de l’eau à la rivière voisine, entretenir le potager, couper du bois. Le premier jour, il s’y était attelé de très mauvaise grâce, jugeant ces activités indignes de son rang d’élu, et Katel avait dû user d’arguments plutôt persuasifs pour le raisonner. Petit à petit, cependant, son désir de remercier Katel prit le pas sur sa fierté. Il se rendit compte progressivement de l’importance de ces travaux, notamment quand la vieille femme lui fit goûter une soupe délicieuse faite avec les légumes dont il avait pris soin. À la fin, il prit lui-même des initiatives pour aider l’ermite à faire des réparations, des aménagements, des remises à neuf par-ci par-là.

 

Une amitié était née. Le soir, avant d’aller dormir, ils passaient plusieurs heures à parler de leurs expériences par rapport à la magie autour d’une tisane. Un jour, un contingent d’une douzaine de bandits marqués par le Chaos avait voulu prendre d’assaut la cabane, et les deux occupants avaient passé un moment très drôle en repoussant leurs agresseurs à grands renforts de sortilèges, chacun commentant avec humour les performances de l’autre. Le spectacle des malheureux survivants détalant comme des lapins avait fait rire le Skaven Blanc comme jamais il n’avait fait de sa vie.

 

Une seule chose gênait les deux solitaires : Psody n’arrivait toujours pas à trouver le sommeil. La trahison de Klur, les questions et ces horribles cauchemars le hantaient toujours. Il n’en parlait pas, or Katel sentait bien qu’il rêvait de choses qui le terrifiaient. Elle respecta son silence, mais s’inquiétait en voyant certains matins ses yeux rougis par les larmes et la fatigue, et ses cris la tenaient parfois éveillée la nuit. Le jeune homme-rat en était davantage désolé.

 

Vint le soir où Katel dit finalement :

 

-         Vous pouvez être d’une compagnie très agréable, Psody. J’ai eu beaucoup de plaisir à faire votre connaissance.

-         Moi aussi, Dame Katel. Mais… vous parlez au passé ? Ai-je fait quelque chose… qui vous aurait déplu ?

-         Pas du tout, mon petit. Mais j’ai réfléchi, et je pense qu’à présent, vous n’avez plus rien à apprendre de moi. Vous êtes guéri, il est temps pour vous d’aller de l’avant.

 

Psody soupira.

 

-         Ah… Remarquez, vous avez sans doute raison, dit-il d’une voix chagrinée.

-         Oh, mon petit raton ! Vous n’alliez pas rester ici toute votre vie ! Vous avez tout votre avenir devant vous ! Et ce n’est pas ici que vous trouverez les réponses à vos questions ! Je ne suis qu’une vieille folle sénile et solitaire.

-         Non, Dame Katel. Vous êtes une bonne fée.

 

La vieille femme éclata de rire.

 

-         Eh bien ! J’aurais aimé avoir la grâce d’une Dryade ! Plus sérieusement, vous ne pouvez pas rester à crier et pleurer la nuit, et laisser vos visions vous tourmenter comme ça, encore et encore ! Ça m’attriste, or je ne suis pas une fée, et je ne peux rien faire de plus pour vous. Vous devez chercher et trouver les réponses ailleurs !

-         C’est vrai. Et puis, vous m’avez déjà beaucoup aidé.

-         Je n’ai quand même pas envie de vous mettre dehors sans but. Avez-vous au moins une idée de par où commencer votre nouveau parcours ?

-         Oui, j’y ai réfléchi. Je dois trouver-trouver Gotrek et Félix.

-         Alors que, dans vos visions, ils se moquent de vous et vous tuent ?

-         Ce n’est pas si simple. J’ai l’impression que ce n’est pas moi qu’ils veulent détruire. Et ce n’est pas moi qui suis en colère contre eux. C’est comme si je voyais à travers les yeux de quelqu’un d’autre. Le Nain ne voudra jamais me parler, mais je sens que Félix voudra bien m’écouter. Je veux le rencontrer. Au pire, s’ils me font du mal… au moins, j’aurai ma réponse-réponse.

 

Katel acquiesça lentement, et sa tête pencha légèrement sur le côté quand elle demanda :

 

-         Et comment vous comptez faire pour les trouver ?

-         Je vais retourner chez les Skavens.

-         Quoi ? Mais vous disiez qu’ils allaient vous étriper !

-         J’irai dans une colonie loin de Brissuc, près d’une grande ville des Humains. Là, je demanderai à leurs espions-espions d’interroger leurs contacts pour me dire où je pourrai rencontrer ces deux personnes. Je suis un Prophète Gris, ils seront obligés de m’obéir, je donnerai un faux nom pour plus de sûreté et je fuirai rapidement. Et puis après… le Rat Cornu seul le sait. Mais je ne retournerai pas chez eux. Je vous promets que je n’oublierai pas tout ce que vous m’avez appris.

-         Je ne vous le demande pas, vous savez. Vous devez agir selon votre volonté, et non la mienne, autrement, vous perdriez votre liberté, et je ne vaudrais pas mieux que Vellux. Bien, allons nous coucher, demain sera une longue journée.

 

*

 

Le lendemain matin, Katel aida le jeune homme-rat à faire son balluchon. Elle lui laissa un pourpoint de rechange, la chemise de nuit, une couverture, une gourde pleine d’eau douce, et quelques rations de nourriture séchée, ainsi qu’un petit sac contenant des biscuits.

 

Elle l’accompagna jusqu’à l’orée du marais. Le trajet dura une heure durant laquelle ils purent encore discuter. Enfin, la terre se solidifiait, se couvrait d’herbe, la plaine prenait ses droits sur la fange. L’heure des adieux était arrivée. Psody avait du mal à parler.

 

-         Eh bien… je ne sais pas si on se reverra ?

-         Oh, qui sait ? Mais l’Empire est grand, et ma cabane minuscule. Je vous ai appris des choses, mais vous avez encore beaucoup d’autres personnes à voir. Je suis certaine qu’il y en aura disposées à vous parler comme je l’ai fait, surtout si vous montrez que vous connaissez les usages des Humains. Mais choisissez bien, car les personnes ouvertes d’esprit sont excessivement rares.

-         Je crois que ce Félix Jaeger en fait partie. Enfin, je l’espère.

 

Le jeune homme-rat stoppa le pas, se tourna vers la vieille sorcière, et resserra la lanière de son paquetage.

 

-         Comment puis-je vous remercier ?

-         Vous l’avez déjà fait, jeune Psody.

-         Comment ça ?

-         D’abord, vous m’avez permis, bien malgré vous, je le reconnais, de vous materner un peu, et ça m’a rappelé de très bons souvenirs. Ensuite, vous avez partagé d’agréables moments de conversation de magicien à magicien avec moi, ce qui ne m’était pas arrivé depuis bien des années. Pour ne rien gâcher, la maison est maintenant bien plus belle qu’avant, grâce à vos efforts. Enfin, le fait que vous ne rejetiez pas tout ce que je vous ai dit.

-         Je reste un Skaven, un fils du Rat Cornu. Un de ses élus. Je dois lui faire honneur.

-         Bien sûr, et aucun fils ne devrait jamais décevoir son père. Mais rappelez-vous que votre dieu ne vous a jamais dit personnellement ce qu’il attendait de vous.

-         Il veut que mon peuple puisse vivre et prospérer à la surface.

-         Sans doute, mais est-ce que cela doit impliquer la destruction de tous les autres peuples ? Peut-être pas. Nous autres, Humains, vivons avec les Nains et les Elfes, et on fait ce qu’on peut pour qu’il y ait un équilibre. Ce n’est pas le grand bonheur, mais au moins, on communique, on fait du commerce, on se débrouille.

-         J’ai tout de même des visions d’Humains qui veulent ma mort ! Et puis, les choses-froides qui torturent ce Prophète Gris ! C’est comme si ma race était condamnée à être pourchassée par toutes les autres ! C’est ce que disent nos écrits.

-         Oubliez les fables que les Prophètes Gris vous ont enfoncé dans le crâne. Vellux vous a donné sa version de la soi-disant parole du Rat Cornu, or il a été comme vous un jeune apprenti ignorant, dont le maître a transmis ce qu’il voulait bien lui transmettre. Et contrairement à vous, il n’a pas eu la chance de pouvoir observer les choses sous un autre angle, et avoir le choix entre plusieurs interprétations. En tant qu’élu de votre dieu, il est normal que vous ayez pour souci le bien-être de votre peuple, mais considérez que ce que vous ressentez est plus important que ce que Vellux vous autorise à ressentir. C’est ce qui fait de vous qui vous êtes vraiment, Psody. Le « libre arbitre ». C’est une expression usée à force d’être utilisée, mais sa valeur n’en est en rien altérée. Et c’est un don unique, dont vous êtes peut-être le seul bénéficiaire de tous les Skavens. Découvrez complètement votre libre arbitre, assumez-le, et votre destin se mettra vraiment en marche.

 

Le Skaven Blanc eut une petite moue, et hocha lentement la tête.

 

-         N’imaginez pas un monde où les Skavens et les choses-hommes – je veux dire, les Humains – marcheront main dans la main, Dame Katel. Ça ne marchera jamais.

-         Rassurez-vous, je ne suis pas si naïve. Je n’attends rien de bon venant du peuple des Skavens tout entier. De toute façon, les Humains ont leur part de responsabilité dans ce conflit. Tant que la population sera aussi terrifiée par les sermons de ses dirigeants et incapable de réfléchir par elle-même, elle restera désespérément bornée. Mais je suis déjà très heureuse d’avoir pu donner mon avis à au moins l’un d’entre eux sans que celui-ci ne tente de m’arracher la tête à coups de dents. Et si j’entends parler d’un Skaven Blanc aux méthodes inhabituelles, qui tenterait de voir les choses d’une manière moins conventionnelle, plus… humaine, je saurai que c’est vous, ou mieux encore, un autre élu qui vous aurait suivi.

 

Psody rajusta encore son balluchon, soupira un petit coup, et sans trop comprendre comment, se retrouva à faire l’accolade à la vieille femme.

 

-         Merci pour tout, dit-il d’une voix nouée.

-         Pour le Rat Cornu, je ne peux pas me prononcer, mon petit raton, mais pour moi, le temps de votre séjour sous mon toit, vous avez été un fils adorable.

 

Le Skaven Blanc sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine. Jamais il n’avait cru possible d’entendre ce mot s’appliquer à lui. La vieille femme relâcha son étreinte délicate, et dit encore :

 

-         Tenez, j’ai un dernier cadeau pour vous.

 

La sorcière sortit de son grand sac une petite sacoche de cuir, et la tendit à Psody.

 

-         Promettez-moi que vous n’ouvrirez ce paquet qu’une fois dans un lieu moins salissant que ce marais.

-         Promis-promis.

-         Allez, maintenant il faut nous séparer. Et c’est à moi de vous remercier. Vous avez permis à une misérable recluse désabusée de sentir une dernière fois un brasier de vie dans son vieux cœur sec. Je n’espérais plus éprouver ça depuis longtemps. Et surtout, tant que vous n’avez pas rencontré ce Félix Jaeger, ne vous approchez pas des Humains ! Souvenez-vous qu’ils ne seront pas aussi accommodants que moi !

-         Je ne l’oublierai pas, Dame Katel.

-         Bonne chance, Psody l’élu du Rat Cornu.

-         Qu’il récompense votre générosité.

-         Il l’a déjà fait.

 

Psody essuya une larme qui lui chatouillait le coin de l’œil, sourit une dernière fois, pivota sur ses talons et s’éloigna sans se retourner.

 

 

Une autre heure plus tard, il était complètement sorti du marais. Quand il regarda par-dessus son épaule, il ne vit rien d’autre que quelques oiseaux volant entre les arbres, et le chemin de terre qu’il avait suivi. Il jugea qu’il était temps de découvrir ce que Katel lui avait préparé.

 

Il ouvrit la sacoche, farfouilla impatiemment dedans, sentit quelque chose de doux. Il posa le sac par terre, prit son contenu à deux mains, le sortit de son étui, et poussa une exclamation surprise en voyant qu’il tenait une robe. Une robe qui lui rappelait très vaguement les nippes qu’il avait reçues du Prophète Gris Vellux, mais la comparaison s’arrêtait vite. Les tissus étaient très fins, de couleur bleu nuit, avec des dessins cuivrés brodés dessus. Les bordures des manches et du col étaient renforcées avec des étoffes dorées. Dans le dos, il vit une broderie stylisée représentant une tête de Skaven Blanc avec de longues cornes droites, comme les siennes.

 

Débordant de joie, il courut dans la direction du marais, et cria :

 

-         Merci, merci, Dame Katel !

 

*

 

Psody suivit les chemins de terre caillouteuse tracés par les Humains pour rallier leur grande ville la plus proche. Il marchait toujours la nuit, limitant ainsi les risques de tomber sur des Humains. L’obscurité nocturne n’affectait pas ses sens affûtés. Quand les premières lueurs de l’aube éclaircissaient l’horizon derrière lui, il quittait la route, et s’enterrait en quelques minutes dans un terrier, où il pouvait dormir tranquille jusqu’à la nuit suivante.

 

Il veillait attentivement à toujours se déplacer en direction d’un lieu nommé « Marienburg ». C’était une immense cité se trouvant au bord de la mer. Psody n’avait jamais vu la mer. Il sentait bien que l’atmosphère changeait, au fur et à mesure qu’il en approchait. L’air se faisait plus salé, et il découvrit bientôt le parfum des embruns. Cela ne lui fut pas désagréable. Le terrain était dégagé, mais il y avait suffisamment de buissons pour qu’il puisse s’y cacher quand il sentait l’odeur typique des Humains. Il ne prenait donc que peu de risques de se faire surprendre. Généralement, les Humains voyageaient par groupes, et faisaient halte quand les premières étoiles apparaissaient. Psody épia ainsi une demi-douzaine de campements de voyageurs Humains, davantage curieux qu’inquiet. Il entendait les conversations, et se tenait ainsi au courant de ce qui se passait chez eux.

 

Une rumeur en particulier revenait constamment.

 

Les Humains étaient aussi superstitieux que les Skavens, et craignaient la colère de leurs dieux. Ils cherchaient également à obtenir leurs faveurs, et guettaient le moindre signe bénéfique. Katel, bien moins isolée qu’elle ne le faisait croire, s’appliquait à se tenir informée de la situation politique du pays. Elle avait expliqué au petit Skaven Blanc que leur principal dieu était Sigmar, l’Humain qui avait unifié une quinzaine de grandes tribus pour fonder l’actuel Empire, deux mille cinq cents ans plus tôt. Deux années auparavant, une guerre terrible entre les Humains et les Forces du Chaos – ainsi les Humains appelaient-ils les choses-bizarres – avait déchiré le monde de part en part. Après avoir semé la mort et la destruction sur leur passage, les démons avaient finalement été stoppés aux abords d’une très grande cité sur une montagne au nord de l’Empire. Le grand seigneur des Humains, Karl Franz, avait affronté et vaincu le général de l’armée du Chaos. Un autre héros s’était illustré, un guerrier nommé Valten.

 

Ce Valten avait été reconnu comme étant la réincarnation de Sigmar, lui avait expliqué Katel. Un champion à la hauteur des Verminarques Skavens, les favoris du Rat Cornu investis de son pouvoir direct. Malheureusement, peu après sa victoire sur le Chaos, quelqu’un avait profité de la convalescence du champion impérial pour l’assassiner. Psody avait répété à la sorcière ce que Klur avait dit le jour de son passage à l’âge adulte, comme quoi ce quelqu’un avait été le Maître Assassin Snikch du Clan Eshin.

 

Or, d’après ce que le petit homme-rat entendit à plusieurs reprises, on avait repéré dernièrement un jeune enfant Humain qui portait la marque du dieu Sigmar. Une grande « sainte croisade » se constituait autour de lui dans cette cité appelée Marienburg. Les uns y voyaient une sombre imposture, les autres l’espoir d’un avenir meilleur. Ce qui étonna le plus le jeune Skaven Blanc était d’apprendre à quel point ces désaccords pouvaient être ravageurs. Les disputes dégénéraient en batailles rangées entre fanatiques de chaque bord.

 

Ces dissensions affaiblissaient les communautés Humaines, et les ennemis de l’Empire en profitaient pour le saper sur tous les fronts. Des hordes d’Orques venaient du sud, et on avait repéré des Skavens sortir de leurs égouts et s’aventurer dans les rues des villes du royaume voisin, celui où se trouvait Skarogne.

 

En résumé, les Humains avaient toujours peur de tout et de tout le monde. Et la peur les poussait à devenir extrêmement violents, comme les Fils du Rat Cornu. Et tout comme chez ces mêmes Fils du Rat Cornu, les conflits internes éclataient partout où les Humains étaient suffisamment nombreux.

 

Aussi, Psody ne fut pas si surpris par ce qu’il vit quand il arriva aux abords du village de Glückswiese. En revanche, un autre conflit bien plus profond devait sérieusement le secouer, ce soir-là.

 

 

Pour se repérer, il grimpa au sommet d’une grande butte. Le vent salé soufflait de plus en plus distinctement dans sa direction. Il écarquilla les yeux, et distingua dans le lointain un spectacle qu’il admirait pour la première fois de sa vie. C’était une gigantesque étendue lisse qui s’étalait à perte de vue. Elle semblait à la fois immobile et mouvante. De petits panaches de mousse paraissaient à sa surface par intermittences. Un grondement sourd caressa délicatement ses tympans. Oui, ce bruit régulier était agréable, apaisant. En tendant le cou en avant, il remarqua de longues bandes claires le long de cette surface mouvante. Ses yeux roses se focalisèrent sur des petites taches sombres qui montaient et descendaient au gré des mouvements de cette surface. Des bateaux. Or, les bateaux ne pouvaient circuler que sur l’eau. Donc, pensa le petit homme-rat, cette grande plaine sombre n’était pas constituée de terre, mais d’eau.

 

Du sable léché par des vagues d’eau salée. Cela correspondait à la description de Katel. Oui, plus de doute. Psody sourit sans s’en rendre compte quand il comprit qu’il contemplait la mer. Curieuse réaction pour un Skaven qui n’aimait pas tellement l’eau.

 

Plus loin, il repéra d’étranges formes trop régulières et trop disparates pour être naturelles, sur lesquelles scintillaient des lumières, çà et là. Ça ne pouvait être que cette cité d’Humains, la grande Marienburg.

 

Il approchait du but, il le savait. Il allait pouvoir rencontrer les Skavens de Marienburg, et leur demander de l’aider à retrouver Gotrek et Félix.

 

Il dévala la colline, et reprit sa marche. Il y avait encore de la route à faire.

 

 

Quelques heures passèrent encore, et le jour n’était plus très lointain, quand il distingua derrière une colline des lueurs orangées. Ses yeux distinguèrent des panaches de fumée noire, tandis que ses oreilles perçurent des crépitements caractéristiques.

 

Un incendie…

 

Mais pas de cris paniqués, Humains ou autres. Au contraire, il n’y avait aucun son, ni d’homme, ni de Skaven, ni animal.

 

Avide d’avoir le fin mot de l’histoire, Psody pressa le pas. Il arriva bientôt face au village. Un panneau indiquait « Glückswiese ». Le petit Skaven Blanc sentit immédiatement l’odeur de la mort. La charogne, la terre brûlée, le sang… Son oreille se dressa au bourdonnement furieux des premières mouches. La désolation s’était abattue sur ces lieux. Plusieurs maisons étaient en flammes, d’autres n’étaient déjà plus que ruines calcinées.

 

Quelques pas de plus, et le petit homme-rat se retrouva au milieu des maisons, sur le chemin principal. Il frissonna encore. Les cadavres s’accumulaient partout. Des dizaines et des dizaines de morts, probablement tout le village, étaient éparpillés dans la terre boueuse. Des hommes, des femmes, des enfants. Certains étaient atrocement mutilés, et une souffrance inimaginable tordait leurs traits. Psody prit quelques instants pour inspecter quelques-uns des corps. Certains semblaient avoir été découpés à l’épée, d’autres broyés à coups de massue, et quelques-uns portaient des traces de brûlures sèches et rondes, principalement dans les organes vitaux comme la tête ou le cœur.

 

Hum… des traces de pistolets et d’arquebuses…

 

Il releva le nez, et renifla plusieurs fois. Il ne sentit pas la moindre trace de magie dans l’air, encore moins une vapeur de malepierre.

 

Que du physique, pas de Warp.

 

Il n’y avait que des cadavres d’Humains. Psody avait vu deux ou trois champs de bataille durant sa vie. Les Humains avaient l’habitude de ramasser leurs morts et les enterrer après les batailles. Les cadavres ennemis étaient généralement brûlés. Mais ce genre de ramassage n’intervenait que bien après la bataille, s’il restait des survivants. Dans le cas présent, le conflit était encore trop récent pour la pratique d’une telle opération. Le petit homme-rat comprit donc qu’il s’agissait d’un conflit entre Humains, et que tous ces gens appartenaient aux deux camps qui s’étaient battus.

 

Deux villages différents ? Deux factions dans ce village ? Peut-être qu’il y a eu plus de camps-camps ?

 

En vérité, c’était difficile à déterminer. Il ne connaissait pas encore assez les Humains pour distinguer clairement une bannière, un uniforme, ou tout autre signe de reconnaissance. Il n’arrivait pas non plus à voir les signes distinctifs qui pouvaient différencier différentes ethnies d’Humains, comme les nuances de couleurs de la fourrure des Skavens. Sa seule certitude était qu’il avait affaire à un conflit entre Humains.

 

Il se releva, et continua sa traversée à petits pas. Il vit alors un pistolet par terre. Ce n’était pas un des pistolets à malepierre du Clan Skryre, mais il était suffisant pour tuer. Il l’examina avec circonspection, et eut un sourire mauvais en constatant qu’il était chargé.

 

Un grand fracas retentit derrière lui. Il sursauta, pivota sur ses talons, son arme tendue à bout de ses deux bras tremblants. Rien ni personne, seulement un grand nuage de poussière autour de la chaumière qui venait de s’effondrer. Psody reprit son souffle, et se remit en marche.

 

Tout en progressant, il examina les alentours. C’était la première fois de sa vie qu’il pouvait marcher dans un village d’Humains sans être pressé par le temps, ni craindre pour sa sécurité immédiate – en tout cas, en apparence. Il s’appliqua à analyser le terrain, pour reconnaître les lieux.

 

Voyons, ce grand bâtiment au centre, c’est la maison de l’habitant le plus riche. Le « bourremaître »… non ! « Bourgmestre » ! Cette construction avec la cloche, c’est comme le Temple du Rat Cornu, un temple pour l’un de leurs dieux. Là-bas, c’est un enclos où ils mettent leurs bêtes à viande et lait. Comment Chitik appelait ça, déjà ? « Vaches ».

 

Toutes les vaches gisaient dans le champ, en pièces. L’odeur de viande en train de moisir mêlée au sang coagulé titilla ses narines, et éveilla au plus profond de ses tripes des sensations qu’il n’avait pas éprouvées depuis bien longtemps. Son pelage se hérissa, pendant que les muscles de son visage se tendaient l’un après l’autre. L’envie de tuer, l’envie de détruire, de faire couler le sang, cette rage intrinsèque au caractère des Skavens refaisait surface. Il sentit grandir cette démangeaison, lentement mais sûrement.

 

Une flopée de souvenirs défila dans son jeune esprit bouillonnant. Mais oui, c’était comme à Maraksberg. Quelle extase avait-il éprouvé devant le parterre de cadavres d’Humains à ses pieds ! Comme le Rat Cornu avait dû être fier de lui cette nuit-là !

 

Il fut interrompu dans ses pensées par un petit bruit régulier. Son oreille pivota dans la direction d’où venait le son. C’était le souffle rauque d’une respiration difficile, poussée par la malheureuse victime d’une vilaine blessure, craignant pour sa vie.

 

Il pivota sur ses talons, et vit. C’était un Humain. Plus un enfant, mais pas tout à fait un homme, il portait la tunique et les chausses des paysans locaux. Son visage était maculé de sueur et de suie, ses yeux exorbités par les heures traumatisantes qu’il venait de passer. Assis par terre, appuyé contre un pan de mur, il se tenait les côtes, alors que sa chemise était rouge de sang. C’est alors que leurs regards se croisèrent. L’Humain écarquilla davantage les yeux, et sa respiration se bloqua. Psody ressentit instantanément une peur mêlée de répulsion émaner du blessé, et ce parfum masqua rapidement celui du sang. Le petit Skaven Blanc leva prestement son pistolet vers lui, et approcha lentement.

 

Il sentit alors ses propres traits se crisper de colère au fur et à mesure qu’il approchait lentement du blessé. Une fois de plus, ses instincts, sous la forme de la volonté de son dieu, prirent la parole.

 

Les choses-hommes sont nos ennemies. Ma mission sacrée est de les exterminer !

 

L’Humain retint son souffle, n’osant pas parler, mais ses yeux crièrent distinctement « je vous en prie, épargnez moi ».

 

Tu oses demander la clémence d’un Skaven ! Un sale Skaven. Ton cauchemar.

 

Un membre de la race suprême. Un Fils du Rat Cornu. Et pas le premier venu, non.

 

Un élu. Un Prophète Gris appelé à diriger les siens vers la victoire.

 

Non… Pas seulement un simple élu. Moi, Psody !

Une fois de plus, les images se bousculèrent dans l’esprit du jeune homme-rat, qui se mit à trembler. Il revit le rictus méprisant de Klaus, ressentit la fourberie de Klur, il repensa aux sermons passionnés de Vellux, au plaisir de voir le sang chaud gicler et éclabousser son pelage blanc, à la fierté qu’il avait éprouvé le jour de sa nomination comme Prophète Gris…

Moi, Psody… un… un…

 

D’autres souvenirs plus récents titillèrent sa mémoire. Le mal-être qui l’avait saisi quand il avait mangé de la malepierre, les mauvais traitements infligés aux pondeuses, le visage inquiet de Chitik, toujours à ses côtés quand il se sentait malade… la chaleur du soleil sur son visage, le goût de la soupe de légumes, la fraîcheur de l’eau claire de la rivière sur son pelage. Enfin, il repensa à Katel.

 

Un fils adorable… ?

 

Katel, qui lui avait sauvé la vie, et l’avait traité comme jamais personne ne l’avait fait. La quiétude de son foyer. La bienveillance et la joie de vivre qui émanait d’elle. Son si beau cadeau. Il réalisa qu’il était sur le point de tourner le dos définitivement à tout ce qu’il avait appris auprès d’elle. Qu’aurait-elle dit en le voyant se conduire ainsi ? Cette pensée submergea son cœur. Le pistolet se faisait de plus en plus lourd entre ses doigts.

 

 

Le blessé passa de la peur de mourir à l’incompréhension quand il vit le Skaven changer peu à peu d’expression. Le faciès tordu par la rage se détendit, et bientôt il ne présenta plus qu’une profonde tristesse. La surprise du jeune homme fut totale quand il distingua une larme brillante glisser le long de son museau. L’homme-rat blanc baissa le bras, glissa son arme à sa ceinture, fit demi-tour et disparut en courant au coin de la rue.

 

 

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

Laisser un commentaire ?