L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 7 : Mises au point

6790 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 01:25

La vie reprit son chemin à Brissuc.

 

Chitik pleura longtemps son frère disparu, mais finit par se résigner – pouvait-il faire autrement qu’accepter de ne plus jamais revoir le petit Skaven Blanc ? La présence de Diassyon du Clan Skryre combla au moins partiellement le vide. Le jeune Skaven brun passait souvent du temps libre avec lui. Il lui parlait toujours amicalement, le faisait rire, s’assurait de sa bonne humeur. Chitik veillait constamment sur lui, et n’hésitait pas à prendre des risques pour le défendre physiquement en cas de besoin.

 

Diassyon, de son côté, se réjouissait de mieux connaître son aîné grand et costaud. Il ne lui montrait pas ses inventions, conscient que le Skaven Noir ne comprendrait pas leur fonctionnement, et n’écouterait pas ses explications. Mais il échangeait volontiers avec lui ses impressions sur tel ou tel sujet, ou riait de la maladresse de l’un ou l’autre des autres Guerriers des Clans avec lui.

 

Le Technomage fut étonné quand il remarqua un léger changement chez Moly. Le caractère du Pestilens oscillait toujours entre hébétude euphorique et amertume teintée d’irritation, mais même quand son esprit n’était pas enfoncé dans un brouillard artificiel, il se montrait moins désagréable, moins ronchon. Il venait plus souvent tenir compagnie aux deux frères, et prenait toujours garde à ne pas trop s’approcher d’eux quand il les rejoignait. Ceux-ci avaient bien compris qu’il prenait ses distances pour ne pas les infecter, et ne lui en tenaient donc pas rigueur. Au contraire, sans le lui dire, ils lui étaient reconnaissants de cette prévenance. Ils avaient respecté le souhait du Diacre Soum, et avaient tâché de se montrer plus tolérants envers leur cadet. Et bientôt, sa compagnie leur devint plaisante malgré son état.

 

Bref, les trois frères se rapprochaient peu à peu, jusqu’à devenir inséparables. Seul Klur du Clan Eshin restait encore à l’écart. Cela ne les contrariait pas. Le Skaven anthracite avait passé sa vie dans un Clan qui proscrivait toute vie sociale. Les assassins Eshin étaient des solitaires, et Klur était appelé à en devenir un. D’ailleurs, il partait de plus en plus souvent en mission de reconnaissance à l’extérieur, pour le compte du Maître Assassin Tweezil, et sa silhouette courbée et fuyante ne paraissait plus que par intervalles de plus en plus espacés. Chitik, Diassyon et Moly formaient un trio plus solide, et agissaient avec une efficacité inhabituelle quand ils étaient réunis.

 

Tant et si bien que les autres Skavens finirent par devenir intrigués, puis méfiants envers eux. Bientôt, plusieurs rumeurs circulèrent comme quoi les quatre Skavens étaient traités avec plus d’égards que les autres par les dirigeants de la colonie.

 

Klur était l’un des agents les plus efficaces du Clan Eshin, et son accession au titre d’Assassin n’était plus qu’une question de temps, par conséquent, il était normal que le Maître Assassin Tweezil veillât sur lui. D’ailleurs, personne n’avait eu le courage de le critiquer ouvertement en sa présence, ses talents pour donner la mort étaient désormais craints dans toute la colonie. Mais les trois autres suscitèrent bien des questions.

 

Chitik était reconnu comme étant le plus grand et le plus fort de toutes les Vermines de Choc. Même la Grande Dent Furghân commençait à le redouter. Ils n’avaient pas encore eu l’occasion de s’affronter, mais le chef Skaven Noir savait qu’il n’aurait pas forcément le dessus en cas de pugilat.

 

Les membres du Clan Pestilens avaient vu leur camarade Moly se comporter bizarrement – un Pestilens qui passait de plus en plus de temps avec des Skavens d’autres Clans, ce n’était pas normal. L’un d’eux, craignant pour la réputation du Clan, en avait fait part au Diacre Soum. Le vieux Skaven avait haussé les épaules sans mot dire, et bien évidemment cette réponse n’avait pas été jugée satisfaisante. On ne revit plus le Pestilens qui avait fait part de sa doléance au Diacre. Les jeunes Moines de la Peste n’en furent que plus soupçonneux envers Moly. Il devint évident que le Skaven crème était protégé par quelqu’un, très probablement le Diacre de la Peste lui-même. Mais pourquoi favoriser un Moine de la Peste qui n’avait pas l’air différent des autres ?

 

Enfin, Diassyon éveilla progressivement chez ses congénères du Clan Skryre de l’envie et de la jalousie. Son cerveau carburait avec une énergie débordante. Chaque fois qu’on lui confiait une invention, quelle que soit sa taille ou sa complexité, il s’empressait de la démonter complètement, et la remontait en améliorant sensiblement son rendement. Et les machines qui passaient entre ses pattes avaient tendance à tomber en panne moins souvent. D’autre part, il échappa à quelques « accidents » malencontreux qui auraient pu lui coûter la vie. Un mauvais dosage provoquant une explosion, une charge supportée au bout d’une chaîne fragilisée par la rouille lui tombant dessus… Pour les autres Skryre, le doute n’était plus possible, il était aussi protégé que ses trois frères.

 

 

Un jour, quatre apprentis ingénieurs du Clan décidèrent de s’expliquer avec le Skaven brun. Ils le trouvèrent en train de bricoler une grande construction, entièrement constituée de métaux divers, montée sur roues. Le premier à parler était un Skaven à la fourrure brune, avec une longue rayure noire et blanche qui lui descendait de la nuque jusqu’à la base de la queue.

 

-         T’as l’air bien occupé, Diassyon !

-         En effet, Tooshless, et je n’ai pas le temps de te parler.

-         Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Fishtol, le deuxième Skaven.

-         C’est pas tes oignons !

-         Moi je trouve que ça ressemble à un malerail, en plus petit ! articula le troisième Skaven d’une voix hébétée.

 

Diassyon suspendit son geste, soupira d’exaspération, et tourna la tête.

 

-         Qu’est-ce que vous me voulez, les apprentis ? Vous ne voyez pas que je suis en pleine phase créative ?

-         C’est bien un petit malerail ? insista Burouf, le troisième Skaven.

 

Et il s’avança vers l’appareil, main tendue. Diassyon lui barra la route en le menaçant de sa clef de serrage.

 

-         Pas touche ! D’ailleurs, tu n’as jamais vu de malerail !

-         Toi non plus, cracha le quatrième Skaven, un petit plutôt courtaud au pelage beige nommé Ziggler.

 

Diassyon s’impatienta.

 

-         J’en ai marre ! Si vous avez quelque chose à me dire, allez-y ! Maintenant-maintenant ! Ou bien fichez-moi la paix !

-         On veut te prévenir, Diassyon, murmura Ziggler. Nous aussi, on en a marre. T’es verni-verni, ces derniers temps.

-         Mon… mon frère était un élu-élu du Rat Cornu ! C’est lui qui m’aide !

-         Il est mort, Diassyon ! cracha Tooshless.

-         Hé, c’est quoi, un frère ? ânonna Burouf.

-         Même mort, je sais qu’il veille sur moi ! rétorqua Diassyon.

 

Le regard fiévreux de Diassyon se fit menaçant. Il siffla entre ses longues incisives :

 

-         Maintenant, cassez-vous !

-         On y va, répondit Fishtol. Mais tiens-toi à carreau, ou surveille tes arrières !

 

Le Skaven brun ricana avant de couiner :

 

-         Idiots-crétins ! Merci de me prévenir, gros malins ! Je m’attends à ce qu’il m’arrive un jour quelque chose, mais si je m’en sors, je vous démolirai tous les quatre, même si c’est pas votre faute !

 

Burouf déglutit, et hocha la tête. Diassyon retourna à son appareil. Les quatre apprentis se regardèrent les uns les autres. Tooshless voulut énerver le Technomage en faisant une allusion qu’il jugea blessante :

 

-         Oh, Diassyon ! Il paraît que le grand Skaven Noir t’a marqué ?

-         Et alors ? répondit le Skryre sans cesser de travailler sur sa machine.

-         T’es trop lâche pour te débrouiller sans protection, c’est ça ?

-         Chitik est mon frère, Tooshless. Il y avait déjà un lien entre nous, il a juste été renforcé. C’est quelque chose que tu ne pourras jamais comprendre.

-         C’est ça ! railla Ziggler. Dis plutôt que tu lui sers de joujou-joujou !

 

Cette fois, Diassyon s’arrêta, et posa son outil. L’apprenti courtaud continua :

 

-         Chitik est très grand et fort, et Vellux l’envoie souvent aux pouponnières pour qu’il puisse fabriquer d’autres Vermines de Choc. Mais les jours où il n’a pas le droit d’y aller et qu’il a envie de s’amuser ? Ha, je comprends ! Tu es sa petite reproductrice personnelle !

 

Le Technomage ne mit qu’une seconde à réfléchir à toutes les possibilités de réaction à une telle insulte et leurs conséquences, puis à sélectionner celle qui lui semblait la plus appropriée, et la plus efficace. Il se retourna en un froissement de cuir, tout en dégainant l’un des pistolets à malepierre dissimulés sous son tablier. Il tendit le bras droit en arrêtant net son mouvement quand il fut face au jeune Skryre. Le coup partit, et la balle frappa Ziggler en plein front, le projetant quelques yards en arrière.

 

Les trois autres jeunes regardèrent le Technomage, médusés. Diassyon sortit de la main gauche un deuxième pistolet. Ils s’enfuirent épouvantés aussi vite qu’ils purent en couinant.

 

Diassyon rangea ses armes, cracha sur le cadavre encore chaud, et murmura avec une moue de dégoût en guise d’oraison funèbre :

 

-         J’aime pas gâcher mes balles.

 

*

 

Le Prophète Gris Vellux était de mauvaise humeur. D’ordinaire, il n’était déjà pas d’une compagnie très agréable. Comme tout chef de colonie Skaven, il préservait jalousement son statut par la menace et la violence gratuite. Peu de choses pouvaient faire naître la joie dans son cœur noir et desséché. En revanche, les sources de mécontentement étaient légion pour lui. L’incompétence de ses subordonnés, le manque d’espace, la puanteur du Diacre de la Peste Soum, la mauvaise qualité de l’air, bien moins respirable que celui qu’il humait quand il avait le courage de sortir du terrier, les tremblements et démangeaisons nerveux quand il avait besoin de malepierre…

 

Pour la troisième fois, il relut le parchemin de peau de chose-homme tannée et craquelée qu’une chauve-souris lui avait apporté. Un message directement originaire de Skarogne, la lointaine capitale de l’Empire Souterrain des Skavens, où siégeait le Conseil des Treize.

 

Le Conseil des Treize était en réalité composé de douze Seigneurs de la Ruine, un pour chacun des quatre Clans majeurs Eshin, Skryre, Pestilens et Moulder, un avec une paire de cornes et la fourrure blanche titré l’Hérésiarque, tous les autres issus de Clans mineurs. Peu de Skavens pouvaient se vanter de les avoir vus en personne. Selon les rumeurs, ils siégeaient autour d’une grande table ronde pourvue de treize fauteuils, dont l’un était laissé vide – ces mêmes rumeurs affirmaient qu’au cours de certaines séances, la silhouette sombre d’un grand Skaven avec deux paires de cornes, le Rat Cornu en personne, apparaissait sur ce siège.

 

Les Seigneurs de la Ruine étaient les maîtres incontestés des Skavens, et aucun Fils du Rat Cornu normal n’était assez brave ou assez fou pour oser contester leur autorité. Il arrivait cependant régulièrement que l’un d’eux se fît défier par un chef de tribu audacieux au cours d’un duel à l’issue duquel le vainqueur dévorait le vaincu. Ainsi se faisait la passation de pouvoir.

 

Tous les chefs Skavens pensaient au moins une fois dans leur vie à un tel duel, et Vellux ne faisait pas exception. Toutefois, il était conscient que son heure n’était pas encore venue ; aussi choisissait-il de se plier aux ordres du Conseil des Treize chaque fois qu’il en recevait, même s’ils devaient lui coûter cher.

 

Tel était le cas aujourd’hui. Les directives des maîtres de l’Empire Souterrain étaient sans ambiguïté.

 

« Grande invasion prochaine contre cité des choses-hommes dans les Terres Marécageuses. Le Conseil des Treize ordonne au Prophète Gris Vellux de fournir la moitié de la malepierre de Brissuc, la moitié de ses Guerriers des Clans et le tiers de ses machines de guerre. Récupération des ressources dans une lune. »

 

Vellux serra les dents et siffla de colère.

 

-         La moitié de ma malepierre et de mes guerriers ! Le tiers de mes machines ! Pourquoi ne pas leur envoyer le reste et abandonner-abandonner Brissuc aux choses-hommes, pendant qu’on y est ? Quelle folie-folie !

 

Inconsciemment, il retint sa voix pour ne pas crier, comme s’il craignait de se faire entendre par l’un des Seigneurs de la Ruine. Il ouvrit rapidement le livre de comptes qu’il tenait régulièrement à jour. Il humecta son doigt d’une salive gluante et malodorante, et tourna les pages une à une.

 

Voyons voir… Hum, hum… Guerriers des Clans… ça devrait suffire. Malepierre… malepierre…

 

Il eut beaucoup de mal à se résoudre à consulter les registres comptant la malepierre. Tant de bonne matière qui allait sans doute être gâchée stupidement à cause de mauvais dosages…

 

Si au moins ils me laissaient accomplir les rituels-rituels moi-même ! Pourquoi ? Pourquoi je ne peux jamais me joindre à eux ?

 

Un Prophète Gris de son calibre pouvait très bien se rendre utile au front, et couvrir de gloire le peuple de l’Empire Souterrain. Le Diacre Soum, son chien le plus obéissant, était capable d’assurer le commandement en son nom, et faire tourner le terrier quelques jours sans lui. Plusieurs fois il avait demandé au Conseil des Treize à participer à de telles manœuvres. Jamais il n’avait reçu de réponse positive. Chaque refus le rendait plus hargneux que le précédent. Sa réputation de « rejeton de Thanquol » n’était-elle pas une bonne garantie ? Le célèbre Prophète Gris s’était bien attiré les bonnes grâces des Seigneurs de la Ruine après l’invasion de Nuln, dix cycles saisonniers plus tôt. Et pourtant…

 

Pourtant, ces vieux fossiles-fossiles ne font rien ! Ils sont bornés ! Ou peut-être qu’ils ont peur de moi ?

 

Après tout, Vellux était un Skaven Blanc, un élu du Rat Cornu, trait particulier que seul l’Hérésiarque partageait avec lui. La pitié condescendante dont les Seigneurs de la ruine faisaient preuve envers lui était sans doute un moyen de dissimuler leur peur de sa supériorité intellectuelle et mentale. Enfin, il lut la page. Il serra les poings de colère. Quand il arriva à la liste des machines de guerre, il constata avec un cri de frustration que la colonie allait se retrouver pratiquement sans défense une fois les machines envoyées à Skarogne. Il se mordit furieusement la queue, plusieurs fois. Quelques gouttes de sang perlèrent sur sa chair rose.

 

Il se leva et quitta son cabinet. Il était temps de rappeler au Clan Skryre qui était le maître. D’un pas pressé, il traversa les galeries. Les Skavens qu’il croisait s’écartaient vivement sur son passage, sentant le musc de colère émaner de ses glandes. Il n’était jamais bon d’irriter un Prophète Gris déjà énervé.

 

Le Skaven Blanc trébucha, se tordit la cheville, et glapit de douleur et de rage. Il s’appuya contre une paroi d’étain, et pesta :

 

-         Que le Rat Cornu ait pitié de moi, je suis entouré de bons à rien !

 

Il pressa le pas en boitillant, et parvint devant la lourde porte de bronze du quartier du Clan Skryre. Il tira sur la corde d’appel, et une cloche sonna. Comme il n’y eut pas de réaction immédiate, il cria :

 

-         Allez, ouvrez tout de suite ! Sinon, je vais me fâcher-fâcher !

 

Un fort cliquetis répondit à cette invective, et la porte pivota lentement dans un grand sifflement de machinerie à vapeur, révélant le secteur du Clan le plus déroutant des Fils du Rat Cornu.

 

Le Clan Skryre était le plus puissant des quatre Clans majeurs de la société Skaven. Même dans les terriers où il n’était pas majoritaire comme Brissuc, il laissait planer une impression de domination absolue sur tout ce que ses représentants touchaient. Comme pour tous les grands Clans, l’architecture du quartier était à l’image de ses habitants.

 

Le Skaven Blanc évolua dans une immense caverne, dans laquelle s’entassaient des baraquements faits de bric et de broc avec tous les matériaux tombés entre les pattes des Technomages. Certains étaient le fruit de pillages sur les petites communautés des choses-hommes. Les cabanes étaient faites avec de la boue séchée, des planches de bois, des plaques entières de métal, et bien qu’aucune ne fût droite, elles n’en étaient pas moins stables pour autant. Les créations du Clan Skryre étaient vraiment tordues, mais relativement fiables, tant qu’elles n’usaient pas d’énergie à base de malepierre.

 

Des centaines de câbles de cuivre traversaient la galerie dans tous les sens, reliant les bâtiments entre eux. Quelques-uns traînaient par terre, les autres s’étendaient sous la voûte comme un gigantesque filet. Le plus troublant était que ces filins étaient régulièrement parcourus de petites étincelles multicolores, qui émettaient des grésillements aigus sur leur passage. Des dizaines de globes de verre transparents étaient suspendus de manière complètement anarchique aux filins, et l’énergie les illuminait par intermittence quand elle les parcourrait. Vellux s’appliqua à poser ses pieds nus entre les câbles, et il releva la queue pour ne pas la laisser traîner par terre. Il savait que le contact avec l’un ou l’autre de ces fils à étincelles, s’il n’était pas forcément mortel, pouvait engendrer des sensations très désagréables.

 

Tout au fond de la caverne s’élevait le Grand Atelier où le Maître Technomage Mabrukk réfléchissait et concevait ses inventions tordues. Le Prophète Gris vit sur sa gauche un enclos à part vers lequel filait une silhouette courbée. Il reconnut le frère aîné de Psody.

 

Maboul, mais efficace. Je vais en profiter.

 

Il approcha de l’espace de travail, et trouva le jeune Technomage assis au sommet d’un curieux engin à roues. Le Skryre était en train de serrer deux pièces de fer entre elles à l’aide de son outil.

 

-         Diassyon ! aboya-t-il.

 

Le Skaven brun sursauta, et descendit d’un bond avant de se jeter sur le sol, aux pieds du Prophète Gris.

 

-         Je suis à vos ordres, ô toute puissante incarnation parfaite du Rat Cornu !

 

La peur vaporisée par les pores du Technomage chatouilla délicieusement le museau du Skaven Blanc, qui eut un sourire satisfait. Diassyon n’était peut-être pas aussi obéissant que Klur, mais il savait faire preuve de la déférence qui s’imposait. L’odeur plut à Vellux, il lui en fallut davantage, et donc affoler plus le jeune Skaven. Pour cela, rien de tel qu’une petite réprimande.

 

-         Diassyon, je commence à en avoir assez ! Marre-marre de devoir traverser tout le terrier d’un bout à l’autre ! Que fait le Clan Skryre ?

-         Euh… Le Maître Technomage fait tout ce qu’il peut, ô votre éminente éminence !

-         Celui-là ! Il m’a déjà promis un couineloin, mais je ne l’ai toujours pas, et pourtant j’en veux un !

 

Le « couineloin » était un dispositif révolutionnaire conçu par l’un des meilleurs Technomages de ces derniers cycles annuels. Pendant sa formation, dans la grande Cité de Sub-Nuln, le maître de Vellux lui avait montré le couineloin. Cette machine extraordinaire permettait à deux Skavens de pouvoir se parler à travers une fenêtre magique comme s’ils étaient face à face, alors qu’ils pouvaient se trouver à des milliers de lieues l’un de l’autre. Bien sûr, son fonctionnement nécessitait une source d’énergie abominable, et quelques minutes d’utilisation coûtaient la vie de trois ou quatre esclaves. Mais aucun sacrifice n’était trop grand pour la gloire du Rat Cornu. Vellux avait une envie folle d’avoir un tel appareil à Brissuc.

 

Il continua sa diatribe.

 

-         Et toi, ce… cette machine que tu construis ! Comment t’appelles ça ?

-         Le… le « roulepartout », mon maître à l’irréprochable intelligence.

-         Je veux que tu t’actives ! Ce « roulepartout » doit être opérationnel dans les prochaines lunes, Diassyon ! J’abîme mes pieds en foulant cette poussière ! Je veux-veux un char qui avance tout seul ! Plus de chaise à porteurs qui trébuchent, seulement moi aux commandes ! T’as intérêt à te remuer si tu ne veux pas finir dans une chaudière !

 

Le Skaven brun couina de panique, puis de douleur quand Vellux lui meurtrit le dos d’un coup de pied.

 

-         Allez, remue-toi, vermisseau !

-         Tout de suite, ô maître suprême-génial-merveilleux !

 

Diassyon bondit sur son roulepartout et reprit le travail en serrant trois fois plus vite. Le Skaven Blanc dissimula un petit rictus cruel, et obliqua vers le bâtiment principal.

 

Le Grand Atelier était un concentré de folie constructrice. Les machines s’amoncelaient sous le toit de la construction. D’un côté, les Skryre avaient entassé les quelques armes lourdes à malepierre : mortiers, canons, lances-feu géants sur roues – les armes individuelles comme les jezzails, pistolets à malepierre et globes à gaz étaient plus soigneusement rangés dans un abri renforcé quelques yards plus loin. De l’autre, il y avait une vingtaine d’établis sur lesquels s’entassaient des centaines de composants, de pièces détachées en plus ou moins bon état.

 

Le Maître Technomage Mabrukk s’affairait au milieu d’une vingtaine de Skavens. Il était facilement reconnaissable. De taille légèrement inférieure à la moyenne, avec une fourrure de couleur sable, il se distinguait des autres par son gabarit. En effet, habitué à jouer du marteau sur l’enclume et à porter de lourdes charges, il avait des épaules particulièrement larges, et de grosses mains aux doigts noueux. Il portait une jaquette composée de multiples poches et lanières utilitaires, lui permettant d’avoir toujours sur lui une impressionnante collection d’outils. Le plus remarquable restait son « groneuil » qui recouvrait la moitié de son faciès, une énorme lentille vissée directement sur son crâne devant son œil gauche, qui lui permettait de voir les plus petits détails quand il effectuait un bricolage demandant de la précision.

 

Mabrukk se pencha sur l’un des établis, prit délicatement entre deux doigts un petit objet de métal, et le contempla sous tous les angles. Vellux voyait l’œil vert du Skaven en très gros à travers le monocle géant. L’autre était trop concentré pour s’être rendu compte de l’arrivée du Prophète Gris. Son œil s’écarquilla, furibond.

 

-         Dikhâl ! C’est ça que t’appelles « un conducteur conforme-conforme » ?!

 

Il pivota sur ses talons et lança rageusement la pièce mécanique sur un de ses apprentis qui glapit de douleur. Vellux s’impatienta, et toussa bruyamment pour attirer l’attention du chef Skryre. Le Maître Technomage sursauta, et sa figure s’allongea de crainte. Il s’agenouilla prestement et baissa la tête.

 

-         Un millier de plates excuses, ô éternelle lumière de la colonie ! Votre très humble esclave ne vous a pas entendu arriver.

-         J’ai vu ! Alors, Maître Technomage Mabrukk, des problèmes avec vos servants ?

-         Rien que je ne puisse résoudre, ô suprême maître-étalon du terrier !

-         Ça vaudrait mieux !

 

Le Prophète Gris marcha autour du Skryre, lentement, sans mot dire. Le Maître Technomage déglutit, et une fois de plus, le musc de la peur caressa très agréablement les narines du Skaven Blanc. Son ardeur redoubla.

 

-         Les Seigneurs de la Ruine réclament-réclament des machines de guerre et des armes, Maître Technomage. Il va falloir que vous me fabriquiez le double de ce que votre clapier contient, et d’ici une lune !

 

Le Skaven sable eut un long frisson. Il répéta en bredouillant :

 

-         Une… lune ?

-         Oui, une lune ! Pas une nuit de plus !

-         Mais… ça va épuiser mes Techno…

-         Pas mon problème ! coupa Vellux. Mon problème est de livrer toute cette cargaison aux envoyés du Conseil des Treize quand ils viendront dans une lune ! Et je ne veux pas que notre colonie se retrouve sans défense après leur passage ! Alors vous allez bouger vos fesses, botter celles de vos larbins, et me fabriquer de nouvelles machines, au galop !

 

Il appuya cette déclaration d’une claque sur l’oreille de Mabrukk. Celui-ci sursauta, et courut à travers tout le laboratoire en appelant à grands cris tous ses sous-fifres. Le Prophète Gris soupira de mépris, et quitta l’atelier. Il fit quelques pas dehors, revoyant Diassyon du coin de l’œil, et reprit son chemin vers son laboratoire. Quand il fut sur le point de franchir la lourde porte à vapeur, il s’arrêta en entendant le bruit sourd d’une grosse explosion. Probablement l’une des chaudières trop alimentées… Il se passa la main sur la figure.

 

Tous des incapables-incapables !

 

*

 

-         Touille lentement, prends bien ton temps.

 

Moly du Clan Pestilens était penché au-dessus d’une grande marmite de fer noirci, et remuait avec une longue cuiller de bois une mixture bleuâtre au fumet particulièrement répugnant. Près de lui, le Diacre de la Peste Soum surveillait l’opération de son unique œil, bras croisés. Il posa une de ses deux mains en décomposition sur l’épaule de son apprenti, et susurra à son oreille :

 

-         Ajoute donc quelque chose de toi-toi.

 

Le jeune Moine de la Peste eut un petit frisson en sentant le contact glacé des doigts de son maître à travers le lourd tissu de sa robe. Il hésita, puis eut une inspiration. Il ouvrit grand la bouche, glissa deux doigts jusqu’au fond de sa mâchoire, et saisit l’une de ses molaires. Il tira, son visage se plissa de douleur, puis avec un petit claquement sec, la dent quitta sa gencive. Sans hésiter, il la jeta dans la potion.

 

-         Bien, très bien, gloussa Soum. D’autres se contentent de leur sang ou de quelques poils. Ça, c’est du solide-solide !

 

Le jeune Moine de la Peste remua encore une minute. Des bulles crevèrent la surface du liquide en émettant des étincelles. Quelques volutes de fumée pourpre s’élevèrent. Moly en respira une pleine bouffée, et sentit tous les poils de sa fourrure se hérisser. Il tourna la tête vers le Diacre, qui éclata de rire en voyant sa grimace.

 

-         Parfait ! C’est prêt-prêt !

 

Soum traîna le pas jusqu’au mur, et décrocha une louche. Il récolta une bonne lampée de la mixture, et approcha d’une chose-homme attachée à un chevalet de torture. Le prisonnier glapit et cracha sur le Diacre. Celui-ci ricana.

 

-         Viens m’aider, mon petit. Ouvre-lui le bec !

 

Le jeune Moine de la Peste trottina vers la chose-homme, et lui saisit le crâne. D’une main, il lui pinça le nez et tourna, de l’autre il lui agrippa le menton et lui enfonça les griffes dans les joues. Rapidement, la chose-homme cria. Le Diacre versa d’un mouvement net le contenu de la louche dans le gosier du prisonnier. Celui-ci toussa, Moly rabattit violemment ses mains sur sa bouche pour la maintenir fermée. Au bout de quelques secondes, le faciès de la chose-homme changea de couleur, pour devenir tout rouge. Elle cessa de s’agiter, et ne bougea plus.

 

-         Attends un instant…

 

La chose-homme écarquilla les yeux, et se mit à hurler, hurler, tout en s’agitant de plus en plus frénétiquement. Elle tira sur ses chaînes. À la troisième tentative, le chevalet se brisa, et elle put libérer sa main gauche. Moly sursauta, et sortit son couteau de sa robe. Le Diacre leva la main.

 

-         Non, attends.

 

La chose-homme agrippa de sa main libre la chaîne qui retenait sa main droite, et l’arracha en un mouvement. Elle se redressa, et se plia en deux pour désentraver ses chevilles. Moly sentit la peur galoper dans son système nerveux, et jaillir de ses glandes. Il jeta un regard paniqué vers Soum. Ce dernier ne bougeait pas, se contentait de regarder attentivement la chose-homme.

 

-         Maître, on ne peut pas…

-         Du calme, Moly.

-         Mais il va se libérer-libérer !

 

Et vu l’état de rage destructrice dans lequel il se trouvait, le prisonnier n’aurait sans doute aucun mal à les mettre en pièces tous les deux. Moly pouvait se battre, mais il devait se mettre en condition pour ça, à l’aide d’une drogue qu’il devait ingérer quelques minutes avant le combat. Déjà, le bois autour du fer retenant son pied gauche se fendait dans un craquement d’échardes.

 

-         Maître, il va nous tuer-tuer ! s’écria le jeune Moine.

-         Achève-le ! ordonna sèchement le Diacre.

 

Le vieux Skaven n’eut pas besoin de le répéter. Le Skaven crème se jeta sur le prisonnier et lui enfonça son couteau dans la poitrine. La chose-homme grogna de douleur, mais ne cessa pas pour autant de remuer. Moly sentit son affolement monter à son paroxysme. Avec des crissements suraigus, il lacéra à une douzaine de reprises la poitrine du prisonnier. La chose-homme émit un grondement rauque, et s’écroula sur le chevalet. L’odeur du sang ruisselant sur sa poitrine assaillit le museau du jeune Skaven, et enflamma son système nerveux. Il bondit sur le prisonnier, lui arracha la gorge à grands coups de ses incisives cariées. Il déchira les chairs, suça goulûment le sang, et avala sans compter.

 

Quand il fut repu, il se calma, et s’aperçut qu’il était à califourchon sur le cadavre encore chaud de la chose-homme, complètement barbouillé de sang des pieds à la tête. Le Diacre de la Peste eut un petit rire.

 

-         Eh bien ! Ça, c’était une belle concoction !

 

Tout honteux, Moly descendit, baissa la tête et ferma les yeux. Il espérait tant pouvoir rester maître de ses pulsions violentes ! Le Diacre Soum ne parut cependant pas offusqué. Il dit simplement :

 

-         Agenouille-toi, et prie le Rat Cornu. Remercie-remercie-le pour t’avoir donné autant d’inspiration.

 

Le jeune Skaven crème obéit prestement. Il s’aplatit sur le sol, son front toucha le pavé du sol. Il balbutia silencieusement une prière confuse. Un petit vent frais passa sur ses membres inférieurs.

 

-         Tu seras un excellent Prêtre de la Peste, Moly…

 

Le jeune Skaven crème continua sa prière, lorsqu’il s’interrompit en sentant quelque chose lui caresser le postérieur. Il releva la tête, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et eut le souffle coupé. Il se rendit compte que, dans la précipitation, en s’agenouillant, sa robe s’était retroussée sur ses reins, et que le Diacre avait la main posée sur sa croupe ! Il sursauta et s’éloigna en toute hâte en tirant fermement le tissu rêche de son vêtement vers le bas. Soum recula avec un petit rire gêné.

 

-         Oh… mes vieilles pattes sont baladeuses.

 

Moly était peut-être jeune, mais n’était pas non plus né de la dernière pluie. Les Pestilens étaient formellement interdits dans les pouponnières de Brissuc, afin d’éviter toute contamination des femelles. Ils ne pouvaient donc connaître le plaisir de l’expérience de la reproduction. Généralement, leurs hormones étaient domptées par les drogues qu’ils consommaient à longueur de journée. Mais peut-être qu’avec l’âge, le cerveau finissait par se détraquer, donnant des pensées saugrenues ?

 

Il veut que je fasse la pondeuse-pondeuse !

 

La colère surpassa la peur. Il glapit :

 

-         Je vous obéis-obéis pour la gloire du Rat Cornu, mais je ne ferai rien d’autre !

 

L’œil du Diacre cligna plusieurs fois à travers sa capuche, puis il bredouilla :

 

-         Oh, bien sûr ! Je comprends. Sache que tu m’es précieux-précieux. Je peux être ton plus proche ami, n’oublie jamais ça.

 

Le vieux Skaven jeta un dernier regard vers le corps de l’esclave.

 

-         Bon, ça suffira pour aujourd’hui. Va faire tes ablutions, médite un peu, et dors. Les prochains jours seront pénibles-pénibles.

 

Moly recula vers la porte du laboratoire, sans oser tourner le dos au Diacre. Celui-ci ricana encore. Le jeune Skaven se cogna l’épaule en tentant de quitter la pièce, puis se retira précipitamment.

 

 

Moly courut, courut, jusqu’à un grand cylindre de cuivre de soixante pieds de diamètre. Il passa par la trappe latérale, et se retrouva à l’intérieur d’une petite antichambre. Il s’assit sur un banc, et se prit la tête à deux mains.

 

Que faire, que faire ? Si je parle à Vellux, il me battra, et Soum me tuera ! Si je ne dis rien, Soum va vouloir me saillir !

 

Le malheureux Skaven passa quelques longues minutes à réfléchir. Il n’avait pas du tout envie de servir de jouet au Diacre. Mais la mort n’était-elle pas un sort pire encore ? C’est alors qu’il eut une inspiration.

 

J’ai deux frères ! Peut-être qu’ils pourront faire quelque chose !

 

Diassyon était plutôt futé. Surtout, il semblait disposé à lui faire plaisir. Peut-être aurait-il une idée ? Bien sûr, il ne fallait pas en parler au Prophète Gris, ou à tout autre Skaven étant figure d’autorité, mais il y avait sans doute une autre solution ? Le Skryre pouvait inventer quelque chose pour l’aider à se défendre contre le Diacre s’il devenait trop entreprenant ? Ou bien alors, provoquer un accident mortel ? Oui ! C’était un moyen.

 

S’il essaie encore de mettre la patte sur moi, je demande à Diassyon de faire quelque chose !

 

Rassuré, il décida de suivre le conseil du Diacre, et de méditer un peu dans le Bassin de communion. Il laissa tomber sa robe à terre, et commença à retirer lentement les bandelettes qui enserraient ses membres.

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