L'Enfant Terrible du Rat Cornu
Une tour, dans une région montagneuse. Une forteresse. Et des Skavens, des dizaines, des centaines de Skavens. Des Skavens attaquant des choses-hommes sur les remparts de pierre.
Noir.
Des cris, des glapissements, des chocs d’acier contre acier, des râles d’agonie.
Noir.
Le ciel empli de nuages curieusement colorés, se mêlant et se démêlant. Un très étrange appareil, ressemblant à un bateau dont les voiles auraient été remplacées par une gigantesque vessie cylindrique, gonflée d’air. Et juste au premier plan, la main fine aux doigts crochus d’un Skaven, avec un duvet de fourrure blanche sur le dos.
- Tu es à moi-moi ! crie une voix. De la main tendue sort lentement une gigantesque main d’énergie verte, main qui agrippe le vaisseau volant, et le tire lentement vers le sol.
Un éclair doré fuse droit vers la main, et le monde se renverse, plusieurs fois. Les mains blanches prennent appui sur la terre, péniblement. Puis un long cri de rage frustrée.
Deux visages. Une chose-homme à fourrure blonde, avec une cape rouge, et une chose-naine avec deux énormes bras couverts de tatouages, une barbe orange, une longue crête de la même couleur, et une grosse hache avec des runes gravées sur la lame. Deux visages qui n’étaient pas inconnus, et qui déclenchaient une terrible colère.
- Je vous re-trou-ve-rai ! Crevez-crevez !
Noir
Le Skaven Blanc aux tempes cornues est enchaîné à un mur de pierre, bras en croix. Son corps complètement nu est couvert d’ecchymoses et de blessures d’où coule du sang. Il semble avoir perdu ses dernières forces. Avec un sursaut, il redresse la tête vers le ciel.
- C’était destiné à marcher, vous le saviez ! Mais vous, qui prétendez être supérieurement intelligents, vous avez tout réduit à néant avec votre obscurantisme ! Sois maudit, Kroak ! Soyez tous maudits !
Il se laisse pendre au bout de ses chaînes, et des larmes amères lui viennent aux yeux. Il reste ainsi quelques instants immobile et silencieux, puis relève lentement la tête. Son regard se fait étonné.
- Hé, toi ! Qui es-tu ?
Une lueur d’espoir s’allume dans les pupilles du Skaven Blanc.
- Tu peux m’aider ! Tu dois m’aider ! Mais d’abord, reviens à la vie ! Maintenant !
Psody toussa, toussa encore, et inspira bruyamment. Son visage n’était plus qu’un masque de plomb brûlant, jusqu’au bout de son museau. Sa gorge était plus chaude et sèche que le cratère d’un volcan. Le sang tambourinait dans ses oreilles, ce qui ne l’empêchait pas d’entendre vaguement une étrange voix chantonner un air lent et amusé. Il n’osa pas ouvrir les yeux. C’est alors qu’il entendit cette voix lui dire d’un ton autoritaire :
- Ne faites pas semblant de dormir. Je sens que votre esprit est plus alerte.
Le Prophète Gris se résigna à lever les paupières. Il distingua une forme remuante à sa gauche. Il redressa la tête, et vit une chose-homme. Une énorme femelle portant une robe rouge qui serrait ses formes très généreuses, assise sur un tabouret. Elle avait une impressionnante tignasse grise qui se soulevait dans tous les sens, laissant apparaître un front large qui surmontait deux petits yeux étincelants profondément enfoncés dans leurs orbites. La peau de l’Humaine était fripée comme un vieux pruneau.
- Vous… parlez ma langue, articula péniblement le jeune homme-rat.
- Effectivement, jeune homme.
- Qui vous a appris ?
- Personne, mais la magie permet parfois des choses étonnantes, telles que comprendre le langage de quelqu’un dont on connaît les origines. Les vôtres ne laissent pas place au doute.
Psody comprit qu’il était dans un lit. Il sentit un goût amer dans sa bouche, et sa langue était pâteuse. Il se redressa, laissant glisser la couverture jusqu’à ses reins, et se rendit compte qu’il n’avait pas le moindre vêtement sur lui. La vieille femelle eut un sourire un peu moqueur, ce qui l’inquiéta.
- Qu’est-ce que vous m’avez fait ?
- Je vous ai fait boire une décoction, il y a quelques heures.
- Quoi ?!
- Oh, rassurez-vous, rien de mal ! Vous pourriez même me remercier, car sans ça, vous seriez mort, sans doute. La maladie recule grâce à mes soins. Ce sera long et pénible, mais si vous y mettez du vôtre, vous devriez pouvoir vous en sortir, pour cette fois. Pauvre, pauvre petit raton, perdu dans ce bourbier, sans défense.
- Je n’étais pas… sans défense.
- Vous croyez ? dit la grosse femme en éclatant de rire. Une blessure infectée dans votre dos, plus la fièvre qui dévorait votre cervelle, et vous aurait changé en omelette, à moins qu’une créature du marais n’en eût profité pour vous croquer… les options ne manquaient pas ! Mais le destin en aura décidé autrement, il semblerait. Vous êtes passé dans mon domaine. Il est très grand, et heureusement que je n’étais pas loin, sans quoi vous auriez rejoint votre dieu !
Le Skaven Blanc sentit quelque chose de gluant dans son dos. Il tâta fébrilement en tordant le cou pour voir ce que c’était, et vit une sorte d’emplâtre. Il n’en revint pas. Cette vielle chose-homme sénile… l’avait soigné ? Elle aurait dû, en toute logique, le laisser crever la gueule ouverte dans le marécage.
C’est ce que j’aurais fait, moi. Mais… pourquoi ?
- Pourquoi ? demanda-t-il à voix haute.
- Disons que ça fait très longtemps que je n’ai reçu la visite de personne. Alors, à défaut de quelqu’un comme moi… pourquoi pas vous ?
- Vous n’êtes pas comme les autres choses-hommes. Vous n’avez pas peur-peur de moi.
- Et pourquoi aurais-je « peur-peur » de vous ? Ce marais est mon domaine, il m’a protégée des indésirables à de nombreuses reprises. Et je connais assez les arts de la magie pour me défendre contre n’importe quel intrus qui arriverait jusqu’ici.
- Il y avait… des maraudeurs.
- Peuh ! Ces imbéciles ont trop peur de moi pour s’aventurer dans le bourbier ! Quant à vous, vous ne représentez aucun danger. Vous êtes nu et faible comme un nouveau-né. Vous ne m’inspirez aucune crainte, plutôt de la pitié.
Psody avait tellement mal au crâne qu’il avait du mal à réfléchir, mais cette dernière phrase n’échappa pas à son intellect. Lui, pitoyable ? Voilà qui était insultant. La femelle se leva, se rapprocha du lit en tirant le tabouret, puis se rassit à côté du Skaven. Elle posa doucement sa main fripée sur son front brûlant. Il se laissa retomber en arrière.
- Qu’est-ce que vous faites ?
- Je fais quelque chose qu’on n’a jamais dû vous faire, Skaven. Je vérifie la température de votre corps.
- J’ai… j’ai chaud.
- Oui, vous êtes même brûlant, mais sans doute moins que ce matin. Je veux voir comment évolue la maladie, alors si vous voulez guérir, ne faites pas la mauvaise tête de mule et laissez-moi vous examiner.
Elle baissa la main, la posant derechef sur la tête du Skaven Blanc, qui se laissa faire. Il frissonna en sentant la froideur de la paume ridée. La sorcière fit lentement glisser ses doigts sur ses cornes.
- Jolies choses. Elles représentent une bénédiction, n’est-ce pas ?
- Oui. Je suis un élu-élu.
- Et je suppose que cet « élu-élu » a un nom ?
Psody ne répondit pas.
- Oh, voyons, je vous ai tiré du marais, je vous ai transporté jusqu’ici, je suis aux petits soins pour vous depuis hier matin. Vous pourriez avoir l’obligeance de me dire comment je peux vous appeler, non ?
- C’est vrai-vrai. Je suis Psody.
- Et moi, je m’appelle Katel. Et d’après ce que je sais des vôtres, ces cornes indiquent que vous partagez avec moi les connaissances des arcanes magiques. J’imagine que c’est pour ça que vous avez tenu bon ; vu votre constitution maigrichonne, vous pouvez remercier votre dieu, car il doit veiller sur vous avec une attention toute particulière. Ou bien vous avez fait preuve d’une volonté peu commune, peu d’autres se seraient ainsi accroché à la vie ! Une telle blessure, dans un lieu aussi insalubre que ce marécage, c’est étonnant qu’elle ne se soit pas infectée davantage. Remarquez, ce n’est pas si étonnant, si l’on considère que vous avez le corps rempli de malepierre.
- Malepierre… La malepierre ! Il m’en faut ! s’écria Psody, pris soudainement de panique. Sinon, je vais mourir !
- Calmez-vous ! ordonna la vieille Katel en lui écrasant fermement les épaules contre le matelas. Vous seriez déjà mort, si votre organisme était trop lié à cette matière. Vous deviez en respirer régulièrement des poussières dans votre terrier, mais on dirait que vous avez eu la chance de ne pas en devenir dépendant. Bientôt, vous n’en aurez plus besoin du tout.
La vieille femme se leva, et récupéra un grand bol de terre posé sur une petite table près du lit. Psody en profita pour se redresser, et examiner un peu mieux l’endroit où ils se trouvaient. C’était une chambre, avec une commode en face du lit, et une coiffeuse sur la droite, sous une fenêtre qui donnait vers l’extérieur. La vieille chose-homme se rassit près du lit, et tendit vers le petit homme-rat une cuiller pleine d’une soupe fumante.
- Allez, ça vous aidera à reprendre des forces.
Le jeune Skaven Blanc, habitué à un régime constitué essentiellement de viande, hésita, mais comme il se sentit trop faible pour mâcher, il se résigna à ouvrir la bouche. Le liquide chaud avait un goût incroyable, qui lui fit immédiatement du bien. Il rouvrit grand la bouche, prêt à recevoir la suite. L’ermite sourit, et demanda tout en lui donnant à manger :
- Savez-vous comment les gens comme moi considèrent généralement les gens comme vous ?
L’homme-rat répondit rapidement entre deux cuillerées :
- Nous sommes un fléau qui vous empêche de dormir la nuit. Nous sommes la race élue, devant qui toutes les espèces inférieures s’effondreront. Nous sommes les Fils du Rat Cornu, et nous faisons tout pour que le monde soit modelé comme nous le voulons, pour régner dessus sans partage. Nous sommes vos futurs maîtres.
- Faux. Du point de vue de la plupart de mes semblables, vous n’êtes que de la vermine. Des bêtes qui n’ont aucun sentiment, qui sont condamnées à ramper dans les ordures et à s’entredévorer. Si vous n’étiez pas aussi nombreux, vous ne représenteriez définitivement aucun danger pour nous. Et d’ailleurs, si vous étiez si supérieurs, il y a longtemps que le monde serait à vos pieds, ce qui n’est pas le cas.
- Mais si vous me détestez tant, pourquoi m’avoir sauvé ?
- Je vous l’ai dit : cela me fait plaisir d’avoir un peu de compagnie. Je n’ai rien contre vous en particulier, vous ne m’avez pas personnellement fait du tort. Et ce qui ne gâte rien, c’est que, pour un homme-rat, vous n’êtes pas vilain à regarder.
Psody mit quelques secondes pour comprendre où la vieille voulait en venir, et cette idée lui sembla très saugrenue, mais il se contenta de hausser ses frêles épaules.
- Je ne peux pas rester ici. J’ai une destinée à accomplir.
- Vous n’êtes pas en état d’accomplir quoi que ce soit. Il faut vous soigner, ou bien la seule destinée qui vous attend sera de manger les pissenlits par la racine.
- Je n’ai pas besoin de votre aide ! cracha le Skaven Blanc.
- Ne soyez pas borné, rétorqua durement la femme. Vous êtes gravement malade, vous avez besoin de médicaments, et vous le savez !
- La magie du Warp me protège, et me rend fort !
- Si vous aviez réfléchi une seconde, vous auriez remarqué que vous n’êtes même plus capable d’allumer une chandelle ! La fièvre perturbe gravement la concentration chez n’importe quel sorcier.
Psody siffla de colère. Il leva la main et marmonna quelques syllabes absconses dans la langue de la magie Skaven. L’énorme femme ne semblait nullement intimidée. Enfin, l’homme-rat tendit les doigts vers elle avec un cri bref.
Quelques étincelles vertes crépitèrent faiblement, et ce fut tout.
Abasourdi, le Skaven Blanc regarda sa main, cherchant une quelconque anomalie qu’il ne vit pas. Il sentit ses oreilles se coucher sous l’abattement. La vieille sorcière avait raison, et n’allait sûrement pas manquer l’occasion de se moquer de lui. Mais elle n’en fit rien. Elle reprit d’un ton plus conciliant.
- Écoutez, je sens qu’au plus profond de vous, il n’y a pas que la fièvre qui vous chauffe le sang. Vous ne vous en souvenez peut-être pas, mais pendant votre sommeil, vous avez parlé. Vous avez dû voir des choses, car je sentais que des vents de magie vous passaient par la tête, sans parler de vos tics nerveux. Et ça n’a guère facilité votre repos, bien au contraire. Vous avez maudit bon nombre de personnes, durant vos délires. Quatre noms sont revenus régulièrement.
- Lesquels ?
- Vous voyez bien que mon aide ne vous sera pas si inutile, en fin de compte, rit-elle. Bon, vous avez parlé de « Cure », ou « Lure », ou bien…
- Klur.
- Oui, c’est ça. Qui est-ce ?
Psody hésita. Allait-il devoir tout raconter à cette étrangère ? En même temps, même si ça le gênait de l’admettre, elle lui avait probablement sauvé la vie. Peut-être était-ce une ruse pour le faire parler ? Qu’elle était en fait l’unique responsable de son impuissance ?
Si c’est le cas, la seule solution que j’ai est de jouer son jeu jusqu’à ce que je puisse en changer les règles.
- Klur est mon frère. C’est lui qui m’a blessé dans le dos, et qui a voulu me noyer.
- Bien, cela vous fait une bonne raison de ne pas l’aimer, en effet. Le deuxième nom qui revenait, c’était « Vellux ».
- Vellux est mon maître. C’est le Prophète Gris qui m’a enseigné la parole du Rat Cornu, et qui m’a appris à manipuler sa puissance.
Katel fronça le nez.
- Étrange, quand vous parlez de lui, maintenant, vous avez l’air de le craindre. Rien à voir avec vos invectives où vous souhaitiez lui arracher les entrailles. Vous aviez vraiment envie de le tuer ?
- Non ! Je l’admirais, je refusais de le décevoir ! Je voulais être comme lui ! Et pourtant, je suis presque certain qu’il m’a délibérément envoyé dans un endroit dont je ne reviendrais jamais. Il a dû ordonner à Klur d’être son bras.
- La paranoïa est un mode de vie, chez vous. Vous voyez les complots partout, parfois à tort, parfois à raison. Qui sait si ce que vous pensez est exact ou pas ?
Un petit temps de silence durant lequel Katel servit encore au petit malade quelques gorgées de soupe. Une fois le bol vide, elle le reposa sur la petite table. Psody demanda :
- Il y avait encore deux autres noms, disiez-vous ?
- Exact. Et je ne sais pas ce que ces deux personnes ont pu vous faire, mais si le quart des malédictions que vous avez jeté sur elles devait se réaliser, je n’aimerais être à leur place pour rien au monde !
- Et quels étaient ces noms ?
- Gotrek Gurnisson, et Félix Jaeger.
Le Skaven Blanc réfléchit, sentit une poussée de fièvre lui inonder le front.
- J’ai déjà entendu ces noms. Je crois que l’un d’eux est une chose-naine, et l’autre une chose-homme. Tous deux ont la réputation d’être la plus grande menace pour mon peuple.
- Vous ne les avez donc jamais vus ?
- Jamais. Et pourtant…
Au fur et à mesure qu’il en parlait, Psody se rendit compte que les images lui revenaient.
- Je me demande si je n’arriverais pas à les reconnaître, si je les voyais. Même en mettant cinq ou six choses-hommes se ressemblant côte à côte, j’ai en mémoire des petits détails significatifs qui me permettraient de les distinguer avec certitude : leur voix, leur regard, leur façon de se battre…
- Voilà qui est étonnant, en effet. Mais aussi, qui sait ce que votre dieu a pu vous faire passer dans la caboche ?
- J’imagine qu’il veut que je les tue-tue !
- Quoi, envoyer quelqu’un comme vous affronter deux tueurs de Skavens réputés ? C’est n’importe quoi ! Et ça n’explique pas pourquoi ce Vellux aurait voulu se débarrasser de vous ! À moins que… vous n’ayez fait quelque chose qui lui ait déplu ! Vous ne l’auriez pas contrarié, délibérément ou pas ?
- Je vous jure que je tout ce que je voulais, c’était remplir mon maître de fierté, et suivre la parole du Rat Cornu. Je ne sais pas pourquoi il m’a fait ça !
La vieille femme eut une petite moue pensive en hochant lentement la tête.
- Je suppose qu’à présent, vous ne savez pas du tout où aller ?
- Euh…
- Je m’en doutais. Et vous étiez prêt à quitter le lit, affaibli et sans but !
Psody ne répondit rien, mais le désarroi se lisait sur son visage. Son étrange interlocutrice posa délicatement sa vieille main sur son épaule, et tendit l’autre à mi-hauteur.
- Je sais que ce n’est pas dans la nature des vôtres de faire confiance à autrui, mais je vous le demande : permettez-moi de vous aider. Je ne veux pas vous y forcer. Si vous voulez vraiment vous en aller, libre à vous, je ne vous en empêcherai pas, même si je persiste à dire que c’est la mort assurée tant que vous n’êtes pas guéri. Mais vous me fascinez, j’aimerais vraiment résoudre cette énigme avec vous.
Le Skaven Blanc regarda la main tendue, la renifla doucement, puis se décida à la saisir, prudemment. Katel eut un sourire réjoui, puis agrippa fermement son poignet, et le tira du lit.
- Pour commencer, on va vous arranger un peu.
*
Assis dans un baquet de bois rempli d’eau chaude, Psody n’était pas content du tout. Il avait horreur du contact de l’eau, en une telle quantité. De plus, l’odeur du savon le faisait éternuer et la mousse lui piquait les yeux. Il criait et pestait mille injures. Mais la vieille femme n’écoutait pas ses jérémiades. Elle le récurait à grands coups de brosse.
- Allons, un peu de dignité, jeune homme ! Heureusement qu’il n’y a personne pour vous entendre ! Enfin, au moins, vous semblez reprendre du poil de la bête !
- Je n’aime pas ça ! C’est insupportable-insupportable !
- Vous vous êtes regardé ? Il faut vous laver, vous êtes dégoûtant ! À croire que vous n’avez jamais pris de bain de toute votre vie !
- J’ai l’habitude !
- Et vous croyez que je fais ça pour vous ? Vous avez vu dans quel état vous avez laissé mes draps ? Je vais devoir les faire bouillir pendant des heures, pour les décrasser ! Vous allez passer encore quelque temps chez moi, le temps que vos poumons se remettent de votre maladie, alors il va falloir changer quelques habitudes, notamment celle d’empester et de grouiller de puces ! Maintenant, arrêtez de gigoter ! Si vous me plantez une corne dans l’œil, je vous l’arrache !
Psody ne répondit rien, se contentant de grommeler. Soudain, Katel passa la main sur sa blessure dans le dos. Il couina de douleur avec un sursaut.
- Oh, désolée… Il faudra aussi veiller à ce que ça disparaisse.
- Quelle honte-honte ! Un élu du Rat Cornu, réduit à ça ! gémit lamentablement le Skaven Blanc. Je suis humilié !
- Mais vous êtes vivant, petit raton. Mieux vaut être vivant et un peu honteux plutôt que fier, mais complètement mort, vous ne trouvez pas ? Et puis, il n’y a rien d’humiliant à prendre soin de son corps.
Le Skaven croisa les bras, et baissa le museau avec une moue contrariée. Son mutisme n’offusqua pas la femme qui continua son opération de toilettage. Au bout de quelques minutes, elle prit un seau, le remplit d’eau et le versa sur la tête du Prophète Gris qui toussa bruyamment.
- Voilà ! Là, vous commencez à ressembler à quelque chose.
- Je déteste l’eau ! Et je déteste être mouillé !
- Vous vivez dans les égouts, ça ne devrait pas vous déranger plus que ça, non ? Vous allez voir, quand vous vous verrez tout beau, tout propre, vous ne pourrez plus jamais passer une journée sans prendre un bain, je vous le garantis.
- Quoi ? Me plonger dans cette eau chaque jour ? Jamais-jamais !
- Oh, vous êtes pire qu’un petit enfant capricieux ! D’ailleurs, j’y pense… vous n’êtes plus un enfant, non ?
Psody tourna le museau vers Katel.
- Je suis entré dans mon cinquième cycle saisonnier il y a quelques lunes.
- Quatre cycles saisonniers révolus… quatre ans ? Pour un Humain, ce serait encore bien jeune, mais vous avez l’air plus avancé qu’un enfant de quatre ans.
- J’ai réussi tous les rites du passage à l’âge adulte.
- Combien de temps vivent les vôtres, en moyenne ?
- Les plus anciens, les plus rusés et les plus forts tiennent une vingtaine de cycles.
- Et pour les Humains, on peut compter environ le triple. Donc, si vous étiez Humain, je pense que vous auriez dans les treize ou quatorze ans. Cela explique bien des choses, déclara Katel en riant. Allez, levez-vous, sortez de là.
Le Skaven Blanc obéit. La sorcière lui passa une grande serviette autour du cou et le frictionna vigoureusement. Elle ne put s’empêcher d’avoir un sourire attendri en le voyant tout penaud, la tête enfoncée dans les épaules, grelottant de froid sous la laine.
- Détendez-vous, je vous assure que vous vous sentirez bien mieux, dit-elle avec douceur. Asseyez-vous sur le banc.
Docilement, Psody s’installa sur le bois, et la femme l’essuya plus délicatement en chantonnant.
- Ne bougez pas, je vais vous refaire un pansement.
Le Skaven Blanc serra les dents et sentit une larme de douleur lui venir à l’œil quand le contact froid et cinglant de l’emplâtre brûla sa plaie, mais il ne voulut pas contrarier la personne qui le soignait en se plaignant encore. Celle-ci sembla s’en rendre compte.
- Voilà, c’est terminé. Pour un jeune Skaven, vous êtes bien brave !
- Vous trouvez ?
- Oui. Sérieusement, cette blessure aurait pu vous tuer ! Vous avez eu de la chance !
- Le Rat Cornu m’a fait une faveur en vous mettant sur mon chemin.
- C’est plutôt vous qui étiez sur mon chemin, Psody ! Vous étiez déjà inconscient quand je vous ai ramassé.
Il leva la tête, huma l’air, et vit le soleil qui brillait au-dessus des arbres. Ce n’était pas désagréable.
- J’aime bien cette sensation de chaleur.
- Moi aussi. J’adore le soleil. Ça ne brûle pas trop vos jolis petits yeux roses habitués aux ténèbres des souterrains ?
- Non, ça va. Mon maître m’a dit de fuir le soleil, mais c’est plutôt agréable, en fait.
- Profitez donc. Je reviens, j’en ai pour une minute.
Le Skaven Blanc entendit les pas de la vieille sorcière s’éloigner. Il ferma les yeux, et pencha la tête en arrière. Au loin, il entendit chanter les oiseaux. Le vent bruissait dans les feuilles aux alentours, lui caressant agréablement le visage. Et ses narines détectèrent une flopée d’odeurs qu’il n’avait jamais ressenties. En relevant les paupières, il vit que l’arbre au-dessus de lui portait des fleurs sur ses branches. Le parfum chatouillait délicieusement les muqueuses de son museau. Il comprit qu’il ne s’était pas senti aussi bien depuis vraiment très longtemps. Soit l’ermite avait mis quelque chose dans la soupe, soit il se trouvait en présence d’une telle quantité d’éléments nouveaux que la tête lui tournait, mais de manière plaisamment enivrante. Il ne put retenir un petit sourire de béatitude.
Katel revint. Il remarqua qu’elle tenait une longue lime.
- J’ai trouvé ça dans l’atelier de mon mari, ça devrait faire l’affaire.
Psody se leva d’un bond.
- Hé, qu’est-ce que vous allez me faire ?
- Je vais m’occuper de vos cornes.
- Pas question ! glapit l’homme-rat en reculant. Personne ne touche à mes cornes !
- Je ne vais pas vous les scier, enfin ! rétorqua la femme avec impatience. J’aimerais seulement vous faire une beauté. Elles sont jolies, mais irrégulières. Et puis, elles sont incrustées de crasse par endroits. Je suis sûre que je peux les arranger d’une façon qui vous plaira.
Le Prophète Gris réfléchit encore quelques instants, puis il haussa les épaules. Après tout, pourquoi pas ? Au pire, elles pourraient repousser, il avait déjà vu Vellux avec une corne brisée, qui s’était régénérée en quelques semaines. Il se rassit calmement, et vit Katel s’approcher de lui avant de passer derrière lui.
L’opération dura près de deux heures. Pas une seule fois Psody ne se plaignit. En fait, il ne sentit pas grand-chose, sinon un léger chatouillement de temps à autre, et l’haleine de la vieille femme lorsque celle-ci soufflait pour évacuer les débris rabotés. Le jeune Skaven Blanc dit tout de même :
- J’espère que vous n’êtes pas en train de les tailler en forme de flûtes !
- Mais non, mais non ! Et puis, si c’était le cas, vous feriez de la musique en marchant, ce serait amusant, vous ne trouvez pas ?
- Non ! La flûte porte malheur, chez nous. Pas de malédiction sur mon crâne !
- Arrêtez un peu de vous en faire pour tout. Faites-moi confiance.
- La confiance est une erreur-erreur fatale chez les miens.
- Mais ici, vous n’êtes pas chez les vôtres, vous êtes chez moi, et c’est une denrée nécessaire si vous voulez qu’on s’entende. Et je suis sûre qu’on peut s’entendre.
Enfin, elle évacua une dernière fois de la poussière brunâtre, retira la serviette des épaules de Psody, et s’en servit pour astiquer les deux excroissances.
- Suivez-moi à l’intérieur, ordonna-t-elle en posant la serviette sur un fil tendu au passage.
Une fois rentrés dans la chaumière, Katel emmena son hôte dans une chambre plus petite, avec deux lits superposés et une armoire. Elle considéra le jeune homme-rat qui se tenait immobile, les bras croisés sur sa maigre poitrine.
- Bon, vous n’allez pas rester tout nu, n’est-ce pas ? Chez les Humains, porter des habits fait la différence entre une personne bien élevée et un animal.
- Être tout nu est un signe de faiblesse chez les Skavens. Nos vêtements représentent notre statut et souvent, c’est tout ce qu’on possède. Où est ma robe ?
- Ce tas de chiffons informe que vous traîniez ? Je l’ai jeté au feu, il ne ressemblait plus à rien. Ne vous en faites pas, je dois avoir quelque chose pour vous.
La vieille ermite ouvrit l’armoire, et farfouilla dedans.
- Tenez. Je parie que vous n’avez jamais rien porté d’autre que des guenilles.
Elle sortit un pourpoint de laine sombre, bien entretenu.
- Cela appartenait à mon fils. Vous avez à peu près sa carrure, ça devrait vous aller. Un instant…
Katel défit les ficelles et les boutons, et agrandit l’ouverture du col au maximum, passa délicatement le pourpoint le long des deux cornes du Skaven Blanc.
- Levez les bras, mettez-les dans les manches… Voilà. Attention… Oui !
Puis elle resserra les cordons, attacha les boutonnières. Elle recula d’un pas, et regarda le jeune homme-rat de haut en bas, avant d’avoir un large sourire satisfait.
- Eh bien, voilà ! Des fois, je m’épate moi-même !
- Y a-t-il… un changement ?
- Vous voulez rire ? Regardez vous-même !
Katel ouvrit complètement la porte de l’armoire, révélant un grand miroir. Psody se vit de pied en cap. Il n’en crut pas ses yeux.
Bien sûr, il avait déjà vu son reflet maintes fois dans les eaux stagnantes de sa cité natale, ou dans les petites plaques de verre poli dont il se servait pour ses rituels complexes. Et pourtant, il faillit ne pas se reconnaître. Debout, droit sur ses jambes, il constata d’abord que sa fourrure n’était pas seulement blanche. Il la voyait sans la moindre tache pour la première fois de sa vie, et remarqua que, sous les rayons du soleil qui passaient par la fenêtre, ses poils brillaient d’un éclat intense, presque argenté. Ses yeux roses étincelaient comme deux rubis. Débarrassé de toutes les saletés qui l’avaient encombré depuis si longtemps, son nez était plus clair, et l’air circulait sans la moindre peine à travers ses narines. Ses cornes, surtout, luisaient d’un lustre qui le laissa pantois. Elles étaient parfaitement symétriques, toujours aussi longues, mais nettes, sans plus la moindre fioriture, avec ses reliefs naturels crénelés bien apparents. Le pourpoint lui donnait également une autre allure, qui ne lui déplut pas. Il sourit timidement à son propre reflet. La vieille femme s’approcha de lui, et contempla le miroir à son tour.
- Alors, qu’en pensez-vous ?
- C’est… c’est… inattendu.
- Est-ce que ça vous plaît ?
- Euh… oui ? Oui, je crois.
- Pour moi, c’est beaucoup mieux. Vous êtes bien plus plaisant au regard.
Katel était juste à côté de l’homme-rat. Elle passa délicatement ses doigts noueux entre ses cornes, caressant doucement son crâne. Il s’en rendit compte, et s’éloigna de quelques pas craintifs.
- Oh, je vous intimide ?
- C’est que… vous êtes la première chose-homme avec qui je parle sans éprouver une envie de fuir ou de tuer. Une femelle, en plus.
La figure de la vieille femelle se creusa davantage.
- Suivez-moi au salon, nous avons à parler.
Psody put voir plus attentivement la principale pièce de la chaumière de son hôte. C’était une grande salle, avec une grande table de bois entourée de quatre chaises, et un imposant fauteuil en osier. Une cheminée faisait face à la porte d’entrée, avec une porte à chaque côté. L’une menait à la cuisine, l’autre à la chambre où il s’était réveillé. La chambre qu’ils venaient de quitter se trouvait à droite de la cheminée. Et le jeune homme-rat fut surpris de voir au-dessus de l’âtre une tête de troll, coupée et empaillée, fixée par un clou.
La vieille ermite s’assit dans le grand fauteuil d’osier tressé, imitée par son protégé qui posa son arrière-train sur une chaise.
- Cher petit raton, pour commencer, vous ne m’appellerez plus jamais « femelle » ! Ce sera « Katel » ou « Dame ». Que Taal me pardonne, il va vous falloir apprendre à bien traiter les dames ! On ne vous l’a jamais dit ? Ou alors, vous préférez peut-être la compagnie intime des mâles ?
- Ne soyez pas ridicule ! Je me suis accouplé avec une reproductrice ! Je lui ai transmis mon héritage-héritage, il en a résulté une portée de dix Skavens ! Dix, pas un de moins ! Jamais je n’aurais pu faire ça avec un mâle !
- Quelle poésie, quel raffinement, félicitations !
Le Skaven Blanc repensa à cette initiation, au manque d’assurance qu’il avait pu avoir, et au malaise qu’il avait éprouvé par la suite, cela le perturba davantage. Mais il tenta de se justifier :
- J’ai accompli la volonté du Rat Cornu.
- Votre dieu s’est sans doute inspiré des rats pour modeler votre peuple. J’imagine donc que vous avez des ressemblances avec ces animaux, au niveau du caractère. Dix enfants, n’est-ce pas ? Et alors, vous vous occupez d’eux ? Vous les nourrissez ? Rassurez-moi, vous connaissez leurs noms, au moins ?
- Inutile. Ils sont entre les mains des responsables des différentes pouponnières. S’ils sont dignes-dignes de servir le Rat Cornu, ils survivront.
Katel soupira, mais ce n’était pas de l’exaspération.
- Comme c’est désolant. Mais je comprends, c’est un mode de vie. La survie de l’espèce par le nombre. Et pas l’ombre d’un quelconque sentiment. Chez les Humains, ce n’est pas comme ça que ça marche. Idéalement, « se reproduire » n’est pas un devoir envers la race. C’est un moment privilégié, magique, la communion la plus intense que partagent les deux individus. Les deux âmes entrent en parfaite harmonie pendant cet instant. Et quand il vient un enfant, ce n’est pas juste le résultat d’une obligation qu’on laisse derrière soi, mais le plus beau trésor que votre dieu puisse vous offrir. Vos « reproductrices » peuvent produire dix rejetons, mais nos mères n’ont généralement qu’un enfant à la fois.
Psody croisa les jambes, et réfléchit.
- Oui, le Prophète Gris Vellux m’a expliqué que les choses-hommes procréent plus lentement que nous. Leurs petits, comme leurs pondeuses, leur sont très précieux.
- Je suis vraiment désolée de vous entendre parler ainsi, répondit Katel, qui avait l’air attristée. C’est normal, vous n’êtes pas Humain, et vous avez passé quatre ans à être nourri d’idées très différentes des miennes. Vous ne savez donc pas ce que c’est. Respecter quelqu’un sans être contraint de le faire, sous la menace des coups. Vivre votre vie sereinement, sans avoir tout le temps la peur au ventre qu’on vous l’arrache. Chez les Humains, la vie ne se réduit pas à une lutte sans fin contre ceux qui devraient être vos principales raisons de vivre. C’est ce qui vous manque le plus, je crois. Être aimé, et aimer. Le véritable Amour, en somme.
- « Le véritable Amour » ? répéta le Skaven Blanc, surpris.
- Oui. Vous connaissez la signification la plus profonde de ce mot ?
- Euh… je ne suis pas sûr.
- C’est cette magie qui vous unit à une personne en particulier. Vos frères, vos amis, ceux dont la seule présence vous réconforte. Une magie que vous devriez éprouver à son paroxysme quand vous vous « accouplez », comme vous le dites si élégamment.
- Comment ça ? Je ne comprends pas.
La vieille Katel eut un sourire plutôt troublant.
- Ce n’est pas à moi de vous faire la leçon sur ce chapitre. Il vous faudra trouver quelqu’un d’autre.
- Ah… Et donc, vous avez combien de pet… d’enfants ?
Le visage fripé de la vieille femme se renfrogna.
- Deux, et j’avais un mari. Un homme, un vrai. Mais ils m’ont été arrachés tous les trois.
Psody sentit une colère sourde monter lentement chez la vieille femme. Il se mordit nerveusement la queue. Katel tapa du plat de la main sur l’accoudoir de son fauteuil. Le Skaven Blanc sursauta, et relâcha sa prise.
- Ne faites pas ça, je vous prie. Ne faites plus jamais ça devant moi. C’est profondément irritant. Une sale habitude qu’il va falloir perdre.
- Oh… je…
- Oh, laissez tomber. J’avais une famille, il y a bien longtemps. J’ai choisi d’avoir des enfants pour pouvoir les aimer, les élever, les voir devenir des adultes responsables. Et mon mari travaillait très dur pour nous nourrir. Nous n’étions pas riches, nous vivions déjà ici, isolés, mais nous étions heureux. Or, par une sombre journée, il y a bien des années, tout s’est arrêté. Ils ont été tous les trois emportés par une monstrueuse vermine. J’ai entendu leurs cris, et quand je suis arrivée, il était déjà trop tard. Alors, j’ai déchaîné toute ma puissance pour punir l’immonde créature qui a osé me les prendre !
Sa voix était devenue rauque, et son regard perçant mit le Skaven de plus en plus mal à l’aise. Il porta la main à la queue pour pouvoir la mordiller de plus belle, mais se retint, et la laissa s’enrouler autour d’un pied de chaise. Il avala lentement sa salive, et demanda :
- Je… je suppose que… qu’ils ont été tués… par des Skavens ?
Katel avait maintenant une expression assassine. Instinctivement, Psody sentit qu’elle allait éclater, peut-être lancer un sort de destruction sur lui. Soudain, elle éclata de rire, et montra du doigt la tête de troll empaillée.
- Le voilà, le coupable ! Il n’a pas eu beaucoup de temps pour le regretter, ma foi !
Et elle rit de plus belle. Le jeune homme-rat ne put s’empêcher de faire de même, soulagé. Soudain, il sentit une nouvelle poussée de fièvre, et la tête lui tourna. Katel s’en rendit compte.
- Venez vous allonger un moment.
Elle le reconduisit jusque dans sa chambre, retira rapidement du lit les draps maculés de saleté pour les remplacer, et invita d’un geste le petit Skaven Blanc à s’étendre. Elle se rassit sur le tabouret, et reprit la conversation.
- Donc, vous avez été chassé par vos pairs. L’un d’eux vous a poignardé dans le dos.
- Klur du Clan Eshin… Un lâche, un traître, comme tous les Eshin !
- Pourquoi cette surprise ? Vous aviez l’air de vous attendre à ce geste.
Psody sentit alors quelque chose cliqueter quelque part dans son esprit. Il se rappela alors de quelque chose, une phrase que le Skaven anthracite avait prononcé avant de lui faire boire la tasse.
- Il n’a pas fait ça seulement pour lui. Il m’a dit… que j’avais « des idées trop différentes ».
- Hum… intéressant, répondit l’ermite en se frottant le menton.
Soudain, le petit homme-rat se redressa sur le matelas.
- « On n’aime pas ça » !
- Pardon ?
- Oui ! Klur a dit « on n’aime pas ça » !
- Alors il n’était pas le seul à vous voir comme une menace.
- Il a obéi à un ordre de Vellux ! J’en suis sûr ! Aucun Skaven n’oserait me toucher sans craindre la colère du Rat Cornu, sauf si un autre Skaven Blanc plus autoritaire que moi le lui ordonnait ! Or, nous n’étions que deux Skavens Blancs à Brissuc. C’est forcément Vellux qui lui a dit de m’assassiner !
Katel hocha posément la tête.
- Bien. C’est une histoire qui me paraît plutôt réaliste. Maintenant, j’aimerais bien savoir ce que c’était, ces « idées trop différentes » ?
Psody réfléchit encore, mais baissa le museau.
- Non, je ne comprends pas.
- Concentrez-vous ! Ça ne s’est peut-être pas fait en un jour ! Est-ce que vous ne vous rappelez pas de choses qui auraient changé, et qui vous auraient surpris ?
- Euh… oh, il y a eu les visions-visions.
- Cela fait longtemps que vous avez commencé à avoir ces visions ?
- Pas trop. Bien sûr, ça m’arrivait de faire des rêves quand je dormais, mais cela fait juste quelques lunes que je vois des images-images en étant debout, ou bien les rêves paraissent vraiment réels. Je sens les odeurs, je vois les gens, je peux leur parler, et quand ils me blessent, j’ai vraiment mal-mal.
- Vous vous souvenez de la première fois que ça vous est arrivé ?
- Euh… Oui ! C’était quand… quand…
Le petit Skaven Blanc eut une grimace gênée.
- Quand je me suis accouplé avec la reproductrice, après ma première sortie.
- Mouais… Il faudra veiller à utiliser d’autres expressions moins crues, mon petit raton. Enfin, peu importe, je crois que c’est une bonne explication. La capacité de procréation est la preuve par excellence de votre passage à l’âge adulte, Psody. Mais pour vous, je me demande si ça n’a pas déclenché autre chose.
- Les Prophètes Gris sont en contact permanent avec le Rat Cornu, Dame Katel. C’était la première fois que je me repro… enfin, que je faisais « ça » avec une femelle de ma race. C’était de plus en plus plaisant, et au bout de quelques minutes, j’ai ressenti une très vive sensation.
- Comme tout le monde à ce moment-là, mon jeune ami. C’est normal. Mais pour vous, en plus de l’extase que provoque cette expérience, peut-être que quand vous la ressentez pour la première fois, cette émotion aligne votre esprit avec les canaux de magie, vous permettant de communiquer plus directement avec votre dieu. C’est quelque chose qu’on n’apprend pas dans les livres, mais qui se fait de manière instinctive. Et d’ailleurs, pour un peuple qui ne vit qu’en suivant ses instincts, ça me paraît plausible. Vous en avez parlé à Vellux ?
- Bien sûr, mais pas tout de suite. Quand j’ai goûté à la malepierre, deux nuits plus tard. Et… oh, maintenant que j’y pense… c’était bizarre-bizarre.
- Je parie qu’il n’était pas très content de ce que vous lui racontiez, je me trompe ?
- Non, vous avez raison. Il avait l’air satisfait-satisfait, mais quelque chose me disait qu’il ne l’était pas. J’ai cru que ça faisait partie de son enseignement. Je lui parlais de mes idées, de la façon de combattre le sorcier chose-bizarre Karkadourian, mais ça ne lui plaisait pas tout le temps. Des fois, il se mettait en colère.
Katel eut une petite moue pensive.
- C’est ça, le problème avec les petites brutes : difficile de leur faire changer d’avis sans se prendre une beigne, ou un couteau dans le rein.
- Cela n’explique pas sa réaction ! Pourquoi avoir fait ça ? Je ne voulais pas le décevoir ou lui désobéir, promis-juré !
- Je ne demande qu’à vous croire, petit raton. Mais pas votre maître. Allez savoir.
Le jeune homme-rat toussa encore, et Katel lui mit un torchon devant la bouche pour recueillir ses crachats glaireux. Psody baissa la tête et sentit ses épaules s’affaisser.
- Qu’est-ce que je vais devenir, maintenant-maintenant ?
- Ne vous en faites pas. Pour le moment, vous ne devez penser qu’à votre guérison. Demain, vous vous sentirez mieux, la maladie aura encore reculé. Et nous tâcherons de voir ce que je peux faire de vous. Je sens que vous êtes beaucoup plus qu’un simple Skaven.
- Je suis déjà plus qu’un simple Skaven ! rétorqua Psody, vexé. Je suis un élu-élu !
- Oui, mais pour les gens comme moi, vous n’êtes qu’un individu nuisible. Or, vous êtes destiné à une mission bien différente que celle que votre maître vous a assignée, jeune homme. J’en suis certaine. Inconsciemment, votre frère Klur avait compris. Et c’est pour ça qu’il a fait ce qu’il a fait avec tant de zèle ! Il a voulu vous tuer sur ordre de votre maître, mais ça n’a pas été la fin, au contraire ! Plutôt un nouveau départ ! Il vous a donné un solide coup de pied aux fesses, afin de vous faire rebondir !
- Qu’en savez-vous, Dame Katel ?
- Sa dernière déclaration était bien particulière, vous n’avez pas trouvé ?
Psody plissa les yeux sous l’effort de la réflexion.
- Non. Klur a été élevé par le Clan Eshin. De misérables lâches-lâches qui n’attaquent de front que s’ils sont acculés. Et je ne pense pas qu’il soit assez futé-futé pour me pousser moralement comme ça.
- Vous le connaissez mieux que moi, vous avez sans doute raison, mais ça ne change pas mon idée ; je persiste à croire que ce qui vous est arrivé n’est pas dû au hasard, tout comme votre renaissance dans ma cabane. Vous êtes bien un élu, mais pas pour les raisons que vous ont décrites vos aînés.
Quand elle vit son jeune hôte bâiller, Katel se leva.
- Bon, il est temps d’aller dormir, maintenant. Pendant votre séjour ici, vous occuperez l’un des lits dans la chambre à côté. N’oubliez pas que le repos est le meilleur moyen de récupérer.
Elle emmena le jeune homme-rat dans la petite chambre avec les lits superposés. Elle ouvrit de nouveau l’armoire, et en sortit un vêtement de tissu blanc à manches longues, qu’elle mit dans les mains de Psody.
- Voilà, ça devrait vous aller, ça aussi.
- C’est quoi ?
- Une chemise de nuit. On porte ça pour dormir, c’est plus agréable. Changez-vous, choisissez un des deux lits et installez-vous.
Le Skaven Blanc se déshabilla, considéra la chemise de nuit sous tous les angles, et la passa. Katel sourit encore.
- Oh, vous êtes mignon comme tout ! Allez, il est temps de dormir.
Le petit homme-rat s’allongea sur le lit du dessous, et rabattit la couverture. La vieille femme s’approcha du lit, passa la main sous le sommier, et sortit un pot de chambre.
- Au cas où vous avez une envie pressante pendant la nuit.
- Une quoi ?
Katel soupira.
- Si vous avez envie de soulager votre vessie ou votre boyau arrière, vous ferez dans ce pot, et vous irez le vider dans la rivière demain matin. Et puisqu’on parle de ça, c’est ce que vous ferez désormais chaque fois que vous aurez une telle envie. Quand j’ai ramassé votre robe, j’ai senti une odeur particulièrement déplaisante. Vous l’aviez souillée !
Étonné, le petit Skaven Blanc répondit :
- Je l’ai marquée. Les Skavens font comme ça pour dire « c’est à moi ».
- Eh bien à partir d’aujourd’hui, vous allez arrêter cette habitude répugnante ! Chez les Humains, on fait ses besoins uniquement dans les récipients appropriés, ou à la rigueur en pleine nature, loin des endroits habités, pour que l’odeur ne dérange pas. Et on fait ça à l’abri des regards, dans un coin en privé ! Gare à vous si je vous surprends en train de salir quoi que ce soit ou de poser vos crottes n’importe où, devant tout le monde !
Cette déclaration laissa pantois le jeune homme-rat, habitué à laisser aller ces envies sans la moindre gêne. Il finit pourtant par hocher la tête.
- Je… je vais essayer.
- Parfait. Cela va de pair avec la propreté et les bonnes manières, vous savez.
Puis elle posa encore la main sur son front.
- Maintenant, reposez-vous. Détendez-vous, dormez, et ne pensez plus à rien. Souvenez-vous que tant que vous êtes sous mon toit, il ne pourra absolument rien vous arriver. Vous êtes en sécurité, je vous le promets.
Elle borda le Skaven Blanc, et s’apprêta à sortir de la chambre. Psody murmura :
- Dame Katel ?
- Oui, mon petit raton ?
- Je… Merci.
La vieille dame haussa vaguement les épaules, et referma la porte. Seul dans l’obscurité et le silence de la chambre, il ferma les yeux, et ne tarda pas à s’endormir.