L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 10 : Le Siège

6870 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 01:34

-         Quelle folie !

 

Le Skaven Blanc aux tempes cornues sursauta. L’être à tête et peau de lézard qui lui faisait face était immobile, et ses lèvres fines et sèches ne bougèrent pas, or sa voix éclata directement dans son esprit, et traduisait une fureur à l’opposée de son apparence nonchalante.

 

-         Je… ne comprends pas votre réaction, bredouilla l’homme-rat.

-         Ah vraiment ? Pourtant, tout est très clair ! Vous avez utilisé un artefact puissant appartenant à notre peuple, sans l’aval de notre Grand Prêtre !

 

Les traits du Skaven Blanc se durcirent.

 

-         J’ai utilisé un simple bijou qui se trouvait dans votre salle de rangement. Un simple globe d’or ! Il m’a permis de concentrer assez de pouvoir pour repousser nos ennemis !

-         Vous n’aviez pas à mettre vos sales pattes impies sur ce globe ! D’ailleurs, ce que votre ami contestataire en a fait… quel gâchis !

 

La chose-froide montra du doigt un objet que le Skaven Blanc tenait contre sa poitrine. C’était un masque rond, entièrement composé d’or. Toute sa surface était finement ciselée de motifs complexes. Sa forme était telle qu’elle s’adaptait au crâne allongé d’un Skaven. L’intérieur était doublé de cuir, et pourvu d’une lanière de corde tressée pour le tenir en place.

 

-         Il est évident que cet objet ne pourra jamais servir qu’à vous ! Et vous ne le méritiez pas ! Remettez-le moi.

-         C’est un cadeau de Xarkish. Il n’est pas question que vous y touchiez !

-         Pour qui vous prenez-vous, Skaven Blanc ?

-         Pour un habitant de cette cité prêt à la défendre ! J’ai vaincu un Verminarque ! L’une des créatures les plus dangereuses du peuple des Skavens !

-         Ne vous gênez pas ! Dites « votre » peuple.

-         Vous savez très bien que je ne suis pas comme eux ! J’ai été élevé par les vôtres, je parle votre langue, et je suis votre culture ! Mon nom seul est à résonance Slann !

 

Cette fois, la chose-froide ne répondit pas. Le Skaven Blanc s’enhardit.

 

-         Sans moi, vous auriez essuyé des pertes énormes, et vous le savez. Si j’étais sorti d’un œuf gélatineux stocké dans une mare, vous auriez fait de moi un héros. Mais comme je suis un Skaven de naissance, ça vous reste en travers du gosier ! D’habitude, je fais tout pour rester humble devant Sotek, et je passe outre votre mauvaise foi coutumière. Mais cette fois… il n’y a plus de mot pour désigner une telle ingratitude !

-         Vous devenez bien insolent, Skaven.

-         Et vous m’insultez, prêtre Kauathi ! Soyez sûr que Xarkish sera informé de votre manque de raison !

-         Ça ne changera rien ! Xarkish n’a pas l’autorité de Kroak, et vous n’avez pas votre mot à dire, vous ! Désormais, baissez la tête si vous ne voulez pas qu’on l’ôte de vos épaules !

 

Le Skaven Blanc ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit d’entre ses longues dents. Il se résigna à baisser le bras. Son interlocuteur en profita pour siffler de nouveau :

 

-         Et donnez-nous cette abjection ! C’est sacrilège !

 

D’un geste rageur, la chose-froide arracha le masque d’or des mains du Skaven Blanc. Celui-ci n’osa pas protester, conscient que c’était inutile. La créature reptilienne ouvrit une immense bouche, et sa collerette multicolore se déploya.

 

-         Vous n’êtes pas des nôtres, Skaven ! Vous ne serez jamais un Slann ! Or vous avez tendance à l’oublier, et si nous n’y prenons pas garde, vous finirez par attirer le malheur. Je vais personnellement veiller à ce que Kroak agisse en conséquence !

 

Il se retourna d’un geste ferme, et s’éloigna, tenant toujours l’artefact entre ses mains palmées. Le Skaven Blanc serra les poings de rage.

 

Kroak n’est qu’un pauvre crétin terrorisé ! Si seulement il pouvait voir plus loin que sa panse crevée !

 

Une fois seul, il sortit d’un placard de la petite chambre une bouteille de terre cuite, un bol de céramique, et se servit une lampée d’alcool. Le liquide chaud lui brûla l’œsophage, mais ne soulagea pas le nœud de son estomac. Il réentendit la voix de la chose-froide. Avec un glapissement rageur, il jeta le bol qui alla se fracasser contre un mur.

 

Le Skaven Blanc leva le poing devant son visage, et le contempla. Ses doigts serrés tremblaient. Il murmura d’une voix sifflante, chargée de colère et de mépris :

 

-         Imbécile…

 

 

Une souris trottinait dans la galerie, à la recherche de quelque chose à manger. Elle s’arrêta, se dressa sur ses pattes arrière, scruta la pénombre de ses petits yeux noirs, et renifla. Elle sentit une odeur à la fois familière et inconnue. Le parfum caractéristique d’un de ses congénères mâles. Elle reprit son chemin, et s’arrêta derechef en percevant une forme qui bouchait presque le tunnel. C’était de cette forme qu’émanait l’odeur. Elle approcha, avait du mal à comprendre des choses qui lui paraissaient contradictoires : l’odeur était celle d’une souris, elle distingua un pelage très clair et soyeux comme celui d’une souris, mais aucune souris à sa connaissance n’avait une telle taille !

 

La forme remua très doucement, et deux éclats roses apparurent au-dessus de son énorme museau. Curieuse, la souris resta immobile, attendant une réaction, prête à fuir en cas de danger.

 

 

Psody le Skaven Blanc émergea d’un sommeil troublé par d’étranges rêves, comme il en faisait depuis quelques mois. Il bâilla, et en ouvrant grand les yeux, il remarqua une petite souris à quelques pieds de lui, qui le contemplait avec une posture intriguée. Il murmura avec un petit sourire :

 

-         Salut, toi.

 

Avec moult précautions, le jeune homme-rat fouilla dans sa musette. Il sentit ses doigts se refermer sur l’un de ses derniers biscuits. Il tendit la main le plus lentement possible pour ne pas effrayer sa petite visiteuse et déposa la friandise sur le sol poussiéreux. La souris recula et galopa en arrière. Puis quand le Skaven Blanc eut reculé le bras, elle se rapprocha. Elle avança vers le petit gâteau, et finit par le grignoter. Psody sentit son sourire s’allonger, ravi d’avoir fait au moins un heureux.

 

 

Les choses avaient vraiment changé pour le petit homme-rat. Quelques mois plus tôt, il était promis à un brillant avenir de Prophète Gris dans la colonie de Brissuc. Mais depuis que les visions avaient commencé, tout était allé de travers. Son maître, le Prophète Gris Vellux, était devenu de plus en plus méfiant vis-à-vis de lui, et avait fini par ordonner son exécution. Et son frère de sang, Klur du Clan Eshin, l’avait poignardé dans le dos et laissé pour mort dans un marais.

 

Sa courte vie aurait pu connaître une fin brutale, sans l’intervention providentielle d’une ermite Humaine qui habitait le marécage. La vieille Katel l’avait recueilli et soigné avec un dévouement admirable. Surtout, elle l’avait préparé à suivre son propre chemin. Ce chemin, il en était sûr, passait par une rencontre capitale.

 

Gotrek Gurnisson et Félix Jaeger. Deux noms revenus régulièrement dans d’horribles cauchemars où il les voyait lui faire des misères, et où il éprouvait une brûlante colère contre eux. Deux choses qu’il n’était pas du tout capable d’expliquer. D’autres visions où il voyait des choses-froides torturer et exterminer des Skavens hantaient également son sommeil. Peut-être que Jaeger, aventurier redouté par les Fils du Rat Cornu, aurait une explication ?

 

C’est ainsi qu’il était parti pour Sub-Marienburg, la cité Skaven bâtie sous la grande ville portuaire des Humains. Il s’était présenté sous un faux nom à l’un des Prophètes Gris locaux, et n’était pas resté suffisamment longtemps pour éveiller des soupçons. Il ne lui avait fallu qu’une semaine pour savoir où les deux compères avaient été repérés pour la dernière fois. Après avoir discrètement interrogé les espions du Clan Eshin, il avait appris beaucoup de choses concernant le duo.

 

Le tristement célèbre Prophète Gris Thanquol avait véritablement une dent contre eux. Dernièrement, il avait fait circuler l’information comme quoi il donnerait une forte récompense à quiconque pourrait lui livrer les deux tueurs de Skavens vivants. La plupart des Skavens ne voulaient pas perdre du temps ou leur vie à courir après la chimère du Prophète Gris. Mais les chefs des grandes cités tenaient à savoir où ils se trouvaient, afin de se préparer à les recevoir, le cas échéant. Ainsi avaient-ils été repérés dans une province vers le centre des terres de l’Empire. Quelques brèves visites discrètes dans d’autres communautés Skavens plus modestes l’avaient finalement conduit à Gottliebschloss.

 

 

Il était temps de reprendre la route. La lueur du jour visible à travers le trou qu’il avait creusé le matin même pour dormir diminuait peu à peu. Le soleil se couchait. Psody regarda de nouveau la petite souris. Celle-ci avait terminé son repas, et se frottait la tête des deux pattes. Il chuchota :

 

-         Je dois repartir. Souhaite-moi bonne chance, d’accord ?

 

En entendant sa voix aiguë légèrement rauque, la souris cessa son nettoyage, ne répondit pas, mais le petit homme-rat crut la voir lui faire un clin d’œil. Puis elle fila et disparut dans un recoin sombre. Psody soupira, et rampa lentement vers la sortie, en tirant son sac par la queue. Ses longues cornes raclèrent la paroi du tunnel au-dessus de lui, faisant tomber des mottes de terre sur son crâne. Une minute plus tard, il était dehors.

 

Il se leva, s’étira en inspirant un grand coup. Le soleil descendait lentement vers la ligne d’horizon, teintant la brume d’une lumière cuivrée. Les premières étoiles parurent entre les nuages. Il rajusta son sac, contempla les alentours pour retrouver la bonne direction, et se remit en route.

 

Bien ! Je vais affronter la réalité ! pensa-t-il en descendant la colline dans laquelle il s’était réfugié.

 

Mais cette recherche n’était pas la seule motivation du petit Skaven Blanc.

 

Plus le temps passait, moins il supportait la solitude. Jadis garantie de sa sécurité, elle était devenue une lourdeur qui étreignait ses intestins dès son réveil. Il avait goûté à la chaleur bienfaisante de l’affection de sa bienfaitrice, et loin d’elle, sentait son cœur se glacer de jour en jour. Sa quête de la vérité sur ses visions se muait peu à peu en autre chose. Quelque chose qui le poussait à chercher de la compagnie. Une compagnie aussi chaleureuse, agréable.

 

Bien sûr, les Skavens de Sub-Marienburg avaient fait preuve de déférence envers lui. De par ses attributs de Skaven Blanc, il avait été rapidement vu comme un Prophète Gris. Or, durant ces quelques jours, il avait dû faire de gros efforts pour continuer à se comporter comme un Skaven. Ce court séjour l’avait définitivement convaincu. Chez les Skavens, tout n’était que peur, hypocrisie et méchanceté. Son statut de Prophète Gris l’avait préservé de nombre de menaces qui pesaient en permanence sur la tête des Skavens ordinaires. Quand il avait quitté Sub-Marienburg, il avait attendu d’être à plusieurs lieues de marche pour pouvoir se vider, et avait passé une heure toute entière à pleurer. Il n’avait pas su déterminer ce qui l’avait le plus choqué : tant de violence, ou avoir été lui-même artisan de cette violence pendant les quatre premières années de sa vie.

 

Et les jours suivants n’avaient pas été bien faciles, non plus. Chaque fois qu’il était passé près d’un village Humain, il n’avait pas pu s’empêcher d’observer discrètement les habitants. Des gens simples, menant une vie modeste, rude, souvent teintée de la peur de l’étranger ou de l’inexpliqué, mais quand ils se réunissaient, en famille ou entre amis, ils étaient heureux. Au fur et à mesure de son avancée, le jeune Skaven Blanc était de plus en plus envieux. Et, naturellement, il s’était bien gardé de se présenter à eux, conscient qu’ils le chasseraient vite à coups de pierres.

 

Il s’était toutefois remis de toutes ces émotions, et avait redoublé de vitesse pour atteindre sa destination au plus vite. Désormais, il touchait au but, et cela lui redonnait du courage. Enfin, alors que le soleil finissait de descendre sur une mer de brume, il distingua au loin la forme sombre d’une grande bâtisse.

 

Gottliebschloss était un château au milieu d’un domaine dirigé par le seigneur Gottlieb. Bâti à l’orée d’une forêt, ce château n’était pas très grand, mais il avait l’air solide. Un donjon circulaire s’élevait au centre des hauts remparts, et les Humains avaient creusé des douves profondes et larges au pied des murailles. Le petit homme-rat fronça les sourcils quand il distingua une multitude de taches tout autour du périmètre. Il siffla d’inquiétude.

 

Gottliebschloss était cerné par des Skavens ! Un campement entier, constitué de tentes de peau de bêtes dressées à la va-vite, dans lequel grouillaient les silhouettes courbées de Guerriers des Clans. Il y en avait un grand nombre, peut-être une centaine ou deux. Psody étudia attentivement leur position. Vraisemblablement, ils n’étaient pas prêts à passer à l’attaque. Ils « se contentaient » d’assiéger la forteresse Humaine. Un minimum de risque, une réussite pratiquement garantie tant qu’aucune aide extérieure n’intervînt... seulement, cela compliquait les choses du point de vue du petit Skaven Blanc. Comment allait-il pouvoir approcher Gotrek et Félix ?

 

Il s’était déjà posé la question, et avait imaginé des stratagèmes comme une lettre discrètement portée, une infiltration par les égouts, n’importe quoi du genre, avec une bonne présomption d’être reçu avec une grande méfiance. Or, cet état de siège changeait radicalement les choses : tant que ces fils du Rat Cornu seraient sur place, il n’aurait aucune chance d’être reçu amicalement, ni même écouté ! Il serra les poings de frustration. Puis il se concentra, et saisit peu à peu les enjeux.

 

S’il voulait inspirer confiance à Félix Jaeger, il n’y avait qu’une solution : le convaincre qu’il était différent des autres Skavens. Et pour cela, il vit un moyen qu’il jugea bon. Ses yeux roses brillèrent de détermination quand il songea :

 

Je vais tous les éliminer !

 

Et il le ferait sans hésitation pour parvenir à ses fins. Il ne s’agissait plus d’abattre un Humain clément dans le dos ou de massacrer des innocents blessés. Pour lui, les Skavens étaient devenus des monstres sadiques et violents, et dans son esprit juvénile, se battre contre eux était désormais un devoir pour racheter ses propres fautes.

 

Il approcha discrètement, se cachant dans les fourrés, derrière les arbres. Il ne voulait pas se montrer tout de suite. Non pas qu’il craignait se faire prendre par ses pairs – il était bien trop loin de Vellux et encore méconnu pour se faire reconnaître par tout le monde. Mais il avait envie d’attirer le moins possible l’attention, et préférait être sûr d’avoir un plan bien construit avant d’entrer en contact avec ces Skavens-là. En regardant mieux, il repéra de nombreuses bannières. Enfin, les fils du Rat Cornu appelaient « bannières » ces ornements morbides composés de cadavres cloués sur des planches disposées en triangle.

 

Hum… ça sent le Clan Moulder !

 

C’était bien dans les manières de ce Clan d’arborer de tels étendards. Et la présence d’immenses cages, longues de plusieurs dizaines de pieds, conçues pour entreposer des créatures monstrueuses, confirmaient ses soupçons.

 

Psody décida de faire le tour de la place en espérant trouver un moyen de faire progresser la situation à son avantage. Il se déplaça de nouveau, en prenant bien garde à rester sous le vent. Les Skavens du Clan Moulder avaient les sens plus affûtés que ceux des autres Clans, et il ne voulait pas qu’on sente son odeur tout de suite. Il distingua deux Vermines de Choc qui surveillaient l’espace entre deux tentes qui faisait office d’entrée du campement.

 

Le soleil était à présent couché. C’était le crépuscule. Cela ne faisait guère de différence pour lui, mais il savait que les Humains allaient devoir rester retranchés sous les feux de leurs torches, s’ils voulaient avoir plus de chances de survie.

 

Un réflexe fit pivoter l’oreille du petit Skaven Blanc vers l’arrière. Il se tourna, et fit quelques pas dans la direction d’où venait le bruit. Il s’éloigna du château, pour s’enfoncer dans la forêt. Il distingua le ruissellement d’une petite rivière, couvert par des sons d’une violente lutte. Des halètements, des sifflements de rage, et le froissement de lames s’enfonçant dans de la chair. Vite, il bondit dans un buisson, et ne bougea plus.

 

Un groupe d’Humains se battait sauvagement contre une bande de Skavens. Comme à leur habitude, les Skavens étaient deux fois plus nombreux et luttaient avec acharnement. Les Humains faisaient preuve d’une énergie redoutable. Ils ne portaient pas d’uniforme, simplement des vêtements de cuir et un long manteau. Les armes étincelaient à chaque impact, le sang volait par giclées, les os et cartilages craquaient. Psody vit que plusieurs cadavres des deux camps s’étalaient déjà sur les feuilles mortes.

 

Peu à peu, l’écart entre hommes et hommes-rats se resserrait. Dès qu’un Skaven tombait sous les coups d’un Humain, un autre tentait de fuir, et se retrouvait rapidement rattrapé et éliminé. Néanmoins, les fils du Rat Cornu pugilaient avec l’énergie du désespoir. Au bout d’une longue minute, il ne resta plus qu’un seul Humain, face au plus grand Skaven. Quelques passes plus tard, la pointe de l’épée courte de l’homme trouva son chemin jusque dans le sternum du Guerrier de Clan. Le Skaven tomba à genoux en gargouillant, cracha un filet de sang, et se tortilla nerveusement sur le sol avant de mourir.

 

L’Humain soupira de soulagement, s’épongea le front, et se permit un petit ricanement.

 

-         Il est pas né, le rat d’égout qui plantera Kleist !

 

Psody resta bien caché. Il était évident que cet Humain-là ne serait pas disposé à se montrer amical. D’ailleurs, il n’allait pas rester bien longtemps en vie, non plus. Le petit homme-rat remarqua que l’un des Skavens à terre, un Tirailleur Skryre, n’était pas tout à fait mort. Il mobilisa le peu d’énergie qui lui restait pour lever son pistolet à malepierre, et ouvrit le feu. Le jeune Skaven Blanc sursauta en entendant la détonation. L’espace d’un instant, il revécut le moment où un arbalétrier avait bien failli le tuer de cette façon. Sans l’intervention providentielle de Chitik, son frère aîné au pelage noir, il n’aurait pas été là.

 

Kleist s’écroula, le nez dans une taupinière, et ne bougea plus. Il n’avait pas eu le temps de regretter la perte de ses camarades.

 

Le petit homme-rat attendit quelques minutes, pour être sûr de ne pas être surpris par d’autres attirés par le vacarme. Puis il sortit de sa cachette, en restant à l’affût. Il compta six Humains et vingt Skavens. Trois contre un, même plus, en faveur des Skavens, et pourtant le combat s’était terminé par un match nul. C’était dire à quel point les hommes de l’Empire s’étaient avérés être de redoutables guerriers. Le petit homme-rat ne toucha à rien. Il n’y avait rien à trouver sur les Skavens, et pour les Humains…

 

Si je les dépouille, les Impériaux me prendront pour un voleur !

 

Un seul objet, toutefois, retint son attention. L’un des hommes de Kleist portait autour du cou une corne polie et sculptée, avec une cordelette. C’était sans doute un moyen de signaler sa présence à la façon des Humains. Il se décida à la récupérer, pensant qu’il pourrait y trouver une quelconque utilité, et la fourra dans son sac. C’est alors qu’il entendit quelque chose qui le fit se redresser. Il s’éloigna de la rivière pour mieux percevoir le flot de syllabes qui se fit de plus en plus claires. Oui, c’était bien des jurons dans sa langue natale.

 

-         Allez, plus vite que ça, bons à rien-rien ! Il ne faut pas faire attendre Jourg !

 

Psody se cacha derrière un buisson, et regarda furtivement. Il vit arriver dans sa direction trois Skavens. Deux servants ployaient sous une chaise à porteurs, sur laquelle trépignait un Skaven Blanc maigre, avec un long museau tacheté de noir.

 

Ce spectacle donna une idée au petit homme-rat.

 

Ils attendent un Skaven Blanc ! C’est un moyen !

 

Il appela alors :

 

-         Holà, frère Prophète Gris !

 

Le Skaven Blanc tira sur une ficelle enroulée autour du cou du porteur à l’avant.

 

-         Stop-stop !

 

Le convoi s’arrêta. Le Skaven Blanc se leva et glapit :

 

-         Qui est là ? Qui a parlé ?

-         C’est moi !

 

Psody leva les bras, et quitta le buisson lentement. Le Skaven Blanc se pencha vers lui.

 

-         Oh, mais qui es-tu ?

-         Je suis Psody, élu du Rat Cornu, comme toi. Et toi ?

-         Boughree. Que fais-tu ici ?

-         Je viens assister Jourg !

-         Ah oui ?

-         Oui, c’est bien le chef du camp plus loin, n’est-ce pas ?

 

Boughree fit une grimace sceptique.

 

-         Tu parles bien de Jourg du Clan Skryre ?

 

Psody allait répondre par l’affirmative, mais il s’arrêta d’extrême justesse. Et si ce Prophète Gris voulait le piéger ? Le jeune homme-rat réfléchit à toute vitesse.

 

Voyons, si Jourg est le chef, sa bannière devait être visible un peu partout. Ce n’est pas celle du Clan Skryre que j’ai pu voir !

 

-         Non, il fait partie du Clan Moulder !

 

Le faciès de Boughree se décrispa, il eut un rictus satisfait.

 

-         C’est exact. Pardonne cette ruse, mais la prudence est précieuse-précieuse.

 

Psody lui rendit son sourire, en pensant qu’il venait de battre ce Prophète Gris à son propre jeu. Ce dernier demanda :

 

-         Tu as l’air plutôt jeune pour un Prophète Gris.

-         J’ai goûté à la malepierre il y a seulement quelques lunes.

-         Ah, je vois. Tu es encore un petit raton.

 

Boughree grimaça alors une espèce de sourire condescendant qui enflamma le système nerveux du petit Skaven Blanc. En effet, tout cela entrait en contradiction avec les valeurs que Katel lui avait inculqué, et ce qui était jadis rageant mais supportable lui était désormais inacceptable. Il fit un terrible effort pour ne rien laisser paraître de son indignation. L’autre ne se rendit compte de rien, et demanda :

 

-         Tu n’as pas vu des Guerriers des Clans, dans le coin ?

-         Si, si ! Près de la rivière, ils ont été tués-tués par des choses-hommes.

 

Boughree frissonna de rage.

 

-         Quoi ? Oh, par le Rat Cornu ! C’était ma garde !

-         Ta garde ?

-         Conduis-moi à eux, je vais t’expliquer.

 

Le Prophète Gris descendit de sa chaise. Il donna un coup de patte sur la nuque du porteur de tête.

 

-         Restez ici, je n’en ai pas pour longtemps.

 

Et les deux Skavens Blancs trottinèrent vers la rivière.

 

 

-         Tu es venu aider Jourg, toi aussi ?

-         Oui, avec mes Guerriers des Clans. Son Prophète Gris… a été malade. Je connais bien Jourg. Ami-ami avec lui. Je remplace-remplace son Prophète Gris.

 

Ils arrivèrent rapidement sur les lieux du massacre. Boughree trépigna.

 

-         C’est pas vrai ! Vingt Guerriers des Clans, et ils sont tous morts !

-         Les Hum… les choses-hommes ont eu de la chance. Ils l’ont payé de leur vie.

-         Ouais… Tiens, dis-moi un peu si tu vois quelque chose d’intéressant.

 

Boughree ne voulait pas s’abaisser à fouiller les cadavres Humains. Il fit un geste vers les corps, l’invitant à faire le sale boulot. Une nouvelle preuve de mépris à son égard. Psody songea que ce Prophète Gris, non content de prendre un malin plaisir à l’humilier, risquait de devenir un obstacle de poids s’il ne se débarrassait pas de lui très vite, à la première occasion.

 

Maintenant, par exemple !

 

Il fit mine de se pencher sur l’un des corps pour l’examiner. Il fouilla sous les vêtements de l’homme d’une main, et dégaina lentement sa dague de l’autre, en prenant garde de rester dos tourné. Une fois son arme bien en main, il s’écria :

 

-         Oh ! Viens voir-voir !

 

Boughree pressa le pas vers Psody.

 

-         Quoi, quoi ?

 

Il s’arrêta derrière le petit homme-rat, et se pencha en avant pour regarder par-dessus son épaule. Mais celui-ci se leva d’un bond, pivota sur ses talons et, dans le même mouvement, planta fermement sa dague dans le cœur de son aîné. Boughree écarquilla les yeux.

 

-         Mais… pourquoi ?

 

Psody attrapa le Skaven Blanc par le col, et susurra d’une voix terrible :

 

-         Je dois savoir ce que le Rat Cornu veut me dire, même si je dois sacrifier-sacrifier tous les Skavens de ce camp pour y arriver ! Et t’es le premier !

 

Il retira son couteau, et l’enfonça dans tout le torse de l’autre Skaven Blanc, encore et encore. Puis il lui trancha la gorge, le faisant s’écrouler avec un bruit flasque. Il essuya la lame de son arme sur les vêtements de sa nouvelle victime, la rangea dans sa ceinture. Il remarqua l’anneau serti d’une perle sanguine que le Prophète Gris avait au doigt. Il le lui retira précautionneusement avant de le ranger dans sa petite sacoche. Après quoi, il tira le corps jusqu’à la rivière, et le fit basculer dans l’eau. Le cadavre du Skaven Blanc coula à pic.

 

Psody tremblait comme une feuille. Il ne regrettait aucunement son geste, mais prendre une vie n’était désormais plus un acte aussi anodin pour lui. Il aperçut alors une petite bourse de cuir tombée de la dépouille de Boughree. Il l’ouvrit, et une odeur très particulière lui sauta au museau. Cette odeur ne laissait pas la moindre place au doute.

 

De la malepierre !

 

Mais oui, c’était bien les petits cristaux émettant une douce lueur verdâtre. Le pouvoir, la puissance du Warp à portée de main, pourvu qu’on les mette à la bouche. La puissance corruptrice des Prophètes Gris, la dépendance et la folie menaçant à chaque prise, mais le jeu en valait la chandelle pour qui acceptait de prendre le risque.

 

Psody n’hésita pas longtemps. D’un geste, il lança la petite bourse de cuir dans la rivière. Elle disparut en un instant, emportée par le courant.

 

J’espère qu’il n’y aura pas trop de poissons mutants, cette année…

 

Il se rappela alors des deux porteurs. Ces deux-là allaient aussi devoir disparaître. Un Skaven seul et à pied pourrait entrer chez Jourg, avec encore un ou deux détails pour paraître plus crédible.

 

Il s’accroupit près de l’Humain qui présentait les plaies les plus profondes et les plus sanglantes, et se mordit la lèvre.

 

Désolé, Dame Katel…

 

Il s’allongea de tout son long sur le cadavre, et frotta vigoureusement ses vêtements sur les blessures, les badigeonnant ainsi de sang. Il se barbouilla également les mains, le visage et les cuisses, et ajouta quelques taches de sang Skaven. Puis il alla retrouver les porteurs. Il ne lui fallut qu’une dizaine de secondes pour les foudroyer tous les deux grâce à la magie du Warp. Enfin, il courut vers le camp, prêt à affronter Jourg du Clan Moulder.

 

 

Les deux Vermines de Choc eurent l’air surpris de voir arriver de nulle part ce petit Skaven Blanc couvert de sang et débraillé.

 

-         Attention, attention ! Il y a du grabuge ! Conduisez-moi à votre chef, vite !

 

Sans mot dire, l’un des deux Skavens Noirs fit signe à Psody de le suivre. Tous deux traversèrent ainsi le campement.

 

Psody dut le reconnaître, ils étaient plutôt bien équipés. Pas de quoi résister à une armée entière, mais les habitants de Gottliebschloss avaient des soucis à se faire. Le camp était sous la responsabilité du Clan Moulder, et cela se voyait. Le Skaven Blanc passa devant une grande cage de dix pieds de haut, dans laquelle étaient enfermés deux énormes rats-ogres. Plus loin s’étalaient plusieurs boîtes en bois bien fermées, et pourvues de trous sur les côtés, qui laissaient échapper des petits couinements. Des rats grands comme des petits chiens, prêts à être lâchés dans les égouts du château.

 

Plus loin, quatre Skavens au poil sombre, encapuchonnés, aiguisant toute une collection de lames de toutes les tailles. L’un d’eux avait d’ailleurs remplacé ses incisives par des lames de couteaux. En face, trois ingénieurs du Clan Skryre aux membres tordus testaient leurs arquebuses à malepierre en s’exerçant sur une cible mouvante, un malheureux Skaven avec un rond peint sur sa poitrine au poil ras. Psody et le Skaven Noir croisèrent une dizaine de Guerriers des Clans en train de faire des allers-retours en courant. Du coin de l’œil, le jeune homme-rat distingua une haute forme sombre. En regardant mieux, il comprit de quoi il s’agissait.

 

Ils ont une Cloche Hurlante ! Les choses deviennent amusantes…

 

La Cloche Hurlante était l’une des plus effroyables inventions des Skavens pour la guerre. Cela se présentait comme un grand chariot tiré et poussé par des esclaves. La partie supérieure était constituée d’un petit clocher de bois, surmonté d’une impressionnante cloche en bronze forgé incrusté de malepierre. Le siège qui se trouvait devant la cloche était occupé par un Prophète Gris, qui pouvait ainsi surveiller en hauteur le déroulement d’une bataille, donner ses instructions, utiliser la magie du Warp sur ses ennemis, et surtout, faire sonner la cloche, et envoyer ainsi des vibrations suffisamment puissantes pour surexciter les Skavens qui devenaient ainsi bien plus efficaces au combat et disloquer des bâtiments entiers.

 

Psody n’avait jamais eu l’occasion de manœuvrer un tel engin dans des conditions de bataille réelles, mais le Prophète Gris Vellux lui avait appris les bases et fait faire quelques exercices avec la cloche de Brissuc sur des bâtiments abandonnés. Tout l’art du sonneur consistait à bien doser la force des coups de marteau, car de trop fortes vibrations pouvaient provoquer des malaises chez les Skavens, et détruire la Cloche.

 

Enfin, le Skaven Noir gronda :

 

-         C’est ici.

 

Ils s’étaient arrêtés devant une grande tente ronde d’une vingtaine de pieds de diamètre, largement ouverte. Le Skaven Blanc distingua une épaisse silhouette sombre dont se détachaient deux perles luisant d’un éclat orangé au niveau du visage. Une voix aigrelette grinça :

 

-         Tiens, tiens ! Un Prophète Gris que je ne connais pas !

 

Psody vit sortir de la grande tente un Skaven brun qui présentait des caractéristiques inhabituelles pour les hommes-rats : il avait des incisives particulièrement longues et acérées, des yeux brillant d’une lueur inquiétante, plusieurs plaies suppurantes et un deuxième bras droit, plus long, plus musclé et de couleur paille collé sous l’aisselle, à hauteur des côtes.

 

-         Chef puissant-futé, ce Prophète Gris s’est présenté à nous, expliqua le Skaven Noir. Je vous l’amène selon vos ordres.

-         Je vois bien que c’est un Prophète Gris, imbécile-imbécile ! Mais ce n’est pas celui que j’attendais. Où est Boughree ? Qui es-tu ?

-         Je suis Psody, fils du Rat Cornu. Boughree est mort, ainsi que son escorte ! J’ai tout vu. Ils ont été massacrés par des choses-hommes ! Boughree s’est défendu, mais ils l’ont eu. J’ai achevé les deux survivants. Juste avant de mourir, Boughree m’a confié son anneau et m’a demandé de te le remettre.

 

Psody sortit de sa sacoche l’anneau, et le tendit à Jourg. Celui-ci s’en saisit de sa main supplémentaire, et le regarda attentivement.

 

-         Hum… Ça se tient.

-         Voyons, quel intérêt aurais-je à te mentir ? Ou alors… oserais-tu douter de la parole d’un Prophète Gris, Jourg du Clan Moulder ? dit le jeune homme-rat d’une voix doucereuse et inquiétante.

 

Il joua tellement bien son rôle que le Moulder finit par accepter cette histoire. Il en retrouva même la déférence qu’il avait négligée jusqu’alors. Il s’agenouilla et bredouilla :

 

-         Jamais-jamais, subtil et juste messager de notre dieu. Que peut votre misérable-minable serviteur, ô lumière éclairant nos sombres esprits ?

 

Ni le compliment obséquieux, ni le fait de voir ce répugnant personnage s’aplatir devant lui ne plut au petit Skaven Blanc. Cela ne lui déplut pas non plus. En fait, cela le laissa indifférent. La flagornerie des Skavens était désormais sans effet sur lui. En revanche, il allait pouvoir en savoir plus sur Gottliebschloss.

 

-         Dis-moi dans quel état sont les choses-hommes !

-         Elles ne devraient plus tarder à céder ! Cela fait près de deux lunes qu’on les assiège ! Fatigués-fatigués, ils vont manquer de nourriture-nourriture.

-         Et vous ne les avez toujours pas vaincus ?

 

Jourg fit la grimace.

 

-         Choses-hommes plutôt têtues. Refusent de se rendre, et bien armés ! Ils ont des jezzails de choses-hommes ! Guerriers des Clans qui approchent trop sont tués par leurs balles-balles. Mais j’ai demandé d’autres renforts. Bientôt-bientôt, nous serons assez nombreux pour les écraser !

-         Parfait. Je t’aiderai à mener l’attaque.

-         Merveilleux-merveilleux, ô magnificence ! Avec l’appui d’un élu du Rat Cornu, nous gagnerons, pour sûr ! Je vais faire dresser une tente pour vous tout seul.

 

Psody hocha lentement la tête avec un sourire qu’il voulut approbateur. En réalité, il sentait que les ennuis s’amoncelaient. Plus les Skavens seraient nombreux autour de Gottliebschloss, plus il serait difficile de les déloger. Il allait devoir agir rapidement !

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