Un coup de pied dans la Ruche
Le monofilament de ma lame se rétracte dans la poignée d'une pensée, laissant un instant flotter dans l'air un fil de sang.
Au sol, la tête de mon guide involontaire est tournée vers moi, à quelques centimètres du rebord. Ses yeux morts sont tournés vers moi. Je ne pense pas que son cerveau ait survécu assez longtemps pour me voir. Pas que cela ait la moindre importance, mais je me demande toujours ce qui est le plus dur. Mourir sans en comprendre la cause ou ressentir une dernière terreur en comprenant ce qui frappe ?
Son corps étêté est allongé sur le ventre, luisant des réfractions du lumiglobe tombé sur le métal du sol. On dirait un spectre sur le point de s'envoler.
D'un coup de pied sans effort, je projette la lumière et le corps dans l'abîme. La lueur brille doucement pendant les quelques secondes de chute puis s'éteint d'un coup quand les flots rugissants avalent, broient et dissolvent corps et lampe dans un seul mouvement. Je laisse la tête sur le rebord. Je connais l'efficacité de ces signes. Laisser aux personnes chercher les raisons d'une décapitation crée généralement une lente et profonde terreur que Ia révélation de ma présence ne sert qu'à sublimer, même si vu les horreurs auxquelles sont habitués les habitants de la région, le stratagème ne sera pas aussi efficace qu'en d'autres parties de la ruche.
Je me faufile jusqu'à la lisière de la lumière. L'entrée que je cherche est une porte d'environ 2m de haut percée dans la paroi. Il n'y a pas de garde de ce côté. Ils doivent préférer l'air à peine plus sain de l'autre côté.
Je souris en pensant à ce que les drogues qui m'accompagnent doivent faire avec l'ammoniaque. Je suis sûr qu'elles vont trouver un moyen de me le rendre utile.
En deux sauts, je me hisse sur le rebord qui soutient la lanterne, toujours en évitant la lumière. Je me cale en équilibre dans l'attente d'une opportunité de franchir discrètement la porte. Les conditionnements spécifiques à cette mission luttent contre la nature violente de mon être. Je sens mon sang bouillir de la soif de celui des autres, mais ce n'est pas encore le moment.
Pourquoi m'ont-ils envoyé ? Un Eversor plutôt qu'une Callidus ? Elle aurait sû aisément se mêler à ses cibles, entrer dans la peau qu'il faut alors que j'ai dû me retenir depuis tout ce temps de dépecer mon guide. Il avançait si doucement avec son métabolisme non modifié.
Vivement que j'atteigne ma cible. Sans même en avoir conscience, je caresse l'implant inhabituel qui dépasse légèrement de mon ventre. Dedans se trouve le cocktail d'anti-inhibiteurs que je ne dois relâcher qu'au moment propice.
Il me permettra de retrouver mon état normal. J'ai tant hâte de retrouver le plaisir du carnage, laisser hurler ces voix qui remuent dans ma tête, bâillonnées mais toujours si présentes. Elles m'accompagnent depuis ma renaissance. En fait ma seule vraie naissance. Du plus loin que je me souvienne, j'ai été baigné d'un hurlement maladif assoifé de sang et de colère. Jusqu'à cette mission où cette seule famille qui m'ait jamais entouré m'a été retirée.
Au bout de quelques dizaines de minutes, j'entends des pas se rapprocher de l'autre côté de la porte. Bruit de semelles ferrées sur le béton du tunnel. Quelqu'un de pesant.
Un déséquilibre de poid se répercute dans la marche. Certainement dû à une arme lourde portée en bandoulière. Côté droit.
Je me décale de l'autre côté.
Du bruit dans la serrure. Une grosse clef qui tourne. Serrure à l’ancienne. De toute façon, l’électronique ne devait pas faire long feu dans le bouillon vicié qui servait d’atmosphère à l’endroit.
La lanterne s'éteint. La porte s'ouvre sans ajouter de lumière. Le garde doit avoir un système de vision nocturne et pense être avantagé. Ma vision ne fait presque pas de différence entre le plein jour et la nuit.
Je le vois qui baisse la tête pour sortir du tunnel. C'est un colosse chauve à la peau du crâne parsemée de plaques, de rougeurs, de croûtes. Son visage est enchassé dans un masque respiratoire crasseux, surmonté d'une paire de lunettes de vision thermique qui doivent dater de la fondation de la ruche. Il tient à deux mains une grosse arme artisanale devant lui, une sorte de fusil à pompe massif, et fait quelques pas sur le chemin. Il scrute particulièrement la direction par laquelle je suis arrivé. Le messager devait être attendu.
Sans le savoir, il vient de sauver sa vie. Je descends de mon perchoir et me glisse subrepticement par la porte. Un instant, j'espère que le garde va voir la tête laissée sur le rebord et vouloir donner l'alarme, me permettant de justifier une mise à mort que me réclame les voix réfrénées. Mais cela fait trop longtemps que les tissus se sont refroidis, laissant la signature thermique se perdre dans les parasites.
J'avance silencieusement dans le noir du couloir, laissant le garde à sa surveillance pathétique. C'est encore un tunnel rond, bien que beaucoup plus petit. Son diamètre doit être d'environ quatre mètres. Certainement un conduit d'évacuation secondaire de l'usine d'ammoniaque proche. Je m'accroupis pour observer le sol. Sa sécheresse et la couche de poussière qui entoure le sentier laissé par les gardes et visiteurs signifient qu'il ne doit pas avoir servi à sa fonction première depuis de nombreuses années. Je marche pendant deux cent cinquante mètres avant que le tunnel se retrouve bouché. Ça a l'air d'être un assemblage de plaques de métal variées, récupérées certainement sur divers bâtiments. Ou véhicules me dis-je, en apercevant certains marquages.
Sur le côté gauche, un rai de lumière dessine une porte.
Je m'en approche doucement, colle mon oreille et mes mains au battant en métal. Pas un bruit. Je concentre mon énergie dans mon audition et mon toucher mais rien de plus, aucune vibrations, que ce soit auditives ou sensorielles. Je ne sens pas de circuit électrique sur la porte, juste un fil qui la longe par la gauche, certainement pour alimenter la source de lumière. Mes capteurs ne détectent aucune particule chimique pouvant rappeler un explosif ou des poisons. S’il y a un piège, il est purement mécanique et j’ai confiance en mes réflexes pour l’éviter.
Je jette un œil en direction de ma provenance. Le garde n’est pas encore revenu dans cette partie du boyau et ne remarquera pas l’entrée de lumière concomitante à l’ouverture. Je pose la main sur la porte et tourne doucement, à l'affût du moindre cliquetis. Rien.
Je m’accroupis puis d’un geste rapide, j’entrouvre juste la porte pour pouvoir m’y faufiler, me jette à l’intérieur et referme. Dans ce court instant, j’ai le temps de repérer la zone d’ombre la plus proche et je m’y projette pour m’y camoufler.
Je suis installé dans l’angle entre la barricade et la paroi du tunnel opposé à la porte, hors du cercle lumineux provenant d’une ampoule nue située juste au-dessus de la porte.
Le garde que j’ai esquivé doit passer son temps ici entre ses rondes. Dans le cercle de lumière se trouve une table avec quelques chaises, des coffres fermés servant sûrement de cantine. Dans la partie sombre, je vois -et sens- un matelas et des frusques sales posés au sol.
Au mur se trouve un appareil antique relié à un gros câble qui court le long du mur à environ deux mètres de haut. Cela doit être un communicateur, donc le prochain checkpoint doit être assez éloigné. Le tunnel se poursuit, éclairé par des ampoules réparties à intervalles réguliers, créant des cercles de lumière aussi loin que mes yeux peuvent le voir. Toujours aucun signe de vie.
Je repars dans les profondeurs. Mon organisme me prévient que les niveaux de toxines ont baissé. Le bruit du fleuve de déchets a baissé, quasi imperceptible sous le bourdonnement et grognement de machines lointaines. Par moment le tuyau frémit sous des chocs puissants sans qu'il soit possible de les situer. Je marche sur le côté droit du tunnel, hors des cercles lumineux.
Après trente minutes de marche, la lumière devant moi augmente fortement. Je dois arriver à un poste de garde. Je me colle à la paroi et mon immobilité me rend impossible à discerner, le temps que j’analyse la situation.
Ma vision modifiée se joue des différences d’intensités lumineuses pour révéler les sacs de sable cachés par l’éblouissante lumière. La vue thermique révèle les six formes humaines qui vaquent à leurs occupations dans leur illusion de sécurité. Mes instincts rugissent avec l’apparition de ces formes rouges mais mes inhibiteurs se mettent en branle aussitôt, réfrénant la chaleur qui monte dans mon corps avant que mon cerveau ne passe en mode berserk. Je tremble un instant, alors que fait rage dans mon sang la lutte entre tous les éléments chimiques antagonistes qui le composent. Les inhibiteurs finissent par dominer le cocktail et je dois gérer la situation de la façon la plus discrète possible. Quelle plaie. Si je pouvais libérer toutes mes possibilités, les 6 taches rouges que je vois à 50 mètres seraient déjà étalées sur le sol et les murs.
Je grimpe sur le mur et commence à avancer dans l’ombre du plafond en utilisant mes griffes. Je me demande ce qu’ils craignent. Les attaques de gangs ? des bêtes sauvages ? En tout cas, ils ne s’attendent pas à la colère et au massacre que je pourrai enfin libérer quand je serai arrivé à destination.
Je progresse souplement, évitant les zones friables ou bruyantes.
J'arrive bientôt au-dessus des sacs de sable et peux voir les gardes. Ils sont aussi massifs que celui que j'ai évité à l'entrée du tunnel, également chauves et à la peau patchwork de croûtes, plaques et cicatrices. Leur équipement est artisanal, sauf pour l'un d'entre eux dont le pistolet bolter qui pend à son côté est à la fois ancien et bien entretenu. Même si c'est une arme répandue sur tous les mondes de l'Imperium, il est rare qu'elle arrive jusqu'ici dans un état de fonctionnement acceptable. Son aspect industriel tranche avec les pistolets et fusils à pompe des autres gardes. Deux d'entre eux n'ont même que des espèces de masses, posées sur le sol négligemment à leur côté. Je prends le temps d'observer le possesseur du pistolet boIter. Un peu plus petit que les autres, sa peau semble légèrement plus violacée avec des veines sombres et turgescentes qui courent sous l'épiderme abîmé. Son sang doit être gorgé d'une toxine particulière. Voir un plein cocktail. Peut-être un pyrrolidone particulier ? ou un bromure d'éthidium, qui pourrait aussi expliquer par ses capacités mutagènes la démarche particulière. Quelque chose semble bizarre dans sa structure osseuse.
Une sonnerie retentit soudain, sans que cela ne déclenche de sursaut particulier dans les rangs des gardes. Celui avec le pistolet bolter s'approche et décroche un combiné. Il échange quelques mots, certainement avec le garde de la porte. Après avoir raccroché, il écrit un message puis charge l'un des autres gardes de le porter à Baan Brekend.
Je crois que j'ai trouvé mon nouveau guide.