Un coup de pied dans la Ruche
Souffrance, brûlure, une heure déjà que ses poumons hurlent. L'air qui filtre à travers le masque a l'oxygène rare, mélé et souvent remplacé par le souffre, le dioxide de carbone ou l'une des innombrables toxines qui stagnent dans l'air, résidus en perpétuelle augmentation des activités humaines des niveaux supérieurs.
Le coeur apporte juste l'oxygène suffisant pour faire tourner les muscles de ses jambes, lui permettre de les mettre l'une devant l'autre, encore et encore, jusqu'à destination.
Il ne vit que pour ses jambes, Orgr lui a bien fait comprendre.
En fait, il ment en disant que seules ses jambes expliquent sa survie. La carte des plus-que-bas-fonds tracée au fil des courses dans sa tête est un atout précieux.
Courir entre les monstrueuses centrales qui captent l'énergie de la planète, virevolter sur Ies câbles d'alimentations qui disparaissent dans les hauteurs, franchir d'un bond en apnée des canaux d'effluents toxiques de plus en plus larges, c'est toute sa vie. Enfin, c'est surtout la seule raison pour laquelle il est encore en vie. Donner des coups et en recevoir sans s'effondrer ne convient pas trop à sa morphologie sèche et petite. Il manque de l'intelligence ou de la cruauté nécessaire pour se démarquer de la masse des iubellator, tous ces jeunes qui se pressent autour de Orgr, espérant intégrer sa bande de guerriers. Ce qui se rapproche le plus d'une élite. Pour le moment, seules ses jambes lui offrent un échappatoire à une brève vie de misère.
Sinon quels choix? finir fouillordure au corps cassé, destiné à crever dans les immenses cavernes de résidus de déchets des étages supérieurs, déjà triés et recyclés d'innombrables fois. Ou racleur de métal aux doigts et poumons rongés par les produits abrasifs utilisés pour décaper les parois des tunnels pour en extraire une infinitésimale quantité d'adamantiun. De ce qu'il en avait entendu, la quantité de métal ramassée par les meilleures racleurs - enfin, surtout ceux avec la résistance la plus forte- ne représentait pas plus que l'ongle du petit doigt, que la plupart perdait en règle générale dès le premier mois. Et ça sur toute l'étendue de leur semblant de vie.
Mais il y a plus bref encore. Certains n’ont d'intérêt que pour les matières organiques de leur corps.
Comme à chaque fois qu'il y pense, il est replongé dans l'odeur de plantes mêlées à la pourriture. Souvenir de cette course vers le domaine de l'agricola Gardenis. D'abord cet immense portail de fer sculpté. On l'appelait la porte des arbres, et c'est seulement quand il l'avait franchi par une petite porte qu'il avait compris. Le vertige l'avait saisi. Plus aucune trace de métal nulle part, toutes les parois étaient couvertes de lianes épaisses comme un homme. Des plantes aux larges ombrelles violettes l'entouraient, sans pourtant masquer la lumière qui baignait les lieux. C'était l'endroit le plus éclairé qu'il avait jamais vu. Peut-être même le plus de lumière de tout Péqübaieff.
Il avait cligné des yeux, abasourdi par ces nouveautés. Ses premiers pas sur l'humus mou qui formait le sol lui avaient été désagréables. Il s'était senti si instable sans le dur métal de la ruche sous ses pieds. Mais cela n'avait été qu'un inconfort mineur par rapport au malaise qu'il avait ressenti à la vue des files d'enfants hagards qui avançaient devant lui. Marchant vite, il avait remonté la livraison. Si maigres et faibles, ils avançaient avec peine et résignation. Leurs tatouages frontaux les identifiaient comme provenant des territoires de Flavien, le chef du segment Reactoris Southis. Les horticolae de Gardenis accompagnaient leurs titubations et les guidaient. Il était dit qu'ils étaient eux-même choisis parmis les pauvres hères qui échouaient dans le domaine, comme une rédemption. L'agricola était ainsi parfois appelé Salvators, alors même que son domaine voyait mourir le plus grand nombre d'humains de la planète.
Les horticulae donnaient en effet envie. Leur carrure dépassait celle des plus grosses brutes qu'avait jamais croisées Markuss. Ils avaient pourtant tous été parmis ces foules hébétées, marchant d'un pas résigné vers une mort plus utile à la plus-que-basse société que ne l'aurait été leur vie.
Il se souvient avoir rapidement délivré son message à son destinataire et avoir été heureux de quitter les lieux, soulagé de ne pas avoir à attendre de réponse. Au portail, il avait dû patienter pendant qu'une file d'énormes chariots chargés de pains protéinés croisait la matière première sur pied.
Markuss frissonne à ce souvenir. Il a vu de nombreux drames, comme tout habitant de Péqübaieff. Des accidents, des meurtres, des familles se déchirant, se mutilant, se dévorant, rendues folles par la faim ou par un des parasites qui infestent certaines zones. Des épidémies foudroyantes et les confinements violents les accompagnant. Mais tout ça n'est rien par rapport au sentiment d'inutilité qui a saisi tout son être chez Gardenis.
Retour au présent et à la brûlure grandissante dans ses poumons. C’est le signe qu'il approche. Son but se trouve à l’arrière d’une usine d'arsenic qui empuantit et empoisonne tous ses environs, dans un des tunnels d'évacuation qui rejoignent la Mare Toxis, gigantesque réserve de déchets souterraine qui se remplit peu à peu. Nul n'en connaît Ia profondeur. Et surtout nul n'espère être là quand elle débordera.
Ses pieds courent avec agilité sur le rebord métallique de moins d'un mètre, dans le faisceau de lumière jaune du lumiglobe accroché à sa poitrine. C'est un de ses plus précieux trésor. A la réflexion, c'est même SON plus précieux trésor. Sans lui, cela ferait longtemps qu'il aurait terminé sa carrière d'émissaire. Mais il est là, transportant les messages entre les chefs des derniers clans. Protégé tacitement en tout point des bas-fonds par son statut. Enfin, protégé des humains, ou tout du moins des plus sains d'esprit. Contre les autres, il a la course.
A sa droite, la paroi du gigantesque tunnel disparaît avec une légère courbure dans la pénombre, loin au-dessus de sa tête. Le bruit de bouillonnement du fleuve toxique qui se rue sous lui l'enveloppe déjà depuis plus d'une heure, dominant tout, même le son de ses battements de cœur. Le muscle fonctionne pourtant à plein régime, contrebalançant la pauvreté en oxygène par un transfert rapide du sang dans tout son organisme. La lumière dont il dispose ne perce pas l'abîme sur sa gauche ni n'éclaire l'autre côté du tunnel. Son univers entier se limite à ce fin ruban de métal bordé d'une falaise sans fin, dans une nuit sans étoile.
De toute façon, il ne connaît les étoiles que des histoires qui se racontent, des prêches des zélotes de I'Empereur qui parcourent Péqübaieff, pour apporter Sa lumière aux âmes ténébreuses qui vivent si loin du ciel. Et encore, seuls les bannis de l'ecclésiarchie se trouvent forcés à errer parmi eux, avec leur catéchisme muté.
Le son ambiant fluidifie son mouvement, lui donnant une impression de flottement, son corps entier tendu dans sa mission, son esprit mis au second plan par l'effort physique. Il fait partie de son environnement, glissant à la surface solide, évitant les flaques corrosives ou les tas de détritus sans même y penser.
Au loin, la Iueur chiche d'une torche marque sa destination. Elle n'est qu'un halo faiblard dont la lumière verdâtre peine à s'extraire de l'air vicié d'ammoniaque.
Là-bas il pourra prendre une pause bienvenue. Il doit revenir avec une réponse. Orgr lui a bien expliqué. Encore quelques centaines de mètres…