Le Royaume des Rats

Chapitre 105 : Enfin tous réunis

6283 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 5 jours

L’atmosphère de la soirée était pesante. La chaise de Sigmund était restée vide, et le souper, qui aurait dû marquer le soulagement général et la joie d’une victoire durement remportée, fut teinté d’une ambiance mortifère. Le Prince Ludwig n’était pas là, il avait été appelé en urgence au temple de Verena, à propos d’une vague histoire de réclamation. Aussi, seuls les Skavens étaient rassemblés dans la salle à manger.

 

Après le dessert, Bianka finit par demander :

 

-         On n’a toujours pas de nouvelles de Siggy ?

-         Non, ma chérie, répondit son père.

-         C’est… plutôt embarrassant, bégaya Gabriel, de nouveau dans une phase de nervosité.

 

Kristofferson ne dit rien, mais il connaissait suffisamment son frère pour savoir de quoi il était capable. Isolde était la plus inquiète de toute. Elle était très attachée au plus grand et au plus fort des trois garçons, et sa disparition brutale l’avait rendu très malheureuse. Blottie contre sa mère, elle tremblait d’angoisse. Heike lui caressait la tête pour la réconforter.

 

-         Il… il va revenir, hein ? Il n’est pas parti pour toujours ?

-         Mais non, mon trésor. On ne quitte pas sa maison comme ça. Il a juste besoin de s’isoler un peu pour réfléchir. Mais il va revenir. J’en suis sûre.

-         Il est si fâché que ça contre toi, Père ?

 

Psody, accoudé à la table, releva la tête. Il rapprocha sa chaise de celle de son épouse, et répondit tendrement à sa fille :

 

-         Oui, et il a raison. Isolde, j’ai fait quelque chose que je ne voulais pas faire, que je n’aurais pas dû faire, mais je l’ai fait. Je vous ai menti. Certains mensonges sont petits, et ne sont pas graves, mais d’autres sont vraiment très vilains. Faire croire qu’on est mort est un affreux mensonge, car il fait beaucoup de mal.

-         Mais moi, je ne suis pas fâchée contre toi. Et je ne veux pas qu’il parte à tout jamais !

 

La pauvrette avait la voix nouée de sanglots. Psody la prit dans ses bras.

 

-         Ne t’en fais pas, ma petite fille. Il est très en colère-fâché, mais surtout il est très triste, car pendant tout le temps où j’étais caché, il a vraiment eu beaucoup, beaucoup de peine. Comme toi. Sauf que lui, sa tristesse s’est transformée en colère.

-         Mais… pourquoi ?

-         Parce que… quand tu es triste, tu sais que tu peux toujours nous montrer que tu es triste. Mais Sigmund, lui, c’est différent. C’est un Capitaine. Il ne doit jamais montrer qu’il a du chagrin-peur, car sinon, les autres diraient qu’il est un mauvais Capitaine, et il devrait cesser d’être un soldat, et ça le rendrait fou. Il adore son métier de soldat, il ne pourrait pas faire autre chose. Et quand il lui arrive quelque chose de terrible, il doit rester dans sa caserne, à commander ses soldats, sans jamais se plaindre. Ces derniers jours, il était affreusement triste, mais il ne devait surtout pas le montrer, pour éviter d’avoir l’air faible-faible. Alors, quand il a compris que j’étais encore vivant, que toute cette tristesse a été provoquée par ce mensonge, il a été vraiment furieux. Mais tu ne dois pas avoir peur. Il ne nous quittera pas. Peut-être qu’il lui faudra un peu de temps, mais il finira par rentrer. Je te le promets.

 

Bianka n’osa rien dire, de peur de provoquer de vives réactions, mais elle n’était pas aussi optimiste que son père. La petite Isolde bâilla.

 

-         Isolde, je crois que tu devrais aller dormir, maintenant.

-         Je vais la mettre au lit, proposa Gabriel. Moi aussi, j’ai sommeil.

 

Gabriel prit sa petite sœur par la main, et l’emmena hors de la salle de banquet. La grande archiviste se rappela les paroles de Sœur Judy, et retint difficilement une petite moue ironique.

 

C’est vrai qu’il change… Son cas n’est peut-être pas désespéré, ma foi ?

 

Une fois les deux plus jeunes partis, elle marmonna :

 

-         Le connaissant, Siggy ne va pas tout effacer de son esprit du jour au lendemain.

-         Ce n’est pas le pire, ma chérie, expliqua sa mère. Il est surtout en colère par rapport à Gottfried.

-         Je n’ai pas voulu en parler devant Isolde-Gab, ajouta Psody.

-         Tu crois qu’ils sont trop jeunes pour comprendre ?

-         Je crois surtout que ce n’est pas le bon moment. Ils pourront comprendre, mais je leur expliquerai d’ici quelques jours, quand les choses se seront calmées.

 

Kristofferson secoua la tête.

 

-         Peut-être que tu aurais dû lui faire confiance ?

-         Sigmund ne pourrait pas prendre soin d’un enfant ! Cette responsabilité est au-dessus de ses forces-moyens !

-         Tu en es sûr ? Il a fait des efforts incroyables ces derniers mois : il ne boit plus, il s’est battu avec honneur, il a tout fait pour rester digne et droit…

-         Et pourtant, il reste un écorché vif ! J’ai vraiment cru qu’il allait commettre l’irréparable, au cimetière.

-         Oui, mais il ne l’a pas commis, cet irréparable. Et reconnais qu’il y a de quoi perdre la tête. Est-ce que tu te rends compte de ce qui s’est passé, de son point de vue ? Tu lui as menti pendant des mois et des mois sur un sujet qui lui tenait vraiment à cœur ! Et avec cette histoire de Main Pourpre, tu nous as tous baladés, et lui le premier. S’il a combattu Vaucanson, c’était avant tout pour te rendre justice, et quand tu réapparais, c’est pour lui dire que son rêve ne se réalisera jamais ! Cela fait deux gros mensonges de ta part en une fois. Je ne sais pas s’il pourra de nouveau te faire confiance un jour, après un coup pareil !

 

Cette dernière phrase ne manqua pas d’agacer Heike.

 

-         N’inverse pas tout, Kit. Ton père pourrait dire la même chose. Même s’il n’est pas allé jusqu’au bout de son geste, ton frère l’a menacé. Ce n’est pas quelque chose d’anodin qu’on peut effacer en un claquement de doigt. Même si… même si je préférerais que ce soit le cas.

 

Elle se tourna vers son homme.

 

-         Psody, pourras-tu un jour de nouveau te fier à notre fils, après ça ?

-         Ce n’est pas ce qui me préoccupe-taraude à cette heure, ma chérie, mais son point de vue. J’y réfléchirai-penserai.

-         D’accord, mais j’aimerais que tu répondes à ma question ?

-         Oui-oui, bien sûr. Eh bien… je verrai bien. Quand il sera rentré, je verrai bien si je peux lui pardonner, selon le degré de sincérité de ses paroles. Je ne dis pas qu’il n’a rien à se reprocher, mais je comprends-reconnais mes torts.

 

Heike ne répondit rien, mais fit un petit signe de tête approbateur.

 

-         En attendant, je te propose de rester optimiste-positive. Il est désespéré pour l’instant, mais je suis sûr qu’il finira par accepter la situation.

-         Oui, il est intelligent, même s’il est… enfin, même s’il a l’habitude d’agir avant de réfléchir, murmura Bianka. Mais qui peut dire ce qu’il est capable de faire ? Père, tu crois vraiment qu’il va tenter d’enlever Gottfried ?

-         Dans son état normal, il est bien trop tendre-sensible pour commettre un tel forfait. Mais seul le Rat Cornu sait jusqu’où la Rage Noire peut le pousser !

-         Jochen saura bien l’arrêter, avec ou sans casse, expliqua Heike. Ils ne devraient pas tarder à…

 

Comme une plaisanterie divine, à ce moment précis, tous entendirent le grincement caractéristique de la lourde grille d’entrée. Bianka courut maladroitement vers l’une des fenêtres, se pencha, et s’écria :

 

-         C’est lui !

 

Kit regarda à son tour. En effet, un cheval venait d’entrer dans le parc du manoir fortifié en marchant au pas. Aucun doute possible ; c’était bien la silhouette costaude de Sigmund sur la selle. Il semblait las, et avait la tête baissée, sa fidèle jument avait aussi l’air d’être épuisée. Il mit pied à terre. Un palefrenier approcha pour prendre les rênes, il le congédia d’un vague geste de la main avant de se diriger lentement vers les écuries, seul avec Okapia.

 

Psody commanda :

 

-         Laissons-le regagner sa chambre. Je lui parlerai quand il se sera remis-remis.

-         Tu devrais attendre qu’il fasse le premier pas vers toi, suggéra Heike.

-         Hum… peut-être, oui. Tu as raison-raison, comme d’habitude.

 

Kristofferson se retira, suivi de Bianka. Enfin, Heike se leva.

 

-         Que d’émotions ! C’est trop pour moi, je vais me coucher.

-         Tu aurais déjà dû, il faut te reposer.

 

La femme-rate embrassa son compagnon, et marcha vers la porte en se dandinant légèrement. Resté seul, le Skaven Blanc se pencha à son tour à l’encadrement de la fenêtre, et chercha du regard une silhouette. Qu’il trouva.

 

Quelqu’un attendait sur la petite placette de pavés devant la grille d’entrée. Impossible de se tromper : une forme massive, aux épaules larges, les cheveux en broussaille qui se détachaient dans la lumière de la lune, tant de petits éléments qui confirmaient que Jochen était bien rentré.

 

Celui-ci avait remarqué le maître mage. Il se contenta de lever un pouce assuré. Après quoi, il tourna les talons et s’éclipsa.

 

Tout va bien, pensa le Skaven Blanc. Il poussa un profond soupir de soulagement. Le pire avait été évité. Si Jochen n’avait pas jugé nécessaire d’ajouter quelque chose, c’est qu’il n’y avait effectivement rien à dire.

 

 

Heike était dans le couloir dans lequel se jouxtaient les chambres des différents membres de la famille. Alors qu’elle s’apprêtait à entrer dans la salle des équipements d’ablutions, elle entendit une voix. Cela venait de la chambre d’Isolde. La porte était entrouverte. La mère reconnut la voix de Gabriel. Elle approcha à pas de loup, et regarda par l’entrebâillement.

 

Elle vit son plus jeune fils, assis à côté du lit de sa petite sœur. Il lui chantait une berceuse, qu’il avait lui-même apprise de sa mère.

 

J’ai vu ton visage

J’ai vu ton sourire

 

J’étais très seul

Ma vie était creuse

Tu m’as apporté la joie

Rempli mon cœur d’amour

 

Ton sourire si chaud

Ton toucher si doux

 

Le monde est très triste

Certains très mauvais

Tu es ma lumière

Qui remplit mon cœur d’amour

 

Rempli mon cœur

De ton amour

 

Tu as rempli mon cœur d’amour

 

La petite fille-rate était déjà profondément endormie, une expression paisible sur le visage. Heike sourit, émue aux larmes. Son fils était complètement transformé. Peut-être allait-il redevenir ce jeune garçon timoré, mal à l’aise, qui préférait rester cloîtré dans son laboratoire, mais elle n’avait plus désormais le moindre doute : il n’y avait pas une once de malice en lui. Et ces derniers jours, il avait montré à quel point il pouvait faire preuve de courage. Elle décida de ne pas interrompre ce moment de tendresse, et alla se laver en silence avant de gagner le lit.

 

*

 

Tout n’était qu’angoisse.

 

Depuis qu’il avait franchi la grille de la propriété familiale, Sigmund sentait des nœuds tordre et broyer ses intestins. Il errait dans le parc de la propriété, s’efforçait de traîner le pas, afin de retarder le plus possible l’arrivée du moment inévitable. Il n’avait aucune idée de la façon dont sa famille allait le recevoir. Vrai, à cette heure-ci, ils étaient probablement déjà tous au lit. Lorsqu’il leva la tête vers l’aile ouest, il repéra de la lumière à la fenêtre de la chambre de Kristofferson, ainsi qu’à celle de Bianka. Aucune autre lueur de bougie ou de lanterne à cet étage, ni au niveau juste en-dessous, où logeait son grand-père.

 

Sigmund pensa encore à toutes les souffrances que sa mère avait probablement endurées depuis ce terrible jour où il avait… rien que le souvenir lui labourait l’estomac comme la patte griffue d’un fauve. La Rage Noire l’avait poussé à commettre un parricide. Il avait clairement entendu les voix aboyer cet ordre. Heureusement, il avait réussi à reprendre le contrôle au dernier moment.

 

D’une certaine façon, c’était une victoire. Le grand Skaven Noir faisait tout pour considérer cet acte de résistance comme une victoire. Mais sa conscience lui assénait impitoyablement une autre version : avoir laissé parler la Rage Noire était déjà en soi une défaite, et ce sursaut de lucidité n’avait été qu’un coup de frein, un réflexe conditionné par son instinct pour éviter de meurtrir son propre sang.

 

Cette réflexion tournait en boucle inlassablement dans son crâne depuis qu’il avait repris le chemin du retour, à la sortie de Sondernach. Il n’avait pas osé en parler à Jochen. De toute façon, le grand jeune homme n’aurait pas compris, avait pensé Sigmund.

 

Pendant un temps, il avait envisagé une autre solution : la fuite. Mais il avait rapidement abandonné cette idée. En admettant qu’il eût parvenu à se débarrasser de son camarade Humain, il n’avait pas du tout pour habitude de fuir. Depuis qu’il avait plus ou moins résolu son problème avec l’alcool – et cette fois, il considérait cette résolution comme une victoire indiscutable – il avait toujours voulu affronter les problèmes frontalement, sans leur tourner le dos. N’était-ce pas le comportement qu’on attendait du capitaine d’une unité d’élite ?

 

Un grondement sourd dans son ventre le ramena à quelque chose de plus concret. Son dernier repas remontait à une auberge-relais où ils s’étaient arrêtés une dizaine d’heures plus tôt. Il fit le tour du manoir, et entra par la petite porte dérobée menant aux cuisines. Il repéra l’un des commis, qui finissait de rassembler les déchets alimentaires dans une corbeille.

 

-         Hé, vous !

 

Le commis, un Humain entre deux âges du nom de Goetz, petit et maigre, au crâne dégarni, approcha.

 

-         Oh, vous voilà revenu, Maître Sigmund ! Que puis-je faire pour vous ?

 

Le Skaven Noir fouilla dans sa poche, et en sortit deux couronnes.

 

-         Allez réveiller le chef cuistot, et dites-lui de me préparer un repas. Je le prendrai dans la petite salle à manger dans une demi-heure. Je sais que c’est un délai court, pas besoin qu’il me fasse un festin de roi. Vous lui donnerez une couronne pour le dérangement, gardez l’autre.

 

Goetz s’inclina et fila vers l’aile du personnel. Sigmund décida de laisser s’écouler la demi-heure auprès de sa plus fidèle amie. Il se dirigea vers les écuries, sortit Okapia de son box, et la laissa se dégourdir les pattes dans une section clôturée du parc mise à disposition des chevaux de la famille Steiner et leurs amis.

 

Debout au centre du carré, Sigmund tenait les rênes de sa jument, et la fit trotter autour de lui, d’abord lentement, plus de plus en plus rapidement, sans pour autant la faire galoper.

 

-         Je ne vais pas te fatiguer davantage, ma vieille.

 

Il détacha Okapia, et s’assit sur la barrière. Pendant que la bête broutait l’herbe, il contempla rêveusement le ciel étoilé. Morrslieb était dans une phase descendante. Les Skavens Sauvages seraient forcément moins nerveux.

 

En même temps, avec la branlée qu’on leur a mis, ils ne sont pas près de revenir !

 

Le Skaven Noir soupira. Si seulement c’était une certitude…

 

Au bout d’un temps qu’il estima suffisamment long, Sigmund remmena Okapia dans le bâtiment des chevaux, entra discrètement par une porte dérobée empruntée par les domestiques, et se faufila sans bruit jusqu’au petit salon. Il eut un petit sourire satisfait quand il vit sur la table une assiette avec une pièce de viande chaude et des carottes. Un plateau à fromages, du pain et une corbeille pleine de fruits attendaient devant l’assiette. Sigmund n’y tint plus. Il s’installa et se mit à table de bon appétit.

 

Il entamait le fromage lorsque la voix grave et douce de son grand-père lui demanda :

 

-         Je peux m’asseoir ?

 

Ludwig Steiner, entré sans bruit, était devant lui. Trop anxieux pour répondre à la question, Sigmund resta la bouche ouverte, le morceau de fromage entre le pouce et l’index. Le Prince s’installa face à lui, et fit un petit geste engageant.

 

-         Vas-y, continue, ne te gêne pas pour moi.

 

Le jeune homme-rat reprit son mouvement et mâcha, lorsqu’il s’étrangla presque en remarquant le bras gauche de son grand-père.

 

-         Par la Balance de Verena ! Opa, que vous est-il arrivé ?

-         Ce n’est rien, ne t’en fais pas.

 

Le Prince raconta en quelques mots le terrible combat qui l’avait laissé manchot. Quand il eut fini, Sigmund se prit la tête à deux mains, coudes sur la table.

 

-         Si j’étais resté, je me serais battu à vos côtés ! Vous n’auriez pas eu à subir ça !

-         Non, en effet. Peut-être que c’est toi qui aurais perdu quelque chose. Et de toute façon, je suis le Prince du Royaume des Rats, il est normal que j’accomplisse ma part de devoir. Tu as largement accompli la tienne, Siggy.

-         Que voulez-vous dire, Opa ?

 

Onze coups feutrés retentirent de la cloche du temple de Verena.

 

-         Romulus m’a raconté plus en détail ce qui s’est passé avec Vaucanson.

 

Sigmund ne répondit pas. L’Humain continua :

 

-         Il y a une chose que tu dois savoir, Siggy : si nos troupes ont vaincu Karhi, c’est grâce à ton jugement.

-         Que… comment ça ?

 

Quand Sigmund regarda enfin son grand-père dans les yeux, il fut surpris de n’y trouver aucun reflet d’agressivité, de moquerie ou de reproche. Seulement une grande fatigue… mêlée d’admiration, et amour.

 

-         Ce que tu as fait à l’issue de ton duel… c’est ça qui a finalement fait changer d’avis Vaucanson. D’après ce que m’a dit Romulus, il n’avait pas l’air complètement irrécupérable. Mais il avait érigé autour de son cœur une véritable forteresse aux murs d’acier. C’est en exprimant tes sentiments devant lui que tu l’as aidé à déverrouiller les portes de cette forteresse, et à pardonner Romulus. Il a donc pu mobiliser son énergie pour mener ses troupes aux côtés des nôtres.

-         C’est Romulus qui m’a dit de le laisser partir. J’étais décidé à vous le ramener. Je vous ai désobéi.

-         Oui, mais pour cette fois, il y a eu du positif. Si tu ne l’avais pas laissé partir, nous aurions dû nous débrouiller face à Karhi sans les Bretonniens. Nous aurions subi de très lourdes pertes, peut-être même que nous aurions dû nous replier. Pour tout te dire, Romulus espérait que les choses se passeraient ainsi, c’est pour ça qu’il t’a suggéré de te montrer clément.

-         Alors… il s’est servi de Vaucanson, indirectement ! Tout comme Père ! Si Père n’avait pas fait le mort, je ne serais pas venu le défier, et si Romulus ne m’avait pas persuadé, il ne serait pas venu nous aider !

-         Si ton père n’avait pas fait le mort, Vaucanson aurait trouvé un autre moyen de le tuer pour de bon, ou bien il aurait attaqué le royaume. Nous n’aurions peut-être pas eu le dessus, et de toute façon, Karhi en aurait profité pour écraser le vainqueur affaibli ! Et c’est ta sincérité qui l’a convaincu. Pas une manipulation de Romulus. Vaucanson aurait pu repartir vers le Montfort sans demander son reste, au lieu de ça il est revenu, car tu l’as impressionné. Et tu oublies le plus important.

-         Quoi donc ?

-         Tout ceci était une mascarade, mais la pression engendrée était bien réelle. Et toi, et Gab, Isolde, Kit et Bianka, vous êtes tous restés solidaires dans l’adversité, et vous avez tout surmonté. Quand je fréquentais la haute société des grandes villes de l’Empire, j’ai vu beaucoup de familles se briser dans des circonstances bien moins graves. Pas vous autres. Alors, tu peux penser ce que tu veux de ton père, tu peux détester Romulus, tu peux même me cracher au visage, mais moi, en tout cas…

 

Le Prince fit alors une courte pause, et murmura dans un souffle :

 

-         Je suis vraiment fier de toi, mon petit, et il n’y a rien qui me rende plus heureux que de te savoir en vie, à la maison, en bonne santé.

 

Il s’assit aux côtés de Sigmund. Celui-ci semblait moins furieux. L’Humain décida de s’attaquer au vrai problème.

 

-         J’aimerais te parler de ce qui s’est passé au cimetière.

 

Sigmund baissa la tête. Ses oreilles se couchèrent de dépit. Son grand-père continua :

 

-         Tu nous as tous fait très peur. On a cru que tu allais vraiment faire quelque chose que tu aurais pu regretter.

-         Je vous jure… que je regrette déjà tout ce que j’ai fait, Opa.

-         Je le sais. Ton père et ta mère aussi. Et s’ils ne m’ont pas encore dit ce qu’ils ont décidé, je sais en revanche que Romulus ne te tiendra pas rigueur de ton geste.

-         Et vous ? Vous êtes fâché ?

-         Un peu, mais je suis surtout très peiné. Ça me désole de te voir dans cet état. Si je pouvais faire quelque chose pour changer les choses, je le ferais. Mais tu dois accepter la situation telle qu’elle est, même si elle ne te plaît pas.

-         Il n’y a vraiment… plus rien… à faire ?

-         Comprends bien, Siggy : tu le sais bien, ce petit a été officiellement adopté par des Humains aimants, qui ont tout fait pour lui assurer le gîte et le couvert, ainsi qu’une éducation soignée. Ils l’ont nourri, habillé, ils lui apprennent à parler… et le plus important, c’est qu’ils l’aiment. Ils le considèrent comme leur fils, sans barrière, jusque sur le plan légal. Aux yeux de Verena, ils sont ses parents, et leur enlever ce droit sans tricher est impossible. Mais même si tu parvenais à casser les décisions juridiques en contournant la loi, ce serait terrible pour eux, ce serait comme si tu volais leur enfant ! Ça leur briserait le cœur. Et comment réagirait Gottfried, à ton avis ? Si tu entrais dans sa vie maintenant, si tu l’emmenais avec toi, il ne comprendrait pas. Tu l’arracherais vraiment à tous ses repères, cette fois. C’est ce que tu craignais quand tu l’as Récolté, tu te souviens ? Il serait bouleversé, et risquerait de ne plus jamais être heureux. Et ce bonheur que tu désires tant, si tu provoques le malheur d’une famille comme les Baumann, tu ne l’auras jamais, toi non plus, car tu sauras toujours que ton intérêt aura fracassé une famille, et tu es trop intègre pour rester indifférent à ça.

 

Sigmund ne répondit rien, cette fois, mais une larme glissa de nouveau le long de son museau. Steiner continua :

 

-         Je veux bien admettre que tu l’aimes très fort, ce gosse, bien plus que d’autres n’aiment leurs propres enfants de sang, mais si tu veux agir pour son bien, tu dois… je suis désolé de te le dire comme ça, mais tu dois le laisser vivre sa vie. Autrement, tu ferais exactement ce que tu ne voulais pas faire pendant les Récoltes.

-         Je crois que je commence à comprendre, Opa. Je veux dire… je l’avais compris, mais je ne le savais pas encore. Plutôt, je refusais de comprendre.

-         Tu avais déjà compris ?

 

Le jeune Skaven Noir prit son inspiration, et expliqua d’une voix monocorde :

 

« En fait, tout s’est enchaîné très vite. Quand je suis sorti du cimetière, j’ai galopé jusqu’à Sondernach. J’étais… surexcité. J’étais surtout bien décidé à changer le cours de la vie de Gottfried, et la mienne. Je réfléchissais à la chambre où l’installer, à tous les Skavens de Steinerburg qu’il pourrait rencontrer, dans la classe de Frère Seehecht et dans les parcs. Je nous voyais passer des heures à nous promener, à rire tous les deux, découvrir de nouvelles choses. Quand Sondernach a été en vue, je sentais que mon cœur battait si fort qu’il allait exploser. Mais il n’y avait pas que l’envie de bonheur qui m’animait. Je sentais qu’au fond de moi, il y avait aussi beaucoup de colère envers mon père, et un irrésistible besoin de lui prouver qu’il se trompait. Je suis entré dans le village. Personne n’a fait attention à moi. Et puis, je l’ai vu. Gottfried était en train de jouer sur la place centrale, avec d’autres enfants. Je me suis demandé comment je pouvais l’aborder : "salut, c’est moi, Sigmund, tu te souviens ? C’est moi qui t’ai Récolté. Ces Humains ont été très bien, mais maintenant, je suis ton vrai papa", "salut, je vais t’emmener dans un endroit où tu ne manqueras de rien, où tu seras heureux toute ta vie"… C’est alors que j’ai vu arriver Isidor et Ortrun Baumann. »

« Gottfried les a vus à son tour. Il a appelé "Papa ! Maman !" et s’est jeté dans leurs bras. Ils l’ont embrassé, et puis ils sont partis tous les trois, main dans la main, vers leur maison. Ils ne m’ont pas vu, mais moi, j’ai vu leur bonheur. Je me suis dit : "voilà ce que je m’apprête à ressentir", je me sentais transporté de joie… mais j’ai alors entendu à nouveau Gottfried les appeler "Papa" et "Maman". Et c’est là que… »

 

Le Prince posa une main réconfortante sur l’épaule du jeune homme-rat, qui s’était remis à pleurer.

 

-         J’ai réalisé ce que… ce que j’allais faire. Alors, j’ai reculé. Je suis reparti le plus discrètement… que j’ai pu. Je suis sorti du village, je me suis éloigné. Et là, Jochen m’a retrouvé.

-         C’est ton père qui lui a demandé de te ramener. On savait que tu l’écouterais.

-         Il… n’a pas eu besoin de parler. On… on est rentrés ensemble.

-         Tu as pris la bonne décision, mon petit. Je te l’assure.

 

Sigmund resta quelques instants à pleurer en silence. Son grand-père murmura :

 

-         Ton père n’aurait pas dû te mentir. Je ne l’approuvais pas, mais je ne pouvais rien faire non plus, j’ai estimé que ce n’était pas de ma responsabilité. Enfin, cette altercation au cimetière, c’est quelque chose que tu règleras avec lui, ce que je t’invite à faire dès demain matin. Je n’ai pas envie de vous voir pendant des jours vous éviter l’un-l’autre ou vous regarder en chiens de faïence quand vous vous croiserez sous mon toit. Mettez à plat les choses au plus vite, afin de traiter le problème et assainir vos relations, que la maison soit de nouveau sereine comme avant la première expédition de la Garde Noire. Tu pourras faire ça ?

-         Je pense, oui, Opa. J’irai le voir demain.

-         Bien ! Je compte sur toi. Tout comme tu peux compter sur moi. Mon souci premier est de veiller à ce que tous les citoyens de mon Royaume soient heureux, Sigmund. Ça vaut pour toi aussi. Et je pense qu’on peut faire quelque chose pour soulager un peu ton chagrin. Tu l’as donc compris : Gottfried n’a pas besoin de toi comme père. Mais tu devrais quand même pouvoir faire quelque chose pour lui.

-         À quoi pensez-vous ?

-         Pour l’heure, je n’ai pas d’idée précise, mais je te promets que nous allons y réfléchir ensemble dans les prochains jours. En attendant, il se fait vraiment tard. Finis ton repas et va te coucher, une bonne nuit de sommeil te fera le plus grand bien.

 

Sigmund renifla encore, mais acquiesça sans rajouter une parole. Quelques minutes plus tard, alors qu’il entamait une pomme, l’Humain lui demanda encore :

 

-         Dis-moi, Siggy… Je n’ai jamais vu Vaucanson en personne. Romulus me l’a décrit, mais compte tenu de son passif, il a sa vision des choses. Quand tu t’es retrouvé devant lui, qu’est-ce que tu as vu ?

 

Le Skaven Noir pencha la tête, réfléchit quelques instants, puis son regard de cuivre croisa celui de son grand-père.

 

-         À Pourseille, j’ai vu un vieil homme malade, que le chagrin et la colère avaient rendu complètement fou. Dans les souterrains d’Ysibos, j’ai vu un Chevalier du Graal se battre avec honneur et détermination. Tous les deux étaient mon pire ennemi. Mais depuis que je sais qu’il n’était pas responsable de la mort de Père… je ne sais plus quoi penser. Ses dernières paroles ont été pour son fils, pas contre vous ni moi. Je pense qu’il a pu au moins se rendre compte qu’il était dans l’erreur.

-         Je m’en doutais, mon petit. Ne te ronge plus les sangs pour lui, à l’heure qu’il est, il doit avoir trouvé la paix qu’il méritait.

 

 

Les deux hommes sortirent ensemble de la petite salle à manger pour se rendre dans leurs quartiers respectifs. Arrivé au deuxième étage du bâtiment, réservé au Prince, Sigmund souhaita la bonne nuit à Steiner, et continua de monter l’escalier jusqu’au troisième étage. Alors qu’il franchit la porte vers les appartements, il s’arrêta quand il vit sa petite sœur Isolde, immobile dans sa chemise de nuit ouvragée, debout dans le couloir, une expression angoissée tiraillant son minois. Sigmund s’approcha, s’arrêta à un souffle d’elle, et s’agenouilla pour être à sa hauteur. Il lui fit un petit clin d’œil complice, et n’eut pas besoin de faire plus pour la rassurer. Elle se jeta dans ses bras, et pleura de chaudes larmes de soulagement.

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