Le Royaume des Rats
Chapitre 104 : Nouvelles perspectives d'avenir
8442 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a 16 jours
Merci à Chris Conte, alias Poisson Fécond, pour m’avoir autorisé à emprunter ses traits pour le personnage de Frère Merthin.
Gloire au Rat Cornu !
Le Temple de Verena ne servait pas seulement de lieu de prière ou de tribunal. Il y avait également dans les caves du bâtiment les chambres de stockage de richesses les plus sûres de tout le royaume, à l’opposé des cellules et de la chambre de contention. Les plus grandes fortunes de Steinerburg entreposaient leurs biens dans ces chambres, et le Prince Steiner ne faisait pas exception.
Le Prince et le Magister Vigilant finissaient de régler la question financière. Pendant l’exécution des condamnés qui s’était terminée une heure plus tôt, l’Elfe avait établi la facture de ses services, facture que Ludwig Steiner accepta de payer sans négociation. Tous deux étaient à présent dans la grande cour intérieure du temple. Sous le regard de la grande prêtresse Rebmann, les clercs de Verena finissaient d’enchaîner solidement au carrosse l’énorme coffre blindé qui contenait le paiement. Il y avait à l’intérieur des dizaines de milliers de couronnes d’or, ainsi que des pierres précieuses de toutes tailles et toutes natures, en bref, suffisamment d’argent pour vivre très confortablement au moins une vingtaine d’années.
- Détrompez-vous, répondit le Magister avec un sourire. Vous n’avez pas idée du coût des artefacts magiques et des ingrédients pour les rituels les plus complexes ! Enfin, je pense faire don d’une partie de votre générosité au Collège Flamboyant, ça aidera les recherches à progresser.
- Soit, vous ferez ce que vous voulez de cet argent. Quoi qu’il en soit, vous l’avez bien mérité.
- Je me demandais, votre Grandeur, pourquoi avoir rangé votre trésor ici, dans ce temple ? N’avez-vous pas une pièce dédiée dans votre manoir ?
- Si, pour la « petite monnaie », mais pour le gros de ma fortune, j’ai davantage confiance en la solidité des murs de ce temple et en l’efficacité des runes de protection que dans ma propre cave.
- Bah ! Qu’elles viennent d’ici ou d’ailleurs, des couronnes restent des couronnes, votre Grandeur.
- Désolé de ne pas avoir pu vous donner des bons du trésor ou des lettres de change, Mainsûre. Leur transport aurait été plus facile et plus discret, mais je ne sais pas s’ils auraient eu une quelconque valeur à Altdorf ? Compte tenu de ce qui s’est passé dernièrement ici, peut-être même que l’Empereur Karl Franz nous a déclarés anathèmes ? Je l’ignore.
- Ne vous en faites pas, votre Altesse, je comprends bien. Tout se passera sans problème. Je ne prends pas la route complètement seul, le convoi envoyé par le Collège du Feu sera suffisamment important. Je saurai d’ailleurs repousser un groupe de bandits. Une fois arrivé, je m’enquerrai de la façon dont est considéré le Royaume des Rats au sein de l’Empire, et je vous enverrai cette information par le biais du réseau des Gardiens de la Vérité.
Steiner acquiesça, mais ne semblait pas complètement satisfait.
- Cela ne suffira sans doute jamais à compenser ce que nous vous devons réellement, Mainsûre. Vous avez donné de votre personne bien plus que de raison, vous nous avez permis de vaincre une bande de dangereux criminels en risquant votre vie, et vous avez accepté de passer pour le traître.
- Pendant un temps, votre Majesté. Aujourd’hui, je suis blanchi sur le plan légal. Et souvenez-vous que je ne suis pas le seul à avoir donné de ma personne. Les gens qui étaient dans la scierie ce soir-là méritent tout autant votre reconnaissance.
- Dans l’esprit de nombre d’entre eux, et des autres habitants de Vereinbarung, vous resterez celui qui a attiré le malheur sur le Royaume des Rats, et votre absolution officielle n’y changera pas grand-chose, j’en ai peur. J’aimerais sincèrement pouvoir vous récompenser publiquement comme vous le méritez. Seulement, vous pensez bien que ce n’est pas possible. Mes concitoyens risquent de ne pas comprendre, et l’ombre des soupçons planerait toujours sur vous, comme sur moi.
- Oui, votre Grâce. Vous ne devez pas être associé à un individu mêlé à une très sulfureuse histoire. J’ai compris depuis longtemps que c’est le sens de ma Destinée : traquer le Chaos sous toutes ses formes sans la moindre reconnaissance du peuple. C’est un sale boulot, mais il faut bien quelqu’un pour le faire. J’ai l’habitude d’agir dans l’ombre, de paraître comme celui qu’accompagne le malheur. Les gens craignent instinctivement les Mages, autant en profiter pour accomplir mes objectifs. Et puisque je ne peux pas faire ça pour la gloire et la reconnaissance de mes pairs, autant faire ça pour l’argent.
- Et cela ne vous gêne pas plus que ça ?
- Il en faut plus que ça pour m’atteindre, votre Altesse. Je reviendrai vous voir d’ici quelques années, quand tout sera fini, et que le peuple aura oublié mon rôle.
La Grande Prêtresse Rebmann s’approcha du Prince.
- Votre Grandeur, Maître Mainsûre, nous avons terminé. Le carrosse est prêt à partir.
- Merci à vous, Grande Prêtresse. Faites venir le cocher.
La femme s’inclina et quitta la cour avec les clercs. Steiner et Mainsûre étaient seuls. Le Prince avança d’un pas vers l’Elfe et posa sa main sur son épaule.
- Si je peux faire quoi que ce soit de plus pour vous, à l’avenir, Mainsûre, n’hésitez pas à m’en parler.
- Je n’y manquerai pas, votre Altesse.
L’Humain baissa la main, et les deux hommes se serrèrent le poignet, d’égal à égal. Steiner regarda à droite et à gauche, puis murmura :
- J’ai appris que vous avez eu une conversation avec Bianka qui ne s’est pas très bien terminée. Je vous en prie, n’ayez pas trop de rancune envers elle.
- Je n’en ai pas la moindre, votre Majesté.
- Vous avez pourtant de bonnes raisons pour ça ?
- Et elle en a de bien meilleures contre moi. Si j’avais été à sa place, et elle à la mienne, je ne me serais pas contenté d’une petite claque et de quelques noms d’oiseau, votre Grâce. En réalité, Bianka est une jeune fille très brillante, et très sûre d’elle. Peut-être un peu trop.
- Mes gardes m’ont dit qu’elle vous a menacé, pourtant.
- Elle ne faisait que répondre à mes tournures de langage. Je le reconnais, j’ai moi-même été peut-être un peu loin avec elle. Les dernières semaines ont mis ses nerfs à fleur de peau, et notre plan l’a poussée à douter de ses capacités d’investigatrice. Sa réaction est compréhensible.
- Nous lui parlerons, sa mère et moi.
- Si vous le jugez nécessaire, ce qui n’est pas mon cas, votre Grandeur.
Un bruit de pas résonna dans la cour. Steiner reconnut la grande silhouette large de Maximus Himmelstoss, l’un des membres de la Garde Noire.
- Ah, vous voilà, Soldat Himmelstoss ! Merci d’être venu si vite.
Le Skaven Noir mit genou à terre devant le Prince.
- Je suis à vos ordres, votre Majesté.
- Vous allez choisir trois des hommes du régiment de la Garde Noire. Tous les quatre serez responsables de la sécurité de ce carrosse et de son passager, que je vous confie. Vous assurerez la bonne conduite du véhicule pendant que les trois autres chevaucheront à vos côtés. Une fois vos accompagnants choisis, vous retournerez à la caserne où un convoi vous attend. Tous ensemble, vous irez jusqu’à la frontière de Vereinbarung, où d’autres soldats aux couleurs de l’Empire prendront le relais. Faites au plus vite, je vous prie.
- Je pars tout de suite, votre Altesse.
- Que Verena vous accompagne sur votre chemin, Himmelstoss.
Puis Steiner s’adressa de nouveau à l’Elfe.
- J’attendrai de vos nouvelles. Bon retour à Altdorf, Mainsûre. Et merci pour tout.
Brisingr Mainsûre salua élégamment le monarque, puis monta à bord du carrosse. Himmelstoss s’installa sur le siège du conducteur, et fit partir le véhicule d’un coup de fouet.
*
Près d’une quarantaine de minutes plus tard, le carrosse était arrivé devant la caserne, encadré de trois chevaux, chacun monté par un Skaven Noir en armes. Le magister descendit.
- Soldats, veuillez m’attendre, je vais prévenir que nous sommes prêts.
Dans la grande cour de la caserne, une autre calèche attendait. Celle-ci était différente : réservée au transport des prisonniers, elle était blindée, son unique porte à l’arrière était munie d’un cadenas gros comme le poing, et avait pour toute fenêtre une petite ouverture munie de barreaux. Une quinzaine de soldats à cheval entourait ce carrosse. Kristofferson, debout près de la porte de la calèche, attendait avec sa mère.
Heike était transie d’angoisse. Elle vit alors du coin de l’œil la silhouette dégingandée de Brisingr Mainsûre. Celui-ci avait déjà pris le temps de lui faire ses adieux, avant d’aller rejoindre le Prince, il se contenta d’un petit signe avant de repartir. Elle acquiesça, et avala sa salive. Enfin, une porte s’ouvrit, et Yavandir Pâlerameau sortit de la prison de la caserne, enchaîné aux mains et aux chevilles. Marjan marchait juste derrière lui.
Le bateleur s’arrêta devant la femme-rate. Il portait un masque ouvragé à l’effigie d’un lapin, qui laissait toutefois apparents sa bouche et son menton. Comme l’avait expliqué le prévôt Tomas, la rune qui désignait sa culpabilité brillait par-dessus le cuir. Heike devina l’immense peine sous le faciès factice.
- Il est temps pour moi de quitter le théâtre.
- Je suis sûre que vous en trouverez un autre où refaire votre vie.
Yavandir approcha d’un pas, Heike ne réagit pas. En revanche, Marjan sortit un pistolet de son ceinturon, et le braqua dans le dos de l’Elfe. La Skaven prit un air navré.
- Marjan, ce n’est pas nécessaire.
- Pour moi, ça l’est, ma Dame.
- Franchement, crois-tu vraiment qu’il va tenter de m’étrangler avec ses chaînes ?
L’Humaine ne répondit pas, mais elle ne baissa pas son arme pour autant.
- C’est terrible… Maintenant, on vous voit comme un criminel.
- Mais je suis un criminel, petite souris. C’est ce qu’a décidé le tribunal.
- Non, Yavandir. Vous êtes une victime.
- Une « victime » qui a fait beaucoup de mal autour d’elle. J’aurais dû crever à Nuln, au lieu de laisser cette sorcière faire de moi son jouet !
- Ne dites pas ça, Yavandir. Vous êtes un homme, vous avez cru rencontrer l’Amour Véritable, et pour le reste… vous avez été la proie d’une servante de Tzeentch, comme n’importe qui d’autre.
- Je te jure, petite souris, que si je pouvais donner ma vie pour qu’il ne se soit rien passé ces six derniers mois, je le ferais sans hésiter.
- Je le sais, Yavandir. Et je vous promets de ne jamais divulguer votre secret.
- Merci, petite souris. J’ai une dernière chose à te demander.
- Quoi donc ?
Yavandir eut un petit sourire en coin.
- J’avais une cachette à Goldstrasse, dans le Quartier du Marteau. Le numéro six de cette rue est une petite maison coincée entre une cordonnerie et une forge. Dans la cheminée du salon, il y a une trappe sous la grille foyère. Tu trouveras dans cette cache une boîte avec deux mille couronnes dedans. C’est l’argent qu’Horace de Vaucanson m’a donné pour la capture de Romulus. Je voudrais que tu donnes cet argent au temple de Shallya. C’est la moindre des choses que je puisse faire pour compenser tous les désagréments qu’il a subis à cause de moi.
Heike fit un petit « oui » de la tête. L’instant d’après, elle était dans les bras du bateleur, larmes aux yeux.
- Je vous en supplie, Yavandir : oubliez-moi, et vivez heureux.
- T’oublier ? Impossible, petite souris.
- Et pourtant, vous avez encore de longues décennies à vivre. Moi, dans une grosse vingtaine d’années, je m’en irai. Les Skavens ne sont pas faits pour vivre aussi longtemps que les Humains, alors par rapport aux Elfes…
- Dans ce cas, ce serait plutôt à toi de m’oublier. Occupe-toi bien de tes enfants, en particulier le petit dernier à venir, et fais honneur à ton père.
Heike recula, renifla, et essaya de sécher ses larmes.
- Yavandir, ne vous dévaluez pas. Vous êtes quelqu’un de bien.
- Oh… au moins un peu canaille sur les bords, non ?
Enfin, un sourire se dessina sous la truffe du masque de lapin.
- Si vous voulez, répondit Heike en lui rendant son sourire.
- Oui, c’est ça. Je suis une petite canaille. Tiens, je me demande si je ne devrais pas écrire mes mémoires, dans un siècle ou deux… J’appellerai ça « La Ballade d’une Petite Canaille ». Quel beau titre !
Heike fit une petite bise sur la joue de l’Elfe.
- Allez, beau parleur, il est temps d’y aller, ordonna Marjan.
Kristofferson ouvrit la porte de la calèche blindée. Yavandir s’installa dans le compartiment. Le Skaven brun remit en place le cadenas, donna la clef à Marjan. Cette dernière grimpa sur le siège du conducteur, et la calèche quitta la caserne. L’autre carrosse dans lequel attendait Brisingr le suivit, et les deux véhicules disparurent des yeux des deux Skavens.
- Et les voilà partis, soupira Heike.
- Tout ira bien, Mère, assura Kristofferson.
Le Skaven brun raccompagna sa mère jusqu’au domaine princier à bord du carrosse personnel du Prince, emprunté pour l’occasion.
*
- Je vous remercie d’être venu, jeune homme.
- Mon père vous prie d’excuser son absence.
- Vous lui direz qu’il n’avait pas à s’en faire, avec toutes les obligations qui tombent en cascade sur lui, je peux comprendre qu’il n’ait pas une minute à consacrer à une vieille femme comme moi en ce moment.
- Je suis sûr qu’il reconnaîtra votre travail à sa juste valeur, Mère Luanne.
- Et moi, j’ai confiance en vous, son représentant le plus zélé, pour faire passer le message.
Mère Luanne, la nouvelle mère supérieure du temple de Rhya, attendit quelques instants, le temps pour Kristofferson de finir de lire le rapport.
- Incroyable.
- N’est-ce pas ? Oh, je suppose que le Maître Mage a fait le gros du travail, mais je pense que nous avons évité le pire grâce à nos initiés et à nos prêtres, que ce soit ceux de Taal ou de Rhya.
- Comment vous avez fait ? Enfin, je suppose que vous avez beaucoup prié ?
- Pas seulement, jeune homme. Ça vous intéresse ?
- Ma foi, oui.
L’énorme vieille femme se leva bruyamment.
- Venez, sortons prendre l’air. Gardez ces documents, vous les remettrez au Prince.
Kristofferson rangea la liasse de papiers dans l’étui de cuir, et suivit Mère Luanne. Tous deux quittèrent le bureau, et déambulèrent dans les couloirs du temple. Kristofferson n’était pratiquement jamais entré dans cet édifice.
- C’est étonnant, je n’arrive pas à saisir précisément l’architecture de ce bâtiment, Mère Luanne.
- Qu’est-ce qui vous dérange ?
- Eh bien, tous ces compartiments, ces espaces avec des bassins, de l’herbe ou des perchoirs, cet arbre planté au milieu d’une pièce fermée…
- Je regrette, vous faites erreur. L’arbre auquel vous faites allusion est dans une grande salle de séjour avec une ouverture circulaire dans le plafond qui communique directement à l’extérieur. Il peut profiter ainsi de la pluie et des rayons du soleil.
- Enfin, reconnaissez que nous sommes loin de l’architecture du temple de Verena.
- C’est parfaitement exact, mon jeune ami, et ce n’est pas dû au hasard ! Sa Majesté n’a pas eu besoin de réfléchir bien longtemps pour savoir quel bâtiment confier au clergé de Taal et Rhya. Il s’est longuement documenté et a finalement découvert l’utilité première de ce bâtiment. Il s’agissait auparavant d’un zoo.
- Un zoo, vraiment ?
- Oui. Comme celui de l’Empereur, à Altdorf.
- Vous voulez dire qu’il restait encore des animaux vivants ?
- Grands Dieux, non ! Les lieux avaient été abandonnés depuis bien longtemps. Nous avons juste retrouvé les registres, avec le descriptif de tous les spécimens. En nettoyant les lieux, nous avons retrouvé les squelettes des plus gros.
- Mon père ne m’avait jamais parlé de ça ? Pas plus que mon grand-père ?
- Oh, c’est quelque chose que nous avons préféré garder secret pour le moment. Si l’on s’appuie sur leurs restes, certains animaux étaient pour le moins… dérangeants. Il ne fallait pas prendre le risque de terroriser la population en laissant supposer que ce bâtiment abritait des créatures des terres du Chaos, encore moins depuis que nous les avons affrontées !
- C’était réellement des monstres ?
La vieille prêtresse eut un petit sourire troublant.
- Non pas, Maître Kristofferson, les animaux qui siégeaient ici était on ne peut plus naturels, mais ils venaient de contrées très lointaines. Je pense que leur spectacle aurait pu facilement effrayer la plupart des braves gens qui habitent ici et qui n’ont jamais été plus loin que leur village natal !
- Beaucoup des habitants de Vereinbarung ont pourtant tout quitté pour venir ici.
- Bien entendu, mais ils viennent soit de l’Empire, soit des principautés voisines. Je ne pense pas que beaucoup d’entre eux soient nés en Arabie ou au Cathay, et pourtant il y avait des animaux qui venaient de ces pays-là.
Le Skaven brun se frotta le menton.
- Dommage qu’on ne puisse plus les admirer…
- Je ne partagerai pas votre avis, jeune homme. Les animaux sont faits pour vivre au plein air, dans leur pays, et sans être constamment entouré de quatre murs et de visiteurs curieux !
- Les citoyens de Vereinbarung ont bien le droit de voir à quoi ressemble le monde où ils vivent, n’est-ce pas ?
- Pas lorsque le prix à payer pour ça est la liberté des animaux sauvages.
- Ces animaux seraient à l’abri des prédateurs.
- Peut-être, mais ils seraient alors tous victimes du mal du pays, et ça, c’est une certitude. Pour tout vous dire, Maître Kristofferson, j’ai moi-même visité le zoo d’Altdorf quelques années avant de m’installer ici, et je peux vous dire que les animaux n’étaient que détresse et chagrin. Coincés dans des cages bien trop étroites pour eux, loin du soleil, et soumis à des conditions climatiques auxquelles ils n’étaient pas habitués chez eux… ils faisaient vraiment peine à voir. Bien sûr, si nous parvenions à reconstituer en taille et en climat le lieu de naissance de chacun d’entre eux, cette idée pourrait peut-être donner aux habitants de notre pays l’occasion de s’instruire, mais tant que nous n’avons pas de tels moyens, mieux vaut se contenter de peintures et de dessins. D’ailleurs, je vous défie de mettre en cage un rhinocéros ou une girafe !
Kristofferson écarquilla les yeux à ces mots. Il lui fallut quelques secondes pour se remémorer un livre que son grand-père lui avait montré quelques années auparavant, où figuraient des illustrations d’animaux exotiques. Petit, il avait eu beaucoup de mal à croire à l’existence de telles créatures.
Il secoua la tête pour évacuer ces pensées. Il était temps, d’ailleurs, car ils étaient à présent dehors, dans le jardin frontal du temple. Sur le côté gauche de la grande porte d’entrée, on avait installé les écuries. Et sur la droite, il y avait le potager. Le bosquet sacré où les prêtres et prêtresses exécutaient leurs rites sacrés était à l’opposée, derrière le bâtiment.
- Tenez, il y a un banc, de ce côté, nous pouvons nous y asseoir.
- Bien, Mère Luanne.
Les deux s’installèrent sur le banc, et la vieille femme expliqua :
- Nous avons dû multiplier les prières, en effet, mais c’était davantage par prévention, la malepierre avait déjà cessé d’être dangereuse. Je suppose que votre père n’aurait pas pu la neutraliser aussi efficacement s’il n’avait pas été un fils du Rat Cornu ?
- Son masque magique l’a bien protégé, Mère Luanne. Nous autres, Skavens, ne sommes pas complètement immunisés aux effets distordants de la malepierre, j’en sais quelque chose ! ironisa Kristofferson en se tapotant l’estomac.
- En tout cas, le lendemain de l’arrestation des cultistes, nous avons donc béni quatre fois tout le périmètre de la scierie, avec des huiles sacrées et des chants. Nous nous sommes particulièrement attardés sur deux endroits : le cercle d’herbe brûlée par la malepierre, et une zone morte quelques pas plus loin, où nous avons senti des vibrations plutôt désagréables. Vous y aviez incinéré un corps ?
- Non pas, Mère Luanne, il a pris feu de lui-même. Je parie que vous avez vu l’endroit où Sire Alcibiade est mort.
- Un individu s’est spontanément enflammé ?
- Quand il a rendu son dernier souffle, en effet.
- Remarquez, si c’était un champion des Dieux Noirs, cela ne m’étonne guère. Et cette patte d’oiseau géante en pierre ?
- Tout ce que l’Archidémon qui commandait les cultistes a pu faire entrer dans notre monde. Vous avez détecté quelque chose ?
- Non, curieusement, c’était du granit pur. Et donc, c’était au bout d’un Archidémon ?
- J’ai eu l’occasion de feuilleter quelques livres à ce sujet chez les Verenéens. D’après des témoignages, les plus puissants Démons de Tzeentch sont d’espèces d’immenses hommes-oiseaux, aux pouvoirs magiques démesurés.
- Encore heureux qu’il se soit contenté de laisser juste une main chez nous, alors ! Je comprends ce qui s’est passé : sans l’énergie de la malepierre, le portail s’est refermé. Sans l’énergie dont il est constitué, sa main s’est pétrifiée. Il vaudrait quand même mieux ne pas la laisser en place. Non seulement ça entretiendra avec précision le souvenir de cette nuit épouvantable, ce qui est superflu, mais en plus ça peut effrayer les passants… oui pire, leur donner de nouvelles idées !
- J’en aviserai le Prince, on la fera mettre en pièces et on se débarrassera des morceaux.
- Je vous en remercie. Ce sera le mieux à faire.
Kristofferson se leva, s’étira, puis il vit quelque chose qui le fit hausser les sourcils.
- Tiens, c’est étonnant !
- Quoi donc, jeune homme ?
Le Skaven brun désigna du menton un recoin du potager. La vieille prêtresse gloussa de bonne humeur.
Gabriel était en train de creuser un trou dans une parcelle vierge de terre, sous l’œil attentif de Branwen, adorable dans sa robe d’initiée. La petite fille-rate lui fit signe d’arrêter, s’accroupit près de lui, déposa au fond du trou quelques graines de légumes, et pria le jeune garçon-rat de remettre la terre en place.
Un tel spectacle ne manqua pas de chatouiller les commissures du grand Skaven brun.
- Je commence à comprendre pourquoi il a tant voulu m’accompagner ici.
- Il n’était pas prévu qu’il vienne avec vous ?
- Notre mère m’a demandé de l’amener au temple de Shallya pour qu’il aille rendre visite au petit Finston, mais quand je lui ai dit que je venais vous voir, il a insisté pour que je l’emmène en ces lieux d’abord.
- Rien de tel qu’un petit cœur tendre pour donner une leçon de jardinage, se réjouit la mère supérieure. Branwen semble avoir pleinement accepté la tragédie qui a frappé sa famille. Voyez comme elle rayonne ! Et comme elle réchauffe les autres de ses rayons !
Kristofferson secoua la tête.
- Ne vous faites pas de fausses idées, ma Mère. Jamais Gabriel ne renoncera à la science, ni à ses inventions.
- Oh, mais je ne le lui demanderai jamais, jeune homme ! Je respecte ses préférences. On ne pourra pas arrêter le progrès. Ma prédécesseure a voulu, vous avez vu où ça l’a menée. Non, ce que j’espère, c’est que nous pourrons maîtriser le progrès, qu’il ne finisse pas par tout broyer sur son passage.
- Le connaissant, il n’est pas du genre à laisser le progrès se déchaîner sans en garder le contrôle. Mais pour l’heure, nous allons prendre congé.
Kristofferson fit quelques pas vers les deux enfants, et appela son frère.
- Allez, Gab ! Si tu veux qu’on passe par le temple de Shallya avant la tombée de la nuit, il faut partir maintenant !
- Ah ! Euh… bon.
- Dis au revoir à ta copine et rejoins-moi dehors.
Et le grand Skaven brun se dirigea vers l’écurie, sous le regard de la petite Skaven qui le dévorait presque des yeux.
- Qui c’est ?
Gabriel éprouva subitement une furieuse sensation, comme si son sang se glaçait et brûlait en même temps. Pendant un instant, il sentit la jalousie aboyer contre Kristofferson, qui venait d’accaparer l’attention de sa nouvelle amie juste sous son nez. Puis, dans le même temps, son cerveau (ou sa bonne conscience, il ne sut le dire), inquiet de le voir risquer de faire la même bêtise qu’avec Emil quelques semaines plus tôt, lui ordonna de cesser d’avoir ce genre de pensée immédiatement. Aussi, fut-ce d’un ton complètement neutre qu’il ânonna :
- Mon grand frère.
- Ouah, il est beau ! Il a l’air d’un roi !
Il n’allait quand même pas rester à se laisser rabaisser sans se défendre !
- Euh… je suis plus intelligent que lui !
Branwen lui répondit avec un grand sourire.
- Je sais, Gab. Personne n’aurait pu construire un bateau volant aussi beau que le tien !
Elle lui fit l’accolade, avec une grosse bise. Gabriel, à la fois soulagé et embarrassé, une fois libéré, trottina en zigzaguant jusqu’au cheval de Kristofferson. Son sang battait si fort dans ses tempes qu’il entendit à peine sa petite voix dire encore :
- Reviens vite, je t’apprendrai à traire une chèvre !
*
Il était presque six heures du soir quand Ludwig Steiner put enfin se détendre un peu. Après avoir payé le magister vigilant, il avait passé le reste de la journée à écouter les dernières doléances, consulter les rapports, rédiger des courriers officiels aux royaumes voisins, organiser la restitution de tous les enfants aux parents encore en vie, vérifier la comptabilité établie par Nedland en vue des dédommagements divers et variés… et d’autres tâches dont il n’arrivait même pas à se souvenir. Avec soulagement, il entra dans le salon du rez-de-chaussée qui donnait sur le parc. Heike, Bianka et Kristofferson y étaient réunis, autour d’une théière et d’une assiette pleine de petits biscuits. À travers la vitre, le Prince put voir les deux plus petits, Isolde et Gabriel, jouer ensemble dans le jardin avec Magdalena et Teresa.
Steiner s’installa dans son fauteuil. Soucieuse du confort de son père, Heike demanda :
- Voulez-vous que je vous serve une tasse de thé, Père ?
- C’est gentil, mon trésor, mais je pourrai me débrouiller. Ne quitte pas ton fauteuil, surtout.
- Vous saurez vous adapter rapidement, Opa ? demanda Kristofferson.
- Ce ne sera pas nécessaire, Kit.
- Je ne comprends pas.
- Ne t’en fais pas, d’ici quelques jours, tu comprendras.
- Je me demande dans combien de temps Marjan sera rentrée ?
- Il est convenu qu’elle aille jusqu’à Hoffnungshügel. Mainsûre a demandé à son patriarche de lui mander une escorte qui l’attend sur place. Il emmènera Pâlerameau jusqu’à la frontière de l’Averland, où il pourra refaire sa vie. Marjan sera rentrée d’ici quelques jours. Par contre, vu le retard qu’il a pris dans ses propres obligations vis-à-vis du Collège Flamboyant, je pense qu’on ne reverra pas Mainsûre avant très, très longtemps.
- Enfin une bonne nouvelle ! s’exclama Bianka.
Cette remarque ne manqua pas de contrarier Heike.
- Tu te montres plutôt irrespectueuse envers quelqu’un qui a pris des risques énormes pour nous aider.
- Mère, tu ne peux pas m’obliger à considérer cet Elfe à ta façon. Tu as un passif avec lui, j’en ai aussi un, et il ne me donne pas envie de le revoir !
- Il y a tout de même des façons autrement plus civilisées de remercier quelqu’un à qui nous devons un fier service !
- Quoi, Mère ? Tu fais allusion à nos adieux ?
- Je n’appelle pas ça des adieux, Bianka, mais un comportement inacceptable.
Bianka répondit du tac au tac :
- Oui, en effet ! Tu as raison, c’était un comportement tout-à-fait inacceptable ! Ce gibier de potence n’a pas cessé de se moquer de moi avec son cynisme d’Elfe, encore une fois !
La femme-rate poussa un soupir attristé.
- Bien. Nous en reparlerons quand tu seras plus calme.
- Non, je refuse.
- Tu refuses ? répéta la mère-rate, surprise et indignée.
- Je ne veux plus jamais entendre parler de ce voyou ! Plus jamais !
- Et moi, j’insiste pour que tu le comprennes : Brisingr Mainsûre est un héros. Si tu avais eu pour deux sous de décence, tu lui aurais présenté tes excuses !
La jeune Skaven blonde s’étrangla presque de colère.
- De la décence ? Avec ce… galapiat ? Après la façon dont il nous a baladés, je devrais faire preuve de décence ? Même pas en rêve ! Ton « héros » est un manipulateur, un pendard qui finira par énerver la mauvaise personne, et ça le conduira à une fin prématurée bien méritée !
Heike ne répondit pas. Elle perçut dans l’œil de la grande archiviste une étincelle incandescente qui ne demandait qu’à l’enflammer. Ce qui arriva lorsqu’elle ajouta :
- Heureusement qu’il ne me les a pas réclamées, ces excuses, parce que sinon, tant pis pour les conséquences, j’aurais donné l’ordre de tirer ! Je le déteste, et rien ni personne au monde ne me fera changer d’avis, jamais !
Comprenant que sa fille ne l’écouterait pas, Heike décida d’en rester là. Elle soupira, ses oreilles se couchèrent.
- Comme tu voudras. Je te connais, c’est moi qui t’ai faite, et je sais à quel point tu peux être plus têtue encore que ton frère. Quand tu as une idée en tête, Morrslieb qui s’écraserait sur le royaume ne suffirait pas à te faire réfléchir sur cette idée. Tu viens encore de me le prouver. Allez, je vais rejoindre les petits.
Puis elle se leva, et se dirigea vers la sortie. Bianka tendit la main vers elle et protesta :
- Ce n’est pas une faiblesse, Mère ! Tu dis ça comme si c’était un défaut, mais mon obstination est une force. Oui, je suis têtue, je suis une battante ! C’est ce qui a fait de moi une Grande Archiviste ! C’est ce qui m’a permis de tenir tête à des bandits dans la Souricière et à résister à la variole verte ! C’est ce qui m’a donné le courage de me soumettre au jugement du Glaive de Vérité sans faillir ! C’est tout de même plus important que la façon dont je considère Brisingr Mainsûre, tu ne crois pas ?
Heike s’arrêta, et se retourna vers sa fille. Elle lui dit, la voix brisée de chagrin :
- Je suis très contente de te voir complètement rétablie, mon trésor. Mais je sens que ton âme n’a pas fini de souffrir.
Bianka sentit son sang se glacer à ces paroles. Elle bredouilla encore :
- Mère, n’allons pas nous disputer pour ce malotru pervers ! Il n’en vaut pas la peine ! D’accord, c’est un puissant sorcier, d’accord, il nous a aidés, mais je reste persuadée qu’il a fait tout ça avant tout dans son intérêt ! Mais bon sang, faut-il le voir forcément comme un héros ?
Sa mère ne répondit pas, et quitta le salon. Une fois partie, le Prince murmura :
- Bianka, tu es sûre de ne pas avoir de jugement trop hâtif ?
- Je ne doute pas de ses capacités, Opa, mais je n’aime pas du tout sa manière de considérer les autres. On dirait qu’il ne respecte personne d’autre que lui-même !
- Ta colère envers Brisingr Mainsûre est légitime, mais il ne faut pas qu’elle t’aveugle. Les anciens récits disent que la colère est mauvaise conseillère. D’abord, elle aurait pu te pousser à commettre un acte criminel, comme ton frère, tu l’as dit toi-même.
- Permettez-moi d’ajouter qu’il a fait apparaître une flamme magique avec l’intention de s’en servir pour « me mater » !
- N’oublie pas ce que m’ont rapporté les gardes : il a fait ça après que tu l’aies giflé.
- Après qu’il m’ait humilié auprès de tout le temple de Verena et qu’il vienne me tourmenter jusque chez nous, malgré mes demandes répétées pour qu’il me lâche ! Par ailleurs, il ne se serait pas privé pour avoir recours à la violence, à ma place, m’a-t-il dit !
- Il me l’a dit aussi. C’est bien pour ça que je ne te ferai pas plus de reproche pour cette fois. Mais ce que tu viens de faire ne me plaît pas du tout. En ce moment, ta colère te pousse à t’en prendre à Mainsûre, mais c’est ta mère qui vient de la subir. Elle ne mérite pas ça. J’espère que tu ne crois pas le contraire ?
Bianka voulut encore protester, mais elle n’en eut plus la force, ni l’envie. Elle préféra baisser la tête, et laisser silencieusement ses larmes couler le long de son museau.
- Opa, si je puis me permettre, je trouve quand même ce type plutôt bizarre, moi aussi, intervint alors Kristofferson.
- Il nous a aidés à traquer et éliminer la Main Pourpre, rappela Steiner. Certes, il n’a pas un caractère très facile, mais ça ne l’empêche pas d’être efficace. Et je peux vous assurer que c’est un homme bon.
- J’ai confiance en vos paroles, Opa, mais reconnaissez que, de notre point de vue, il s’est montré très joueur. Il n’est pas membre de la Main Pourpre, mais il nous a quand même bien titillés, y compris Isolde. Il n’avait pas à railler les espérances d’une petite fille, surtout quand celles-ci sont aussi pures qu’honorables.
- C’était une ruse pour vous inciter à vous méfier de lui, une faille que la Main Pourpre a parfaitement exploitée.
- J’entends bien, mais quand tout ceci s’est terminé, je ne l’ai pas vu manifester le moindre repentir envers qui que ce soit ! Ni envers Isolde, ni envers Bianka, alors qu’il l’a plongée dans une situation vraiment très embarrassante vis-à-vis du temple de Verena. Et je ne parle pas, notez bien, de la façon dont il a quitté sa cellule, qui nous a proprement ridiculisés devant tous les prisonniers de la caserne, moi et Wally. Pour toutes ces raisons, moi aussi, je suis en colère contre lui.
- Ah, ça… mon garçon, les sorciers ont toujours un caractère un peu décalé par rapport aux gens normaux. Qui peut décrire précisément l’effet des vents de magie sur le cerveau ?
- Je n’en sais rien, et ce n’est pas mon problème. S’il est assermenté et reconnu comme élément de valeur par le Collège du Feu, alors il devrait être suffisamment responsable pour reconnaître les conséquences de ses actes sur les autres. Quant à moi, je ne vois pas pourquoi je me sentirais débiteur de quelque façon que ce soit envers ce mage. Et je suis d’accord avec Bianka : nous nous passerons très bien de ses excentricités, en particulier s’il se montre « décalé » au point de proférer de telles menaces.
Bianka avala sa salive. Devait-elle finalement prendre la défense de Mainsûre en répétant ce qu’il lui avait dit au cours de leur dernière conversation ?
Non, il ne le mérite pas.
Elle n’eut pas besoin d’y penser plus longtemps, car le Prince décida de clore le débat.
- Bon, écoutez, mes enfants, nous avons tous été soumis à de très fortes pressions ces dernières semaines. Quand les choses seront tassées, tout le monde se portera mieux, et toi, Bianka, tu pourras reparler de tout ça avec ta mère, et peut-être que tu ne seras plus aveuglée par cette rage. C’est vrai, Brisingr Mainsûre a un caractère plutôt fantasque, et c’est d’autant plus déstabilisant qu’il ne s’affiche pas comme un artiste, contrairement à Yavandir Pâlerameau. En cela, je partage votre avis, à tous les deux. Seulement, il a été d’une grande aide à notre Royaume à plusieurs reprises, il ne faut pas l’oublier, et donc, il a droit à notre respect. Et avant que tu ne demandes, Bianka, il n’est pas contrôlé par un Démon non plus. Allons, je vous invite à vous rafraîchir un peu la figure, surtout toi, Bianka. Le souper sera servi dans deux heures.