Le Royaume des Rats

Chapitre 103 : Derniers éclats

7136 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

L’après-midi fut tout aussi ensoleillé. Après un repas plutôt frugal, Bianka se promenait dans le parc de la propriété. Les oiseaux qui chantaient, l’odeur de l’herbe fraîchement coupée lui firent du bien. Elle sentait toute la pression accumulée depuis le banquet durant lequel son père s’était effondré sur le sol s’échapper par ses orteils nus pour être absorbée par la terre du petit chemin. Pendant quelques instants, elle eut envie de tout lâcher, et de se coucher dans l’herbe, mais elle jugea qu’elle avait passé l’âge de ce genre de liberté sous les yeux des gardes et des différents employés de son grand-père.

 

Aussi continua-t-elle sa déambulation. Enfin, depuis de longues semaines, elle pouvait consacrer un peu de temps juste pour apprécier les rayons du soleil automnal qui chauffaient agréablement son visage, le souffle du vent frais qui véhiculait un cortège d’odeurs de nature toutes plus délicieuses les unes les autres, et le chant des oiseaux par-dessus le murmure de la fontaine dans laquelle ils batifolaient.

 

Bianka repéra un banc, et décida de s’y installer. Elle étira ses bras sur le dossier, renversa la tête en arrière, ferma les yeux, et laissa filer ses pensées pour ne plus se concentrer que sur les odeurs et les sons.

 

-         Tu as quitté le tribunal bien vite, petite souris !

 

La grande archiviste ouvrit les yeux d’un coup. Elle serra les dents de rage quand elle reconnut la voix du magister vigilant Brisingr Mainsûre.

 

-         Comment vas-tu ?

 

Bianka se leva, rajusta sa robe, et regarda l’Elfe des pieds à la tête.

 

-         En paix jusqu’à cet instant, Maître Mainsûre. Que faites-vous chez moi ?

-         « Chez toi », « chez toi »… Rappelle-toi que c’est avant tout chez ton grand-père.

-         Ici, c’est le Domaine Steiner, comme mon nom de famille et celui de mes parents. Je suis donc chez moi, et davantage que vous n’êtes, au cas où vous l’auriez oublié !

-         Oui, bon, nous n’allons pas recommencer à nous chamailler pour ce genre de broutille. Je suis juste venu présenter mon dernier rapport à ton grand-père avant de repartir pour Altdorf.

 

Pendant un instant, Bianka voulut lancer une réplique cinglante, mais elle se retint.

 

Il n’en vaut même pas la peine.

 

Elle allait le laisser sur place pour reprendre sa promenade. Or, il lui emboîta le pas et insista.

 

-         J’ai eu l’impression que tu fuyais quelque chose, à l’issue du procès. Pourquoi ne pas être restée au temple ?

-         Je ne suis pas tenue de vous répondre, Magister.

 

Bianka ne le regardait même pas, et continuait de marcher, tout en accélérant le pas. Brisingr accusa le coup et continua.

 

-         Pourtant, il y a de quoi se réjouir, petite souris. Non seulement tu t’es bien débrouillée face à la racaille de Tzeentch, mais en plus tu t’es habilement défendue devant le frère Merthin.

-         Je n’aurais pas eu à le faire sans vos moyens « très tordus, mais bougrement intelligents ».

-         Oh, allez, tu ne vas pas ressasser ça pendant des années ? Tous les sectaires vont être exécutés, Pâlerameau sera banni, en somme, toute cette histoire lamentable est terminée.

-         Presque...

 

Ayant dit, Bianka pivota sur ses talons, et dans le mouvement, administra à l’Elfe une gifle sonore.

 

-         Maintenant, c’est terminé. J’espère ne plus vous revoir, ni chez moi, ni où que ce soit, dans les Royaumes Renégats, ou le Vieux Monde, jamais !

 

Brisingr se massa la joue, et arbora une fois de plus le petit sourire qui irritait tant la jeune fille.

 

-         En tout cas, à défaut de la bonne humeur, tu as recouvré la santé. J’en suis content.

 

Bianka se contenta de faire une petite moue de mépris, avant de se diriger vers la serre. Elle sentit son sang bouillir quand elle entendit la voix claire de l’Elfe la rappeler.

 

-         Bianka ?

-         Quoi, encore ?

 

La jeune fille se retourna, à contrecœur, et réalisa avec étonnement que pour la première fois, Brisingr ne l’avait pas appelée par un sobriquet.

 

-         J’aimerais te dire que tu as toute mon admiration. Tu as agi en toute bonne foi, pour retrouver les responsables de cette corruption. Tu as mené ces investigations de main de maître, et je suis à peu près sûr que j’aurais eu vraiment du souci à me faire si j’avais été le coupable !

-         Fadaises ! Je n’ai fait que suivre la piste que vous avez tracée à notre intention ! J’ai passé pour la dernière des cruches auprès de tout le temple de Verena, sans parler de Verena elle-même !

-         Je comprends ta colère.

-         Non, vous ne comprenez pas. Vous m’avez meurtrie au plus profond de ma fierté et de mes convictions. C’est la pire des humiliations que j’aurais pu subir, et vous avez tout fait pour qu’elle arrive !

 

La jeune Skaven blonde dut reprendre son souffle pour continuer :

 

-         C’est vraiment parce que je sens que je peux encore être utile au temple que je n’ai pas renoncé à la bure de Verena et à mes fonctions ! Je continuerai mon travail de Grande Archiviste, même si je devrai travailler trois fois plus pour ne pas être considérée comme la dinde à farcir du temple. Je ne renoncerai jamais à ma carrière, ni à faire triompher la Vérité. Je l’ai dit sous le Glaive, je le pense vraiment, parce que je m’accroche à mes convictions. Et je vous jure que si j’en avais le pouvoir, je vous ferais chasser du Royaume à coups de pierres !

 

Brisingr poussa un petit soupir. Une fois encore, Bianka perçut un net changement dans son attitude : il ne souriait plus.

 

-         Tu as le droit d’être en colère contre moi, mais je ne n’ai fait qu’agir dans ton intérêt, Bianka. J’aimerais réellement t’en convaincre.

-         C’est trop drôle ! Vous utilisez une magie autorisée par nos lois, c’est exact, vous êtes un ami de mon grand-père et de ma mère, c’est vrai, mais je ne vous dois rien, et je n’ai pas à respecter quelqu’un qui s’est conduit comme vous l’avez fait avec moi et mes frères. Vous êtes un fieffé coquin, et je refuse de vous accorder le moindre crédit !

-         Je croyais que tu étais une personne raisonnable.

-         J’ai tendance à me montrer moins raisonnable face à un inconnu qui joue avec la vie des gens en faisant preuve d’une telle indifférence ! Vous vouliez paraître plus sympathique à mes yeux ? Eh bien vous avez échoué, misérable marionnettiste de fête des fols !

 

Le mage demanda d’une voix douce :

 

-         Tu m’insultes ? J’en ai brûlé vif pour moins que ça.

 

Il leva la main, et des flammèches crépitèrent au bout de ses doigts. Loin de se laisser impressionner, Bianka sentit sa colère éclater. Elle s’écria :

 

-         Oh, bien ! Des menaces, maintenant ? Au beau milieu de notre domaine, dans la capitale de la principauté ! Vous ne manquez vraiment pas de culot !

-         Toi non plus. N’oublie pas que je suis capable de mater des Démons.

-         Vous êtes certes un mage habitué au combat, vous ne pourrez pas résister à toute l’armée que vous affronterez si vous osez me toucher ! Regardez, les gardes vous ont déjà à l’œil !

 

En effet, sur les remparts, les soldats avaient leur arquebuse braquée vers le magicien.

 

-         Je suis la fille du Maître Mage, et la petite-fille du Prince. Un seul cri de ma part et ils vous changent en passoire, sans discuter. Même si mon grand-père est fâché, même si je devrai aller en prison, au moins je n’aurai plus à supporter votre vilaine tête !

-         As-tu déjà été en prison, Bianka ? Ce n’est pas un endroit où tu souhaiterais aller, crois-moi.

-         Je vous crois ! Je suis même sûre que vous avez de l’expérience à revendre à ce sujet !

-         J’en sais assez pour savoir qu’une fille comme toi n’a rien à faire dans une prison. Tu te ferais manger toute crue.

-         Oui, je sais ! Comme une souris toute nue devant un serpent ! Eh bien, je n’en ai rien à faire ! Je n’ai pas besoin de vos conseils à deux sous, non plus !

 

La jeune fille semblait prête à pleurer de rage. Elle reprit son inspiration, et cria :

 

-         Et maintenant, disparaissez de ma vue, ou je vous jure sur la Balance de Verena que je vous fais abattre sur-le-champ !

 

Elle recula de trois bons pas en arrière, leva les yeux, et s’adressa aux gardes.

 

-         Soldats, à mon commandement…

 

Les gardes étaient de plus en plus nerveux. Ils ne savaient pas s’ils devaient vraiment obéir à la jeune fille-rate sans discuter, mais étaient prêts à intervenir si l’Elfe se faisait trop menaçant. Sentant venir l’orage, Brisingr baissa la main, et la flamme s’éteignit. Il poussa un petit soupir, et après quelques secondes de silence, murmura :

 

-         C’est bon, tu as gagné. Je m’en vais.

-         Je vous hais, espèce de canaille elfique ! Je vous maudis !

-         J’imagine que je ne pourrai pas gagner ta confiance. Je m’en passerai.

-         Vous faites bien ! Jamais vous ne gagnerez ma confiance, Brisingr Mainsûre ! Foutez le camp, et allez créer des problèmes loin d’ici, sale oiseau de malheur !

 

Le mage encaissa l’injonction. Il tourna le dos à la jeune fille, bras croisés.

 

-         Tu as raison, je n’ai plus rien à faire ici. Je vais juste transmettre mon rapport à ton grand-père, puis je regagnerai ma chambre d’hôtel pour préparer mes affaires. Demain, je récupérerai le paiement que le Prince s’est engagé à me donner au temple de Verena, ensuite, je m’en retournerai à Altdorf, et je ne te gênerai plus. Tu as ma parole. Mais avant ça, j’espère au moins te surprendre, juste une fois. Je précise : te surprendre agréablement.

-         Vous allez vous couper la langue ? Comme ça, plus de magie, et plus de sarcasmes !

 

Brisingr pivota de nouveau pour faire face à Bianka. Elle ne décela plus le moindre cynisme sur son visage.

 

-         Je suis vraiment désolé de vous avoir tous fait souffrir. Quoi que tu puisses penser de moi, je considère ta mère comme ma filleule, ce qu’elle est, d’ailleurs, sur le plan légal. Ton grand-père est l’Humain le plus intelligent que je connaisse, et je ferais tout pour le satisfaire. Ton père et moi avons dû organiser une stratégie dans laquelle toi et tes frères avez joué un rôle déterminant, mais à votre insu, en ajoutant un mensonge particulièrement blessant. Cela t’a fait mal, et je n’en suis pas fier. Je peux même t’assurer que si quelqu’un d’autre avait fait autant de mal à ta mère que je t’en ai fait, ce quelqu’un serait en cendres à l’heure qu’il est. Je ne suis pas ce sorcier malfaisant que tu sembles prendre plaisir à détester, Bianka Steiner. Voilà. Je te présente mes excuses, fais-en ce que tu voudras, ça n’a pas d’importance. Libre à toi de continuer à me considérer comme un manipulateur sadique, je sais que ce n’est pas le cas. J’ai passé des décennies à lutter contre le Chaos sous toutes ses formes, quel qu’en soit le prix. Et crois bien que le prix a souvent été au-dessus de mes moyens. À cause des hérétiques, j’ai perdu des amis, j’ai dû affronter des gens de bien chers à mon cœur, comme Yavandir Pâlerameau, et j’ai même dû me battre à mort contre Wolfgang Scheunacht, un professeur du Collège du Feu émérite au-dessus de tout soupçon dont j’ai été le dernier élève. Il s’était tourné en secret vers Tzeentch, qui l’a convaincu de renoncer aux idéaux qu’il m’avait transmis avant de basculer, ce qui fait que j’ai d’autant plus de raison de ne pas du tout aimer ces gens-là. Quand son cadavre a fini de se consumer devant moi, j’ai appris ce que c’était, d’être « meurtri au plus profond de mes convictions ». C’est là que j’ai décidé de devenir Magister Vigilant. J’ai dû prendre régulièrement des décisions très lourdes. Et je ne m’en suis jamais vanté, je n’en ai pas retiré la moindre gloire, non plus. Alors, quand je dis que j’ai fait ça pour le bien de tous, je le pense. Quand je te dis que je comprends ta douleur, c’est un fait. Et ce n’est pas ton opinion sur moi ni tes insultes qui me feront changer d’avis. Sur la question des convictions, j’ai la tête aussi dure que la tienne.

 

La jeune fille sentit son cœur ébranlé par une telle tirade, et aussi par le fait que pour cette fois, elle n’y détecta pas la moindre once de malice. Mais, trop orgueilleuse, elle ne voulut pas paraître convaincue.

 

-         Nous n’étions pas obligés d’être dans votre balance, Maître Mainsûre !

-         Peut-être, mais si nous avions fait autrement, quelles auraient été les conséquences ? Qui peut le dire ? Même un sorcier céleste n’aurait pas pu. On ne saura jamais. Par contre, ta peine est bien réelle. Et tu n’es pas la seule. Je crois savoir que l’un d’entre vous a très mal pris nos révélations ?

-         « Très mal pris » ? Vous êtes loin de la réalité. Le gros problème avec Sigmund, c’est qu’il est beaucoup plus sensible qu’il n’en a l’air. On compte sur lui pour affronter de vraies horreurs, qui l’atteignent au cœur plus profondément qu’il ne tente de le faire croire. En plus de ça, vous le savez, il est sujet à la Rage Noire. Heureusement que sa raison reste légèrement plus forte, juste assez pour qu’il évite de blesser sérieusement les gens auxquels il tient. Mais j’aime autant vous prévenir : s’il a résisté à l’envie de balancer notre père et Romulus dans la fausse tombe, je vous conseille de l’éviter, à l’avenir, car avec vous, il ne se retiendra pas. Et quand il laisse agir la Rage Noire, il n’est pas dit qu’un tourbillon de feu suffise à l’arrêter !

-         J’en prends bonne note.

 

Brisingr Mainsûre s’inclina de la manière la plus juste, la plus sincère.

 

-         Au revoir, Grande Archiviste.

 

Bianka se contenta de rectifier froidement :

 

-         « Adieu, Grande Archiviste » !

 

Puis sans attendre la moindre réaction, elle lui tourna fermement le dos et reprit sa marche. Elle ne s’autorisa à souffler de soulagement que lorsqu’elle fut définitivement convaincue de ne pas être suivie. Mais si les battements de son cœur avaient repris un rythme posé, mille pensées plus sanguinaires les unes les autres virevoltèrent dans son esprit, longtemps.

 

*

 

Le lendemain de la conclusion du jugement fut le moment de procéder à l’exécution de la sentence. Des crieurs publics avaient passé le reste de la journée précédente et une partie de la soirée à annoncer cet événement. Le public avide d’assister à la punition de criminels avérés s’était déplacé en grand nombre. Il y avait des citoyens des deux sexes, Humains comme Skavens, de tous âges – certains avaient même estimé bon d’amener leur progéniture assister à ce spectacle « instructif ».

 

Une haute estrade avait été érigée devant le temple de Verena, avec une vingtaine de sièges encadrés par une douzaine de gardes, juste en face de la structure de bois. Sur le côté gauche, un autre bataillon surveillait de près cinquante hommes et femmes, Humains et Skavens, tous menottés. Certains avaient la tête baissée. D’autres, au contraire, se pavanaient, sans dire mot. Dès la sortie des geôles, chaque parole prononcée avait été aussitôt réprimée par un coup au ventre ou à la tête. Sur l’estrade même se tenait le bourreau, Nikolaus Richter, déjà cagoulé, sa hache bien aiguisée étincela sous un rayon de soleil. Enfin, à la droite de l’estrade, trois grands chariots attendaient de recevoir les corps. Un quatrième chariot, plus petit, était destiné à transporter les têtes. Toute la place était encadrée par une foule grondante. De temps en temps, une insulte ou une menace fusait en direction des condamnés.

 

Au premier rang, le Prince, le maître mage, l’aumônier, ainsi que Kristofferson, attendaient le début de l’exécution de la sentence. Autour d’eux, les quelques principaux nobles, le magistrat Tomas et le frère Arcturus, échangeaient quelques paroles hésitantes sur l’avenir du royaume. En effet, parmi les hérétiques, il y avait plusieurs hommes et femmes de pouvoir, il allait sans doute y avoir de grands changements dans l’organisation du cabinet du Prince. Neuf coups sonnèrent du haut du clocher du temple. Romulus se leva.

 

-         Je vais devoir y aller.

-         Fais ce que tu as à faire, mon ami, répondit Steiner.

-         Bon courage, ajouta Psody avec un sourire.

 

Le prieur haussa les épaules.

 

-         Je sais que ça ne te réjouit pas plus que moi, Ludwig. Même si je n’approuve pas, je comprends.

-         Je le sais, et je t’en remercie, mon ami.

-         Il faut bien que la population comprenne qu’on ne se compromet pas impunément avec les esclaves du Chaos dans notre Royaume ! déclara résolument Kristofferson.

-         Tu n’es pas obligé d’y assister-assister, Kit. Ni ta mère, ni ta sœur, ni les enfants ne sont venus. Il est encore temps de les retrouver-rejoindre si tu préfères.

-         Merci, Père, mais je pense que j’ai besoin de voir ça. Pas parce que ça m’amuse ou que j’y prends plaisir. Juste pour que mon cerveau comprenne que c’est la fin des misérables tordus qui ont terrorisé Gab et Soso.

 

Le Skaven Blanc tapota l’épaule de son fils aîné. Luther Brotzmann, le héraut attitré, monta sur l’estrade. Le silence se fit rapidement.

 

-         Oyez, braves gens de Steinerburg ! Nos courageux soldats ont traqué les individus mal intentionnés qui ont passé des semaines à semer le désordre et la peur dans Vereinbarung. Au terme d’une bataille intense contre des créatures viles et de puissants sorciers, nos forces l’ont remporté. Notre ennemi était une secte vouée à l’adoration des Dieux interdits. Une fois la bataille terminée, nous avons retrouvé les complices de ces ignobles traîtres cachés dans les campagnes et les autres cités de Vereinbarung. Certains ont péri dans le combat, d’autres ont préféré rendre leur âme à Morr pour échapper à la justice de Verena. Ceux-là sont sans doute déjà devant Morr, qui aura un jugement impitoyable à leur égard. Mais nous laisserons aux Dieux le soin de régler le sort de ces prisonniers dans l’autre monde. Ici, sa Majesté le Prince Ludwig le Premier les a tous déclarés coupable d’hérésie, et a décidé de les condamner à la mort par décapitation !

 

Brotzmann laissa passer quelques instants pour permettre à la foule d’acclamer la décision. Steiner grimaça légèrement quand il entendit « Vive le Prince ! », peu enthousiaste à entendre son nom loué pour un événement aussi sinistre.

 

 

Dans un petit fumoir de l’un des bâtiments qui faisaient face au temple, au dernier étage, un petit comité surveillait attentivement l’action. Les volets étaient entrouverts de manière à permettre à quiconque était à l’intérieur de pouvoir assister à l’exécution tout en restant à l’abri des regards extérieurs.

 

Yavandir Pâlerameau était enchaîné sur une chaise en bois placée pile devant l’interstice entre les deux panneaux de bois. Marjan Gottlieb était debout derrière lui, son épée prête à frapper, tandis que Nedland, installé dans un fauteuil rembourré, fumait tranquillement la pipe qu’il tenait de la main gauche, tout en visant la tête du prisonnier de son pistolet serré dans sa main droite. Le bateleur Elfe n’avait pas émis la moindre protestation quant à son traitement.

 

-         La fête va commencer, marmonna la grande femme blonde.

-         J’espère qu’ils ne vont pas faire une trop longue messe, répliqua Nedland d’un air détaché.

-         Tu ne crois pas que tu t’es assez vidé les couilles comme ça ?

 

Le Halfling tiqua à ces mots.

 

-         D’abord, je te remercie de ne pas considérer mon amie comme un simple objet de plaisir devant notre oiseau, ou n’importe qui d’autre par ailleurs, et ensuite, je t’invite à surveiller ton langage. Il ne sied pas à une Dame de la haute !

-         Je t’emmerde, répondit Marjan avec un sourire ironique.

-         Je ne plaisante pas, Marjan. Ta mère n’apprécierait pas de t’entendre parler d’une fille en ces termes.

-         Fous-lui la paix, et fous-moi la paix par la même occasion.

 

Nedland préféra ne rien ajouter. Il jeta un dernier regard lourd de reproches à la jeune femme, et détourna les yeux pour se concentrer sur sa cible.

 

-         Et toi, tu n’as rien entendu. C’est clair ?

-         Comme une didascalie, Nedland. D’ailleurs, je ne sais même pas de quoi vous parliez, j’étais trop concentré sur la vue.

-         Tu parles ! cracha Marjan.

-         Non, Dame Gottlieb, je vous assure ! Même si le Glaive de Vérité n’est plus au-dessus de moi, je vous assure que je ne vous raconte pas des salades ! En fait, tout ceci me rappelle des souvenirs.

-         Quel genre de souvenirs ? Vous avez l’habitude d’assister aux exécutions publiques ?

-         Non pas, Dame Gottlieb. En fait, je pensais à Heike. Elle a assisté à un de mes spectacles de cette façon à Altdorf, cachée des yeux de tous. Son père avait loué un théâtre à l’occasion. Elle n’était pas assise aux côtés de lui au premier rang, mais dans une petite pièce dérobée. Je savais néanmoins à qui dédier la pièce.

-         C’était quelle dramatique ? demanda Nedland, curieux.

-         Un bien étrange fiancé, de Detlef Sierck. Une comédie où la poésie se mêle au comique de situation, et où tout se termine bien pour tout le monde.

-         Je la connais, je l’ai vue la dernière fois que je suis passé à Nuln, j’ai bien aimé. Quel rôle vous jouiez ?

-         Le rôle de Léognan.

-         C’est l’ami fidèle et carrément bouffon, c’est ça ?

-         C’est bien ça. Un rôle particulièrement approprié, vous ne…

-         Dommage que vous ayez changé de répertoire, interrompit Marjan d’une voix plus lacérante qu’un coup de fouet. J’espère au moins que la fille du Prince avait apprécié ?

-         Je n’oublierai jamais la multitude de constellations d’étoiles qui brillaient dans ses yeux quand elle m’a félicité personnellement, une fois le théâtre désert. C’est à ce souvenir auquel je me suis raccroché quand ils ont viré cette petite horreur de mon crâne. La magie du théâtre m’a sauvé. Aujourd’hui, je comprends pleinement ce qu’elle a vécu ce soir-là.

 

La grande femme blonde cracha dans le crachoir près de la porte.

 

-         Une bien belle histoire, Pâlerameau. C’est vrai, la situation est comparable. La différence est qu’elle a assisté à un divertissement, tandis que vous, vous contemplez le sort auquel vous êtes le seul à échapper aujourd’hui, et qui ne manquera pas de vous arriver si vous ne changez pas très vite de relations. Ce qui vous a sauvé, c’est le Prince et sa fille, n’oubliez jamais ça. En attendant, profitez bien du spectacle, il n’y aura qu’une seule représentation.

-         Ah, je crois d’ailleurs qu’on y est ! Le premier condamné monte sur l’estrade !

 

Le bateleur ouvrit de grands yeux.

 

-         Je le reconnais, c’est Rudolf Schattenkatze, un marchand dont le commerce périclitait. Je n’ai eu besoin que de lui promettre de gagner beaucoup d’argent pour le séduire.

 

Il avala sa salive quand il sentit la pointe froide de l’épée de Marjan lui mordre la peau de la nuque.

 

-         Pâlerameau, vous n’allez pas nous commenter cette séance. À partir de maintenant, et jusqu’à ce que je vous autorise le contraire, gardez vos lèvres bien scellées si vous tenez à ce que votre tête reste sur vos épaules.

 

L’Elfe ne répondit que par un léger hochement de tête.

 

 

Le Prince Steiner se leva, se tourna vers la foule, et leva son bras valide pour réclamer le silence. Une fois le calme revenu, il déclara d’une voix puissante :

 

-         Chers concitoyens et concitoyennes, je conçois que vous ayez soif de justice après les terribles événements que nous avons traversés tous ensemble. Mais je vous demande, au nom de la dignité qui nous différencie des Hommes-bêtes et des fanatiques soumis aux Dieux impies, je vous demande de garder votre calme et de ne pas montrer de réaction inappropriée. Je veux que ce moment soit gravé dans votre mémoire comme une sentence sévère, qui découragera les indécis à trahir votre Royaume à l’avenir, et pas comme une fête où l’on applaudit chaque fois que la hache du bourreau tombe. Toute personne qui fera preuve d’un comportement déplacé se verra infliger une amende de cinquante couronnes d’or. Le Prince a parlé.

 

Cette menace eut immédiatement l’effet escompté. Un vent glacial passa sur les spectateurs, et plus personne n’osa prononcer un mot.

 

Le premier condamné fut poussé au milieu de l’estrade par trois gardes. Le prieur Romulus attendait, prêt à accorder les derniers sacrements. Une fois les quelques paroles échangées avec le prêtre de Shallya, Schattenkatze reçut une dernière bénédiction, puis fut escorté jusqu’au billot. Là, Nikolaus Richter accomplit son travail avec professionnalisme et doigté. Deux des soldats s’empressèrent d’évacuer le corps pour le déposer dans l’un des chariots, tandis que le troisième ramassa le panier dans lequel était tombée la tête, la déposa dans le petit chariot, et rendit le récipient au bourreau.

 

Ce terrible rituel se répéta des dizaines de fois, dans le plus grand silence, seulement troublé par les quelques mots échangés entre Romulus et chaque prisonnier. La plupart restaient silencieux. L’un d’eux éclata en sanglots et demanda pardon au Prince, à Verena, à l’Empereur, au Roy de Bretonnie, à l’Impératrice du Kislev… mais Steiner jugea que ce n’était pas suffisant, il fut traité comme les autres. Une femme insulta le prêtre de Shallya et tous les spectateurs, et les invita à expérimenter des expériences salaces teintées de stupre. Un coup de poing au visage par l’un des soldats la dissuada de continuer, elle garda le silence jusque sous la hache du bourreau. Enfin, un Skaven tenta désespérément de filer, mais un garde resté au pied de l’estrade le renversa d’un coup de hallebarde et lui brisa la jambe avant de le remonter sur l’estrade.

 

Ni Kristofferson, ni Psody, ni Yavandir ne ratèrent un instant de ce funeste défilé de punitions. Tous y voyaient la conclusion de ce qu’on appellerait désormais la « Poigne de la Main Pourpre », qui avait tenté d’étrangler le Royaume des Rats. L’ancien sectaire, en particulier, était partagé entre la compassion envers des gens qu’il avait personnellement roulés sous l’impulsion d’Ari, et la satisfaction de voir disparaître tous les acteurs de sa performance la plus honteuse selon son avis. De son côté, Marjan préféra détourner les yeux quand ce fut au tour de Morgana de monter sur l’estrade.

 

J’espère que Branwen n’aura pas trop de mal à l’accepter le jour où elle apprendra.

 

 

Au bout d’un très long moment, enfin, le dernier homme grimpa l’escalier de bois. C’était Vladimir Bäsenhau. Le Prince avait demandé à procéder à son exécution en dernier. L’ancien intendant n’avait pas présenté la moindre inquiétude, et avait pleinement accepté son sort dès son emprisonnement. Le prieur Romulus lui posa la question d’usage :

 

-         Vladimir Bäsenhau, vous allez être jugé par Morr. Souhaitez-vous confier le poids qui vous accable à Shallya par mon intermédiaire ?

 

Un petit sourire parut sous la moustache bien taillée de Bäsenhau.

 

-         Vous savez très bien que non, Frère Romulus. Ce n’est pas possible, pour la simple raison que je ne me sens accablé par aucun poids.

-         Vous voulez dire que vous n’éprouvez pas le moindre regret ?

-         Absolument aucun. J’ai été attiré par une vie meilleure pour moi et ma famille, j’ai tenté, j’ai échoué, j’ai perdu, je dois payer. Tant que je reste le seul à en assumer les conséquences parmi ceux que j’aime, le reste n’a aucune importance. Qui sait, peut-être même que Tzeentch va venir récolter mon âme et faire de moi un de ses serviteurs démoniaques, comme pour Katarine Braun ?

 

Le prieur ne répondit pas, le cœur glacé par cette réponse. Bäsenhau lui adressa un regard vainqueur, et se dirigea docilement vers le billot rouge de sang.

 

Et s’il avait raison ? pensa Romulus. Et si l’un de ses complices, ou peut-être son Dieu, tentait quelque chose maintenant ?

 

Saisi par un mauvais pressentiment, le prieur regarda nerveusement les alentours, sans rien voir.

 

Bäsenhau s’agenouilla, et posa sa tête sur le bois. Nikolaus Richter leva lentement sa hache, la brandit au-dessus de sa tête, lorsque soudain, une voix rageuse déchira le silence oppressant :

 

-         Attendez !

 

Il y eut une rumeur surprise au-dessus des spectateurs alors qu’une silhouette surgit de derrière l’une des colonnes du temple. C’était Walter Klingmann. D’un bond, il fut sur l’estrade. Il marcha d’un pas ferme vers le grand Skaven cagoulé.

 

-         Richter, passez-moi votre arme.

-         Euh… plaît-il ?

 

Le Skaven tacheté siffla d’impatience. Il tendit la main vers le bourreau et l’agita fermement.

 

-         Je vous ai donné un ordre, Caporal ! Donnez-moi cette hache ! Tout de suite !

 

Richter lui présenta sa hache sans mot dire. Walter la lui arracha, et se tourna vers le billot.

 

Vladimir Bäsenhau releva légèrement la tête, et plongea son regard dans celui de son fils adoptif. Celui-ci espéra y voir de la moquerie, du mépris, voire de la haine, mais il n’y avait rien de tout ça. Seulement de la fierté.

 

Une vague de rage brûlante enflamma son échine.

 

Avec un cri de colère, Walter abattit la hache sur la tête de son père. Le crâne de l’intendant éclata dans un craquement dégoûtant. Le capitaine de la Garde de Steinerburg décoinça l’arme, et frappa le cou de l’Humain. La tête fracassée de Bäsenhau tomba dans le seau. Walter l’en extirpa maladroitement, la brandit à deux mains de façon à la regarder de face, et hurla :

 

-         Sale menteur ! Hérétique ! Traître hypocrite ! Que tes putains de Dieux se torchent le cul avec ton âme !

 

Puis il lança la tête vers le petit chariot avec un dernier « sois maudit ! ». La tête s’écrasa sur le pavé, à quelques yards de distance de sa cible. Cette fois-ci, les spectateurs ne purent retenir quelques exclamations horrifiées et indignées.

 

Dans la petite chambre, Marjan fronça les sourcils.

 

-         Qu’est-ce qui lui prend ? Il devient fou ?

-         Tu le prendrais comment, si ton père intendant du Prince, que tu as passé ta vie à vénérer, était un hérétique assumé ? demanda ironiquement Nedland.

 

Yavandir n’osa pas ajouter un mot, mais sa mâchoire se contracta derrière ses lèvres.

 

Une victime collatérale de plus. Veuillez me pardonner, Capitaine Klingmann !

 

Walter, comme privé de ses sens après un tel acte, fit face à la foule. Ses yeux hagards se teintèrent peu à peu de sang, alors qu’il mesurait pleinement ce qu’il venait de faire. Il bomba le torse, régula son souffle, et descendit marche à marche l’escalier de l’estrade.

 

Kristofferson eut le réflexe de se lever.

 

-         Je vais le raisonner !

-         Non !

 

Psody attrapa son fils par la manche. Celui-ci protesta :

 

-         Je ne peux pas rester sans rien faire !

-         Vu son état, il ne t’entendra-écoutera pas.

-         Peut-être qu’il entendra-écoutera son Prince ? rétorqua Steiner.

 

Le grand Humain quitta son siège à son tour, et se dirigea d’un pas décidé vers le Skaven tacheté. Walter venait de poser le pied sur les pavés de la place. Steiner se dressa devant lui de toute sa hauteur, et lui demanda de la voix la plus autoritaire qu’il put :

 

-         Par l'Épée de Verena, avez-vous perdu l’esprit, Capitaine Klingmann ?

 

Walter soutint le regard du Prince. Sans détourner les yeux, il porta la main à son cou, défit le petit crochet qui maintenait en place la plaque métallique gravée qui symbolisait son titre, la tint à bout de bras, et la laissa tomber. L’ornement tinta bruyamment sur les pavés. Le Skaven brun voûta son dos, plissa les yeux, et siffla entre ses incisives :

 

-         Votre Majesté, il n’y a plus de Capitaine Klingmann.

 

Sidéré, le Prince ne put ajouter un mot. Il décida de ne pas réagir, même quand il vit le Skaven marcher vers la foule pour quitter la place. Les badauds s’écartèrent spontanément, terrifiés à l’idée d’être les prochains à faire les frais de sa fureur.

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