Le Royaume des Rats
Chapitre 102 : Le Jugement de Verena
10371 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a environ 2 mois
Bianka savait qu’elle n’avait pas le droit à l’erreur. Elle croisa son frère qui lui fit un clin d’œil discret au passage, et s’installa sur le banc des témoins. Le prévôt Tomas s’adressa à elle en ces termes :
- Grande Archiviste, nul besoin de douter de votre abnégation ou de votre fidélité envers Verena, mais les lois étant ce qu’elles sont, je dois vous demander de prêter serment de dire la vérité.
Bianka baissa la tête avec humilité, et déclara solennellement :
- J’embrasse la chouette.
Sœur Weiseneule approcha. La jeune fille-rate sentit l’appréhension monter. Elle n’aimait pas tellement la prêtresse, au quotidien. Les deux femmes avaient toutes deux un caractère bien trempé, et on avait déjà assisté à des éclats de voix entre elles. Elle se concentra, se rappela qu’elle n’était pas l’accusée, et résolut de s’accrocher fermement à cette idée afin de garder son sang-froid.
Sœur Weiseneule posa une première question :
- Grande Archiviste, tout comme votre frère, vous avez été au plus près du danger, d’après les différents rapports, n’est-ce pas ?
- Je n’ai pas été celle qui a pris le plus de risques, Sœur Weiseneule. Je n’étais pas à la scierie.
- Bien sûr, à cause de votre état de santé, entre autres choses, nous le comprenons. Mais vous avez été très exposée, malgré tout. Vous qui n’êtes pas habituée à l’action, au métier des armes, à l’intensité du combat, vous avez pris des risques tout de même. Pouvez-vous résumer votre enquête au jury et à l’assistance ?
- En gros, nous avons décidé, mon frère Kristofferson, le capitaine Walter Klingmann, et moi-même, d’investiguer pour découvrir qui avait empoisonné mon père. Nous avions l’intuition que cet acte criminel était l’œuvre de personnes puissantes, haut placées, avec de bonnes relations et d’importants moyens. La première étape était de trouver d’où venait le sang de Jabberwocky. Le capitaine Klingmann a suggéré d’aller voir au Fier Sigmarite, l’auberge qui servait de relais au courrier pour l’accusé. De fil en aiguille, nous avons enquêté, Kristofferson et moi, à l’auberge, puis dans l’Autre Strygos où nous avons déniché la pièce à conviction numéro trois. C’était un indice en soi plutôt maigre, mais le fait d’avoir deux cadavres sur le chemin nous a fait comprendre que nous étions sur la bonne piste.
- Vous parlez bien d’Herbert Lorne et d’Otto Rademacher ?
- Affirmatif, Sœur Weiseneule. C’est dans la chambre de ce dernier que nous avons trouvé la liste d’ingrédients à moitié brûlée. Nous avons alors repéré le signe de la Main Pourpre, laissé bien en évidence, afin de nous faire peur. C’est là que nous avons rencontré Arnulf, un ami d’Otto Rademacher qui logeait dans le même bâtiment. Le pauvre homme avait assisté au massacre d’Otto, caché dans un recoin de la mansarde d’en face. Il a vu l’accusé, puis a entendu son complice, le chevalier du Chaos, qui s’est téléporté pour éliminer le témoin gênant avant de disparaître, comme nous l’a expliqué Maître Pâlerameau. Arnulf nous a certifié avoir entendu un « rire d’Ange » et un « rugissement de Bête ». Les combattants qui ont vaincu Sir Alcibiade confirmeront que cet esclave du Chaos avait une voix très enchanteresse, en complet décalage avec son apparence effrayante. Son épée émettait d’horribles grondements chaque fois qu’il s’en servait pour couper en deux une de ses victimes. C’est en additionnant la trace de sang en forme de main et le côté Ange et Démon que j’ai pensé que nous avions affaire aux agents du Chaos. J’ai consulté des livres sur le sujet dans notre bibliothèque, j’ai reconnu le signe de la Main Pourpre sur la page, et c’est là que j’ai compris à qui nous avions affaire.
- Savez-vous ce que Maître Pâlerameau et Sire Alcibiade étaient venus faire dans cet immeuble de l’Autre Strygos ?
- Cette mansarde était l’une des caches de Pâlerameau. Il est venu une première fois pour y mettre le feu et effacer sa présence. L’incendie a été rapidement maîtrisé, heureusement. Alors, l’accusé s’est rendu sur les lieux une deuxième fois pour y déposer un indice à l’intention des investigateurs – mon frère et moi. Cet indice était la pièce à conviction numéro trois, la liste de courses.
Sœur Weiseneule se tourna vers Yavandir.
- Est-ce exact, Maître Pâlerameau ? Avez-vous d’abord incendié ce bâtiment, puis laissé une liste d’ingrédients à moitié brûlée sur place ?
- Oui, Sœur Weiseneule.
L’épée suspendue au-dessus de l’Elfe ne bougeait toujours pas.
- Pourquoi avoir laissé ce bout de papier ?
- Pour orienter les soupçons vers le Magister Vigilant Brisingr Mainsûre, ma Sœur. J’espérais que quelqu’un trouvât cette liste, et comparât l’écriture à celle du poème et des notes sur le codex.
- Est-ce que ces deux documents sont à portée de main, dans cette salle ?
- Oui, Sœur Weiseneule. Le poème est référencé comme étant la pièce à conviction numéro deux, et le codex, nous l’avons examiné tout-à-l’heure, c’est la pièce à conviction numéro quatre. Vous verrez que l’écriture sur les trois documents est bien la même. On dirait celle de Maître Mainsûre, mais en réalité, c’est bien moi l’auteur.
- Vous confirmez que c’est vous qui avez rédigé le poème que le Prince a reçu quelque temps après le « décès » du Maître Mage ?
- Oui, j’ai écrit ce poème diffamatoire, avec l’écriture du Magister Mainsûre. Je vais d’ailleurs vous le prouver, et montrer à toute l’assistance les horreurs dont j’ai accouché dans la joie et la moquerie. Sœur Weiseneule, Frère Merthin, je vous invite à regarder ensemble la pièce à conviction, vous verrez que le texte correspond.
- Allez-y, approuva le prévôt Tomas.
Sœur Weiseneule déplia délicatement la feuille de papier du poème. Les deux prêtres se tinrent côte-à-côte, les yeux rivés sur la feuille, pendant que Yavandir récita :
« La pièce tournoie avec le malheur d’un royaume.
Le Destin de deux peuples qui lui avait déplu.
Une simple pistole d’argent, irrésolue,
Dont l’enchaînement des ennuis est la somme. »
« Le Grand Architecte à la sagesse immense
A vu dans ce pays une nouvelle essence
De pouvoir, d’énergie. Et pour s’y installer
A lancé une pièce aux faces jumelées. »
« Deux faces, deux agents, pour un seul objectif.
Briser l’harmonie entre Humains et rats géants.
Faire cesser cette utopie d’esprit maladif
Et jeter ses principaux acteurs au néant. »
« Le premier pas fut fait par l’enfant d’Ulthuan
À la fois vipère et lion tout flamboyant.
Le sang d’une bête par lui justement placé
Fit du Maître Mage un élément du passé. »
« Mais si une main a mis l’épice dans le bol
Elle reçut d’un autre complice cette obole.
L’autre face de la pistole, plus fourbe.
Celle qui cache son passé au fin fond de la tourbe. »
« Il dit être fidèle serviteur de Shallya
Le Prince est son ami. Rien d’autre que mensonges.
La cupidité et la convoitise le rongent.
Et, avec la Main Pourpre son destin il lia. »
« Après moult recherches, le venin il trouva
Grâce à ses connaissances, le poison concocta
À l’autre face de la pièce l’arme confia
Puis dans son lieu de vie, il la dissimula. »
« Des deux faces de la pièce, laquelle est la pire ?
Celle de l’affamé de pouvoir et savoir ?
Celle prête à renier les Dieux de l’Empire ?
Toutes deux sont aussi écœurantes à voir.
« La pièce tournoie avec le malheur d’un royaume.
Le Destin de deux peuples qui lui avait déplu
Une simple pistole d’argent, rien de plus
Scellera l’avenir des Skavens et des hommes. »
Les deux prêtres de Verena se regardèrent, et la femme s’adressa à Tomas.
- Pas de doute, votre Honneur, il s’agit bien du même poème à la syllabe près. Seul son auteur aurait pu le retenir avec une telle précision.
- Pas forcément, Sœur Weiseneule, plusieurs personnes ont eu cette lettre entre les mains, y compris moi et le Prince lui-même, mais bon, le Glaive de Vérité n’a pas réagi, j’accepte cette preuve.
- Votre Honneur, l’accusé vient de reconnaître sa responsabilité dans ce qui est arrivé à l’Autre Strygos, et nous a donné toutes les explications sur les pièces à conviction. Je n’ai rien d’autre à lui demander pour l’instant.
- Frère Merthin, si vous avez des questions à poser à la Grande Archiviste, c’est le moment.
Le prêtre tendit la main vers la carafe posée sur une petite table en retrait, se servit un verre d’eau, toussota, puis questionna la jeune fille-rate.
- Grande Archiviste, ma consœur a souligné quelque chose de surprenant : pourquoi avoir pris tous ces risques, si vous n’êtes pas une habituée de l’action ?
- Pour faire éclater la vérité, Frère Merthin.
- Vous auriez pu tout aussi bien donner des directives de votre bureau, et laisser les hommes dont c’est le métier s’occuper de la partie sur le terrain ?
Bianka poussa un soupir d’irritation.
- Je vous en prie, Frère Merthin, ne nous servez pas le couplet de « la femme doit rester à la cuisine ». Dame Franzseska Gottlieb, sa fille Marjan et la Commandante Giulietta Renata sont autant d’exemples de femmes tout aussi professionnelles dans l’action que redoutables au combat ! J’ai essayé d’être à leur hauteur, et j’estime m’en être bien tirée.
- Il ne s’agit pas d’une question de genre, Grande Archiviste, mais de capacités. Vous avez tout-à-fait raison, que vous eûtes été homme ou femme, le résultat aurait été le même.
- Et donc, où est le problème ? J’ai déterré de sales secrets, sans enfreindre la Loi une seule fois, et les seules personnes ayant eu à souffrir de mes investigations sont des malandrins qui pensaient faire de moi une de leurs prostituées, et un Démon de Tzeentch que l’accusé a envoyé pour me tuer !
- Justement, revenons à vos « investigations », Grande Archiviste. Sœur Weiseneule a commencé à aborder le sujet, mais elle s’est arrêtée au moment où cela devenait vraiment très intéressant. Et je vais vous indiquer où est ce problème que vous venez d’évoquer. Une fois que vous avez trouvé la liste d’ingrédients brûlée dans l’Autre Strygos, vous avez compris que c’était la secte de la Main Pourpre qui se cachait dans l’ombre. Et ensuite ?
- Mon grand-père le Prince a appris que nous menions cette enquête, il a décidé d’y participer. Nous avons monté un plan pour piéger l’assassin de mon père, ce que nous avons fait à l’issue d’un Conseil de Guerre.
- Et ensuite ?
- Ensuite, c’est tout ce que j’ai fait. Sans m’en rendre compte, j’avais contracté la variole verte, sans doute pendant mon passage à l’Autre Strygos. Je me suis sentie mal, et je suis restée alitée pendant quelques jours. Entretemps, les agents de la Main Pourpre ont été attrapés à la scierie.
- Un vrai travail de professionnelle, Grande Archiviste, mais dites-nous : qui était le coupable selon vos conclusions ? Attention, en tant que servante de Verena, vous avez doublement intérêt à nous dire la Vérité, sans détour !
- Je suis au courant, Frère Merthin.
- Je n’ai donc pas besoin de répéter ma question ?
Bianka siffla entre ses incisives. Au premier rang des spectateurs, tous les membres de sa famille sentirent leur angoisse monter d’un cran. La Skaven blonde décida d’utiliser une approche ironique.
- Naturellement, tôt ou tard, il fallait que ça éclate. Vous avez raison, Frère Merthin. En tant que préposé à la défense de l’accusé, il est normal que vous abordiez ce point, même si nous sommes du même Ordre, même si nous servons la même Déesse. Eh bien, en tant que fidèle servante de Verena, je ne me réfugierai pas dans le déni. J’ai appris à préférer la Vérité à toute forme de mensonge volontaire ou accidentel. Mes soupçons m’ont conduite à accuser et à faire arrêter le Magister Vigilant Brisingr Mainsûre.
- Pourquoi lui, en particulier ?
- Parce que tous les indices convergeaient vers ce gentilhomme : des témoins avaient vu un Elfe étrange, son écriture figurait sur les pièces à conviction numérotées « deux », « trois » et « quatre », son comportement laissait présager une attitude suspecte, et je pense aussi aux flammes qui ont brûlé le refuge d’Otto dans l’Autre Strygos, quand nous savons que le Magister œuvre pour le Collège Flamboyant. Cerise sur le gâteau : j’ai trouvé le Codex Manu Fatali caché dans sa chambre. Et donc, j’en ai conclu que le traître qui avait empoisonné mon père, c’était lui.
- Aujourd’hui, alors que vous connaissez tous les tenants et aboutissants de cette affaire, persistez-vous à croire que le Magister soit bien le coupable ?
- Bien sûr que non. Dès le retour de mon père, toute la vérité m’a été révélée.
- Vous avez donc envoyé en prison un innocent, Grande Archiviste.
- C’est vrai, je me suis trompée.
- Je pense que des excuses de votre part seraient la bienvenue ?
Une aiguille chauffée à blanc traversa le cœur de Bianka. Elle se mordit la lèvre presque jusqu’au sang pour éviter d’éclater de colère.
Calme-toi, ma fille, il se fiche de cet Elfe, ce qu’il veut, c’est t’humilier !
- Ça viendra peut-être, Frère Merthin, mais je ne vois pas en quoi cela vous concerne ? Maître Mainsûre n’est pas votre client, à ce que je sache ?
- Une erreur reste une erreur.
- J’ai suivi la piste que votre client a tracée pour moi, client qui obéissait aux directives du Prince ! Si je suis coupable d’avoir été menée en bateau, on peut en dire autant de Maître Pâlerameau !
- Maître Pâlerameau n’est pas un serviteur de Verena.
- Non, c’est exact, il était un esclave d’un Dieu du Chaos !
Marjan remarqua que Sœur Weiseneule n’avait pas dit le moindre mot en la faveur de Bianka, puis elle songea que si elle ne l’avait pas fait, c’était probablement parce qu’elle pensait la même chose : pas nécessaire.
- J’ai une autre remarque à faire, Grande Archiviste : outre le fait que vous vous êtes trompée de coupable, vous avez fait preuve d’un manque de confiance envers vos frères et sœurs de culte. Vous avez pris beaucoup d’initiatives, notamment pour infiltrer le Fier Sigmarite, sans prévenir personne. Cela ressemble presque à une vengeance personnelle. Si vous vous étiez appliquée à en référer à la Grande Prêtresse de Verena, non seulement vous seriez restée dans l’application des lois du Temple, mais en plus, vous auriez pu bénéficier d’une aide non négligeable, ce qui vous aurait sans doute évité d’accuser quelqu’un à tort ?
- Avec la présence de la Main Pourpre, tout le monde à tout niveau pouvait être suspect, Frère Merthin. Kristofferson, le capitaine Klingmann et moi-même avons fait notre possible pour garder secrète notre action.
- Pourtant, vous avez bien communiqué avec Frère Sander ? Vous lui avez transmis des informations, alors qu’il faisait partie de la Main Pourpre. Ça ne vous fait rien ?
- Je l’admets. Malheureusement, il n’a pas jugé bon de me prévenir qu’il faisait partie de cette secte.
- Vous avez malgré tout commis une deuxième faute, après avoir pris cette initiative sans en parler, et avant de vous tromper de coupable. Rappelez-vous que l’un des commandements de Verena stipule bien de ne jamais se laisser utiliser comme instrument de l’injustice ou de l’hérésie.
- Tout le temple s’y est laissé prendre, Frère Merthin, vous compris.
- Oui, et donc, en ce qui me concerne, pas plus qu’un autre.
- Pourtant, d’après le plan d’organisation des cellules, le frère Sander était bien votre camarade de chambrée ? Vous n’avez pas eu l’occasion de le voir prier son Dieu impie avant d’aller se coucher ? Peut-être même que vous avez pu voir un tatouage quand il vous a demandé de lui frotter le dos durant vos ablutions ?
Le visage de Frère Merthin prit aussitôt une teinte de pivoine.
- Je vous en prie, Grande Archiviste, épargnez-nous ces blagues scabreuses ! Vous vous êtes prise pour une fameuse enquêtrice, une aventurière, alors que vous suiviez les indices déposés à votre intention par le Prince, le Maître Mage et le Magister Vigilant. Vous avez traîné dans des quartiers mal famés, si quelqu’un vous avait reconnu, cela aurait fait une publicité déplorable pour notre temple. La seule initiative que vous prîtes a été de livrer des informations à un traître. Le tout sans en avertir votre hiérarchie. Vous avez multiplié les vices de procédure, et quel a été le résultat ? Une accusation et une mise en cellule d’une personne parfaitement innocente, qui a contribué à la victoire bien mieux que vous !
Bianka avait du mal à percevoir ce que disait le prêtre, tant le sang cognait fort dans ses tempes. Mais elle avait encore une carte à jouer. Aussi, elle ne perdit pas patience alors que Frère Merthin tempêtait mille malédictions.
- En réalité, je ne comprends pas comment on a pu accepter ce que vous avez apporté dans cette affaire ? Avec un travail aussi bâclé, mon client devrait déjà être dehors ! Vous êtes indigne de vos fonctions dans notre Temple !
Toute la famille Steiner retint son souffle. Psody sentit ses tripes se contorsionner. Heike serra les dents, et encouragea intérieurement sa fille de toutes ses forces. Kristofferson baissa la tête, remerciant Verena pour l’absence de Sigmund dans le tribunal.
Mais Bianka ne parut pas déstabilisée. Avec un sourire entendu, elle répondit :
- « Vices de procédure » ? Est-ce ainsi que vous appelez les prérogatives de nos honorables prédécesseurs ?
- De quoi donc parlez-vous, Grande Archiviste ?
- Je parle de la déclaration du Grand Prêtre Macfadyen, prononcée à l’occasion d’un procès pour hérésie à Middenheim, durant l’année 2307 du règne de son Excellence l’Empereur Magnus le Pieux. Celui-ci a publiquement reconnu la valeur des arguments de Macfadyen lorsqu’il a déclaré « on ne saurait reprocher la prudence à un enquêteur, devrait-il négliger la piste hiérarchique pour en informer le monarque lui-même si la vie de ce dernier était directement menacée par un ennemi intérieur ». Or, si je me suis abstenue de tenir la Grande Prêtresse Rebmann de mes pérégrinations, le Prince était au courant de tout ! Dès l’instant où il a appris que Kristofferson et moi enquêtions, il a accepté de prendre toutes les responsabilités, y compris quand nous avons fait mettre Maître Mainsûre au cachot ! Enfin, je devrais dire « officiellement », parce qu’ « officieusement », les faits étaient tout autres. Quand mon père est finalement revenu à Vereinbarung, lui et le Prince nous ont avoué qu’ils comptaient sur notre détermination pour prendre l’initiative de mener cette enquête par nous-mêmes. Dès le début, j’ai obéi en priorité à mon monarque, comme l’a fait Macfadyen en son temps, et ce sans même m’en rendre compte.
Bianka fit une courte pause pour reprendre son souffle. Frère Merthin en profita pour contre-attaquer.
- C’est un hasard heureux, Grande Archiviste, vous ne vous en tirerez pas comme ça.
- Et pourquoi pas ? Hasard heureux ou non, le résultat est le même, et je n’ai pas à rougir de mon travail.
- Vous avez négligé d’en référer au temple de Verena, Grande Archiviste. Même si le Prince était au courant, il n’en reste pas moins homme, même lui n’est pas au-dessus des Dieux ! Or, en favorisant le Prince par rapport à la Grande Prêtresse, c’est Verena que vous avez négligée !
- Je n’ai jamais négligé Verena, Frère Merthin. Et je pense qu’elle l’a approuvé ! Est-ce vraiment un hasard, si j’ai suivi sans m’en rendre compte la piste tracée par le Prince, mon père, et leurs plus intelligents alliés, pour finalement aboutir à la vraie justice ? Je pense plutôt que Verena était bel et bien à mes côtés. À nos côtés, je devrais dire. En revanche, je ne suis pas sûre de vous faire confiance, à vous, Frère Merthin, quand je repense à votre proximité avec Frère Sander.
- Écoutez, le problème n’est pas là, Grande Archiviste !
- Au contraire, mon cher confrère, nous sommes en plein dedans ! Nous avons eu la preuve que la Main Pourpre avait infiltré jusqu’à notre Ordre, il est donc nécessaire de redoubler de prudence. Nous savons que les adeptes de la Main Pourpre sont les esclaves de Tzeentch, et nous avons établi que ces adeptes peuvent avoir l’esprit corrompu par les duperies de ce Dieu. Si ces agents ont embrigadé d’honorables hommes et femmes de religion comme Frère Sander ou Mère Morgana, jusqu’où seraient-ils allés ? Un camarade de chambrée me paraît être la proie idéale, tout comme la personne qui serait chargée de l’accusation, d’ailleurs, histoire qu’elle s’arrange pour obtenir du juge une condamnation à la peine capitale et réduire au silence un accusé qui connaîtrait trop de secrets gênants ?
À ces mots, la sœur Weiseneule sursauta. Ses joues s’empourprèrent davantage quand elle vit que la jeune fille-rate blonde la regardait avec insistance.
- Grande Archiviste, je vous en pr…
- Mais vous permettez ? Vous-même ! Vous permettez que j’expose mon point de vue ? Alors, je vous l’affirme : j’ai agi conformément avec les commandements de Verena, et j’ai suivi les pas du Grand Prêtre Macfadyen. Certes, j’ai trébuché, certes j’ai pris des risques. J’ai abouti à des conclusions que je croyais bonnes alors qu’elles m’étaient dictées en sous-main, mais si j’ai été guidée, le résultat a tout de même permis l’arrestation de vrais criminels. Et n’oubliez pas que c’est avant tout le Prince et le Maître Mage qui m’ont « manipulée », c’est-à-dire les plus hautes autorités du Royaume des Rats, qui ont tout fait pour réduire le niveau de danger sur ma personne au strict minimum, et qui ont réussi à confondre les vrais criminels ! Voilà ce que j’ai fait ! Je sers Verena, je sers la Justice de mon pays, et s’il m’arrive de me tromper, je ne laisserai personne insinuer ou affirmer que je me détournerais d’un pas du droit chemin !
Il y eut quelques chuchotements dans la salle. L’atmosphère était tellement chargée que la jeune fille-rate sentit l’air lui manquer. Pendant un instant, elle craignit une rechute. Le prévôt Tomas, lui-même rougeaud, demanda posément :
- Grande Archiviste, avez-vous quelque chose à ajouter pour conclure ?
Bianka pivota vers lui, poings serrés, et déclara :
- Oui, je vais ajouter quelque chose, votre Honneur. Et j’irai même plus loin : je vais vous convaincre définitivement que je pense ce quelque chose que je vais ajouter !
Ayant dit, elle se leva, et se planta devant le Porteur de Glaive.
- Frère Tiberius, je demande à être soumise au Jugement de votre Glaive.
Il y eut des exclamations surprises.
- Grande Archiviste, ce n’est pas comme ça que ça marche, répondit le jeune garçon.
- Comment ça marche, donc ? Avez-vous besoin d’un rituel long et compliqué pour changer la cible de votre épée ?
- Non, il me suffit d’un mot, mais…
- Alors dites ce mot, Frère Tiberius ! Une Grande Archiviste de Verena vous le demande, afin de rétablir définitivement la Vérité, devant tout le monde, sous les yeux de la Déesse à laquelle vous consacrez votre vie !
Elle resta à le fixer longuement, ses yeux bleus étincelèrent de conviction. Alors qu’elle n’était plus qu’à un souffle de l’adolescent, elle murmura :
- Faites-le, s’il vous plaît.
Frère Tiberius jeta un coup d’œil effaré vers le prévôt Tomas. Celui-ci, davantage dévoré de curiosité par la suite à venir des événements que retenu par les convenances, acquiesça discrètement. Alors, l’adolescent ferma les yeux, et murmura quelques mots en reikspiel classique. Lorsqu’il détacha clairement les deux mots « Bianka Steiner », l’épée scintillante se déplaça lentement jusqu’à se positionner à cinq pieds au-dessus de la Grande Archiviste. La Skaven blonde prit son inspiration. Elle avait attendu cet instant depuis qu’elle avait entendu sa petite sœur crier de joie « Père est en vie ! » Ce qui avait été un immense bonheur pour Isolde avait été un choc pour les convictions de Bianka. Il était temps de dissiper les doutes pour de bon.
Au premier rang des spectateurs, le Prince faisait tout pour dissimuler son inquiétude, mais il ne pouvait empêcher la sueur de poindre sur son front à grosses gouttes. Heike se serra contre lui, la bouche aussi aride qu’un désert de roche. Et sur le banc réservé aux témoins en attente, Psody et Nedland échangèrent un regard angoissé. Même le Magister Vigilant avait le front plissé d’expectative. Le Skaven Blanc chercha un peu de compassion du côté de Kristofferson, mais à sa grande surprise, le jeune homme-rat semblait détendu, beaucoup plus qu’il n’aurait dû être en un moment aussi critique.
Une fois sûre d’avoir l’attention de tout l’auditoire, Bianka inspira à pleins poumons, et déclama :
« J’ai la chance d’être née dans une famille où je n’ai jamais manqué de rien. Sur le plan matériel, en tant que fille aînée de la fille du Prince, j’ai toujours vécu confortablement, sans la crainte de finir dans un caniveau. J’ai également bénéficié de l’enseignement des meilleurs professeurs, en particulier ceux qui travaillent pour l’Ordre de Verena. Je me flatte d’être une personne instruite, grâce à tous les avantages de la vie à la Cour. Mais aucun professeur, aucun livre, aucun confort n’aurait jamais pu me donner ce que j’ai de plus précieux : ma foi envers la Vérité. Cette foi, cette conviction, j’en ai hérité de mon père. Vous connaissez son histoire, et comment elle a mené à la fondation du Royaume des Rats. Pour échapper à la société des Skavens Sauvages de l’Empire Souterrain et rompre un cycle infernal qui durait depuis des générations, il a dû montrer des convictions sacrément solides et s’y accrocher. Cela lui a permis de fuir sa société, aller à la rencontre de celle des Humains, et créer Vereinbarung. De lui, je tiens mon obstination. »
« Mais j’ai encore reçu autre chose : une flamme inextinguible. Cette flamme, c’est ma volonté de mettre ma conviction au service de la Justice et des hommes et femmes, qui qu’ils soient. Au fur et à mesure de mon enquête, j’ai fait face à des gens que je ne connaissais pas, j’ai vu des citoyens vivant dans un cadre tout autre que celui du Quartier de la Balance ou de la Couronne. Et si j’ai voulu faire triompher la Vérité, c’était pour permettre à ces gens d’arrêter d’avoir peur d’un ennemi aux mille visages. Oui, même cette marchande Strigany de la Souricière, qui m’a soutenue quand j’étais en proie au doute, et qui m’a donné un indice crucial. Et toutes ces personnes qui m’ont aidée, qui ont supporté mes égarements, je n’ai compris que bien tard qu’elles méritent toutes mon respect. Mais l’on dit bien qu’il vaut mieux tard que jamais, n’est-ce pas ? Cette soif de justice pour mes pairs, je la dois à ma mère. Ma mère est ma source d’inspiration. N’oubliez pas qu’elle a été la première de notre race, à nous autres Skavens, à être une véritable citoyenne égale aux Humains. Son amitié avec Dame Franzseska Gottlieb – que son âme soit dans les Jardins de Morr – est l’un des nombreux signes de cette flamme réconfortante qu’elle m’a transmise. »
« Je vous l’accorde, je ne suis pas parfaite. Il y aura des gens envers qui j’aurai du ressenti, aujourd’hui ou demain. L’histoire de notre investigation parviendra tôt ou tard à toutes les oreilles. Je devrai peut-être affronter les regards de mes condisciples du Temple et les moqueries des citoyens, mais je ne céderai pas. Je ne vis que pour faire triompher la Vérité, aussi déplaisante soit-elle, même si elle me salit. Je préfère être ridiculisée plutôt que trahir mon serment. J’assume pleinement mes actes. S’il y a des conséquences, j’y ferai face. Je baisserai peut-être les yeux, mais peu importe, tant que mon cœur reste en équilibre avec la promesse que j’ai faite à Verena sur sa balance. Je garderai mon souci d’équité et de respect des lois. Même par rapport à vous, Frère Merthin. Je suis la Grande Archiviste, et de ce fait, mon statut au sein du Temple de Verena est plus élevé que le vôtre en temps normal. Je pourrais être tentée de vous rendre la vie infernale à l’issue de ce procès tant que j’en ai encore le pouvoir, mais je n’en ferai rien, car vous ne faites que votre devoir, et je vous en félicite. Vous agissez dans le cadre de l’enquête pour établir la Vérité, et c’est dans le cadre de cette enquête que je présente mon cœur à nu. J’y arrive parce que j’ai la Foi, grâce à ma mère. »
« Quant à mon père… je reconnais que j’ai eu beaucoup de peine quand j’ai compris la véritable nature de son plan. J’ai éprouvé de la colère, aussi. Mais je sais qu’il a eu des choix particulièrement difficiles à faire, et qu’il a fait ces choix pour nous protéger, nous autres, ses enfants. Je ne veux pas le perdre. Son amour est plus important pour moi que ma fierté. Je ne veux pas me venger sur lui, pas plus que sur Yavandir Pâlerameau. Je veux juste que les coupables de cette affaire soient punis à la hauteur de leurs crimes, et que la Justice de Verena soit rendue, car j’ai confiance en cette Justice. »
La jeune fille-rate se tut. Personne ne bougea. Le Glaive au-dessus de sa tête n’avait pas tremblé une seule fois. Le prévôt Tomas s’essuya le front, et observa un peu ironiquement :
- Bien, je pense que nous n’aurons pas besoin de preuve supplémentaire quant à la dévotion et la franchise de la Grande Archiviste, n’est-ce pas. Comme nous le disons, « la Parole triomphe du Glaive ». Je propose donc de clore ce paragraphe. Grande Archiviste, je vous autorise à quitter le banc des témoins. Frère Tiberius, veuillez repositionner le Glaive de Vérité.
En réalité, lui qui avait connu Bianka depuis toujours en tant qu’ami de la famille, il se sentit soulagé par cette conclusion, et l’ironie était sa façon de ne pas laisser transparaître publiquement ses véritables sentiments.
Frère Tiberius prononça de nouveau la formule, et l’épée dorée surplomba Yavandir Pâlerameau. Sans un mot, Bianka regagna le banc sur le côté. Quand elle se retrouva assise, elle sentit la main de son père serrer affectueusement la sienne, et distingua dans un murmure les mots « fier-fier ».
Le prévôt Tomas se leva.
- Nous avons entendu tous les témoignages, examiné tous les éléments, et recomposé toute l’histoire. Grâce au Regard de Verena, nous savons que seule la Vérité a transparu. Je pense que le jury peut à présent se concerter ?
Comme pour le procès de Schmetterling, les membres du jury comptaient aussi bien des hommes que des femmes, Humains et Skavens, de manière parfaitement équilibrée. Contrairement au procès en question, il n’était pas exclusivement composé de militaires. Tous approuvèrent.
- Bien, vous allez pouvoir vous retirer. Néanmoins, avant cela, il reste encore une question, je la pose à Maître Yavandir Pâlerameau : Accusé, avez-vous une dernière déclaration à faire avant la délibération du jury ?
- Oui, votre Honneur.
Yavandir se leva, prit son inspiration, et balaya lentement du regard toute l’assemblée.
« Je suis un artiste. En temps normal, mon seul but dans la vie est d’apporter le rêve et le sourire aux gens accablés par le poids de leur quotidien. Voir leurs yeux étinceler au rythme du spectacle, leur cœur danser au son de la musique de l’orchestre, chanter, rire, battre des mains, chaque spectacle est l’occasion de s’enivrer auprès du public. Un véritable artiste vit pour voir les émotions éclater sur les visages de ses semblables, leur permettre de rire de leurs misères, de leurs oppresseurs, tout en les amenant à réfléchir à leur propre condition pour l’améliorer. J’ai longtemps vécu cette vie-là. Et puis, un jour, ma vie a croisé celle de l’honorable Ludwig Hieronymus Albrecht Steiner von Kekesfalva. J’ai été embarqué dans une histoire incroyable, une épopée qui a commencé modestement dans un laboratoire clandestin où nous étudiions ensemble les hommes-rats qui infestaient les égouts d’Altdorf. Ces études ont abouti à la création d’une société toute entière, une société dans laquelle nous vivons à présent, ici, à Vereinbarung. »
« J’ai toujours eu un profond respect pour le Prince et sa famille. Ils ont changé ma vie. J’ai vécu des moments merveilleux en leur compagnie, et en me mettant à leur service avec les Gardiens de la Vérité, j’ai participé à une aventure dont les résultats nous survivront des siècles durant, j’espère. Aussi, ce que je leur ai infligé me semble impardonnable. J’ai tenté de détruire ce que j’ai contribué à bâtir. Même si j’ai été trompé et guidé par une Démonette, j’ai le sentiment d’avoir été le pire des traîtres à la cause du Royaume des Rats. En vérité, j’aurais peut-être dû mentir au moins une fois pour que l’épée s’abatte sur moi, mais ç’aurait été une fuite de lâche. J’ai commis de nombreux crimes. Certes, c’était sous l’influence de Katarine Braun, et de sa forme démoniaque, mais j’aurais dû m’en rendre compte. J’aurais dû résister. C’est ma plus grande défaite, je crois : avoir été faible face à une créature tentatrice du Chaos. »
Il se tourna vers Heike.
« J’ai fait du mal à l’une des personnes auxquelles je tiens le plus au monde : ma propre filleule. Même s’il s’est avéré que les dégâts étaient moindres sur elle, la douleur engendrée par la peur était réelle. Un jour, peut-être, j’aurai le courage de lui demander pardon. Et un autre jour, je l’espère, elle trouvera la force de me pardonner. En attendant, tout ce que je peux faire, c’est exprimer mes sincères regrets. Des gens sont morts à cause de moi et de mes complices, des gens innocents qui n’avaient pas à payer pour mes fautes. »
« Ma vie a toujours été un grand spectacle, mais aujourd’hui, j’incarne mon pire rôle : celui de l’infâme traître. J’aimerais vraiment que ce soit une mauvaise tragédie mal interprétée, et pouvoir oublier cette performance en quittant ce tribunal, pour pouvoir commencer une nouvelle saison avec une nouvelle pièce, mais je sais que ce n’est pas possible. Le rideau tombe, et j’assumerai les critiques les plus sévères. »
Au terme de quelques longues secondes de silence, le prévôt Tomas murmura :
- Merci à vous. Le jury peut maintenant se retirer.
Les douze membres du jury se levèrent simultanément, et quittèrent la salle d’audience en silence.
Il fallut près d’une heure aux six Skavens et six Humains pour prendre leur décision. L’attente fut particulièrement longue, et pendant le premier quart d’heure, personne n’osa quitter son siège ou prononcer plus de quelques mots. Nedland maudit cent fois intérieurement le prévôt qui n’avait pas suspendu l’audience. Enfin, quand la porte du fond de la salle se rouvrit, les douze jurés regagnèrent leur tribune.
- Membres du jury, êtes-vous parvenus à vous mettre d’accord ?
- Oui, Prévôt Tomas, répondit le premier juré, un Skaven gris foncé.
- Sur l’accusation de tentative de meurtre sur la personne de Prospero Steiner, quel est votre conclusion ?
- Nous déclarons l’accusé coupable, mais avec des circonstances atténuantes.
Tous les yeux étaient rivés sur l’accusé, qui ne présenta pas la moindre réaction.
- Sur l’accusation de complicité avec Horace de Vaucanson dans le but de déclencher une invasion de Vereinbarung ?
- L’accusé est coupable, avec des circonstances atténuantes.
Une nouvelle fois, Yavandir Pâlerameau encaissa la nouvelle sans un mot ni un geste.
- Et enfin, sur l’accusation d’implantation du culte de Tzeentch à Vereinbarung ?
- Selon notre conclusion, l’accusé est non coupable.
Frère Merthin eut un petit sourire réjoui. Avec un tel verdict, il était possible d’éviter la peine capitale.
- Je vous transmets les remerciements de Verena, car je suis à présent en mesure de déclarer une sentence.
Tomas pivota vers Pâlerameau.
- Accusé, veuillez vous lever.
Le bateleur Elfe obéit. Il avait du mal à respirer, l’angoisse se fit plus forte à l’approche du dénouement du procès.
« Pendant la délibération du jury, j’ai réfléchi aux multiples éléments de cette affaire. En vérité, nous sommes confrontés à un problème très particulier, Yavandir Pâlerameau. »
« D’un côté, parmi les membres de la Main Pourpre sur notre territoire qui sont encore en vie, vous êtes le plus coupable. C’est vous qui avez poussé Horace de Vaucanson à nous faire la guerre, vous aviez pour mission d’assassiner le Maître Mage, plusieurs personnes gênantes, complices ou malheureux témoins accidentels, ont été éliminées sur votre passage, et enfin votre magie, amplifiée par celle d’un autre Sorcier du Chaos, a bien failli faire entrer dans notre réalité un des plus proches serviteurs d’une divinité impie. »
« De l’autre, nous l’avons clairement établi, tous ces actes infâmes n’ont pas été entièrement de votre fait ; autant les citoyens arrêtés cette nuit-là ont eu tous le choix de vous suivre ou non, autant vous… vous avez été vous-même une marionnette. Bien sûr, Sire Alcibiade et Cazarras étaient très probablement eux-mêmes des pantins entre les mains du Dieu du Changement, et on pourrait se demander pourquoi notre justice se montrerait plus indulgente envers vous ? Je vais vous le dire : c’est parce que la corruption n’a pas irrémédiablement détruit votre âme et votre corps. Le marionnettiste qui guidait vos mauvaises actions n’était pas votre conscience, mais bel et bien une volonté extérieure, concrète et malveillante. Cette Démonette vous faisait agir contre votre nature profonde, celle d’un doux rêveur, amoureux de la vie et adepte des arts. »
« Beaucoup vous décrivent comme un bienfaiteur, l’un des premiers Elfes à avoir eu des relations amicales avec les Skavens, avec Maître Mainsûre. Vous êtes un artiste, pas un semeur de désordre. Vous l’avez dit vous-même, votre tort aura été de tomber amoureux de la mauvaise personne. Votre rencontre avec Katarine Braun vous a mené à l’emprise d’Ari. Dès l’instant où cette créature est entrée dans votre vie, vous n’aviez plus le choix. »
« La tête de la secte est tombée. J’ai participé au renvoi de votre maîtresse dans son monde, et je doute qu’elle revienne nous hanter un jour. Le véritable coupable a été puni. Mais ce n’est pas pour autant que je dois vous laisser repartir comme si de rien n’était. Même si vous étiez fortement influencé par une créature du Chaos, vous restez aux yeux de la Loi et du peuple de Vereinbarung l’un des trois membres du triumvirat qui a poussé la Main Pourpre à faire autant de dégâts ! Aussi, je vais à présent édicter la punition qui me semble la plus appropriée. »
Conformément à la tradition, le prévôt Tomas ferma les yeux quelques instants avant de les rouvrir, puis il prononça la sentence.
- La Cour vous condamne à l’exil. Vous êtes désormais banni de Vereinbarung pour une durée de cent ans. Vous serez libre de refaire votre vie ailleurs, mais une fois que vous aurez quitté notre pays, il vous faudra attendre cent ans avant d’y revenir. La Main Pourpre vous aura peut-être oublié ou déjà rattrapé dans ce laps de temps, mais j’aime autant ne pas prendre le risque de revoir ses adeptes en nos frontières à cause de vous, que ce soit pour vous éliminer ou vous recruter de nouveau.
Le juge se leva, agita les mains, et prononça quelques paroles en reikspiel classique. Bianka, qui connaissait cette langue, comprit le sens de ces mots, et quelles étaient les implications. Elle se mordit nerveusement la lèvre.
Soudain, le bateleur couina de douleur et posa ses mains sur sa joue droite. Heike bondit de sa chaise.
- Yavandir !
L’Elfe tomba à genoux, se tordit de douleur pendant de longues secondes… puis s’arrêta net. Il se releva d’un bond. Il tâta son visage, surpris de ne rien éprouver d’autre que le contact de ses doigts. Il pivota vers la mère-rate. Celle-ci, soulagée dans un premier temps, écarquilla les yeux, la bouche bée de surprise. Yavandir sentit son front se creuser sous le cuir de son masque.
- Qu’est-ce que vous m’avez fait, votre Honneur ?
- Regardez vous-même, répondit le frère Tiberius. Regardez votre reflet dans le Glaive de Vérité.
L’épée enchantée flotta lentement jusque devant l’Elfe. Le visage de Yavandir se contracta quand il vit qu’il portait désormais sur sa joue gauche une rune qui luisait d’un éclat doré. Cette marque s’étirait de son menton à son front, et irradiait par-dessus le cuir de son masque comme s’il était à visage découvert. Le prévôt Tomas reprit son explication.
- Vous portez désormais une marque de bannissement. Elle vous désigne pour toute personne capable de lire l’écriture classique comme étant un danger pour l’équilibre de notre société, et vous n’aurez aucun moyen de la dissimuler. Les prêtres de Verena, de Sigmar, d’Ulrich et de Myrmidia, les hommes et femmes de justice, l’armée, tous ceux qui reconnaîtront la signification de cette rune auront le droit de vous abattre à vue, sans sommation. Par la volonté de Verena, cette marque s’estompera quand vous aurez franchi la frontière de Vereinbarung. Mais si vous revenez sur ces terres avant la fin de votre anathème, elle réapparaîtra, et vous désignera de nouveau comme une cible à poursuivre.
Le bateleur fit une grimace dépitée.
- Avez-vous quelque chose à ajouter, Maître Pâlerameau ?
- Oui, votre Honneur. J’apprécie votre indulgence, et je vous en remercie. Je mérite une peine bien plus lourde.
- C’est à moi de juger, Maître Pâlerameau. Comme je l’ai expliqué, je n’oublie pas que la véritable coupable a été exilée de notre réalité devant moi. À cette heure, elle a probablement été mise en pièces par son sinistre maître. Et donc, j’estime que cette peine est plus adaptée. Quand vous pourrez revenir, tous ceux qui auront souffert d’une façon ou d’une autre de vos agissements auront disparu, et plus personne ne se souviendra de vous. Vous serez alors libre d’aller et venir où bon vous semble à Vereinbarung, en espérant que la justice qui s’y trouvera n’aura pas à s’occuper d’une autre affaire vous impliquant. La sentence prend effet quand les autres membres de la Main Pourpre sous verrous auront été exécutés sous vos yeux. Vous quitterez alors le pays sous escorte avec l’interdiction formelle d’y revenir avant un siècle. D’ici là, vous resterez incarcéré à la caserne, sous haute surveillance. Sœur Weiseneule, Frère Merthin, Frère Tiberius, ainsi que les témoins, je vous remercie pour votre concours. L’audience est levée.
Le claquement du maillet sur le bois du pupitre sonna la rupture du caractère solennel du moment. Les spectateurs et les témoins se levèrent dans un brouhaha. On évacua rapidement Pâlerameau par la porte du fond. Avant de sortir, il jeta vers Heike un regard empreint de regrets, et de reconnaissance, aussi.
Bianka voulut quitter le tribunal au plus vite. Elle eut auparavant envie de saluer le frère Tiberius. Celui-ci était en train d’échanger ses premières impressions avec la grande prêtresse Rebmann tout en rangeant l’épée ouvragée dans son étui.
La grande Humaine darda un regard déstabilisant vers la jeune fille-rate, à tel point que cette dernière ne sut déterminer les intentions exprimées. Elle eut du mal à réaliser pleinement l’humeur de sa supérieure quand elle entendit sa voix grave :
- Une magnifique plaidoirie, ma foi ! Ne vous inquiétez pas pour votre statut, Grande Archiviste, je serais bien mal avisée d’écorner la position d’une servante aussi dévouée à Verena !
- Je… merci, Grande Prêtresse.
Puis elle put s’adresser au jeune garçon.
- Frère Tiberius, merci de m’avoir permis de m’exprimer avec sincérité.
- Je pense que le Glaive de Vérité n’a rien changé à votre démonstration, ni au résultat. J’ai été heureux de vivre un tel moment. Je doute fort d’avoir une autre occasion.
- Ne dites pas ça, vous êtes si jeune, vous avez tant d’autres choses à vivre !
Le Porteur de Glaive eut un petit haussement d’épaule. Bianka réalisa alors le signe rituel de Verena : elle leva ses mains en coupe devant elle, et les écarta à l’horizontale, mimant ainsi la Balance de la Déesse de la Justice. Elle prononça alors un salut qui traduisait le respect d’un prêtre de Verena à un autre :
- Dis la vérité.
- Sois la vérité.
L’adolescent avait répondu selon la formule d’usage. Impatiente de quitter la salle, Bianka s’inclina une dernière fois, et quitta à pas pressés le tribunal.
La grande prêtresse Rebmann prit elle-même congé du frère Tiberius, et repéra les trois Skavens de la famille Steiner encore présents. Elle constata qu’Heike paraissait soulagée.
- Maître Mage, Dame Steiner…
- Oh, Grande Prêtresse ! Je suis si heureuse que Yavandir ne soit pas condamné à mort !
- Vous devrez cependant vous résoudre à ne plus jamais le voir, ma Dame.
- Peu importe. S’il est en vie, même ailleurs, je sais qu’il fera amende honorable.
- Je suis néanmoins de votre avis, nous pouvons respirer, l’affaire est enfin close.
- Elle aura été résolue sans coup de théâtre incroyable ou autre surprise, observa Kristofferson d’un ton neutre.
- Vous vous attendiez au bannissement, jeune homme ?
- Je ne savais pas trop à quoi m’attendre, mais en tout cas, il n’y aura pas eu la même atmosphère qu’au procès de Schmetterling. Je n’y étais pas, mais j’ai entendu que c’était autrement plus… animé. Aujourd’hui, tout s’est conclu sereinement.
- En parlant de ça, vous aviez l’air bien serein, alors que votre sœur risquait sa vie en se soumettant au Glaive. Je vous admire.
- Il n’y a pas de quoi m’admirer, Grande Prêtresse, répondit Kristofferson. Pourquoi aurais-je eu la moindre inquiétude ?
Le Skaven brun avait parlé avec de la désinvolture dans le ton, ce qui fit tiquer la grande prêtresse.
- Eh bien, imaginez ce qui se serait passé si votre sœur avait menti, ou manqué de conviction ? Dans le premier cas, la lame se serait abattue sur elle, dans le deuxième cas, elle aurait perdu la face.
- Apparemment, même si vous travaillez avec elle tous les jours, vous ne connaissez pas Bianka comme je la connais, Grande Prêtresse, rétorqua le Skaven brun du tac au tac avec un sourire ironique. Autrement, vous n’auriez pas été inquiète pour elle la moindre seconde.
Heike poussa un petit soupir avec un rire soulagé. Son compagnon serra les dents.
J’aurais dû avoir cette clairvoyance-assurance, sot que je suis ! Bianka ne risquait rien !
- Veuillez m’excuser, marmonna Kristofferson.
Le Skaven brun voulut rejoindre son ami Nedland. Le Halfling se hâtait vers la sortie.
- Ned !
- Oui, fiston ?
- Je t’invite à prendre une bière ?
Le petit homme se retourna, et l’homme-rat distingua une crispation dans le sourire du trésorier.
- C’est gentil, fiston, mais je vais m’abstenir pour cette fois. J’ai une affaire importante qui m’attend. J’ai dû la laisser en plan pour ce procès dans lequel ma présence n’était somme toute pas aussi décisive que ça, et ça m’agace. Allez, j’ai assez perdu de temps, je file !
Nedland ne s’attarda pas davantage, et disparut prestement. Kristofferson se demanda à voix haute :
- Eh bien ! Il a le feu aux fesses ou quoi ?
- Il a le feu, mais pas aux fesses, répondit Marjan d’un ton ironique.
Le Skaven brun mit quelques secondes à comprendre l’allusion, puis il pouffa de rire, rapidement suivi par la grande femme blonde.
- Allez, moi, j’en veux bien une, de bière.