Le Royaume des Rats

Chapitre 106 : Blessures pansées

8013 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 19 jours

Le soleil était resplendissant, et ses rayons bienfaisants chauffaient la fourrure du Skaven Blanc qui travaillait dans son bureau. Il recopiait sur une feuille de papier blanc la traduction d’un texte retrouvé dans le terrier de Karhi, lorsque trois coups résonnèrent à la porte.

 

-         Entrez-entrez.

 

La porte s’ouvrit lentement, et révéla la silhouette large et imposante de son deuxième fils. Psody s’immobilisa, et eut un petit sourire.

 

-         Siggy ! Comment te sens-tu ?

-         Ça va.

 

En réalité, Sigmund était clairement très mal à l’aise. Même un Humain pas très attentif l’aurait compris. D’un geste engageant, le maître mage invita son fils à prendre place sur une chaise.

 

-         Entre, je te prie. Assieds-toi confortablement, je suis tout à toi.

 

Sigmund se compacta plus qu’il ne s’installa. Il eut du mal à lever les yeux pour regarder le Skaven Blanc. Tout penaud, il murmura :

 

-         J’aimerais te présenter mes excuses pour ce que j’ai dit, et pour ce que j’ai fait.

 

Les mots avaient eu du mal à sortir de la gorge du Skaven Noir. Ce n’était pas la colère envers le maître mage, néanmoins, qui les avait freinés, encore moins un quelconque sentiment de frustration. Non, c’était juste la honte.

 

Le Skaven Blanc connaissait très bien son fils, il était conscient de cette lutte interne.

 

Il ne se perd pas en bla-bla inutile-maladroit ou en autocritique dont il ne croirait-penserait pas un mot. Ça, c’est bien mon fils !

 

-         J’attendais-espérais que tu me dises ça sans circonvolution.

 

Le Skaven Blanc se leva, et fit quelques pas dans son bureau.

 

-         Je te répète ce que je t’ai dit quand tu voulais mettre les choses au point avec Gab, après la trahison de Schmetterling : je sens la sincérité-sincérité de tes excuses. Oui, ce sont des excuses comme il faut. Mais je suis désolé, Siggy, je ne peux pas les accepter.

 

Sigmund baissa la tête. Son cœur se serra tellement qu’il en éprouva de la douleur. Comment allait-il pouvoir rattraper le coup, si c’était aussi grave ? Le musc de la tristesse et de la déception envahit le museau du maître mage, cependant il décida de continuer.

 

-         Qu’est-ce que tu as fait, au juste ? Tu as crié-hurlé, tu as cassé une tombe, tu as frappé le prieur Romulus, qui est mon meilleur ami et le plus ancien allié de notre famille, et tu as même voulu t’en prendre à moi, ton père. Heureusement, tu n’es pas allé jusqu’au bout, par contre tu es parti-parti au moment où l’on avait le plus besoin de toi. Nous avons dû affronter la Main Pourpre sans ton concours, ni celui de Jochen. Et par-dessus le marché, tu as failli briser-fracasser une famille innocente !

 

Le Skaven Blanc laissa planer quelques secondes. Une éternité pour le Skaven Noir.

 

-         Et qu’est-ce que j’ai fait, moi, pour mériter ça ?

 

Sigmund n’osa pas répondre. Psody continua :

 

-         J’ai trompé tes frères-sœurs pour mon plan personnel, je vous ai manipulés pour régler mes problèmes-problèmes, et ce faisant, je vous ai infligé des souffrances inimaginables. Encore une fois, les Skavens Sauvages voulaient ma tête en particulier. Et ce qui s’est passé avec les Bretonniens, ça découle-provient des erreurs de jeunesse de Romulus. Vous n’aviez pas à être mêlés à tout ça, mais on l’a fait. Et toi, tu as failli te faire tuer à plusieurs reprises à cause des conséquences de mes fautes et de celles du prieur ; Vaucanson voulait sa tête, et Karhi cherchait à avoir ma peau. Dans les deux cas, tu as pris des coups qui ne t’étaient pas directement destinés-adressés. Mais le pire est que je t’ai menti sur quelque chose qui te tenait vraiment à cœur, ce que je n’ai pas su voir-comprendre. Je n’ai pas de rancœur contre toi, et je ne doute pas de la valeur de tes excuses. En fait, mon fils, le problème vient de moi.

 

À ces mots, comme Psody l’avait espéré, le Skaven Noir releva la tête, avec un air incrédule. Cela l’encouragea à continuer.

 

-         C’est pour ça que je ne peux pas accepter-accepter tes excuses, Siggy. Je ne les mérite pas. Tu as eu raison d’être très-vraiment fâché contre moi. J’ai très mal agi. J’ai cru bien faire, mais je me suis trompé. Même si elle a failli aller trop loin, ta colère était légitime.

-         Tu… tu veux dire que je n’ai pas tort sur toute la ligne ?

-         Je veux surtout dire que j’aurais dû mettre à plat les choses dès le début. J’ai sous-estimé la gravité-importance de cette histoire. Je n’ai pas perçu ta détresse, comme je n’ai pas perçu celle de Gab. En cela, je suis doublement-doublement fautif. Et donc, je vais devoir trouver un moyen de rattacher ces liens qui ont été tranchés.

-         J’ai parlé avec Opa. Il m’a expliqué que Gottfried n’aurait pas besoin de moi.

-         Oui, je sais-sais. Tout comme il t’a dit que tu pourrais quand même faire quelque chose pour lui, quand il sera plus grand. Je le pense aussi. Mais pour le moment, ce que je veux-désire plus que tout, c’est ton pardon.

-         Mon… mais… je ne comprends pas. C’est moi qui aurais pu te faire du mal, ou faire du mal aux Baumann.

-         Oui, tu « aurais pu », mais tu t’es retenu. Moi, j’ai fait-fait ! Nous avons un tort partagé dans cette affaire. Tu as reconnu les tiens, c’est très bien. Moi, je reconnais les miens. Et je souhaite que tu puisses trouver les moyens-ressources pour me pardonner.

 

Le maître mage leva les mains.

 

-         Je ne te le demande pas maintenant-maintenant, Siggy. Je vais tout mettre en œuvre pour le mériter, et tu me l’accorderas quand-comme tu voudras, si tu décides de le faire.

 

Psody laissa passer quelques secondes, puis continua :

 

-         Toi, tes frères-sœurs et ta mère, vous êtes tous ce que j’ai de plus précieux. Je ne veux pas te perdre, pas plus que l’un ou l’autre des membres de notre famille. Que le Rat Cornu me foudroie tout de suite si je ne suis pas sincère.

-         Je ne sens aucune fourberie dans tes paroles, Père, répondit le Skaven Noir.

 

Le Skaven Blanc se permit de nouveau un petit sourire.

 

-         Seulement quand tu voudras, si ça arrive un jour. Prends le temps qu’il te faudra.

-         Je le prendrai.

 

Enfin, le maître mage haussa les épaules.

 

-         Et puis… entre nous, je ne regretterai pas une pierre tombale aussi chiche.

 

Il se permit un petit rire, qui s’amplifia lorsque le rire de son fils fit écho. Rapidement, les deux hommes-rats riaient aux éclats, serrés dans les bras l’un de l’autre.

 

 

Sigmund retrouva sa mère alors qu’elle s’occupait des fleurs de la serre. Elle l’accueillit à bras ouverts, avec quelques larmes soulagées. La nuit et la conversation de la veille l’avaient aidée à réfléchir, elle avait décidé de ne pas éprouver trop de colère par rapport à son fils. Celui-ci le sentit bien, et décida de mettre les choses au clair.

 

-         Je suis désolé pour ce que j’ai fait.

-         Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça, Siggy. J’espère que tu es allé voir ton père ?

-         Oui, Mère.

 

Il lui résuma en quelques phrases la conversation qu’il avait eue avec le Skaven Blanc, ainsi que celle de la veille avec le Prince.

 

-         Comme quoi, ton père a tout de même quelques qualités, entre autres celle de reconnaître ses responsabilités, ce dont aucun Prophète Gris n’est capable.

-         C’est vrai.

 

Le regard de la femme-rate se fit cependant plus dur.

 

-         Siggy, rappelle-toi que lever la main sur un membre de sa famille, en particulier l’un ou l’autre de ses parents, c’est le pire crime que l’on puisse commettre. Ferais-tu confiance a quelqu’un qui aurait fait du mal, ou pire, à l’une des personnes qui l’ont élevé ?

-         Non, car il n’y a rien de bon à espérer de la part de quelqu’un qui a franchi cette limite. Sauf, bien entendu, si c’était pour se défendre.

-         Oui, peut-être dans certains cas, mais ne me dis pas que tu étais en danger, je te prie.

-         Je n’étais pas en danger.

 

Heike soupira.

 

-         Je ne peux pas être en colère contre toi plus que je ne t’aime, Siggy, je t’assure. Si Psody souhaite échanger le pardon avec toi, autant aller dans ce sens et tarir ma colère. Mais je te le demande, au nom de tout ce que je t’ai appris, au nom de l’amour que je t’ai donné et que tu me rends tous les jours : ne recommence pas. Jamais.

-         Plus jamais, Mère, tu as ma parole.

 

Enfin, un sourire illumina le visage de la mère-rate.

 

-         Ah, ça ! Je suis bien contente d’avoir eu cinq enfants, bientôt six, mais il y a des moments où vous me faites sacrément valser ! Déjà que Gabriel a failli me faire avoir une crise cardiaque !

-         Ah bon ? Que veux-tu dire ?

-         Malgré mon interdiction, il a quitté le Brave Griffon pour descendre dans le terrier de Karhi.

-         Hein ?!

-         Il voulait absolument sauver Emil, il l’a fait, mais il a risqué sa vie plusieurs fois, et sans l’aide de Jochen et ton père, il aurait sans doute péri !

-         Jochen ne m’a pas parlé de ça. On a eu le temps de discuter sur la route, tu penses bien, mais il n’a pas dit un mot sur Gab.

-         Il ne voulait sans doute pas t’inquiéter plus que tu n’étais déjà.

-         Par contre, il m’a dit que Lennart Sang-de-Feu, c’était lui. Tout comme Père, qui s’était costumé en technomage.

-         Heureusement que vous ne vous êtes pas battus entre vous à ce moment-là, ç’aurait compliqué les choses, pour sûr !

 

Le Skaven Noir haussa les épaules, et prit congé.

 

Il se rendit ensuite dans les appartements de sa petite sœur jumelle. Quand elle le vit derrière la porte ouverte, celle-ci éclata aussitôt en sanglots rageurs. Elle se jeta sur lui, et martela de ses poings serrés sa poitrine.

 

-         Idiot ! Crétin ! Tu m’as fait une ces peurs !

 

Sigmund encaissa sans mot dire les insultes, et ce fut à peine s’il sentit les coups. Finalement, Bianka s’écroula dans ses bras, et se serra contre lui. Une petite minute plus tard, un peu remise, elle s’assit sur son lit, sécha ses larmes, et attendit une parole de son frère. Qu’il mit du temps à prononcer.

 

-         Je suis… désolé, sœurette.

-         Tu peux. Tu t’es expliqué avec Père ?

-         Oui, et avec Mère aussi.

-         Tu es satisfait ?

-         Oui.

-         Bien.

 

Elle se servit un verre de lait.

 

-         Je suis navrée pour cette histoire avec Gottfried. J’espère que tu sauras tourner vite la page. Si tu veux, je peux t’y aider.

-         Je ne vois pas ce que tu pourrais faire pour moi. Sauf si tu es capable de remonter le temps et de me ramener dans ce terrier pour que j’aie le courage de le ramasser du premier coup, et de le garder.

 

Bianka soupira.

 

-         Grand frère, je voudrais vraiment que tu arrêtes de te torturer. Je t’en prie, fais la paix avec ta conscience. Tu n’as aucune culpabilité à ressentir, ou une once quelconque de responsabilité. Quand tu as Récolté ce petit, tu n’as pas commis la moindre faute, et tu le sais. Tu lui as donné quelque chose qu’il n’aurait jamais eu chez les Skavens Sauvages : des parents qui l’aiment et qui prennent soin de lui.

-         Oui, mais c’aurait pu être moi, ce « parent ».

-         Tu aurais fait ça pour lui, Siggy… ou pour toi ? Si tu as voulu l’adopter à ce point-là, était-ce par amour pour lui ? Je pense que c’est plutôt parce que tu te sens coupable de l’avoir arraché à la pauvre chose qui lui a donné le jour. Et donc, malgré ce que tu pourrais afficher, c’est avant tout pour toi que tu as tellement insisté pour être son père adoptif.

 

Cette fois-ci, le Skaven Noir se défendit mollement. Il bredouilla :

 

-         Je… j’aurais pu le rendre heureux. J’en suis capable !

-         D’accord, tu es plus responsable, tu as beaucoup mûri, ces derniers mois, face aux épreuves. Mais je peux te dire qu’élever un enfant, c’est autre chose que de casser des crânes et mener un bataillon ! Pendant des années, j’ai vu les prêtresses de Shallya s’occuper des jeunes Récoltés. Ce n’est pas une mince affaire. Ce n’est pas seulement une question de moyens matériels, Siggy. Bien sûr, avec toi, il aurait toujours eu ce qu’il faut pour bien vivre, mais pour l’éducation, est-ce que tu aurais été à la hauteur ? Est-ce que tu aurais su prendre soin de lui, être toujours disponible pour lui tout le temps, le consoler en cas de chagrin, le rassurer après un cauchemar, soigner ses petits bobos, le nourrir régulièrement et de façon équilibrée, le tenir propre, et lui apprendre à se tenir propre tout seul, lui expliquer comment bien se conduire avec les autres, puis lui apprendre à devenir un citoyen respectable ? Le tout en acceptant ses différences et ses défauts ? Tu aurais vraiment su faire tout ça tout seul ? Ce n’est pas impossible d’être parent célibataire, mais c’est très difficile ! Surtout quand ce parent célibataire est si caractériel !

-         Comment ça, « caractériel » ?

-         Allons, ne sois pas de mauvaise foi, je te prie. J’ai vu ce que tu as fait à la pierre tombale, et j’ai entendu la version de l’histoire de Romulus. Tu es quelqu’un de bien, Siggy, mais la Rage Noire te fait parfois faire des choses que tu ne peux pas contrôler, et d’autres peuvent en souffrir. Et si Gottfried te poussait à bout ? Tout ne marche pas toujours comme on le souhaite avec les enfants. Il n’y a pas de mode d’emploi, et arranger un problème avec peut être très délicat et difficile. Quand je travaillais avec les Shalléennes, j’ai vu certains parents perdre patience devant le comportement de leur progéniture et faire une bêtise. Certains étaient même prêts à les rendre au temple tellement ils étaient dépassés par les événements ! Maintenant, imagine ce qui pourrait arriver dans ce cas-là ; et si tu éclatais de colère devant Gottfried comme tu l’as fait avec Père et Romulus ? Et si tu cassais quelque chose, si tu lui faisais peur ? Ou pire encore ?

 

Le Skaven Noir baissa la tête. L’image de ses doigts posés sur le cou du maître mage lui revint fugacement en mémoire. Le cœur lourd, il soupira :

 

-         Tu as raison.

-         Peut-être, mais…

 

Bianka posa sa main sur la joue de son frère, et fit pivoter doucement sa tête vers elle, afin qu’elle puisse le regarder dans les yeux.

 

-         Je veux surtout que tu saches que ça peut changer. Pour le moment, tu n’es pas encore prêt. Mais continue dans cette direction, lâche un peu la pression, et pour l’amour de Verena, trouve-toi une fille bien, épouse-la, et fonde une famille avec, quand elle te le demandera ! Je sais que tu peux le faire !

-         Qu’est-ce que tu veux dire par « quand elle me le demandera » ?

-         Une fille sent instinctivement quand elle est avec un garçon qui pourra lui apporter la protection, la stabilité et l’amour dont elle a besoin pour lui donner des enfants. En tout cas, dans une grande majorité des cas, une fois qu’elle a atteint l’âge adulte. Et dès l’instant où tu seras avec la bonne personne, les choses se feront naturellement !

-         Tu crois ?

 

Bianka se permit de flanquer une bourrade sur l’épaule du grand Skaven Noir.

 

-         Évidemment, grand nigaud !

 

Ils se quittèrent sur un rire partagé. Quand Sigmund se retrouva dans le couloir, il réfléchit encore un peu. Il ne restait plus qu’une personne avec qui mettre les choses au point.

 

 

Chaque jour, entre quatre heures et six heures du soir, il était coutumier pour les prêtres et les prêtresses d’écouter les confessions des fidèles ayant des problèmes de conscience. Tous les ordres avaient des hommes et femmes de foi assermentés pouvant soulager et guider les âmes en peine. Généralement, les gens qui avaient un tel besoin choisissaient de se confier dans un temple dont le Dieu était le plus lié au problème. Ainsi, quelqu’un qui avait violé la loi pouvait se rendre à un autel de Verena pour adoucir le châtiment qu’il eût pu obtenir en cas d’arrestation, un paysan qui avait négligé son travail et perdu ses récoltes allait généralement en référer à un prêtre de Rhya afin de lui demander comment obtenir le pardon de la Déesse des récoltes.

 

Même si sa position d’aumônier princier pouvait le tenir à l’écart de cette obligation, le prieur Romulus tenait à accomplir sa part de travail. Une fois par semaine, il se chargeait de recueillir les remords, les secrets et les craintes des habitants de Steinerburg.

 

Présentement, il était installé dans l’alcôve du confessionnal en bois réservée au membre de l’Ordre de Shallya. Il inspira profondément et déclara :

 

-         L’important, mon fils, est que vous ayez compris les conséquences de votre geste. Vous avez provoqué le chagrin de votre épouse, et la colère de cette autre femme, et à présent c’est votre cœur qui en pâtit. Mais Ingrid peut vous pardonner. Après ce que vous avez vécu ensemble, avec les Récoltes, et tout… si l’amour est toujours présent, elle passera l’éponge sur cet écart. Je vous invite à lui répéter dans l’intimité ce que vous venez de me dire. Faites preuve de sincérité, ouvrez-lui votre cœur, et tout s’arrangera.

-         Et pour Rosaura ?

-         Expliquez-lui aussi sincèrement les choses. Maintenant qu’Ingrid sait, Rosaura n’a plus les moyens de faire pression sur vous. Mais n’oubliez pas de lui dire que vous avez des torts, et que vous les reconnaissez. Ce sera la meilleure chose à faire.

-         Je vois… Merci, Prieur.

-         Remerciez plutôt Shallya. Quand vous aurez quitté ce confessionnal, vous réciterez trois fois la prière de l’âme égarée.

-         La prière de l’âme égarée ? Entendu, Prieur.

-         Allez en paix, Shallya guide vos actes.

 

L’homme assis de l’autre côté de la cloison de bois se leva, ouvrit la porte du caisson de bois, et quitta le temple. Romulus rajusta le coussin sur son siège, et attendit la personne suivante. Le bois craqua sous le poids d’un individu que le prieur devina grand et costaud. Le nouveau venu ferma la porte et prit place.

 

-         Shallya vous bénit et vous écoute.

-         Ce n’est pas à Shallya que je souhaite parler, Prieur, mais à vous.

 

Romulus eut un petit sourire crispé en entendant la voix douce et grave de Sigmund, qu’il avait aussitôt reconnue.

 

-         Bien. Je t’écoute, mon enfant.

-         J’aimerais vous présenter mes excuses pour vous avoir frappé.

-         Elles sont acceptées, mon fils. Je n’oublie pas que ce sont les crimes de Dieter Meyerhold qui ont entraîné tous les déboires qui te sont tombés dessus, par rapport à Horace de Vaucanson.

-         Dieter Meyerhold n’existe plus depuis longtemps, c’est vous qui avez fait les frais de ma colère. Et j’étais doublement furieux contre mon père.

-         J’en suis désolé, Sigmund.

-         J’ai parlé avec lui. On devrait pouvoir aplanir les angles avec le temps.

-         Parfait. Shallya vous aidera à rétablir l’harmonie.

 

Dans la semi-obscurité du confessionnal, le sourire du prêtre se fit plus malicieux.

 

-         Avant de partir, pour être sûr que tu aies retenu la leçon, je vais te donner un gage.

-         Je vous écoute, Prieur.

-         Demain matin, nous organisons la restitution des enfants enlevés à leurs parents. Nous leur avons donné rendez-vous sur la place devant le temple. Tu seras le superviseur de cette opération, avec quelques Gardes Noirs. Je crois me rappeler que ramener les petits prisonniers des griffes des Skavens Sauvages était la première mission de la Garde Noire ? Alors il est juste que la Garde Noire en connaisse la conclusion, en particulier son Capitaine.

-         J’accepte de faire pénitence ainsi, mais pourquoi y aurait-il besoin d’une protection ? Craignez-vous un sale coup des Skavens Sauvages ?

-         Non, je doute qu’on les revoie avant un long moment ; vois plutôt ceci comme une preuve d’engagement envers ton monarque, envers ton royaume, et envers les citoyens. Je suis sûr que les gens verront la présence de la Garde Noire de manière très positive, et après ces dernières semaines, ça ne fera de mal à personne.

-         Je comprends, Prieur. Je serai là demain matin.

-         Shallya veille sur toi, mon fils. Je n’ai rien à ajouter. Va en paix.

 

Sans rajouter une parole, Sigmund quitta le confessionnal. Satisfait, le prieur s’apprêta à recevoir la personne suivante.

 

*

 

Au cours du déjeuner suivant, toute la famille se réjouit de voir Sigmund de meilleure humeur. Toutes les explications et les mises au point avaient été réalisées, tout le monde allait enfin pouvoir tourner la page et repartir d’un bon pied. Le Prince avait préféré laisser les Skavens entre eux, et s’était rendu à un repas d’affaires en ville.

 

Tout le monde mangea de joyeux appétit. Isolde, en particulier, ne craignait plus le moindre danger, persuadée, à raison, que toute menace était écartée. Même Gabriel, assis à côté d’elle (ce qui n’était jamais arrivé auparavant), semblait plus détendu. Quand la servante apporta le dessert, le Skaven Blanc se leva.

 

-         Mes filles-fils, après plusieurs semaines épouvantables, nous pouvons enfin respirer. Tout va redevenir comme avant-avant, et nous pourrons reprendre notre vie normalement.

-         Enfin, nous en avons conscience, tout le monde a souffert, et ce ne sera peut-être pas aussi simple, nuança sa femme. Je suis la première à vouloir que tout soit rétabli et que plus personne n’y pense. Mais il y a eu des choses très graves qui ont été dites, et qui ont été faites, par certains d’entre vous, et par votre père et moi.

-         Tu n’as rien à te reprocher, Mère, répliqua aussitôt Bianka.

-         Si, ma chérie, car j’ai été complice. J’ai gardé le secret.

-         Il le fallait, pour tromper la Main Pourpre.

-         Je sais, Siggy, je sais, mais je ne peux pas m’empêcher de me le reprocher. J’ai peut-être tort, mais ce serait trop facile de me dire que je n’y suis pour rien. Le plus important, c’est que tout soit terminé. Cela prendra le temps que ça prendra, mais je suis certaine que nous avons traversé le plus douloureux.

-         Avec le temps, la patience, et une bonne communication-communication, on peut régler tous les soucis-problèmes.

 

Kristofferson voulut clarifier un point :

 

-         Voici un exemple de bonne communication sans détour ni faux-semblant : Père, je voudrais que tu nous promettes que, si jamais tu devais utiliser de nouveau un tel subterfuge, tu nous feras confiance et tu nous mettras dans la confidence.

-         Je le promets-jure. Que le Rat Cornu réduise mon corps en poussière et anéantisse mon âme si je romps cette promesse. Mes enfants, ma chérie, vous êtes tous témoins.

 

Satisfait, Kristofferson se resservit une part de gâteau.

 

*

 

La journée s’annonçait belle, quoiqu’un peu brumeuse. Une centaine de Skavens et Humains était rassemblée sur la place publique. Les pères et mères angoissés attendaient avec impatience. La rumeur de la foule montait, au fur et à mesure que les citoyens se faisaient de plus en plus nombreux, mais personne n’osait approcher trop près du temple de Shallya. En effet, six Gardes Noirs, menés par Sigmund, étaient alignés devant les portes. Dans ce genre de situation, avait jugé le capitaine du régiment d’élite, il fallait redoubler d’attention. Bien sûr, les Skavens Noirs étaient prêts à faire preuve de compréhension, les débordements émotionnels étaient très probables dans de pareilles circonstances, mais tous étaient conscients qu’un mouvement de foule non maîtrisé pouvait entraîner des conséquences tragiques dont personne n’avait besoin.

 

Kristofferson se glissa discrètement aux côtés de son frère.

 

-         Tout va bien, Kit ?

-         J’ai fait le tour de la place, il n’y a rien de suspect. De toute façon, dans le cas contraire… Regarde par-là.

 

« Par-là » désignait une immense maison qui servait de logement à de modestes familles, de l’autre côté de la Shallyasplatz, en face du temple. Le Skaven Noir repéra Jochen, dissimulé derrière une colonne du porche. Et quand il leva les yeux vers le toit, il distingua la petite silhouette de Nedland, appuyé contre une cheminée, son arquebuse à portée de main.

 

-         Bon, j’espère qu’ils n’auront pas à intervenir.

-         Pas de raison pour ça, va !

 

Les cloches sonnèrent neuf heures du matin. Toute la foule se tut. Kristofferson, le représentant attitré de son grand-père le Prince, s’avança mains levées, et déclara d’une voix puissante :

 

-         Citoyens de Vereinbarung, le Prince Ludwig le Premier m’a chargé de tous vous féliciter. Vous avez subi la pire des épreuves que des parents attentionnés peuvent endurer, et pourtant vous avez tous su faire face à l’adversité avec force et dignité. Vous avez prouvé que vous pouvez être plus forts que les ennemis les plus vils, qui ont osé vous frapper là où ça faisait le plus mal. Maintenant, que ce poids qui a compressé votre cœur s’envole et disparaisse, pour ne laisser que le bonheur !

 

Pankraz Ickert et Maximus Himmelstoss ouvrirent les portes du temple de la Déesse de la Compassion, et tous les enfants rescapés sortirent en courant. Les plus petits étaient transportés dans des paniers par les bienveillantes prêtresses.

 

Ce fut un moment d’intense émotion. Les enfants se jetèrent tous dans les bras de leurs parents. Les cris de joie fusèrent, les larmes de soulagement coulèrent à flots. Et avant de rentrer au bercail, les familles se confondaient en remerciements à l’attention des membres de la garde.

 

Quand Ickert remit le petit Bassilus à Gretel, Jodokun balbutia :

 

-         Je vous prie de pardonner mes doutes, Capitaine Steiner. Vous… vous êtes un homme de parole.

-         Nous avons fait notre devoir.

 

Elsie était déjà blottie contre sa mère. Oliver Haas, qui était présent, murmura à l’attention d’Ickert :

 

-         Pankraz… Au nom de tout Friedrichsdorf, je te remercie. Plus jamais personne ne te reprochera d’être un Skaven Noir.

 

Ickert ne répondit pas. Ses propres larmes étaient suffisamment éloquentes. Haas demanda alors :

 

-         Dis, je sais qu’on n’est qu’un petit village, et nous ne pourrons pas te récompenser à la hauteur de ce que tu mérites vraiment. Mais l’un de mes cousins travaille à Eulendorf. Il m’a demandé de lui conseiller un homme d’armes de confiance pour remplacer le Capitaine. C’est peut-être moins glorieux qu’être dans la Garde Noire, mais ce sera payé pareil, tu vivras près de chez tes parents, et tu auras toute la garde de la ville et des alentours à ta charge. Ça t’intéresse ?

 

Eulendorf était une ville de bonne taille située non loin de Friedrichsdorf. Ickert lança un regard interrogatif vers Sigmund. Celui-ci fit un simple geste d’approbation avec un petit sourire.

 

Il ne fallut guère plus qu’une dizaine de minutes à toutes les familles pour être de nouveau réunies. Tous avaient quitté la place, à l’exception d’un seul couple. C’était Gustavus et Erika Finston. Debout devant le temple, ils s’inquiétaient de plus en plus. Gustavus s’approcha de Kristofferson.

 

-         Monseigneur Kristofferson ? Quoi qu’s’passe-t-il ? L’Maîtr’ Grangecoq, y nous a dit tôt c’matin qu’vous aviez r’trouvé notre Emil ! Où qu’il est ?

-         Ça fait des jours qu’les colombes, elles nous font attendre qu’elles aient compté tous les gosses ! renchérit Erika. Où est notr’ enfant ? J’en peux plus, d’attendre !

-         Ne vous en faites pas, Dame Finston, répondit le Skaven brun. Voyez !

 

Il indiqua les portes du menton. Erika sentit son cœur s’arrêter quand elle vit deux personnes sortir : le maître mage Prospero Steiner et son jeune fils Gabriel. C’est à peine si elle remarqua la drôle d’allure du Skaven Blanc décorné, tant elle était concentrée sur le petit Skaven gris clair. Ce dernier portait précautionneusement un paquet de langes dans ses bras. Ils s’arrêtèrent à quelques yards des Finston.

 

Personne ne bougea. Psody se pencha, et chuchota à l’oreille de Gab :

 

-         Vas-y, fais-le.

 

Alors, sans un mot, Gabriel avança, péniblement. Il ressentait le contrecoup des émotions des journées précédentes, et le petit Skaven Blanc semblait peser des centaines de livres entre ses mains. Chaque pas lui demandait un effort plus intense que le précédent. Il s’immobilisa devant le couple, tendit ses bras tremblants en avant, présentant ainsi leur bébé.

 

Emil ouvrit les yeux, son museau se fronça, puis il reconnut ses parents, et gazouilla joyeusement. Erika le prit avec mille précautions, et le serra contre sa poitrine avec un hoquet d’émotion. Gabriel avala sa salive et murmura d’une traite :

 

-         Il a fallu le savonner plusieurs fois par jour, parce que le Prophète Gris lui a fait pipi dessus, et ça ne sentait pas bon, mais à part ça, il va très bien. Sœur Judy l’a examiné, et a vu que le Prophète Gris n’a pas eu le temps de lui faire plus de mal.

 

La jeune mère éclata en sanglots. Son mari l’enlaça, et couvrit Emil de baisers. Gabriel, enfin libéré de son fardeau, courut se réfugier dans les bras de son père, submergé par l’émotion.

 

Ils restèrent ainsi une bonne minute à partager leur soulagement. Enfin, Gustavus Finston s’approcha, regarda le Skaven Blanc droit dans les yeux, et parvint à articuler :

 

-         Maître Mage… z’avez sauvé not’ enfant.

-         Je regrette, Maître Finston, mais vous vous trompez, répondit le Skaven Blanc avec un sourire. Ce n’est pas moi qui l’ai arraché aux griffes de Karhi, mais mon petit Gabriel. Non seulement ses inventions nous ont permis de vaincre les Skavens Sauvages, mais il est descendu lui-même dans leur terrier pour retrouver-sauver Emil. Je ne sais pas si j’aurais eu un tel courage-courage à son âge !

 

Il tapota paternellement l’épaule de son fils qui était toujours pelotonné contre lui. Le jeune Skaven gris clair sentit que le brave fermier voulait lui parler. Il se dégagea doucement de l’étreinte de Psody et lui fit face. Gustavus s’agenouilla, et les yeux exorbités par la surprise, posa ses mains crispées d’émotion sur ses bras et lui dit :

 

-         Alors, Gabriel, désormais, t’es un grand frère pour lui. Un frère de cœur.

-         Vous… vous croyez vraiment ? Après ce que j’ai…

-         Y pense plus. T’as risqué ta vie pour sauver not’ petit garçon. C’a tout effacé.

 

Gustavus jeta un bref coup d’œil vers sa femme, qui pleurait toujours.

 

-         Emil est c’que nous avions de plus précieux, Gabriel. Il a fait de nous des parents comblés. Quand c’te sorcier maléfique nous l’a enlevé, c’est comme s’il nous avait arraché l’cœur. Tu nous l’as ramené, tu as r’donné un sens à not’ vie.

-         Oh… Je… merci.

 

Le fermier se releva, et bredouilla encore à Psody :

 

-         Vot’ fils est un vrai héros, Maître Steiner. Il tient ça d’vous.

-         Je ne sais pas si je lui ai transmis tant de choses que ça, Maître Finston. Ces derniers jours il ne cesse pas de me surprendre.

 

Le maître mage considéra les trois paysans.

 

-         Bien, maintenant, vous voilà tous réunis-ensemble. Mon père souhaite cependant que vous restiez encore un peu à Steinerburg. Emil va bien, mais il vaut mieux que vous l’ameniez au temple une fois par jour, pour l’examiner-ausculter. On ne sait jamais. Et puis, vous pourrez assister aux festivités qui auront lieu dans une semaine.

-         Oh, c’est très généreux, Maître Mage, mais comment qu’on va faire pour faire tourner la ferme ? s’inquiéta Erika.

-         Les voisins ont gentiment accepté d’s’occuper des bêtes, mais faut pas qu’on abuse d’leur générosité, ajouta Gustavus.

-         Mon père a déjà tout prévu, pas de panique-problème. Maître Grangecoq va partir dès maintenant pour Hemsbach avec quelques-uns de nos employés qui pourront assurer le travail en votre absence, jusqu’à votre retour.

-         J’en profiterai pour donner une compensation à vos voisins, ajouta le petit homme, qui les avait rejoints avec Jochen.

-         Je vais vous raccompagner à votre hôtel, proposa le grand Humain.

 

Les Finston saluèrent encore avec moult larmes la famille Steiner, et quittèrent la place. Nedland partit de son côté accomplir sa mission spéciale.

 

-         Et maintenant ? demanda Kristofferson.

-         Avant de venir, j’ai reçu un message de la part des Hafner. Même si les Skavens Sauvages ont attaqué en priorité des petits villages isolés, il y a quand même eu des enfants volés à des familles riches dans les villes aux alentours de la capitale. Ils veulent offrir un festin chez les Hafner en l’honneur des membres de la Garde Noire.

 

Le visage du Skaven brun s’éclaira.

 

-         Mais c’est formidable, ça ! Vous allez pouvoir vous faire éclater la panse !

-         Je ne sais pas, tempéra Sigmund. Père, tu crois qu’on devrait y aller ? On a seulement fait notre devoir !

-         Oui, et c’est pourquoi il est juste-juste que vous soyez récompensés. Surtout toi, Sigmund. Rappelle-toi que c’est toi qui as mené nos guerriers sauver-délivrer ces enfants. Tu t’es impliqué dès la première mission de la Garde Noire. Tu as bien mérité la reconnaissance du peuple lui-même, alors profite donc de ce moment de gloire, il te revient de droit.

-         Il revient aussi à vous autres, ajouta Kristofferson à l’attention des autres Skavens Noirs. D’ailleurs, cela vous permettra d’honorer officiellement la mémoire de vos camarades qui n’ont pas eu la chance de rentrer. Amuse-toi bien, je vais retourner auprès du Prince, il y a encore des paperasses à remplir.

-         On se retrouve tout à l’heure à la maison, les garçons, j’ai une dernière chose à faire avec votre frère.

 

Encore une fois, l’angoisse étreignit les boyaux de Gabriel.

 

Une dernière chose ?

 

Un instant plus tard, Psody et Gabriel furent seuls. Le petit Skaven gris clair se sentait de nouveau nerveux, et sa queue frétillait sur la poussière. Psody voulut le tranquilliser. Il murmura d’une voix un peu plus rauque qu’à l’ordinaire :

 

-         Gab…

-         Oui, Père ?

 

Le Skaven Blanc hésita un peu. Quels mots allait-il utiliser ? Il toussota, et reprit :

 

-         Gab… peu importe ce qui s’est passé avant ma… « mort ». Je ne… enfin, je…

 

Puis il se rappela ce que le Prince lui avait dit.

 

Oh, et puis, zut-zut !

 

Il se mit face à son fils, prit délicatement ses mains, et murmura, la gorge serrée par l’émotion :

 

-         Gab, je t’aime.

-         Qu… qu… quoi ?

-         Gab, tu es mon petit garçon. Je me fiche que tu préfères rester seul-isolé dans ton laboratoire, ou que tu ne sois pas blanc avec des cornes. Tu es comme je t’ai toujours voulu-désiré, et pour ça, je t’aime depuis toujours, même si je suis trop maladroit-idiot pour le comprendre.

 

Gabriel n’en revenait pas. Il ne sut ce qui le bouleversa le plus entre cette déclaration, ou les quelques larmes que le Skaven Blanc s’autorisa à verser devant lui. Sans transition, il se retrouva dans les bras de Psody, pleurant toute son émotion sans la moindre retenue. Et pour la première fois de sa vie, il parvint enfin à articuler :

 

-         Je… t’aime, Père !

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