Le Royaume des Rats
Psody serra les dents, s’attendant à voir le Glaive tomber sur l’Elfe, mais la lame sacrée n’en fit rien. Sœur Weiseneule tiqua elle aussi, et contre-attaqua :
- Dans ce cas, qu’est-ce qui a changé ? Avant, vous étiez un bateleur, aujourd’hui vous êtes accusé d’hérésie, ce n’est pas rien ! Comment avez-vous pu devenir un agent de la Main Pourpre ? Un agent haut placé, de surcroît ! Nous voulons savoir !
Heike se rappela l’histoire que Brisingr Mainsûre lui avait raconté quand il avait chassé la Démonette qui avait pris place dans l’esprit du bateleur. Elle se demanda avec une curiosité qu’elle jugea immédiatement malsaine s’il allait entrer dans les détails scabreux ?
- Tout a basculé le jour où mes camarades d’infortune, Ludviksson et Mainsûre en tête, se sont finalement retrouvés devant le maître de Katarine, à Nuln. C’était un puissant sorcier de Tzeentch. Il se trouve que je n’étais pas avec eux, alors que nous avions convenu de nous rendre ensemble là où se trouvait le troisième artefact de Xathrodox, le Calice de Colère. J’aurais dû les accompagner, je ne l’ai pas fait, car ce matin-là, Katarine m’a retenu dans son lit. Elle a prétexté que mes compagnons pouvaient se passer de moi pour la dernière étape, et qu’elle préférait me voir rester auprès d’elle pour la protéger. De qui ? De quoi ? Je ne me suis pas posé la question. J’étais trop ébloui.
- Vous avez donc préféré rester dans les bras de cette femme plutôt qu’accomplir votre devoir et protéger l’Empire ? Admirable sens des priorités, Maître Pâlerameau !
L’Elfe masqué hocha posément la tête avec une petite moue ironique.
- Sœur Weiseneule, je vous souhaite en toute sincérité de connaître ce que j’ai connu avec Katarine. Je suis certain que vous comprendriez mes actes, à défaut de les approuver. J’ai eu le choix entre une mort pratiquement certaine sous les crocs et les griffes des Démons de Khorne, et rester auprès de la femme qui avait relégué la princesse de mes rêves au rang de crapaud putride. J’ai obéi à sa consigne. Au moment où mes amis ont détruit le Calice de Colère, le contrecoup de magie a ouvert un petit portail vers les terres du Chaos, où Ludviksson, Mainsûre et leurs camarades ont été aspirés. Au même moment, j’étais dans un état d’extase partagée avec Katarine. J’étais trop loin pour être moi-même absorbé par le tourbillon, mais comme Katarine était liée au sorcier de Tzeentch, il y a eu une répercussion sur elle. Elle s’est désagrégée devant moi.
- Elle s’est désagrégée devant vous ? Vous en êtes sûr ? Cela ne figure sur aucun rapport !
- Vous avez raison, mais c’est arrivé, c’est pour ça qu’on ne l’a jamais retrouvée.
- Vous saviez que Katarine Braun n’était plus de ce monde, et vous n’avez pas réussi à faire le deuil après toutes ces années ?
- Certaines personnes encaissent de terribles tragédies dont elles ne peuvent jamais se remettre. Mais mon cas était différent : ma mémoire était erronée. J’étais certain que Katarine m’avait abandonné pendant mon sommeil, alors qu’elle n’était plus que poussière d’or.
- Vous voulez dire que vous n’aviez pas conscience que Katarine Braun n’était plus de ce monde depuis toutes ces années alors qu’elle s’est évaporée devant vous ?
- J’ai bien peur de ne pas avoir d’autre explication à donner à la Cour, Sœur Weiseneule. Mon inconscient a occulté ce terrible moment. Ou bien était-ce sous l’influence de la Démone qui est entrée par effraction dans mon crâne ? Je ne m’en suis souvenu qu’au moment où j’ai été délivré de l’emprise d’Ari. Soit elle a relâché le verrou qu’elle avait posé dans ma tête, soit j’ai cessé de refouler ce souvenir pour accepter la réalité.
- Plutôt pratique, comme circonstance, mais passons. Retournons à Nuln. Que s’est-il passé après cette disparition ?
- Le contrecoup magique a été si violent que j’ai perdu connaissance, et une partie du quartier de Nuln s’est alors effondrée. Quand je me suis réveillé, j’étais tout seul au milieu de décombres. J’ai cherché mon amour pendant des heures, mais je ne l’ai pas trouvée. J’étais dans un état de choc tel que lorsque la garde de Nuln m’a mis en état d’arrestation, je ne m’en suis même pas rendu compte. Ils m’ont envoyé dans un asile de fous, dont je suis sorti quelques mois plus tard, avec l’aide du Prince Steiner. J’ai logé chez lui quelques temps dans sa propriété à Altdorf. Dame Heike m’a aidé à reprendre mes esprits. Sa bonne humeur, ses sourires, sa compassion ont été autant de bandages sur les plaies béantes qui striaient mon cœur. Pour cela, elle a toute ma reconnaissance.
- Vous avez donc fini par récupérer suffisamment de forces et de lucidité.
- Oui, et j’ai quitté le manoir Steiner. C’est à ce moment-là qu’une « chose » venue d’une autre réalité m’est apparue. D’abord, en rêve. J’ai rêvé d’un visage petit, mais avec de grands yeux, des quenottes acérées sous un paquet de cheveux orange. C’était Ari. Elle s’est présentée à moi sous ce nom. Plusieurs nuits de suite, elle a voulu me parler. Quand j’ai finalement accepté de l’écouter, elle s’est montrée en personne devant moi, alors que j’étais seul dans la chambre d’une maison de passe minable. Nous avons attendu d’être à l’abri des regards pour avoir une longue conversation, à l’issue de laquelle nous sommes tombés d’accord sur une coopération : si je l’aidais dans son entreprise, elle ferait de moi quelqu’un de riche et puissant. J’ai espéré pouvoir vivre comme un prince, à défaut d’être le plus heureux des hommes. Pauvre idiot que j’ai été, j’ai choisi de lui faire confiance, sans avoir la moindre idée des conséquences. Encore quelques mois plus tard, j’ai finalement compris la véritable nature de ma nouvelle maîtresse. C’était un résidu de l’âme de Katarine Braun, mais avec tous les traits propres à Tzeentch horriblement étirés jusqu’à la grimace. Ce n’était plus qu’un entrelacs de duperie, de trahison et de manipulation. Quand elle m’a expliqué la finalité de son plan, il était déjà trop tard. Elle avait teinté mon caractère de ses idées, à tel point que j’ai tout approuvé. Le vide causé dans mon cœur par l’absence de Katarine a été rempli d’amertume, de cupidité, puis de velléités de vengeance.
Le greffier prit note de la déclaration. Sœur Weiseneule demanda :
- Vos sentiments pour cette Katarine Braun étaient manifestement intenses. Pouvez-vous affirmer avec certitude que cet amour était rendu ?
- Non, Sœur Weiseneule. Je n’ai jamais su si Katarine était sincèrement amoureuse de moi et a voulu me protéger de son maître le jour de sa disparition, ou si elle était déjà en train de me manipuler avec la perversion d’Ari. J’aimerais que ce soit la première possibilité. Mais ce dont je suis sûr, c’est que sous forme de Démonette, c’est devenu une vraie vipère, un poison violent qui a étouffé mon cœur et tordu mon esprit. Depuis, des personnes auxquelles je tiens beaucoup ont souffert à cause de moi. Aujourd’hui, je souhaite payer pour mes fautes.
Le Glaive de Justice n’avait toujours pas bougé. Sœur Weiseneule parut satisfaite.
- Votre Honneur, pour le moment, je n’ai plus de questions.
- Dans ce cas, Frère Merthin, c’est à votre tour d’interroger l’accusé, sous la bienveillante sagesse de Verena.
- Je vous remercie, votre Honneur. Maître Pâlerameau, vous étiez amoureux de Katarine Braun ?
- Jusqu’à la damnation, Frère Merthin, et ce ne sont pas des paroles en l’air.
- Ceci est un premier point à retenir : mon client nourrissait une passion démesurée pour Katarine Braun. Lorsqu’elle a disparu, son esprit a été fracassé. Aussi, lorsqu’il a été appelé par une petite créature qui gardait en elle une parcelle de l’âme de la femme qu’il a tant aimée, il n’a pas été long à accepter son marché, car ainsi, il pouvait se raccrocher un tant soit peu au souvenir de son amour perdu. La Démonette qui se faisait appeler Ari a utilisé les mêmes artifices qu’un gourou de secte ; elle a ciblé une personne désespérée, faible, au jugement altéré par de tragiques événements, pour en faire ce qu’elle voulait, et servir ses intérêts en promettant à sa cible une récompense à la hauteur de son engagement. Elle l’a convaincu de danser au son d’une mélodie venimeuse : des mensonges, des promesses qu’elle ne comptait sans doute pas honorer. Pouvez-vous nous dire exactement ce que voulait Ari ?
- Avec l’aide de Frère Cazarras, de Sire Alcibiade et de tous les membres de la secte, notre consigne était de faire tomber Vereinbarung et amener tous ses habitants à se battre entre eux.
- Comment comptiez-vous faire, exactement ?
- D’abord, il nous fallait supprimer le Maître Mage Prospero Steiner, le principal artisan de la construction du Royaume des Rats. Ensuite, saper les forces de la principauté aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. J’ai poussé le seigneur Bretonnien Horace de Vaucanson à envahir Vereinbarung, et j’ai soutenu le Prophète Gris Karhi en lui achetant de la malepierre en échange du masque sacré du Maître Mage.
- Vaucanson et Karhi étaient au courant de vos faits et gestes ?
- J’entretenais une correspondance resserrée avec le seigneur Horace de Vaucanson par l’intermédiaire de l’aubergiste Herbert Lorne, le tenancier du Fier Sigmarite, une auberge mal famée de la Souricière. Vaucanson m’écrivait des courriers avec le pseudonyme de « Monsieur Vay », et pour lui, j’étais « Monsieur Olafsson », il ne connaissait pas mon vrai nom.
Frère Merthin parla alors aux spectateurs.
- Honnêtes citoyens de Vereinbarung, comme vous l’avez vu, le Glaive de Vérité n’a toujours pas bougé, ce qui prouve que mon client nous a toujours dit la vérité jusqu’à présent. Je dois cependant vous donner une explication supplémentaire. Le Maître Mage a été « empoisonné » devant des dizaines de témoins, mais il s’agissait d’une ruse destinée à pousser les membres de la Main Pourpre à poursuivre leur plan, afin qu’on puisse les identifier, puis les piéger. Ce coup audacieux a été mis au point par le Prince, le Maître Mage, le Prieur et le Magister Vigilant. Pendant tout le temps où Maître Pâlerameau croyait suivre les consignes de Vaucanson, qui se faisait appeler « Monsieur Vay », il obéissait en réalité aux ordres du Prince et de ses proches. Ce faisant, il n’a pas fait autant de victimes qu’il aurait pu. Peut-on vraiment désigner mon client comme coupable ?
- Objection ! intervint Sœur Weiseneule. C’est une défense risible ! Même si le Maître Mage n’a pas été assassiné, il y a eu beaucoup de morts, et les intentions de Pâlerameau restaient hérétiques !
- Rejetée. Frère Merthin, je suis curieux de savoir où vous voulez en venir ?
- Votre Honneur, Maître Pâlerameau n’est pas coupable des crimes de sang qu’on lui reproche, puisqu’il a été lui-même manipulé. Vous ne pouvez pas le condamner pour des forfaits qu’il n’a pas commis. En outre, j’aimerais vérifier la crédibilité d’un des acteurs de cette dramatique. Je souhaite interroger le Prieur Romulus.
- Soit. Prieur Romulus, je vous prie de venir au siège des témoins.
L’aumônier princier s’installa.
- Je promets de répondre à vos questions par la Vérité, sous le regard de Verena et avec l’accord de Shallya.
- Parfait, Prieur. Vous avez été au cœur d’un sacré jeu d’intrigue, ces dernières semaines. Quand on a recherché l’assassin du Maître Mage, une pièce à conviction ont été retrouvées dans vos appartements, à savoir une fiole de sang de Jabberwocky. Cela s’est avéré suffisant pour qu’on puisse vous arrêter et vous faire enfermer.
- C’est parfaitement exact. En réalité, cela faisait partie du plan. Sous le nom de Monsieur Vay, nous avons demandé à Pâlerameau de trouver une fiole de sang de Jabberwocky, et de la laisser à un endroit où nous pourrions la récupérer. Maître Pâlerameau s’est procuré ce poison auprès d’Herbert Lorne.
- Est-ce que cette fiole de poison est bien celle qui se trouve sur la table des pièces à conviction ?
- Oui, Frère Merthin. Une fois cette bouteille en notre possession, nous avons versé une partie de son contenu dans le vin, et je l’ai laissée dans mes affaires.
- Attendez, je crois avoir mal compris ; vous avez versé du sang de Jabberwocky dans le vin destiné aux invités du Prince ?
- C’était un risque calculé, Frère Merthin. Le sang de Jabberwocky a un goût étrange, mais reste inoffensif s’il est pris en petite quantité et sans un autre ingrédient qui le ferait réagir. Seul le Maître Mage avait bu du lait de Licorne avant le repas, ce qui a provoqué son état d’inconscience. Le plan a marché, tout le monde y a cru. J’ai été accusé de meurtre, et emprisonné. C’est là que Maître Pâlerameau est venu me cueillir. Comme j’étais devenu anathème au Royaume des Rats, selon son point de vue, je n’avais pas tellement d’autre choix que de le suivre – de toute façon, il m’a contraint de le faire sous la menace d’une arme. C’est au terme de ce trajet que j’ai appris plusieurs choses.
- Lesquelles, Prieur ?
- D’abord, l’identité du mystérieux « Monsieur Olafsson », qui était donc Maître Yavandir Pâlerameau. Ensuite, quels étaient ses propres collaborateurs.
- Éclairez-nous.
- Sur le chemin, l’accusé s’est arrêté pour remettre le masque de Cuelepok qu’il avait volé à deux Skavens Sauvages qui obéissaient au Prophète Gris Karhi. Ils lui ont donné une bourse de malepierre en échange, un premier « gage d’amitié » en attendant toute la production de malepierre qui allait être nécessaire pour invoquer l’Archidémon.
- Vous avez assisté à l’échange ?
- Seulement par oral, j’avais une cagoule sur la tête. Mais j’ai tout entendu. Maître Pâlerameau n’était pas seul, pendant la conversation, un nouveau protagoniste est apparu. C’était Ari.
- Vous êtes sûr ?
- Quand nous l’avons forcée à se matérialiser devant nous, j’ai reconnu sa voix. C’est comme ça qu’elle a surgi de nulle part, et qu’elle est repartie tout aussi subitement. Comme elle était liée à Pâlerameau, elle pouvait apparaître et disparaître à volonté à proximité de lui.
Le prêtre de Verena fit une petite moue pensive.
- Votre enlèvement nous a donc permis d’y voir plus clair, si j’en crois vos dires.
- Plusieurs de ces dires ont été confirmés par des gens de confiance, Frère Merthin.
- Sans doute, mais j’aimerais toutefois éclaircir un point toujours nébuleux. Dans ce plan, vous avez servi de coupable. Tout a été mis en place pour vous ramener auprès d’Horace de Vaucanson. Ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi ce seigneur Bretonnien a fait tellement d’efforts pour vous emprisonner, vous en particulier ?
- Il fallait un coupable.
- Bien sûr, mais il vous aurait pu vous laisser pourrir dans votre geôle à Steinerburg. Ou alors, Pâlerameau aurait pu envoyer quelqu’un vous assassiner dans votre cellule, comme ce fut le cas de l’initié Rupert Kramer, nous y reviendrons ultérieurement. Horace de Vaucanson tenait vraiment à vous faire ramener devant lui. Je répète la question, Prieur Romulus : savez-vous pourquoi Yavandir Pâlerameau vous a livré à Horace de Vaucanson ? Rappelez-vous, vous avez prêté serment de vérité auprès de Verena.
Le prieur se renfrogna, et soupira d’agacement. Il lança un regard mauvais au frère Merthin, et articula :
- Palebough m’a livré en échange de la récompense que le seigneur Horace de Vaucanson avait mis sur ma tête.
- Une récompense sur votre tête ? De quel montant ?
- Deux mille couronnes.
L’énormité de la somme surprit l’assistance. Des cris étonnés retentirent. Le prévôt Tomas rappela l’assemblée à l’ordre à coups de marteau. Une fois le silence revenu, le prêtre de Verena reprit son argumentation.
- Deux mille couronnes ? Ma foi, c’est une sacrée somme ! Je serais curieux de savoir ce que vous avez bien pu faire à Horace de Vaucanson pour qu’il soit en colère contre vous à ce point-là ? Sans doute un crime très grave !
- Objection ! s’écria Sœur Weiseneule. Frère Merthin traite le témoin comme un accusé, et ça dure depuis déjà trop longtemps !
- Accordée, répondit le prévôt Tomas. Prieur Romulus, ce n’est pas votre procès, le Glaive de Vérité n’est pas suspendu au-dessus de vous. Si la réponse à cette question pourrait vous être préjudiciable, vous n’êtes pas tenu d’y répondre.
Le prieur embrassa toute la salle du regard. Il réfléchit quelques longues secondes, et eut un petit sourire.
- Votre Honneur, garder le silence reviendrait à nourrir les suspicions. J’ai prêté serment auprès de Verena. Je suis un Gardien de la Vérité. Même si nous savons que certaines vérités doivent rester cachées, j’ai toujours été partisan de préférer la vérité qui tue au mensonge qui empoisonne. Il y a fort longtemps, je portais un autre nom, et j’avais d’autres aspirations. J’étais membre d’une bande de bandits spécialisés dans l’extorsion. Nos cibles étaient principalement des personnes ayant de l’argent en quantité. Nous vivions également par la vente de drogues diverses et variées. Un jour, un client, un jeune noble de Bretonnie nommé Ignace de Vaucanson, a refusé de payer pleinement une marchandise que nous lui avions vendue. Pour l’exemple, le chef de ma bande m’a ordonné de capturer Ignace de Vaucanson, puis de copieusement le torturer jusqu’à la mort avant de rendre le cadavre à son père, Horace de Vaucanson. J’ai obéi.
Bianka ne sut dire si la sueur qui inondait sa fourrure couleur des blés était brûlante ou glacée. Le prieur lui avait discrètement raconté toute la vérité à propos de Vaucanson, cela n’en amoindrit pas pour autant l’émotion que lui causa la scène. Comme cela lui était déjà arrivé, mille images terrifiantes se bousculèrent dans son esprit surchauffé. Elle vit le prieur Romulus chassé du temple de Shallya, poursuivi par une foule déchaînée, condamné à mort et exécuté…
Il est en train de mettre sa carrière et sa vie sur la balance !
C’est à peine si elle entendit la voix du frère Merthin.
- Vous étiez un bandit, et le seigneur de Vaucanson était à la poursuite de ce bandit. En vingt ans, vous avez changé, pour le meilleur, je le reconnais. Mais hélas, ça n’enlève rien à cette réalité : vous avez une responsabilité vis-à-vis de toutes les personnes qui ont eu à souffrir de la présence de Vaucanson dans nos frontières.
- C’est exact, Frère Merthin. Si mes pairs Shalléens le jugent nécessaire, je me soumettrai à leur jugement.
- Mais ceci est une autre histoire dont nous ne parlerons pas ici. Je vous remercie pour votre sincérité, Prieur Romulus. Prévôt Tomas, j’en ai terminé avec ce témoin.
- Sœur Weiseneule, avez-vous quelque question à poser au Prieur ? demanda le prévôt.
- Ce ne sera pas nécessaire, répondit la prêtresse d’un air pincé. Les actes du Prieur sont bien assez éloquents. Contrairement à Horace de Vaucanson – que la Dame du Lac lui ait accordé le repos – nous ne nous intéressons pas aux erreurs de jeunesse, mais aux actes présents. N’importe qui parmi ses connaissances vous expliquera à quel point le Prieur Romulus incarne parfaitement les valeurs édictées par Shallya.
- Moi, en revanche, j’ai quelque chose à dire, annonça le Prince Steiner. Prévôt Tomas, je sollicite la parole.
- Vous l’avez, votre Majesté, répondit Tomas.
Le Prince se leva, fit face au public, et déclara d’une voix forte :
- Rappelez-vous que nous avons tous nos défauts, et nous avons tous commis des erreurs dans notre vie, moi compris. Le Prieur Romulus ici présent a fait une faute, il y a longtemps. C’était dans une autre vie, dans un autre pays. Il n’a pas oublié, il n’a pas nié, au contraire, il a le courage d’assumer publiquement, ce que peu d’entre nous serions capables. Le vœu de Shallya permet à un criminel avéré de se repentir et d’être absous par les représentants de nos lois, s’il accomplit son devoir au nom de la Déesse de la Compassion avec sincérité. Je le connais depuis qu’il est né, et depuis plus de vingt ans que nous apprécions tous ses services de serviteur de Shallya, nous savons à quel point il accomplit quotidiennement bien plus que son devoir. Sœur Weiseneule vient de nous le rappeler à juste titre. Tout le monde a droit à une deuxième chance. Romulus a eu cette chance, il a su la saisir et racheter sa faute de jeunesse. En conséquence, je demanderai aux citoyens présents dans ce tribunal de ne pas le traiter différemment de la façon dont vous le considériez hier. Écoutez bien et répétez-le autour de vous si vous entendez des médisances sur le Prieur : je n’hésiterai pas à punir sévèrement toute personne qui s’aviserait de vouloir lui faire des misères pour des actes commis dans un lointain passé dont il s’est brillamment affranchi. Le Prince a parlé !
Un silence plana sur l’assistance. Steiner regagna sa place.
- Prieur, nous en avons donc fini avec vous, vous pouvez vous retirer.
Romulus s’inclina, et quitta le banc des témoins. Le juge continua :
- Maître Pâlerameau, j’aimerais à présent que nous parlions de vos confrères de la Main Pourpre. Certes, vous êtes quelqu’un de malin, et vous bénéficiiez de l’assistance d’une entité surnaturelle, mais il y avait d’autres personnes embarquées dans ce sinistre complot. Tout-à-l’heure, vous nous avez donné deux noms : Frère Cazarras et Sire Alcibiade. Avant d’avoir été très salement assassiné, l’initié Rupert Kramer nous a confié qu’il s’agissait des deux autres membres du triumvirat qui dirigeait cette enclave de la Main Pourpre. Parlons d’abord de Frère Cazarras. Que pouvez-vous nous dire sur lui ? Sœur Weiseneule, je vous laisse poser vos questions.
- Merci, votre Honneur. Alors, Maître Pâlerameau, qui était vraiment Frère Cazarras ?
Le bateleur se racla la gorge et prit son inspiration.
- Pietro-Jan Cazarras était un professeur de l’université d’Altdorf. Il était instruit et plutôt intelligent, mais c’était également un homme frustré, insatisfait de sa position. Il nourrissait une obsession pour les connaissances. Selon lui, le savoir donne le pouvoir – ce qui est plutôt juste, vous en conviendrez, votre Honneur – mais pour lui, les proportions étaient aberrantes. Il voulait tout savoir sur tout. Attention, je ne parle pas des ragots et autres potins qu’on peut entendre en place public un jour de marché. Non, il voulait connaître toutes les sciences dans leur intégralité.
- Qu’espérait-t-il tirer d’une telle somme de connaissances ?
- Le pouvoir, votre Honneur. Un homme capable de créer tout ce qu’il veut peut devenir très rapidement très riche, s’il s’y prend bien. Ou très puissant, s’il parvient à manipuler des forces magiques ou physiques indomptées par le commun des mortels. Les possibilités sont infinies.
- Et donc, de professeur d’université, il est devenu prêtre d’un Dieu du Chaos ?
- Je ne sais pas comment il a fait. Je suppose que ses frustrations et ses recherches ont fini par le mettre en communication avec la Main Pourpre. Ils l’ont contacté, ou bien il a réussi à découvrir une de leurs cachettes, peu importe, le résultat était là. Je crois savoir qu’il était membre du culte depuis environ une quinzaine d’années. C’est Ari qui me l’a présenté l’année dernière. Le Royaume des Rats était tout indiqué pour lancer une tentative d’invasion par portail.
- Et ensuite ?
- Frère Cazarras avait besoin de malepierre pour faire venir l’Archidémon. J’ai eu l’idée d’en dénicher auprès des Skavens Sauvages. Ari m’a alors indiqué l’endroit du terrier où se trouvait le Prophète Gris Karhi. Lui-même était présent dans Vereinbarung pour abattre le Maître Mage Prospero – vous le savez sans doute déjà, mais tous les Skavens Sauvages de l’Empire Souterrain aimeraient apporter sa tête à leurs chefs, le Conseil des Treize, afin d’obtenir un siège parmi eux. J’ai passé un accord avec ce Skaven Sauvage Blanc : la vie du Grand Blasphémateur contre des sacs de malepierre. Le masque de Cuelepok était une preuve de mon forfait. Karhi savait que le Maître Mage possédait un masque magique en phase avec le vent de Ghyran, il m’a ordonné de lui rapporter.
- Ce Prophète Gris était bien renseigné.
- Oui. Je ne sais pas si tout l’Empire Souterrain est au courant, ou s’il savait des choses que peu d’autres de ses pairs connaissent. En l’apportant à Skarogne, Karhi aurait pu prétendre être le meurtrier du Maître Mage et obtenir la récompense en échange, en plus d’avoir en sa possession un puissant artefact.
Le frère Merthin pivota vers le juge.
- Votre Honneur, j’aimerais avoir l’avis du Maître Mage Prospero Steiner.
- Ainsi soit-il. Maître Mage ?
Psody se leva et s’installa sur le banc réservé aux témoins. Même s’ils étaient des amis de longue date depuis leur expédition en Lustrie, Tomas et Psody respectaient tous deux le protocole, et s’appelaient par leur titre dans l’enceinte du tribunal.
- Maître Mage, je vous demanderai de dire toute la Vérité sous le regard de Verena. Nous savons que votre confiance se limite à un Dieu qui nous est interdit, mais pour le bon déroulement de l’enquête, votre parole est nécessaire.
- Mon Dieu ne s’intéresse pas à la justice des Humains, votre Honneur. Par conséquent, tout ce que je pourrais dire-faire pour Verena l’indiffère. Je donne ma parole de répondre à vos questions-questions par la Vérité.
- Parfait. Merci, Maître Mage. Frère Merthin, vous pouvez interroger le témoin.
Frère Merthin rajusta ses lunettes.
- Maître Mage, l’accusé nous a dit qu’il avait échangé votre masque contre de la malepierre, afin d’invoquer l’Archidémon. Que pouvez-vous nous dire sur ce marché ?
- C’était une escroquerie-filouterie. Aucun des deux côtés n’en a retiré un vrai bénéfice.
- Pourtant, vous avez été aux premières loges lorsque Frère Cazarras a appelé l’Archidémon et l’a fait venir ? La menace était bien réelle, la Main Pourpre aurait pu triompher !
- Il y avait des failles-défauts dans ce plan, Frère Merthin.
- Ah oui ? Voilà qui pourrait être important ! Développez, je vous prie.
- La malepierre utilisée par le culte de la Main Pourpre était de très mauvaise-médiocre qualité. Mon fils Gabriel a exploré le laboratoire du Prophète Gris Karhi, il a remarqué que ce sorcier n’était pas du genre à apprécier le travail bien fait-soigneux. Quand j’ai vu de près la malepierre produite par son terrier, j’ai tout de suite constaté-approuvé ce fait : sa malepierre était vraiment une honte. Je n’ai pas eu beaucoup de mal à la neutraliser pour fermer le portail.
- Malgré tout ce que les témoins de cette scène ont raconté ? Vous avez dû rester au repos pendant de longues heures après votre effort salvateur.
- Vous avez raison, Frère Merthin, mais ce n’était pas à cause de la malepierre de Karhi. Le vrai danger venait de l’Archidémon qui s’est défendu. Il m’a donné du fil à retordre. Mais je vous l’assure, on a eu de la chance-chance. Si Cazarras avait utilisé de la malepierre pure, raffinée par un technomage compétent sous l’œil d’un Prophète Gris expert, le portail se serait aussitôt ouvert, et avec une telle force que je n’aurais pas pu contenir l’énergie Warp comme je l’ai fait pour la renvoyer vers Morrslieb. J’aurais été grillé-grillé comme une saucisse nulnoise !
- Cela nous fait un premier élément d’importance, votre Honneur : l’invocation n’a pas été faite dans les meilleures conditions. J’ai un deuxième élément à vous soumettre, concernant le Prophète Gris Karhi. Maître Mage, pouvez-vous nous rappeler ce qui est arrivé à ce Skaven Blanc lorsqu’il a mis la main sur votre masque d’or ?
- Il a voulu impressionner-effrayer mon fils en utilisant sa sale magie, conjuguée au pouvoir du masque de Cuelepok.
- Et qu’est-ce qui s’est passé ?
- La magie de la décrépitude-pourriture qui touche la magie Ghyran… voilà un mélange à éviter-éviter ! Ça lui a carbonisé la tête. C’était à prévoir, seulement, ce Prophète Gris était trop idiot-stupide pour y penser !
- Donc, votre masque, l’objet qu’il avait acheté pour accroître son pouvoir, l’a tué. En effet, c’était vraiment un marché de dupes. Maître Pâlerameau n’est peut-être pas aussi diabolique, en fin de compte ? Certes, c’était tordu, mais il a affaibli les dirigeants des deux menaces.
- Objection, c’est complètement ridicule ! intervint Sœur Weiseneule.
- Rejetée. Frère Merthin, vous êtes sûr que vous n’êtes pas en train d’affabuler ?
- Votre Honneur, les actes de Maître Pâlerameau ont nui aux Skavens Sauvages et à la Main Pourpre. Même si c’était complètement involontaire, même si c’était calculé dans son propre intérêt, sans penser aux vies de Vereinbarung, il nous a aidés à les vaincre. Nous devons en tenir compte.
- Le mieux serait de poser la question au principal intéressé, Frère Merthin. Sœur Weiseneule ?
La prêtresse approcha de Pâlerameau.
- Maître Pâlerameau, vous avez acheté de la malepierre de qualité moindre à un Prophète Gris. Ce Prophète Gris a été tué avec votre paiement. La malepierre a fait effet, mais pas autant qu’elle aurait pu si elle avait été plus pure. Vos décisions ont peut-être, et j’insiste bien sur le « peut-être », permis à nos courageux combattants de l’emporter dans la tanière et à la scierie. Mais est-ce que vous aviez conscience de tout ça ? Avez-vous mis sciemment des bâtons dans les roues du Chaos et des Skavens Sauvages ? Rappelez-vous que Verena elle-même attend votre réponse, juste au-dessus de votre tête.
L’Elfe leva les yeux, et se mordit la lèvre. Il rassembla ses pensées, et réfléchit à une réponse. Il crut percevoir une très légère oscillation faire vibrer la lame du Glaive. Il détourna la tête, et regarda la Sœur Weiseneule avec le regard en coin et l’œil brillant de colère.
- J’étais obsédé par la réussite du plan de Frère Cazarras. J’espérais que le Skaven Blanc s’autodétruirait. Je me doutais que la malepierre n’était pas la meilleure sur le marché. Mais je mentirais si je disais que je voulais saboter le plan de la Main Pourpre. Je voulais faire venir ce monstre dans notre réalité afin de la changer. Tzeentch incarne le changement, et comme j’étais sous l’emprise d’Ari, je ne pensais plus à autre chose. Maintenant, si mon égoïsme et mon aveuglement ont permis à mes vrais amis d’empêcher un désastre qui aurait vicié le monde entier, je ne vais pas être en colère contre eux.
La Lame de Vérité ne bougea pas davantage.
- Merci de votre sincérité, Maître Pâlerameau. Merci également au Maître Mage pour ses explications. Je n’ai pas d’autre question à leur poser pour l’instant à ce sujet.
- Merci à vous, Sœur Weiseneule. Maître Mage, vous pouvez reprendre votre place.
Pendant que le Skaven Blanc obéit docilement au prévôt, celui-ci consulta ses notes.
- J'aimerais qu'on parle de votre autre complice, Alcibiade. Sœur Weiseneule, la parole est à vous.
- Merci, votre Honneur. Alors, Maître Pâlerameau, qui était Sire Alcibiade ? D’après les témoignages des gens qui l’ont rencontré, il n’était pas banal !
- C’est le moins qu’on puisse dire, Sœur Weiseneule. Alcibiade était un Champion du Chaos, et à ce titre, son Dieu lui avait octroyé quelques « cadeaux », notamment son armure de nacre magique, son épée rugissante, et la capacité de pouvoir se téléporter en un clin d’œil. C’est avec cette arme qu’il a tué Herbert Lorne, Rupert Kramer, et ce pauvre mendiant de l’Autre Strygos, et c’est grâce à son don de téléportation qu’il a échappé aux regards.
- Voilà des pouvoirs magiques très puissants, en vérité. Avec ce genre de chose, il devient très facile d’éliminer quelqu’un et de s’enfuir. Tiens, d’ailleurs, pourquoi Sire Alcibiade ne s’est-il pas téléporté dans la chambre du Prince pour l’assassiner de la même façon ? C’eût été la solution la plus simple, non ?
- Pas si simple, ma Sœur. Alcibiade disposait de pouvoirs, certes, mais ceux-ci avaient leurs limites : il ne pouvait pas se téléporter à plus de quelques dizaines de yards de sa position initiale, et ne pouvait réapparaître qu’à un endroit qu’il avait vu de ses yeux au moins une fois. Impossible pour lui d’infiltrer le Domaine Steiner, où il n’était jamais allé.
- Comment il a fait pour éliminer l’initié Rupert Kramer ? Les gardes en faction autour du bâtiment n’ont rien vu.
- La cellule de Kramer avait un soupirail qui donnait sur la rue. Alcibiade était caché dans une ruelle en face, et pouvait donc voir l’intérieur.
- Vraiment futé, et vicieux à la fois… Pourquoi n’a-t-il pas assassiné Maître Brisingr Mainsûre par la même occasion ?
- Les parchemins d’anti-magie apposés sur les murs de sa cellule étaient trop puissants, il ne pouvait pas les franchir. Et puis, le bruit de son arme sur Kramer avait déjà alerté toute la caserne, évidemment, il devait disparaître au plus vite. Du reste, j’ai cru comprendre que Maître Mainsûre n’a jamais vraiment été enfermé, de toute façon ?
- Ne nous éloignons pas du sujet, nous parlons de votre complice. Il a bien dû visiter la cave du Fier Sigmarite pour s’occuper de Lorne ? Pourtant, cet établissement est fréquenté par une clientèle nombreuse, de jour comme de nuit. Un grand gaillard comme lui aurait été vu par tout le monde, or personne ne l’a signalé !
- Vous avez raison, Sœur Weiseneule, mais il se trouve qu’il y avait autre chose, ce jour-là : quand je suis parti à la Souricière puis à l’Autre Strygos pour « effacer mes traces » sur l’ordre de Monsieur Vay – enfin, de la personne que je croyais être Monsieur Vay – je savais qu’il y aurait au moins un meurtre à effectuer, en l’occurrence celui d’Herbert Lorne. Afin de brouiller les pistes, j’ai demandé à Sire Alcibiade de m’accompagner. Personne n’aurait pu comprendre la nature de ce qui allait tuer cet aubergiste, et tout le monde aurait eu sacrément peur. Et donc, nous avons accompli un rituel de lien spirituel. Ainsi, pendant quelques heures, nos esprits étaient liés, et Sire Alcibiade pouvait voir ce que je voyais, et donc apparaître là où je me trouvais. Il devait cependant rester à proximité, c’est pourquoi il m’a suivi depuis les égouts. Une fois Herbert Lorne éliminé, nous sommes partis dans le bâtiment abandonné de l’Autre Strygos. J’ai allumé l’incendie avec mes propres pouvoirs, j’ai quitté le bâtiment, et j’ai attendu que les habitants du quartier éteignent le feu pour y déposer la fausse liste d’ingrédients de Mainsûre.
- La fausse liste d’ingrédients de Mainsûre ? répéta Sœur Weiseneule. Est-ce que vous parlez de la troisième pièce à conviction ?
- Parfaitement, ma Sœur. Je l’ai laissée sur place. Sire Alcibiade m’a rejoint à ce moment, il avait envie de quitter le tunnel humide où il s’était caché. C’est là que le vétéran manchot est arrivé. Sire Alcibiade a étanché sa soif de meurtre une nouvelle fois, et a laissé la trace de la Main Pourpre sur le mur.
- Qu’est-ce qui vous empêchait de profiter de la magie de ce rituel pour vous déguiser en garde ou en valet, afin d’amener votre complice jusqu’au Prince une fois cette sinistre besogne terminée ?
- Les effets du rituel ont cessé moins d’un quart d’heure après la mort du vétéran. Même en courant, je n’aurais pas pu arriver à temps au Quartier de la Balance. Alcibiade ne pouvait plus me rejoindre en des endroits qu’il ne pouvait pas voir en direct, même si je m’y étais déjà rendu auparavant.
- Et ne suffisait-il pas de reproduire le même rituel, puis infiltrer le manoir princier ? Après tout, vous avez bien réussi à vous introduire dans le Domaine Steiner pour vous emparer du masque du Maître Mage, ainsi que pour envoyer un Démon attaquer la Grande Archiviste.
- C’est également vrai, mais pour recommencer ce rituel, il nous aurait fallu des ingrédients longs à obtenir, or le temps pressait. Et puis, je vous rappelle qu’il y avait un problème de distance : Alcibiade devait être à quelques dizaines de yards de moi tout au plus. Or, le Domaine Steiner, d’ordinaire bien protégé, était pratiquement inviolable, y compris dans les égouts où sa Majesté le Prince avait fait poster des gardes. Jamais ce gros balourd n’aurait pu me suivre jusqu’au jardin sans se faire repérer, même en restant à bonne distance. De toute façon, le Prince ne devait pas être assassiné comme ça, et devenir un martyr. Non, il fallait que la discorde éclate et que le Prince fût liquidé par son propre peuple. Le pays devait être brisé de l’intérieur. C’était ce qu’avait ordonné Méléfatébékoumambafiguilokoumamétorakotélikomé.
Ce nom provoqua un silence gêné. Le Juge Tomas demanda :
- Qu’avez-vous dit ? Qui a ordonné tout ce plan ?
- Méléfatébékoumambafiguilokoumamétorakotélikomé, Votre Honneur. C’est le nom de l’Archidémon qui a finalement été convoqué la nuit de mon arrestation.
- Dans ce cas, abstenez-vous de le prononcer encore une fois ! Je n’ai pas envie de le voir débarquer dans mon tribunal !
Il y eut quelques murmures nerveux. Yavandir haussa les épaules.
- N’ayez crainte, votre Honneur ; s’il suffisait de prononcer trois fois le nom d’un être des plans du Chaos pour le convoquer, il y a longtemps que l’Empire aurait disparu. Comme nous l’avons déjà dit, cette cérémonie a nécessité une quantité très importante de malepierre, entre autres ingrédients tout aussi difficiles à obtenir, et le savoir-faire d’un prêtre assermenté de Tzeentch, ce que je ne suis pas.
- Bon, admettons. Sœur Weiseneule, pouvez-vous reprendre ?
- Certainement, votre Honneur. Maître Pâlerameau, je crois savoir que les Archidémons du Grand Architecte sont particulièrement intelligents, et voient très bien les différentes possibilités de l’avenir.
- C’est ce que pensent leurs adorateurs, ma Sœur.
- Et donc, ce Méléfou… enfin, cet Archidémon aurait pu savoir, ou au moins soupçonner, que vous étiez en fait manipulé par le Maître Mage et ses amis ?
- Sans doute. Pour pouvoir duper un Archidémon de Tzeentch, il faut être soi-même un Archidémon de Tzeentch, ou Tzeentch lui-même.
- Oui, nous avons compris, pas la peine de répéter le nom de ce Dieu impie. Je ne comprends pas la réaction de cet Archidémon ; pourquoi n’a-t-il rien dit ? Si j’étais un chef de guerre et que je me battais contre un camp adverse, je tâcherais d’avertir mes troupes en cas de ce genre de danger !
- Parce que vous raisonnez comme une mortelle intelligente, Sœur Weiseneule. Méléfatébékoumambafiguilokoumamétorakotélikomé est un Archidémon. Pour lui, le jeu est aussi important que la victoire, sinon plus. Ses agents démoniaques pensent de la même façon. Quand la fille du Prince a demandé à Ari pourquoi elle avait orchestré tout cela, elle a juste répondu : « j’ai bien ri ». Le principal aux yeux de cette petite Démone était de s’amuser à nous regarder nous entretuer. Il en était de même pour cet Archidémon de Tzeentch. Ses adeptes ont organisé un complot en son honneur, il ne devait surtout pas intervenir. Ceût été tricher, et le jeu aurait aussitôt perdu tout son intérêt.
- Un Archidémon du Dieu du Changement laisse donc ses adversaires détruire ses pions, sans réagir ?
- Oui, car il doit respecter les directives de ce jeu. Un Démon n’obéit pas aux mêmes règles que les mortels quand ils sont dans notre monde. La rupture d’une parole peut suffire à le renvoyer dans le Warp sur-le-champ. Il s’était engagé à laisser ses adeptes tout faire sans la moindre petite intervention, tant qu’il n’aurait affaire qu’à des mortels. Si un autre Archidémon d’un Dieu différent avait perturbé le complot, le maître d’Ari aurait considéré les règles bafouées. Il aurait alors eu le droit d’intervenir personnellement. Comme aucune des forces en compétition pour le Royaume des Rats n’était d’essence clairement divine, l’Archidémon n’a eu aucune raison de faire quoi que ce soit jusqu’à l’ouverture du portail qui devait lui permettre de se matérialiser à Vereinbarung.
- Croyez-vous qu’une quelconque vengeance de sa part soit à craindre ?
- Pour cette fois-là, il a perdu, mais il a estimé que si ses adeptes n’avaient pas détecté les contre-manigances du Prince et de ses amis, ils n’étaient pas dignes de lui. Il n’a pas daigné les prévenir, et a préféré les laisser assumer leurs erreurs, il ne regrettera pas leur perte et ne cherchera pas à la venger. Les mortels ne sont que des outils bons à jeter une fois cassés pour ces êtres. Maintenant, il va attendre patiemment la prochaine tentative. Sa notion du temps est différente de la nôtre, il peut patienter mille ans sans que ça ne le contrarie plus que s’il en avait pour une heure. Peut-être qu’un jour, dans je ne sais combien de siècles, il pourra prendre le contrôle d’un autre lascar naïf, et tenter à nouveau de s’inviter dans notre réalité. Mais je peux vous garantir que ce ne sera pas moi ! Ne serait-ce que parce que je suis devenu un traître à ses yeux.
- C’est exactement pour ça que nous devons nous débarrasser de vous au plus vite !