Le Royaume des Rats
Femmes-rates, hommes-rats,
Et voilà, une année vient de se terminer, une nouvelle commence. Il y aura eu pas mal de remous pour les uns et les autres. En France, nous avons eu droit au pire comme au meilleur.
Même si j’aimerais beaucoup avoir plus de commentaires de votre part, je suis toujours heureux d’y répondre, je sais que vous continuez à suivre le chemin que je vous propose, que ce soit sur Archives of Our Own, Fanfiction.net ou Wattpad.
Je ne ferai pas un long discours sur la fin d’une année et le début de l’autre. Vos amis, votre famille vous encourageront mieux que moi. Je vous dirai simplement une chose : ne laissez pas les imbéciles aveuglés par la rage vous dire ce que vous devez penser, pour qui vous devez voter, les loisirs que vous devez pratiquer et les œuvres que vous devez rejeter en bloc. Vous valez mieux que ça. Restez vous-mêmes.
Bonne année 2025, et Gloire au Rat Cornu !
P.S. : Merci pour votre patience, j’ai dû laisser passer quelque temps pour me reposer après les fêtes de fin d’année.
- Peut-on espérer pouvoir se réveiller avec une plus jolie vue ?
Greta s’étira avec un sourire. C’était une jeune fille, qui avait franchi la barre de la vingtaines quelques années auparavant. Blonde, voluptueuse, callipyge, elle était légèrement moins grande que la moyenne des femmes Humaines. Allongée dans le lit sur le côté, elle rajusta machinalement sa jarretière – le seul vêtement qu’elle portait à cet instant – et pivota pour faire face à son complimenteur. Elle croisa le regard de Nedland Grangecoq, à moitié sous le drap, mais pleinement réveillé, et rayonnant de bonheur.
- Je parie que tu dis ça à toutes celles à qui tu proposes du travail.
- Non, je t’assure !
- Allez, Neddy, ne mens pas. J’ai pas été à l’université de Nuln, mais je sais reconnaître un bonimenteur.
Nedland fit un geste de la main qui traduisait son fatalisme.
- D’accord, je vois d’autres collègues à toi. Mais je peux te promettre que tu as quelque chose en plus.
- Comme les autres, pas vrai ?
- Non ! Je suis sincère, Greta. Tu es la seule « régulière » avec qui je me sens aussi bien. Surtout après ce qui s’est passé, ces derniers jours.
Greta se leva, et passa dans la pièce à côté où, elle le savait, un employé avait préparé un baquet d’eau chaude. Pendant qu’elle se rafraîchit la peau, elle parla à travers la porte.
- Tu reviens me voir tout-à-l’heure ?
- Bien sûr, chérie, mais… je ne sais pas quand ce sera, ce « tout-à-l’heure ».
- Le Prince va te faire tapiner pour lui plus longtemps que d’habitude ?
Le Halfling ne s’offusqua nullement de l’utilisation de cette expression. Il finit de se lever à son tour, secoua la tête, et s’assit sur le bord du lit.
- Il m’a ordonné d’assister au procès, je dois témoigner.
- Un procès ? Quel procès ? Celui pour ces enfoirés de sectaires ?
- Non, ceux-là, leur sort est déjà réglé, ils vont tous se faire raccourcir pour hérésie. Je parle de Yavandir Pâlerameau.
- C’est pourtant le chef de la bande, c’est pas le plus coupable ? C’est ce que la maréchaussée a dit publiquement, pourtant ?
- C’est plus compliqué que ça, chérie.
Greta regagna la chambre et repassa sa robe. Nedland se rendit à son tour dans la salle d’eau.
- Il va falloir que je parle de ma participation à tout ce merdier. Ça me fait chier, mais je dois obéir au Prince.
- Tu ne risques rien, n’est-ce pas ? demanda Greta, inquiète.
Tout en se lavant le visage à grandes eaux, le Halfling sourit tendrement.
- Tu es un amour, et ta candeur te rend d’autant plus adorable. Je t’invite néanmoins à réfléchir quelques instants à cette question : crois-tu vraiment que je serais ici, avec toi, si j’étais ne serait-ce que suspect dans l’affaire ?
- Tu serais en train de t’enfuir ? Tu m’abandonnerais ?
- Bien sûr que non, mon trésor. Je serais dans une planque en attendant le procès pour pouvoir me défendre, et je m’arrangerais pour que personne ne vienne te créer des problèmes.
- T’es un vrai petit Ange, Neddy.
- Je n’ai pas entendu ce genre de chose très souvent, ça fait toujours plaisir. En fait, j’adore !
Deux minutes plus tard, Nedland était présentable. Il approcha de la femme assise sur le lit, et lui fit une petite bise près des lèvres.
- Je te promets que je reviendrai dès qu’on me laissera quitter le tribunal.
- T’es sûr que tu risques rien ?
- Qu’est-ce que tu veux que je risque ? Je ne fais que témoigner ! Au pire, l’avocat de la défense me titillera pour me faire craquer et lui permettre de réduire la peine de Pâlerameau, mais j’en ai vu d’autres !
- Ouais, sauf que j’ai entendu qu’il y avait des procès où un simple témoin pouvait devenir un suspect à son tour ! Ça me rappelle Fidelio.
- Qui c’est, Fidelio ?
- Un de mes anciens macs. Il a voulu porter plainte contre un marchand qui avait voulu lui pourrir la réputation, et quand les Verenéens ont ouvert le procès, ça s’est retourné contre Fidelio, et c’est lui qui a fini aux galères !
Encore une fois, un sourire éclaira le visage du Halfling.
- Johannes Schmetterling a essayé. C’était un commandant d’armée, un loustic autrement plus courageux et solide que ton Fidelio, crois-moi. Ça ne lui a pas porté chance. Il a voulu me coller ses crimes sur le dos, il a fini découpé en morceaux par le seigneur Gottlieb. Je te l’affirme, Greta : celui qui me mettra définitivement hors-jeu, il n’est pas encore né !
Sur les paroles, et après une dernière caresse, Nedland quitta l’auberge et se rendit au temple de Verena.
*
La foule se bousculait devant le temple. Nombreux étaient les citoyens à vouloir découvrir le vrai visage de la menace qui avait tourmenté le Royaume des Rats pendant des semaines angoissantes. Les soldats, nerveux, commençaient à faire le tri. La consigne était claire : devant un tel nombre de spectateurs, il fallait accueillir parmi les premiers arrivés ceux qui « ressemblaient le moins possible à des perturbateurs ». Une tâche pour le moins délicate. Déjà, on pouvait entendre les premières exclamations mécontentes comme « enfin quoi, j’attends depuis trois heures ! » ou « je vous rappelle que c’est mes impôts qui vous permettent de manger ! »
Même si les gardes étaient habitués, ce n’était pas pour autant un moment plaisant. Kristofferson grommela. Il avait été convoqué comme témoin dans ce procès qui s’annonçait particulièrement animé. Ce qui le gênait était le fait de se retrouver au milieu de cette foule à cran.
- Hey, Kit !
Le Skaven brun pivota, et se retrouva devant Nedland.
- Oh, salut, Ned.
- Quelle galère, cet attroupement !
- Je ne te le fais pas dire.
- Ta sœur nous avait pourtant expliqué que les témoins devaient entrer par la porte de derrière, non ?
- Oui.
- Alors, qu’est-ce qu’on fait là ? Les gardes à la porte m’ont empêché d’entrer, et m’ont dit d’attendre ici. Ils n’ont rien voulu me dire de plus ! Vu que tu es le frère de la Grande Archiviste, ils ont peut-être été plus loquaces avec toi, non ?
- Pas beaucoup. Ils ont dit qu’il y avait besoin d’une zone de pureté pour permettre au Porteur de Glaive d’entrer, quelque chose comme ça.
- Une « zone de pureté » ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
- C’est une tradition qui remonte aux temps où sont apparus les premiers Porteurs de Glaive, répondit alors la voix claire de Brisingr Mainsûre.
Les deux amis regardèrent l’Elfe avec surprise et méfiance.
- Depuis quand êtes-vous expert en théologie verenéenne ? demanda le Halfling d’un ton faussement curieux.
- Je n’ai jamais eu cette prétention, Maître Grangecoq. Seulement, il se trouve que j’ai déjà eu affaire à ce genre d’homme d’église par le passé, et que ça s’est produit de cette façon. L’idée, au départ, est de garantir la pureté du Porteur de Glaive jusqu’à son entrée dans le lieu où aura lieu le procès. Aujourd’hui, c’est davantage un moyen de prévenir les éventuelles tentatives d’attentat sur sa personne.
Le magister se tourna vers Kristofferson.
- Votre sœur aurait dû y penser, c’est dommage.
- Et vous devriez penser à foutre la paix à mes sœurs, Maître Mainsûre.
- Je n’ai rien contre elles en particulier, je vous assure. Au contraire, je m’incline devant le travail déployé par la Grande Archiviste. Et vous n’êtes pas en reste, Maître Kristofferson. Permettez-moi de vous dire que vous avez toute mon estime. Vous avez été très professionnel, face au gang de Tzeentch.
- Je vous retourne le compliment : un jeu de mensonges et de manipulations, ce mannequin dans votre cellule… le public aurait ri aux éclats en voyant ma tête si on avait été dans un cirque ! Après tout, le comique de service qui se fait rouler par tout le monde, ça marche à tous les coups, pas vrai ?
- Oh, jeune homme, ce n’était pas vous, la cible du piège.
- Oui, je sais, mon père m’a tout expliqué. Mais dans l’histoire, j’ai été le dindon de la farce. Excusez-moi de ne pas vous remercier de m’avoir fait passer pour le dernier des crétins devant tous les prisonniers !
L’Elfe soupira.
- En temps normal, j’aurais répondu à votre ironie par mon ironie, mais je n’en ferai rien pour cette fois.
- Trop aimable !
La voix du héraut annonça solennellement :
- Oyez ! Le procès va s’ouvrir ! Les témoins sont priés de se présenter à la petite porte. J’invite les citoyens à s’installer sur les sièges dans l’ordre et la discipline.
Les portes de la salle d’audience s’ouvrirent, et les habitants de Steinerburg bougèrent dans un brouhaha. Le Skaven brun voulut saisir l’occasion de rompre le dialogue.
- Vous m’excuserez, mais je dois y aller.
- Je vous suis, mon ami, je suis témoin aussi, je vous rappelle.
Kristofferson sentit sa patience palper ses limites, lorsqu’il sentit Nedland lui tapoter le bras.
- Tiens, viens donc avec moi, j’ai des choses à te dire en privé, déclara le Halfling en soulignant chaque syllabe avec insistance.
Sans attendre la réponse, il saisit l’homme-rat par le poignet, et le tira en direction de la petite porte. Soulagé d’avoir moyen de s’éloigner de l’Elfe, Kristofferson se sentit suffisamment enhardi pour conclure par :
- Pendant que j’y pense : n’oubliez pas d’en toucher deux mots à Walter Klingmann, je suis sûr qu’il aura très envie de vous remercier, lui aussi !
- Oh, mais il l’a déjà fait, jeune homme. Il m’a officiellement décerné le titre de « sale petit péteux ».
- Un titre amplement mérité, ma foi ! Soyez heureux qu’il ne vous ait pas récompensé davantage !
Nedland tira sa manche de manière plus insistante. Kristofferson pivota sur ses talons et s’éloigna du magister vigilant. Il eut une amère pensée pour son ami. En effet, depuis la nuit de la chute de la Main Pourpre, le capitaine de la garde de Steinerburg n’avait reparu auprès de personne. Sans doute n’avait-il pas quitté la demeure familiale.
Il fut ramené à l’instant présent par la voix du Halfling.
- Ça va, fiston ?
- Ce grand dépendeur d’andouilles commence vraiment à me les briser ! Vivement que ça se termine, que je n’aie plus à le supporter.
- Fais gaffe, n’oublie pas que c’est un des favoris de ton grand-père.
- Pas plus que moi, Nedland !
- Allez, laisse tomber, on entre.
Les deux amis franchirent la petite porte. Un garde les conduisit jusqu’au banc des témoins, sur le côté de la salle. Bianka, déjà assise, eut un grand sourire soulagé quand elle vit arriver Kristofferson. Il s’assit à ses côtés, suivi par Nedland. Mainsûre resta à l’écart.
Il fallut quelques minutes supplémentaires pour permettre à tout le monde d’entrer et de s’installer. Le Prince était assis au premier rang des spectateurs, Heike à sa gauche. Ils finissaient une conversation en attendant le début de la procédure.
- Et donc, il est encore au temple de Shallya ?
- Oui, Père, avec Isolde.
- Par la barbe de Taal, qu’est-ce qu’il peut bien y faire ? Aurait-il été touché par la grâce de Shallya, lui aussi ?
- Du tout, Père. Il vient voir Emil.
- Ah oui ? Ça par exemple ! Bon, remarque, ça le sort un peu de son laboratoire, je pense que ça ne lui fait pas de mal, surtout après les émotions de ces derniers temps !
- Vous savez qu’il s’est fait des copains, dernièrement ?
- Gabriel, des copains ?
- À bord du Brave Griffon, il a fait connaissance avec des enfants de son âge. Il passe les voir aussi de temps en temps au temple de Rhya.
- Jamais je ne l’aurais cru !
Un prêtre de Verena déclara d’une voix puissante :
- Mes Dames et mes Sieurs, sous l’œil impartial de Verena, qu’entre la Cour !
La porte du fond de la salle s’ouvrit, et trois personnes pénétrèrent les lieux. Cette fois, le procès était assuré par le prévôt Tomas lui-même. Il s’installa à son pupitre.
- Le procès d’aujourd’hui opposera Maître Yavandir Pâlerameau au Royaume de Vereinbarung. Moi, le prévôt Tomas, serai juge. Puisse Verena nous permettre de rendre le jugement le plus équitable possible dans cette affaire qui s’annonce vraiment compliquée. Je demande aux avocats de se présenter.
L’une des deux autres personnes à être entrées à la suite du juge s’avança. C’était une Humaine entre deux âges, de taille légèrement inférieure à la moyenne des habitantes de Vereinbarung. Une couronne de cheveux châtain aux reflets dorés encadrait son visage ovale. Une paire de lorgnons aux verres étroits et allongés enserrait la racine de son nez vaguement crochu.
- Sœur Capucine Weiseneule, je représenterai le peuple dans ce procès, sous la bienveillante intelligence de Verena.
- Loué soit son nom, répondit le juge Tomas.
L’autre personne devant le prévôt était un homme d’une trentaine d’années. Il portait également des bésicles aux verres fumés, avait le menton fort, le front dégagé sous ses cheveux sombres et bouclés.
- Je suis Frère Merthin, et je veillerai à ce que le verdict soit le plus adapté possible au cas de mon client, Yavandir Pâlerameau, sous la bienveillante intelligence de Verena.
- Qu’elle nous guide tous à partir de cette minute, répliqua Tomas. Faites entrer l’accusé, je vous prie. Et je demanderai à l’assistance de garder son calme.
Les portes du fond s’ouvrirent. Un grand silence tomba sur la salle, silence seulement crevé à intervalles réguliers par le bruit de pas des nouveaux venus, eux-mêmes ponctués par le tintement des chaînes qui entravaient Yavandir Pâlerameau.
L’Elfe s’installa au pupitre des accusés. Ses menottes, en métal parfaitement ordinaire, étaient pourvues de mécanismes complexes pour éviter un quelconque tour de passe-passe. En outre, sa blessure à la tête avait été énergiquement traitée par le prieur Romulus lui-même, il n’avait plus qu’un bandage propre autour du front. À la demande de la fille du Prince, on avait autorisé Yavandir à porter un simple loup. Le bateleur avait ainsi retrouvé son identité, et paraissait à présent de nouveau en pleine possession de ses moyens. Il semblait aussi décidé à cesser les rires et les plaisanteries, bien conscient de sa situation. Aussi se tenait-il droit, attendant la réaction du juge.
Sur une table devant le pupitre du juge, les Verenéens avaient déposé des pièces à conviction. Il y en avait quatre. Le premier était une petite fiole de verre grande de quatre pouces, dépourvue d’étiquette, dans lequel on pouvait voir un liquide sombre. À côté, il y avait une feuille de papier précieux sur lequel on pouvait lire un poème écrit d’une main délicate. Le troisième objet était une autre feuille de papier, celle-ci à moitié brûlée. Enfin, la dernière pièce à conviction était un épais grimoire relié de cuir, ceinturé par des bandes de fermeture métalliques.
- Maintenant, que vienne le Porteur de Glaive.
Il y eut des murmures surpris. Psody lui-même se sentit étonné quand il vit le fameux agent spécial de Verena. C’était un adolescent à peine âgé d’une douzaine d’années, vêtu d’une toge ouvragée, mince, à l’air rêveur, presque absent. Quand il passa près de lui, l’homme-rat Blanc ressentit une sensation qu’il aurait beaucoup de mal à décrire par la suite : une sorte de « chaleur froide » était la meilleure expression qui lui venait à l’esprit.
Derrière le jeune garçon, deux autres prêtres de Verena portaient une longue boîte recouverte de cuir. Le Porteur de Glaive s’arrêta devant le juge Tomas, et se présenta d’une voix claire.
- Excellence, je suis le Frère Tiberius. Verena m’a fait l’immense honneur de me choisir pour représenter sa Parole.
Son ton neutre confirma ce que Romulus avait pensé.
Il est complètement détaché des choses matérielles, jusqu’au bout du verbe !
- Frère Tiberius, je vous remercie d’avoir accepté de vous déplacer jusqu’ici pour nous aider à rendre le jugement de Shallya.
- Je vous remercie en retour, Prévôt Tomas. Vous m’avez donné l’occasion d’en apprendre davantage sur notre monde, et ainsi enrichir mes modestes connaissances.
Le prêtre de Shallya remarqua alors que les deux assistants avaient ouvert l’étui de cuir. Il écarquilla les yeux quand il vit la magnifique épée ouvragée à l’intérieur. Vrai, c’était un instrument de justice selon toute apparence. La lame était étincelante, et ne présentait pas la moindre salissure. Des décorations délicatement ciselées ornaient la poignée, et lui donnaient l’apparence d’une balance.
Le jeune frère Tiberius s’approcha de la boîte. Il passa ses doigts graciles sur toute la longueur de la lame, avec attention, comme s’il caressait un animal, en murmurant une prière en langue classique. Au bout d’une longue demi-minute de ce rituel, la lame scintilla brièvement, et décolla doucement hors de la boîte. Elle s’éleva à une dizaine de pieds au-dessus des têtes.
- Le procès peut commencer, annonça solennellement le prévôt Tomas.
Frère Tiberius fit un petit geste vers l’accusé. L’épée voleta silencieusement jusqu’au-dessus de l’Elfe bateleur, et s’immobilisa à l’horizontale, prête à frapper. Yavandir Pâlerameau ne put retenir une légère appréhension en sentant la présence de la lame. Frère Tiberius lui expliqua :
- Cette épée sentira le moindre frémissement de votre cœur provoqué par le mensonge. Elle s’abattra si vous prononcez délibérément quelque chose qui n’est pas la vérité pour vous. La Lame de Justice punit les menteurs. Prévôt Tomas, je préconise de poser des questions les plus précises possibles, afin qu’il n’y ait pas de « jeux sur les mots ». Si vous répondez par la vérité, accusé, l’épée restera immobile.
- Voilà qui est rassurant, mais avant de répondre à vos questions, j’aimerais être sûr de quelque chose : que se passera-il si je dis quelque chose que je pense vrai, mais qui serait faux, par manque d’information ?
- Pour vous, c’est la vérité sincère, donc la lame ne réagira pas davantage. Vous ne risquez pas d’être frappé à cause d’un élément inconnu qui falsifierait votre réponse. Une erreur involontaire n’aura pas plus de conséquence, tant que la sincérité guide vos mots.
- Et si je dis une parole qui est pour moi un mensonge à propos de quelque chose, mais que cette parole s’avérait être la vérité sans que je ne le sache ?
- Dans votre cœur, cela resterait un mensonge. La Lame de Justice punit les menteurs.
- Voilà qui me paraît satisfaisant, dit le prévôt. Accusé, veuillez décliner votre identité et votre profession.
- Je m’appelle Yavandir Pâlerameau, artiste itinérant spécialisé en comédie.
L’Elfe jeta un petit coup d’œil au-dessus de sa tête. La lame ne bougea pas.
- Fort bien, Yavandir Pâlerameau. Vous êtes accusé d’avoir été le principal instigateur d’un complot destiné à renverser le Prince Ludwig Steiner. Par vos actes, vous avez voulu provoquer une guerre : vous avez mis l’Aumônier Romulus dans une situation compromettante afin de pouvoir le livrer au Seigneur Horace de Vaucanson, qui avait pour objectif de renverser le Prince et prendre notre Royaume sur vos conseils. Vous êtes également accusé de tentative de meurtre par agent interposé sur la personne du Maître Mage Prospero Steiner, dont la disparition allait sérieusement compromettre l’équilibre entre Humains et Skavens, équilibre fragile que nous nous efforçons de maintenir depuis six ans. Enfin, et c’est le plus grave, vous avez tenté d’implanter en nos murs le Culte de la Main Pourpre, dont les affiliations au Dieu du Chaos Tzeentch sont avérées, ce que nous considérons comme une hérésie, tout comme le font les représentants de la Loi de l’Empire. D’ailleurs, un aubergiste, un vétéran de guerre et un initié de Verena ont perdu la vie à cause de vous, sans parler des nombreuses victimes causées par les Skavens Sauvages de Karhi, les Bretonniens d’Horace de Vaucanson, et les adorateurs de la Main Pourpre. En bref, vous êtes lié à tout ce qui a menacé notre royaume ces derniers mois. Tous ces chefs d’accusation sont très graves, Yavandir Pâlerameau, et ne doivent en aucun cas être traités à la légère. Que plaidez-vous ?
- Coupable, votre Honneur, répondit Yavandir avec dignité.
L’épée dorée au-dessus de l’Elfe ne frémit même pas d’un demi-pouce.
- Sœur Weiseneule, je vous invite à exposer votre version des faits.
- Je vous remercie, votre Honneur. Mes Dames, mes Sieurs, votre Altesse le Prince Steiner et sa famille, nous sommes ici pour régler le cas de Yavandir Pâlerameau. Cette personne a prêté serment auprès d’un des Dieux du Chaos, en l’occurrence Tzeentch, le Dieu de la duplicité, du mensonge et de la manipulation. Pendant des mois, Maître Pâlerameau a mis sur place avec des complices un complot ignoble dans le but de renverser le Prince et ses proches. S’il était allé jusqu’au bout de son projet, Vereinbarung serait actuellement dévorée par les flammes multicolores, avec des Démons répandant les mutations et le désordre partout. Dans le meilleur des cas, notre Royaume aurait dû être purifié par le feu des principautés voisines, et dans le pire des cas, les Royaumes Renégats auraient pu devenir un nouveau foyer d’infection, au même titre que les Désolations du Nord. Ce n’est pas seulement de nombreuses vies qui ont été menacées, mais bien l’équilibre-même du monde que nous connaissons. La sentence doit être à la fois exemplaire et de la dernière sévérité.
La prêtresse laissa passer quelques secondes de silence, et fit face au juge qui approuva d’un petit signe de tête.
- Merci pour votre avis. Frère Merthin, veuillez exprimer votre point de vue.
- Que Verena éclaire votre jugement, votre Honneur. Yavandir Pâlerameau a commis des actes qui sont des crimes, c’est factuel. Néanmoins, il faut voir plus loin que les apparences. Il a été clairement établi par son Altesse le Prince, le Maître Mage Prospero, l’Aumônier Romulus et vous-même que mon client était sous l’influence d’une créature du Chaos qui l’a poussé à provoquer un climat de discorde et à menacer l’équilibre de Vereinbarung. La véritable coupable est cette créature envoyée par les Dieux honnis. Le Prince, sa fille et le Prieur connaissaient Maître Pâlerameau avant qu’il ne soit tombé dans les griffes de cette Démone, ils vous diront que mon client était une toute autre personne, à la fois loyale et bienveillante, malgré une personnalité qu’on pourrait éventuellement qualifier de « plutôt extravagante ». Cette personne a contribué au développement du Royaume des Rats, au plus tôt : Yavandir Pâlerameau a aidé le Prince Steiner dans ses recherches sur les Skavens alors qu’il habitait encore à Altdorf. Vereinbarung a donc fait ses premiers pas avec l’aide de mon client. Aujourd’hui, Maître Pâlerameau est au banc des accusés car il a été victime d’une odieuse manipulation. Quand nous aurons établi son innocence et lavé son nom et son honneur, vous serez le premier à vouloir son acquittement.
- Merci, Frère Merthin. Sœur Weiseneule, vous avez la parole.
La prêtresse rajusta son pince-nez, et s’avança vers le pupitre de Yavandir.
- Maître Pâlerameau, pouvez-vous nous expliquer comment votre histoire a pu être mêlée à celle de Vereinbarung ?
- Certainement, ma Sœur. Cela remonte à une bonne dizaine d’années. J’étais déjà artiste itinérant, mais les temps étaient durs, et les caisses de la troupe étaient vides. Nous continuions à donner nos spectacles, mais nous étions bien obligés de faire quelques « boulots de mercenaire » par-ci par-là. Ainsi, un jour, j’ai accepté un travail de recherche qui, je n’en avais pas la moindre idée à l’époque, allait définitivement changer ma vie. Le client s’appelait Ludwig Steiner, vous le connaissez, c’est l’actuel Prince du Royaume des Rats. Je ne le savais pas à l’époque, mais il menait des recherches sur les Skavens, en toute illégalité selon la Loi Impériale. Il engageait régulièrement des mercenaires pour lui fournir du… « matériel d’étude », selon ses termes d’alors.
- Quelle était la nature de ce « matériel d’étude » ?
- Il s’agissait de Skavens de l’Empire Souterrain capturés vivants. Leur étude étant formellement interdite dans l’Empire encore à ce jour, nous étions bien obligés d’avoir recours à ce genre de termes qui, bien évidemment, ne s’applique pas aux habitants de Vereinbarung nés sous le signe du Rat Cornu.
- Attention, Maître Pâlerameau, les habitants de Vereinbarung sont élevés dans le culte de nos Dieux. Les premiers Récoltés ont tous été baptisés selon nos rites, tout comme ils font avec leurs enfants. Aucun n’est considéré en lien avec le Dieu des Skavens Sauvages, y compris les Récoltés. Mais je vous interromps pour des broutilles, veuillez continuer.
- J’arrive à la partie intéressante, ma Sœur : j’ai participé à quelques captures de Skavens Sauvages. Le Prince Steiner faisait toujours très attention aux personnes qu’il employait. Je me flatte d’avoir fait partie des quelques très rares personnes à qui il faisait confiance.
- Pouvez-vous nous donner les noms de ces personnes chanceuses ? N’oubliez pas que nous parlons d’événements qui se sont produits à Altdorf il y a longtemps. Par conséquent, aucun risque ne plane sur les personnes impliquées.
- En dehors de Ludwig Steiner, il y avait ses domestiques. Je crois savoir que seuls deux d’entre eux ont survécu à la nuit où le Prophète Gris Vellux a mis le feu à son domaine. Le Prieur Romulus était impliqué. À mon niveau, j’ai travaillé avec deux autres personnes : un guerrier Norse, Hallbjörn Ludviksson, qui a fondé sa compagnie de mercenaires grâce à l’argent qu’il a perçu du Prince Steiner, et Brisingr Mainsûre qui est dans cette salle. Nous avons effectué tous les trois quelques missions de « capture ». Moi et Brisingr battions la campagne aux alentours d’Altdorf. Quand on entendait parler des histoires du genre « un fermier s’est fait attaquer par des hommes-bêtes », on allait faire une petite enquête. Quand on repérait les traces de passage de Skaven Sauvage, on allait chercher Ludviksson, et on se mettait en chasse.
- En rase-campagne ? Les Skavens Sauvages ne préfèrent-ils pas les égouts des grandes villes ?
- Pas forcément, il y en a qui préfèrent la campagne, ils vivent sous les villages constitués de grandes fermes avec du bétail. D’ailleurs, le Maître Mage Prospero vient d’une telle colonie. Et c’est au cours d’une de ces maraudes que nous avons un jour capturé une jeune feme…
Le bateleur s’interrompit brusquement, et ses joues s’empourprèrent.
- Je vous en prie, Maître Pâlerameau, continuez donc.
- Excusez-moi, ma Sœur, j’étais sur le point de parler de Dame Heike en des termes purement zoologiques indignes de sa personne.
- Vous voulez dire que c’est ainsi que vous avez ramené la Skaven qui a été officiellement adoptée par le Prince Steiner ?
- Oui, ma Sœur.
- Vous avez l’air d’être personnellement touché par cet événement, pour en parler avec cette retenue ?
- Cette rencontre a changé ma vie, ma Sœur.
- Vous faisiez ces maraudes par intérêt, vous étiez bien payé pour ça ?
- Oui, les risques étaient élevés, et la rétribution était à la hauteur.
- En quoi ce travail-là a-t-il changé votre vie, Maître Pâlerameau ?
- Ma rencontre avec Heike a changé les choses. L’argent n’était plus le seul intérêt. Cette jeune fille nous a fait comprendre que les Skavens pouvaient être autre chose que les répugnantes créatures tapies dans les égouts et les terriers. Nous avons établi un contact avec elle. C’était… tellement… émouvant !
Pâlerameau semblait prêt à pleurer. La prêtresse Weiseneule fit la moue.
- J’ai du mal à croire qu’un honnête marchand d’Altdorf fasse confiance à un bateleur professionnel pour l’engager sur un projet aussi secret ? Vous êtes un artiste, vous êtes plutôt du genre exubérant ?
- Oui, je suis un artiste, mais ça ne m’empêche pas de savoir quand parler et quand garder mes lèvres scellées, ma Sœur. Dès l’instant où j’ai accepté le premier travail, mon destin a été lié à celui du Prince. Si je disais le moindre mot, j’étais aussitôt catégorisé comme complice, et envoyé au bûcher.
- Oh, un homme aussi créatif et audacieux que vous… vous vous seriez défendu, et auriez chargé votre employeur pour le faire plonger avec vous !
- Un simple bateleur Elfe sans la protection d’un noble titré, contre un marchand riche et puissant, avec quelques entrées dans la famille du Comte Électeur du Talabecland ? Je me flatte d’avoir beaucoup d’imagination, mais tout de même pas à ce point-là !
- Et si ç’avait été l’inverse ? Si ce n’était pas vous qui étiez en danger, mais votre employeur, Ludwig Steiner ? Vous connaissiez son goût pour l’étude des Skavens, mais à force de le fréquenter, de traîner vos guêtres dans sa maison, vous avez peut-être eu accès à quelque chose de compromettant ? Des lettres volées, des preuves de blanchiment d’argent, ce genre de chose ? Est-ce que vous avez eu un début d’emprise sur lui, dont la suite logique serait vos actes de ces dernières semaines ?
- Pas le moins du monde ! rétorqua l’Elfe avec agressivité. Ludwig Steiner a sans doute dû faire des choses qui déplairaient aux représentants de Verena, comme toute personne dans sa position, mais quand bien même il y aurait matière, je n’en ai aucune connaissance, et ça ne me concerne pas ! Selon mon point de vue, le Prince Steiner est un homme bien, et dans mon état normal, je suis le dernier à vouloir lui faire du tort !
Les mots de Pâlerameau résonnèrent dans le tribunal. Au-dessus de lui, le Glaive de Verena flottait placidement, sans réagir.
- Je vous remercie pour votre sincérité, Maître Pâlerameau. À présent, je voudrais que vous expliquiez à la Cour comment vous vous êtes devenu un agent du Chaos. J’ai conscience que cela risque de provoquer chez vous des émotions fortes, mais nous devons connaître la Vérité, quel qu’en soit son prix.
- Je suis ici pour faire éclater cette Vérité, ne serait-ce que pour blanchir ma personne.
L’épée étincelante ne bougeait toujours pas.
- Quel a été votre premier contact avec le Chaos ?
- J’ai passé de nombreuses années sans les croiser. Mais quand j’ai commencé à travailler pour Ludwig Steiner, j’ai également été impliqué dans un complot entre les adorateurs de deux Dieux du Chaos qui se sont disputé des reliques liées à un Champion. Les deux cultes étaient le Crâne Rouge, fidèle à Khorne, le Dieu du Sang et du Massacre, et la Main Pourpre, des agents de Tzeentch, le Dieu de la Magie et du Changement. Ils étaient à la recherche d’artefacts susceptibles liés à Xathrodox, un serviteur très zélé de Khorne. Les premiers voulaient ramener ce Champion à la vie, les autres voulaient réduire à néant tout espoir d’y parvenir. Moi et mes camarades Brisingr Mainsûre et Hallbjörn Ludviksson voulions arrêter le Crâne Rouge, mais nous ignorions la présence de la Main Pourpre, ils ont été plus discrets. C’est au cours de cette affaire que ma route a croisé celle de Katarine Braun.
- Katarine Braun ? Pouvez-vous nous parler plus précisément de cette personne ?
Pâlerameau eut besoin de reprendre son souffle, et de réfléchir à ses paroles. Derrière son loup, ses yeux s’embuèrent de nostalgie.
- Katarine Braun était une femme extraordinaire, ma Sœur. Selon mes goûts, elle était plus qu’attirante. Non seulement je la trouvais très séduisante sur le plan anatomique, mais son esprit paraissait aussi des plus fins.
- Une femme aussi belle que spirituelle, c’est le rêve de bien des gens. Et donc, elle n’a eu aucun mal à vous séduire, je présume ?
- Elle a fait pire que ça, ma Sœur : elle a simulé son enlèvement, et quand je l’ai « délivrée de ses geôliers », elle m’est tombée dans les bras. J’étais aux anges, vous pensez bien. Les jours suivants se sont déroulés comme dans un rêve, malgré la menace des deux sectes du Chaos autour de nous. Pas un instant je n’avais imaginé que Katarine Braun faisait partie de la Main Pourpre.
- Et c’est là que le piège s’est refermé sur vous. C’est dommage ; un homme cultivé, intelligent, vous faire avoir comme un enfant romantique… J’ai un peu de mal à y croire.
- Pourtant, c’est ainsi que les choses se sont passées, ma Sœur.
- Vous êtes sûr ? Vous êtes resté suffisamment longtemps avec cette personne. Vous avez été proche d’elle. Et vous n’avez pas compris qui elle était vraiment ? Elle a bien fini par vous faire des confidences sur l’oreiller ?
- Objection ! s’exclama le frère Merthin, qui parla pour la première fois.
- Rejetée, déclara le prévôt Tomas. Allez jusqu’au bout de votre pensée, Sœur Weiseneule, mais prenez garde à ne pas quitter le sentier de la décence.
- Bien sûr, votre Honneur. Maître Pâlerameau, vous avez fini par comprendre que Katarine Braun était une sorcière affiliée au Chaos. Alors, pourquoi être resté auprès d’elle ? Reconnaissez que vous êtes devenu son complice de votre plein gré !
Tous les yeux étaient rivés sur le Glaive. Chacun s’attendait à le voir tomber sur l’Elfe. Celui-ci ne perdit pas son sang-froid. Mais lorsqu’il répondit, sa voix avait un ton déterminé qu’Heike n’avait jamais perçu chez lui jusqu’à ce jour.
Je n’en ferai rien, ma Sœur. Je suis tombé désespérément amoureux de Katarine Braun, et je ne saurai jamais si un sortilège y était pour quelque chose ou non. Peut-être qu’elle a laissé un charme sous le lit pour me piéger, peut-être qu’elle s’était vraiment entichée de moi ? J’ai été son complice pendant nos promenades, nos sorties au théâtre, nos nuits tumultueuses. Devant la menace du culte qui cherchait les artefacts liés au Champion, j’ai vu l’apparition de Katarine comme étant une oasis vivifiante au milieu d’un désert de sable noir. Tout dans son comportement, ses paroles, ses gestes, ses regards, exprimaient l’Amour Véritable, et rien d’autre. Peut-être qu’elle voulait faire de moi son associé plutôt que son instrument ? Dans tous les cas, je n'estime pas être devenu sa complice « de mon plein gré ». Je l’ai fait, c’est vrai, mais le Yavandir Pâlerameau que j’étais avant de la rencontrer n’aurait jamais trahi la famille Steiner. Au moment où j’ai compris quelles étaient les véritables intentions de cette femme, je n’étais plus moi-même ! Elle a percé mes défenses, exploité ma faiblesse, et fait de moi sa marionnette !