Le Royaume des Rats

Chapitre 98 : Le calme après la tempête

7721 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/12/2024 21:35

L’après-midi fut plus calme. Après une collation prise au temple de Verena en présence des autres prêtres, les trois Steiner rentrèrent au domaine, accompagnés par Romulus. Ils retrouvèrent Kristofferson et Bianka dans le parc, et leur racontèrent ce qui s’était passé.

 

-         Voilà qui ajoutera matière aux connaissances des Gardiens de la Vérité, se félicita Bianka, toujours satisfaite de voir le champ des connaissances du peuple s’accroître.

-         Tu n’as jamais pensé à te joindre à eux, mon enfant ? demanda Romulus.

-         Non, Prieur, je préfère m’assurer que tous les documents du temple soient bien en état, et accessibles à tous. Collecter le savoir interdit et le garder est une tâche fort intéressante, je n’en doute pas, mais ce n’est pas tellement ma tasse de thé. Et puis, tout le côté « secte secrète » a tendance à me rendre nerveuse.

-         Tu sais, c’est davantage du folklore pour entretenir une aura de mystère, répondit le prieur avec un sourire amusé. Il ne s’agit pas de prêter serment sur ta vie et celle de tes descendants sur sept générations, encore moins d’un pacte au sang qui te condamnerait à mort si tu venais à le rompre. Nous demandons, bien évidemment, de la discrétion, le respect du secret professionnel, mais ce n’est pas beaucoup plus que ce que le serment que tu as prêté auprès de Verena te demande chaque jour.

 

Bianka lui rendit son sourire, et y ajouta un petit regard vainqueur.

 

-         Les Gardiens de la Vérité agissent dans l’ombre. Je préfère rester en pleine lumière.

 

L’humeur de Kristofferson n’était pas aussi légère.

 

-         Je me demande ce qui va arriver à Pâlerameau ?

-         C’est une situation très compliquée-complexe, Kit, expliqua son père. Les experts de Verena que nous avons sollicités ne seront pas de trop pour la résoudre.

-         Où en sommes-nous sur cette question, à ce propos ?

-         Nous avons reçu une missive en ce sens, Père, répondit Heike. La délégation devrait arriver d’ici trois jours.

-         Déjà ? s’étonna Bianka.

-         Tu oublies que ces inquisiteurs étaient attendus pour Mainsûre, trésor, rappela sa mère.

 

La jeune fille-rate ressentit un violent coup de sang à ce nom, mais elle préféra garder son calme, et se contenta de marmonner :

 

-         Je croyais qu’il était innocent ? Ils vont venir pour rien !

-         Il l’est, et nous l’avons toujours su, mais nous avions tout de même prévu de faire venir un Porteur de Glaive, expliqua Romulus. Pour plus de sûreté, nous n’avons pas précisé l’identité de la personne incriminée sur la lettre, ainsi peu importe qu’il s’agisse de Mainsûre ou de Pâlerameau. Dans cette affaire, la présence d’un tel agent de Verena sera plus que bienvenue.

-         Vous avez déjà vu un Porteur de Glaive, Prieur ? Il n’y en a jamais eu à Vereinbarung, à ma connaissance.

-         La Grande Prêtresse Rebmann t’en parlera sans doute mieux que moi. Je sais juste qu’ils sont très rares, peut-être que l’Empire en compte une demi-douzaine, pas plus. Ils sont appelés pour les procès particulièrement graves, et toujours mettant en jeu le Chaos. Après tout, les agents des Dieux corrupteurs sont connus pour leur duplicité, et même ceux qui sont clairement atteints par les miasmes néfastes du Warp peuvent tromper un juge en se faisant passer pour des victimes et faire réduire leur peine. Un prêtre avec la clairvoyance de Verena ne laissera aucune chance au suspect.

-         Quand est-ce qu’aura lieu le procès, Père ?

-         Dans une semaine, le temps pour Pâlerameau de se remettre-rétablir.

-         Les Verenéens n’auront pas trop de quatre jours pour examiner tous les éléments de cette affaire, observa le prieur. Le cas Pâlerameau mérite au moins ça.

 

Heike sentit son cœur se serrer. Sa fille s’en rendit compte.

 

-         Quelque chose ne va pas, Mère ?

-         Je suis malheureuse pour lui, Bianka.

 

La Skaven blonde ouvrit de grands yeux surpris.

 

-         Quoi ? Malheureuse pour ce type ?

-         Avec Maître Mainsûre et le Capitaine Ludviksson, ce « type » est l’un de mes parrains, Bianka. Ce qui lui arrive est horrible, je ne veux pas qu’il subisse pire.

-         Après tout ce qu’il a fait ?

-         Tu sais que ce n’est pas si simple ! C’était Ari, la véritable coupable.

-         Oui, enfin, pour qu’il commette de tels crimes sans avoir l’air de le regretter, soit il est vraiment très fort en comédie, soit cette Démonette lui a complètement retourné le cerveau !

-         Je penche pour la deuxième-seconde hypothèse, répliqua Psody. Et tu ferais sans doute pareil si tu l’avais vu-observé une fois libéré de l’influence de cette chose-bizarre.

-         Depuis que nous l’avons enfermé, il n’a pas réitéré une quelconque tentative de quoi que ce soit, ajouta le prieur. Je lui ai donné une bonne dose de Nectar Apaisant d’Esméralda qu’il a avalée de son plein gré, il devrait déjà aller mieux demain. Je ne pense pas qu’il fasse une dernière bêtise pour échapper au procès.

-         S’il est redevenu le Yavandir que je connais, alors il aura le courage de faire face au jugement de Verena, conclut fermement Heike.

 

Un valet de pied Skaven en livrée approcha. C’était Legré. Il s’inclina, et annonça :

 

-         Dame Heike, sa Majesté votre père le Prince Steiner requiert votre présence à la salle du trône.

-         Ah ? Vous a-t-il dit pourquoi ?

-         Il m’a chargé de vous dire qu’il s’agissait d’une affaire concernant le Maître Ingénieur Aghnar Barisson.

 

Le Skaven Blanc haussa les sourcils, surpris, contrairement à sa compagne qui poussa un petit soupir.

 

-         Qu’est-ce que ce Nain veut bien vouloir faire avec toi ?

-         J’ai ma petite idée. Je vous suis, Legré. Bianka, ton frère et ta sœur souhaitent aller tous les deux au Temple de Shallya. Tu pourras les y emmener à ma place ?

-         Bien sûr, Mère. Sortir un peu ne me fera pas de mal !

 

Le Skaven brun approuva.

 

-         C’est vrai, tu n’as pas quitté la maison depuis l’arrestation de Mainsûre. Et moi, je peux faire quelque chose ?

-         Oui, Kristofferson, répondit le Skaven Blanc. Tu vas nous accompagner, moi et le Prieur, pour nous aider à préparer le procès avec le prévôt Tomas.

 

*

 

Heike arriva une poignée de minutes avant le Maître Ingénieur. Lorsque le Nain entra dans la salle du trône pour s’agenouiller devant le Prince, la femme-rate fit un petit signe discret à l’attention de ce dernier : à sa demande, elle avait rapidement évalué l’humeur de Barisson en sentant les fragrances qui émanaient de la personne, et avait ressenti sans doute la frustration, beaucoup de frustration, bien plus que ce que son calme apparent ne laissait supposer.

 

-         Votre Altesse, je tiens à vous féliciter, ainsi que toutes les personnes qui ont participé à cette bataille contre cette bande de Kruti.

-         Votre concours a été très apprécié, Maître Ingénieur.

-         Je vous remercie de me recevoir si promptement, malgré votre état.

-         Je pense avant tout à mes devoirs envers mes concitoyens et mes alliés, Maître Barisson. Maintenant, dites-moi : pourquoi venir me voir ?

 

Le Nain se releva.

 

-         Eh bien, à présent que le Chaos est vaincu, je suppose que la Loi Martiale va être levée ?

-         Tout-à-fait. Je vais rédiger un acte en ce sens une fois notre entrevue terminée.

-         Dans ce cas, je souhaite vous faire part de mon départ pour Wüstengrenze. Le chantier a pris du retard, avec toutes ces batailles.

-         J’ai appris que votre équipe avait été fort malheureusement très diminuée, après l’affrontement contre les Skavens Sauvages de Karhi. Croyez bien que j’en suis désolé.

-         Mes gars savaient à quoi ils s’exposaient, votre Majesté.

-         Je tiens à vous procurer les fonds pour pouvoir embaucher au plus vite une nouvelle équipe. Cet argent constituera un don, et non un prêt, cela va de soi. Faites une estimation, et ne soyez pas scrupuleux sur les dépenses, c’est le moins que le Royaume des Rats puisse faire pour vous. Vous présenterez la facture à mon trésorier, Maître Grangecoq.

 

Heike sentit son museau piquer, elle éternua légèrement. Barisson inclina la tête.

 

-         Que votre Majesté soit remercié pour sa générosité.

-         Je vais profiter de l’occasion pour vous remettre quelque chose.

 

Le Prince fit un petit signe au héraut. Luther Brotzmann approcha avec un plateau sur lequel était posé un étui cylindrique de cuir.

 

-         Voici une lettre que vous remettrez à son Excellence votre Roi Thorgrim le Rancunier. Je suis certain qu’elle lui parviendra rapidement grâce à vos soins. Dans cette lettre, je l’invite à reprendre possession de Karak Helliglys. Puisque toute présence des Skavens Sauvages a été éradiquée des lieux, le Royaume des Nains pourrait y établir un comptoir commercial. Il y a bien au moins un tunnel qui relie cet endroit aux forteresses Naines ?

-         Il a sans doute été condamné, mais nous devrions pouvoir le réhabiliter.

-         Parfait. Y a-t-il autre chose dont vous souhaitiez m’entretenir, Maître Ingénieur.

 

Une brutale poussée de nervosité émana du Nain. Heike sentit qu’il allait aborder la question la plus embarrassante. Elle voulut encourager son interlocuteur à s’exprimer.

 

-         Vous pouvez parler sans crainte, Maître Barisson. Après ce que vous avez fait pour nous, vous avez toute notre confiance.

-         Je vous en remercie, ma Dame. En fait, j’aimerais vous demander : est-ce que nous pourrions vous racheter le Brave Griffon ?

 

Nous y voilà, songea Heike. Un bref regard vers son père confirma qu’il avait pensé la même chose. Le Prince répondit calmement :

 

-         Pourquoi donc, Maître Barisson ? Votre peuple a déjà conçu de tels véhicules, vous n’avez pas besoin de celui-là.

-         Justement, votre Majesté, je dois le reconnaître même si ça m’arrache cinq mètres de boyaux, cet appareil est d’une technologie d’une efficacité supérieure à celle des Nains. C’est d’autant plus ironique qu’elle est issue du cerveau d’un Thaggoraki !

 

Le grand Humain fronça les sourcils.

 

-         Attention aux mots que vous choisissez, Maître Barisson. Vous l’avez dit vous-même l’autre soir, au banquet ; ils peuvent entraîner des conflits s’ils sont mal employés, et je n’aime pas tellement vous entendre utiliser cette expression pour désigner les membres de ma famille.

-         Euh… Vous avez raison, votre Altesse, et je vous dois des excuses. En tout cas, votre petit-fils a vraiment conçu un incroyable engin ! Il rendrait un fier service à mon peuple s’il nous permettait de le garder et l’analyser entièrement. Encore que, nous pourrons nous contenter des plans. Pourriez-vous nous vendre les plans du Brave Griffon ?

 

Steiner secoua la tête.

 

-         Non, Maître Barisson, je ne peux pas, pour la bonne raison que ces plans ne m’appartiennent pas. Ils sont la propriété de mon petit-fils Gabriel, qui est encore un enfant sur le plan des lois. Quand il aura atteint sa majorité, peut-être acceptera-t-il de vous les vendre au prix qui lui conviendra, mais en attendant, je ne peux pas parler pour lui.

-         Même en étant le Prince et son grand-père ? Vous avez doublement autorité sur lui, non ?

 

Heike sentit une fragrance d’agacement émaner de son père lui monter au nez, contrairement au Nain qui ne se rendit compte de rien. Elle-même commençait à en avoir assez, mais elle préféra laisser le Prince répondre.

 

-         C’est à sa mère ici présente de décider ce qui est bon pour lui ou non, Maître Barisson. Certes, je suis le Prince et je suis censé avoir autorité sur mes sujets, mais mes petits-enfants sont l’exception. Leurs parents ont sur eux une autorité plus légitime que la mienne, et donc supérieure.

 

La mère-rate voulut en profiter pour exprimer ce qu’elle avait sur le cœur depuis le début de la conversation.

 

-         En parlant de ça, Maître Barisson, Gabriel a risqué sa vie pendant cette bataille.

-         Comme vos soldats, et les miens. La différence, c’est qu’il s’en est sorti vivant, sans trop de casse. Moi, j’ai perdu pratiquement toute mon équipe.

-         Souvenez-vous que vous vous étiez engagé, devant le Prince, à ne pas laisser Gabriel sortir du Brave Griffon. J’ajoute même que vous avez déclaré, je cite : « je fais le Serment du Tueur s’il lui arrive quelque chose ». Or, il a trompé la vigilance de vos hommes pour descendre dans le terrier !

 

Ce fut au tour de maître Barisson de s’agacer.

 

-         Hé, ma Dame, fallait le surveiller, votre petiot ! On est des ingénieurs et des soldats, pas des nounous !

-         Rappelez-moi qui a insisté pour l’emmener juste au-dessus de la bataille, je vous prie ? demanda Heike d’une voix glaciale.

 

Le visage rougeaud du Nain se fit luisant de sueur, et sa gorge se dessécha en un clin d’œil. Il ne voulut pas rester sans se défendre pour autant.

 

-         C’était essentiel, ma Dame, on n’aurait pas pu piloter son invention sans lui.

-         Ce n’est pas l’impression que j’ai eue, vous aviez l’air de très bien vous débrouiller à la barre !

-         Je vous assure que non ! Vous étiez peut-être trop concentrée pour vous en rendre compte, mais pendant le trajet d’ici au karak, je n’ai pas arrêté de lui demander des précisions techniques ! La pression nécessaire, les différentes manœuvres… Vrai, je donnais les instructions à mon équipe, mais je suivais ses directives !

-         Je maintiens que votre équipe n’aurait pas dû le laisser descendre.

 

Malgré son calme apparent, la colère d’Heike était palpable. Le Prince, de son côté, considéra légitime la réaction de sa fille, et ne fit rien pour l’interrompre. Tous trois restèrent une longue dizaine de secondes à se regarder ainsi sans une parole. Finalement, la mère-rate leva une main qu’elle voulut conciliante.

 

-         Mais je m’emporte, je ne devrais pas. Si nous sommes sur le point d’entamer des relations diplomatiques et commerciales avec sa Majesté le Roi Thorgrim le Rancunier, n’allons pas entacher l’ouverture du dialogue avec des questions personnelles. Après tout, Maître Barisson a raison, Gabriel a eu plus de peur que de mal. Et si l’on excepte ce malheureux incident, nous n’avons aucune critique à faire au sujet de l’efficacité de l’équipe d’ouvriers qui reconstruisent le pont de Wüstengrenze, ni des guerriers qui ont donné leur vie pour notre combat. Somme toute, Père, je crois que nous devrions clore ce chapitre. Il serait plus sage pour tout le monde de ne pas aller plus loin sur une pente aussi glissante.

 

Le Prince sentait tous les regards de la pièce, gardes compris, braqués sur lui en attente d’une réponse. Il inspira profondément, et déclara d’une voix plus calme :

 

-         Vous avez de la chance, Maître Barisson ; ma fille est une personne d’excellent conseil. J’ai toujours écouté sa voix, et je le ferai encore aujourd’hui, car c’est la voix de la raison. Vous transmettrez mes amitiés au Roi Thorgrim le Rancunier. Je serai ravi et honoré de le rencontrer afin de mettre sur pied une collaboration entre notre Royaume et le vôtre. Karak Helliglys fait partie de votre patrimoine, il est légitime de le restituer à votre peuple. Tout ce qui se trouve au-delà du tunnel d’entrée sera considéré comme une enclave du Royaume des Nains, nous mettrons à jour le cadastre. Pour ce qui est du Brave Griffon, je parlerai de votre proposition à Gabriel une fois que celui-ci aura atteint sa majorité, et je vous transmettrai sa réponse en temps et en heure, à moins qu’il ne préfère vous la donner lui-même. C’est le plus raisonnable que je puisse faire pour tout le monde. Le Prince a parlé.

-         Et sa parole est sage, répondit le Nain. Prince Steiner, son Altesse le Roi Thorgrim le Rancunier ne manquera pas de vous remercier comme il se doit de votre bienveillance. Je repartirai pour Wüstengrenze demain matin. J’enverrai mon meilleur coursier porter votre missive au Roi Thorgrim, et constituer une nouvelle équipe pour reprendre le chantier. Nous ferons tous au plus vite.

-         Faites surtout au mieux, Maître Ingénieur. Vous pouvez disposer.

 

Maître Barisson s’inclina une nouvelle fois, et quitta la salle du trône.

 

*

 

-         Shallya, je t’en prie, fais revenir Siggy. Siggy est le plus gentil des grands frères. Siggy est parti, la maison est trop triste sans lui. Shallya, je t’en prie…

 

Cela faisait déjà quelques minutes que la petite Isolde répétait les mêmes mots, à genoux sur le prie-Dieu, les mains jointes, les yeux fermés. Concentrée comme jamais, elle s’appliquait à prononcer chaque syllabe avec la même intensité que la précédente. À quelques pas d’elle, Bianka la regardait sans mot dire, le cœur serré de compassion, avec une légère teinte de cynisme.

 

Bianka était la plus pragmatique de la famille Steiner, et à ce titre, n’était pas aussi convaincue de l’influence des Dieux sur le monde. Sa mère l’avait éduquée dans le respect et la confiance de Shallya, Verena, Sigmar et les autres, elle respectait les croyances de ses pairs et ses concitoyens, elle n’oubliait jamais d’adresser une prière à Verena chaque fois qu’elle s’apprêtait à entreprendre une tâche compliquée, ou après une victoire. Mais elle ne justifiait pas pour autant la moindre petite chose comme preuve de l’influence divine. Quand quelque chose d’a priori inexplicable lui arrivait, elle faisait tout pour trouver une raison plus terre-à-terre que la volonté de l’un ou l’autre des Dieux auxquels elle croyait. Dans ce monde où la magie cohabitait avec les créatures venues d’autres réalités, de véritables miracles se produisaient de temps à autres, et la présence des Dieux était alors indéniable. Mais Bianka avait davantage confiance en des capacités telles que l’intelligence, la connaissance et le raisonnement.

 

Aussi, voir sa petite sœur prier aussi intensément la laissait perplexe. D’un côté, elle n’était pas convaincue de l’utilité de cette action sur le déroulement des événements. Mais… quand elle voyait la conviction avec laquelle la petite fille-rate prononçait les mots simples mais gorgés d’émotion, elle ne pouvait pas s’empêcher d’espérer voir les puissances qui faisaient tourner le monde y prêter attention.

 

Elle décida de laisser Isolde à ses prières pour voir ce que devenait Gabriel. Elle s’éloigna des bancs pour quitter la nef du temple et se rendre dans une petite cour à l’arrière, qui servait de cloître. Elle repéra rapidement le petit Skaven gris clair. Celui-ci était en pleine leçon de sciences naturelles auprès d’un très jeune élève qui suivait ses explications avec assiduité. Chaque fois que Gabriel montrait du doigt quelque chose – un arbre, une feuille, un oiseau – il articulait à haute voix le nom de sa cible. Une fois sur deux, Emil, qui se déplaçait maladroitement d’un pied sur l’autre, tentait de babiller vaguement des sons qui s’apparentaient de loin au mot prononcé par son aîné.

 

Ce spectacle ne manqua pas de surprendre la jeune fille-rate blonde.

 

Il n’a jamais fait preuve de tant d’attention envers Isolde, c’est dommage…

 

-         Oh, bonjour, Grande Archiviste.

 

Bianka vit arriver Sœur Judy.

 

-         C’est étonnant, n’est-ce pas ? Je connais Gabriel depuis toujours, et c’est la première fois que je le vois faire preuve de pédagogie et de patience avec un enfant de cet âge !

-         J’avoue que ça me surprend aussi, ma Sœur. Gabriel n’était pas comme ça avec Isolde. Il ne l’a jamais… « trouvée intéressante ».

-         Il a vraiment dit ça ?

-         Non, mais jusqu’à présent, il a eu ce comportement avec elle. Pas d’hostilité, mais pas d’amour non plus. En tout cas, pas de manière visible.

-         Mais ça peut changer ? suggéra la prêtresse avec un petit sourire. Emil lui apprend beaucoup de choses sur l’art d’être grand frère, il pourrait peut-être en faire profiter votre petite sœur ?

-         C’est une idée. Espérons juste qu’Isolde ne lui fasse pas une crise de jalousie !

-         Vous savez très bien que ce n’est pas du tout son genre. Isolde aime tout le monde, inconditionnellement.

-         Oui, vous avez raison, ma Sœur. Emil a l’air de se porter mieux ?

-         En effet, heureusement, ce Prophète Gris n’a pas eu le loisir de lui faire subir des sévices incurables. La seule chose qui a persisté longtemps, c’est l’odeur.

-         L’odeur ? Comment ça ?

-         Je crois savoir que les Skavens Sauvages ont l’habitude d’uriner sur leurs affaires. Ça marche aussi sur les esclaves et les apprentis. Emil nous est revenu avec une fragrance fort désagréable.

 

La Skaven blonde grimaça de dégoût. Elle tenta de plaisanter :

 

-         Combien de fois il a fallu le laver ?

-         Nous avons essayé deux à trois fois par jour, répondit la prêtresse sur un ton sérieux. Heureusement, le savon et les parfums finissent par faire effet. Encore un jour ou deux, et les nez des Skavens ne sentiront plus cette abominable aigreur acide.

 

Sœur Judy sourit encore sous son abondante chevelure rousse.

 

-         Tiens, trois mots en « A » d’affilée, je me sens d’humeur poète, ce matin !

-         Vous avez prévenu ses parents ?

 

La Shalléenne fit la moue.

 

-         Nous avons terminé le recensement des enfants hier, y compris ceux pris en charge par le temple de Taal et Rhya. À l’heure où je vous parle, maître Grangecoq, le sergent Demmler, et d’autres personnes volontaires, sont en train de parcourir le pays. Ils se rendent dans les villages des petits disparus pour prévenir les parents.

-         Vous avez réussi à retrouver l’origine de tous les otages ?

-         Ce ne fut pas sans mal. Les enfants les plus âgés ont pu nous donner le nom de leur village, ils ont fait de même pour ceux de leur entourage, plus jeunes. Grâce à votre travail de recensement, les registres des Récoltes et les déclarations de naissances, nous avons pu retracer l’origine de chacun d’entre eux.

 

Bianka ne put empêcher son cœur de gonfler d’orgueil en entendant les paroles de la prêtresse. Mais elle décela chez sœur Judy une touche amère.

 

-         « Chacun d’entre eux », vous êtes sûre, ma Sœur ?

-         Shallya me pardonne, je dois vous avouer que nous n’avons pas pu absolument tous les identifier. Certains, parmi les plus petits, n’étaient pas en âge de parler, bien sûr, et personne n’a pu les reconnaître. Maître Grangecoq et ses hommes de main ont le descriptif de ces enfants, et ont pour consigne de vérifier à chaque village s’il n’y aurait pas un ou plusieurs disparus correspondant aux descriptions. Nous espérons ainsi retrouver les parents.

-         Et… si ce n’est pas le cas ?

-         Alors, nous ferons comme les enfants dont la famille a été victime de la violence de l’Empire Souterrain : nous les recueillerons dans nos rangs, comme nos confrères de Taal et Rhya.

 

Sœur Judy fronça les sourcils quand elle vit les oreilles de Bianka se rabattre de part et d’autre de son crâne.

 

-         Quelque chose en particulier vous préoccupe, Grande Archiviste ?

-         Dame Gottlieb m’a fait un récit plus détaillé de ce qui s’est passé dans le terrier de Karhi. J’ai notamment appris que… quelques-unes des petites victimes ne reviendront jamais.

-         C’est malheureusement factuel. Il ne faut pas que qui que ce soit y trouve une quelconque responsabilité. Dame Gottlieb, tous ceux qui ont risqué leur vie dans les souterrains, même les villageois ne doivent pas se sentir coupables. Comment aurait-on pu prévoir une telle vague d’enlèvements d’enfants, à si grande échelle ? C’était de l’inédit. J’ose espérer qu’on prendra rapidement des précautions pour éviter une telle tragédie à l’avenir. Pour le présent, j’en ai parlé à votre grand-père, le Prince. Il a parlé d’envoyer aux familles concernées un dédommagement conséquent. Heureusement, d’après le recensement, ces infortunées familles resteront très minoritaires. La vitesse à laquelle nos troupes sont intervenues a joué en la faveur des enfants, les Skavens Sauvages n’ont pas eu trop le temps de les martyriser vraiment, ou de briser les jeunes esprits pour les convertir à leur mode de vie. Nous déplorons des pertes, mais elles demeurent légères, Shallya soit remerciée.

-         D’après Marjan, il y a eu au moins une fille passée entre les griffes de leur maître mutateur.

-         Angela Lansbeerdigung. Je sais, c’est très triste, et j’ai expressément demandé à Maître Grangecoq de ne pas entrer dans les détails quand ils retrouveront ses parents. J’espère que Morr lui fera une place d’honneur dans ses Jardins, après un tel martyr. Le coup de chance dans ce tragique malheur est qu’elle reste à ce jour la seule à avoir reçu un tel traitement.

 

À la profonde stupéfaction de la Skaven blonde, la prêtresse serra les poings et les dents.

 

-         J’arriverai à faire plier le genou à cette saleté ! Shallya m’en soit témoin, ça prendra le temps qu’il faudra, mais je finirai par percer le secret de la malepierre ! Quand j’aurais compris comment cette infâme matière peut altérer un corps vivant à ce point-là, je trouverai un moyen de la vaincre !

-         Vous pensez qu’il serait possible d’inverser le processus d’une mutation ?

-         Et pourquoi pas ?

 

Bianka se gratta la tête, un peu gênée.

 

-         Loin de moi l’idée de vouloir vous décourager à réaliser un projet aussi ambitieux, ma Sœur, mais cela me paraît hautement irréalisable : depuis des centaines d’années, nous voyons régulièrement apparaître des mutations, qu’elles soient dues à la malepierre ou autre chose, et s’il est réaliste d’amputer un tentacule qui vous aurait poussé dans le dos, je ne vois pas comment vous pourriez retransformer un malheureux qui serait devenu un rejeton du Chaos, à moins d’une intervention divine. En tout cas, je ne me rappelle pas avoir entendu parler d’un tel miracle.

-         Moi non plus, Grande Archiviste, et je ne prétends pas égaler Shallya, mais j’ai bon espoir. Grâce à votre père, nous en savons déjà beaucoup plus sur la malepierre. Cela demandera encore quelques années, quelques décennies d’étude, peut-être, mais il y aura bien un moment où nous serons capables d’au moins en connaître tous ses dangers : la puissance des ondes distordantes selon son degré de raffinement, des matériaux pour pouvoir contenir ces ondes, puis les neutraliser… Idéalement cela nous permettrait de traiter les personnes ayant été atteintes d’une moindre façon, comme Teresa.

-         Depuis le temps, le sang de Teresa doit être purgé de malepierre, ce n’est pas pour autant qu’elle est devenue plus… enfin, qu’elle a progressé.

-         Qu’est-ce que vous en savez ? D’abord, il y a peut-être encore des paillettes de malepierre vive dans son cerveau, qui gêneraient ses facultés. Ensuite, j’ai quand même l’impression qu’elle fait plus d’efforts, ces derniers temps. Quand je la vois, je la sens moins… puérile. Elle m’a semblé plus calme et moins agitée depuis que votre père est rentré de la dernière Récolte. Vous ne trouvez pas ?

 

La jeune fille-rate posa ses doigts sur son front.

 

-         Vous me pardonnerez mon manque d’attention, ma Sœur, mais j’ai eu d’autres sujets de préoccupation autrement plus urgents que l’évolution de Teresa, ces dernières semaines.

-         Oui, je comprends, vous êtes pardonnée, ma fille. Vous constaterez les choses par vous-même la prochaine fois que vous la verrez, je pense.

-         Je ferai attention, ma Sœur. Que ce soit pour Teresa ou Gabriel.

 

Elle tourna la tête vers son petit frère, toujours occupé à distraire Emil.

 

-         D’ailleurs, il se fait tard, il est l’heure de rentrer au domaine. Gabriel ?

 

Le petit Skaven gris clair sursauta en entendant son prénom.

 

-         Euh… Oui, Bianka ?

-         On va y aller, j’ai encore du travail à faire, et la nuit ne va pas tarder à tomber. Il vaut mieux qu’on rentre avant qu’il ne fasse froid.

 

Comme pour répondre à cette observation, un courant d’air fila entre les colonnes du cloître, et la jeune Skaven blonde sentit chaque poil de sa fourrure se hérisser.

 

-         Dis au revoir à Emil.

 

Sœur Judy prit délicatement le petit Skaven Blanc dans ses bras, et l’emmena à l’intérieur du temple. Gabriel le salua un peu maladroitement de la main, et suivit docilement Bianka. La grande archiviste eut un léger soupir quand elle vit Isolde effondrée sur la chaise, terrassée par le manque de sommeil. Elle tapota le bois du prie-Dieu pour la réveiller. La petite fille-rate se secoua et ouvrit de grands yeux surpris.

 

-         Allez, ma chérie, on rentre à la maison.

 

Elle prit chacun des deux enfants par la main, et tous trois quittèrent le temple. Quand ils franchirent les portes, le soleil finissait de se coucher. Elle frissonna encore lorsqu’un petit vent lui mordit la gorge. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle gardait tout de même une impression étrange, comme si tous les terribles événements que le Royaume des Rats avait vécus n’étaient pas complètement terminés.

 

Sans doute l’appréhension du procès, se dit-elle.

 

Elle haussa les épaules, et décida de ne plus y penser.

 

*

 

Le soir-même de cette journée riche en émotions fortes, trois cœurs se réjouissaient à la Bénédiction d’Esméralda. Kristofferson, Bianka et Marjan étaient tous trois attablés à la meilleure table, et dégustaient les spécialités du couple Minceruisseau. Kristofferson se frotta les mains lorsque la tavernière apporta le dessert, un énorme gâteau posé sur un plateau d’argent.

 

-         Quelle bonne idée, ce souper dans cet établissement, Marjan ! Cela faisait longtemps qu’on n’a pas eu un moment entre nous, sans les parents ni les enfants.

-         Après tout ce qu’on a traversé, tous les trois, on ne l’a pas volé ! répliqua la grande femme blonde avec un grand rire.

 

Elle but quelques gorgées de bière pour ponctuer sa déclaration.

 

-         J’aurais quand même aimé que les garçons soient là, soupira Bianka avec amertume. Je ne peux pas m’empêcher d’être inquiète pour Siggy, moi aussi. J’aurais peut-être dû prier un petit coup avec Isolde ?

-         T’en fais pas, Jochen le ramènera sans trop de casse. D’ailleurs, ton frère a eu le temps de réfléchir, la Rage Noire lui a probablement déjà lâché la grappe.

-         J’espère que tu as raison, mon amie.

-         Je préfère voir les bonnes choses : la santé t’est revenue, tu as mangé de bel appétit !

 

La fille-rate blonde eut un petit sourire amusé.

 

-         Il était temps, je commençais à en avoir assez des potages légers.

-         Qu’Ulric nous organise ça pour le plus tard possible, mais la prochaine fois que nous devrons prendre les armes, tu devras me montrer comment tu te débrouilles au combat, Bianka ! Kit m’a dit que tu avais pris de bonnes habitudes ?

-         Oui, il me faudra attendre encore un tout petit peu pour reprendre mes exercices d’entraînement quotidiens, mais c’est prévu. D’ailleurs, ça me fait penser : selon toi, Alcibiade était si redoutable que ça ?

-         Oh oui, Bianka, si tu l’avais affronté à nos côtés, tu en aurais bavé.

-         Nous autres, en tout cas, on a eu du mal à le vaincre, renchérit Kristofferson.

-         J’ai quand même pris le temps de réfléchir à la question, et j’en ai conclu qu’il n’avait aucune chance contre nous, au final.

-         Ah bon, et pourquoi ? demanda la grande archiviste, curieuse.

-         En fait, ces vauriens ne pouvaient pas gagner. Leur seule motivation, c’était semer le chaos et grappiller du pouvoir. Nous, nous voulions défendre notre royaume et les gens qui nous sont chers.

 

Pendant que la grande femme Humaine mangeait une part de gâteau, la Skaven blonde observa :

 

-         Toi aussi, tu sembles aller mieux, Marjan. Tu as l’air moins triste, plus détendue. Cette victoire te tenait vraiment à cœur !

-         Il y a de ça, Bianka, mais ce n’est pas tout. Ursun m’a fait grâce.

-         Oh, ravie de l’entendre, mais comment peux-tu être aussi catégorique ?

-         Je le sais, mon amie. C’est tout.

 

Ni Bianka ni Kristofferson n’eurent besoin d’une explication plus poussée. L’un des commis s’approcha de leur table. C’était Holger Tenenbaum.

 

-         Tout s’est bien passé, mes seigneurs ?

-         C’était parfait, répondit Marjan.

-         Les Minceruisseau ne perdent pas la main, ajouta Bianka.

-         C’est d’ailleurs surprenant que vous n’ayez pas plus de monde ce soir ? s’étonna Kristofferson.

-         Eh bien, les villageois accueillis en nos murs au nom du Prince représentent déjà quelques dizaines de couverts. Jusqu’à présent, nous avons toujours géré la cuisine en conséquence, or ce soir, deux clients sont arrivés environ une heure avant vous et ont pris place dans le petit salon privé. Ils ont littéralement vidé la cuisine, si bien que nous avons dû refuser les personnes qui n’avaient pas réservé leur table. Nous savons qu’ils auront de quoi régler la note, mais quand il n’y a plus rien à préparer, on ne peut pas faire autrement. Vous avez de la chance, si vous étiez arrivés une demi-heure plus tard, nous n’aurions pas pu vous recevoir.

-         Fichtre ! Deux clients, vous dites ? Qui sont-ils ? Un couple d’Ogres ?

-         Non, seigneur Kristofferson. Ce sont deux camarades, un Nain et un Halfling. Le Halfling en est à son quatrième repas, et j’ai l’impression qu’il en aurait commandé un cinquième si le patron n’était pas venu lui dire que le garde-manger était vide !

-         Hé bien ! s’étonna Bianka. Et le Nain ?

-         C’est le plus surprenant : on dirait qu’ils fêtent à la fois un événement très heureux et une catastrophe ! Si le Halfling a félicité Maître Minceruisseau à maintes reprises, le Nain n’a pas dit un mot. Il n’a pratiquement pas touché à son assiette, ni même fini sa première bière !

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