Le Royaume des Rats

Chapitre 97 : La Grâce

8492 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/12/2024 13:52

-         Les autres ne vont pas tarder, murmura le magister vigilant.

-         Je vais les accueillir, déclara le prévôt Tomas.

 

Alors que Tomas repartit vers l’entrée du bâtiment, Steiner s’impatienta.

 

-         Quels autres ? Mainsûre, j’ai confiance en vous, mais j’aimerais que vous m’expliquiez ce que tout cela signifie ?

-         Je vais le faire, votre Majesté. Jusqu’à présent, pour votre sécurité et celle de votre famille, il est vrai que j’ai occulté toute une partie des éléments de cette intrigue. Maintenant que la Main Pourpre a été vaincue, je peux enfin me permettre de donner toutes les explications que vous me réclamez à juste titre.

 

Brisingr Mainsûre, Ludwig Steiner et sa fille entrèrent dans un petit cabinet où des sièges étaient disposés autour d’une petite table sur laquelle attendaient des tasses et une théière. Une fois installés, l’Elfe servit un thé à chacun, et raconta son histoire :

 

« Il y a environ une dizaine d’années, j’étais un mage affilié au Collège de Magie Flamboyante d’Altdorf. Mes études ont été jalonnées de rencontres plutôt improbables. Pour gagner un peu d’argent, j’ai accepté de faire quelques travaux qu’on qualifierait de ʺmercenariatʺ. Par exemple, j’ai fait un peu de chasse à l’Orque. C’est à l’occasion de l’une de ces sorties que j’ai fait la connaissance d’autres individus peu ordinaires. Il y avait notamment le capitaine Hallbjörn Ludviksson, que vous connaissez bien – il n’était que simple soldat, à l’époque – ainsi que Yavandir Pâlerameau. »

« Pendant cette période, je me suis retrouvé impliqué bien malgré moi dans une affaire liée à Khorne, le Dieu du sang et de la destruction. Le Crâne Rouge, un culte du Chaos lié à ce Dieu, voulait faire revenir Xathrodox, un ancien Champion de Khorne devenu Démon. Pour le rappeler dans notre monde, il fallait à ce culte plusieurs artefacts – nous avons tout appris en trouvant incidemment le premier à Middenheim. Il s’agissait d’un Crâne d’Airain, et nous avons appris que deux autres objets étaient liés à ce Démon. Il y avait la Dague de Yul K’chaum et le Calice de Colère. Nous avons voyagé à travers l’Empire pour trouver ces deux reliques, et nous nous sommes vite rendu compte que nous n’étions évidemment pas les seuls à les chercher. »

« Le Crâne Rouge, bien entendu, convoitait ces objets, mais la Main Pourpre est entrée dans la danse. Cette branche était dirigée par une certaine Katarine Braun, une riche héritière désœuvrée. C’était une sorcière de Tzeentch, et elle avait besoin de pigeons pour l’aider à trouver les artefacts de Khorne afin de les détruire, et nuire ainsi à l’influence de Khorne. »

 

Heike eut un sourire ironique.

 

-         Typique des Dieux du Chaos, ils préfèrent se battre entre eux par l’intermédiaire de leurs adorateurs plutôt que de rester unis et plus puissants ensemble.

-         Je ne te contredirai pas sur ce point, petite souris. Qu’ils continuent, ça fait des fanatiques corrompus en moins.

 

« Et donc, Katarine nous avait repérés, elle a anticipé nos mouvements. La Dague de Yul K’chaum était cachée à Altdorf, d’après nos investigations. Katarine a simulé son propre enlèvement afin qu’on la "sauve", pour créer un lien de confiance avec elle. Elle nous a aidés à mettre la main sur la dague, puis elle a financé notre voyage jusqu’à Nuln, là où se trouvait le dernier artefact, le Calice de Colère. Elle a fait mine de tomber amoureuse de Yavandir, en réalité elle s’est servie de lui. »

« Nous ignorions tout de son petit jeu pervers et de ses manœuvres, notre groupe ayant dû se scinder pour éviter de trop attirer l’attention des répurgateurs Sigmarites, elle était partie seule avec Yavandir. Puis, à Nuln, nous avons empêché le Démon de Khorne d’être invoqué, mais au prix de nombreuses vies. Sache qu’au passage, petite souris, à Altdorf, j’ai perdu mon propre maître, qui avait vendu son âme à Tzeentch, lui aussi. C’était lui ou moi, et je ne regrette pas de l’avoir tué. »

« Lorsque nous avons neutralisé le Calice de Colère, ç’a provoqué un puissant contrecoup de magie, qui a créé une petite déchirure dans la trame de la réalité. Moi-même, Ludviksson, et d’autres compagnons d’infortune, avons été aspirés, et sommes restés emprisonnés dans un autre plan d’existence, probablement l’une des régions où habitent les Dieux sombres. Yavandir n’était pas avec nous. Normalement, nous aurions dû le retrouver avant de nous rendre où se trouvait le dernier artefact de Khorne, mais il n’est jamais arrivé au rendez-vous. En fait, Katarine Braun l’avait installé dans sa résidence nulnoise, ils filaient le parfait amour, en apparence. Je suppose qu’il était son prisonnier ? Nous n’en avions pas conscience à ce moment-là, et nous nous sommes occupés du Calice sans l’attendre. »

« Ce contrecoup de magie avait ravagé une bonne partie du quartier où l’artefact avait été caché. Le lendemain, on a retrouvé notre ami bateleur, errant dans les rues de Nuln, l’air hébété, incapable d’articuler le moindre mot, complètement nu, le corps couvert de lacérations. Les autorités l’ont enfermé dans un asile. »

 

Le Prince Ludwig le Premier se souvint :

 

-         C’est vrai, à l’époque, j’ai été prévenu par un de mes contacts. J’ai alors donné au gérant de l’hospice assez d’argent pour le convaincre de me remettre Yavandir, et je l’ai ramené à la maison.

 

Heike se rappela à son tour. L’année précédant sa première rencontre avec Psody, l’artiste avait bien vécu quelque temps à la propriété du marchand d’Altdorf. Elle avait elle-même déjà appris à parler, et avait tout fait pour réconforter l’Elfe, qu’elle avait vu déstabilisé. Elle avait eu confiance en lui, car elle le connaissait déjà, pour l’avoir rencontré en même temps que Brisingr. Et pourtant, elle avait ressenti une petite impression bizarre, comme si quelque chose avait murmuré sans cesse au fond de son cœur que Yavandir dissimulait malgré lui une part d’ombre depuis ce traumatisme. Cette sensation ne l’avait jamais entièrement quittée depuis.

 

-         Qu’est-il donc arrivé à Maître Pâlerameau pour qu’il perde la tête à ce point-là ?

-         Tu le sauras bientôt. Mais je dois revenir à ce qui nous est arrivé face au Chaos. Les ennuis ne faisaient que commencer.

 

« Pendant notre bref séjour dans le plan d’existence des Démons, nous avons rencontré notre véritable ennemi, le maître de Katarine Braun. C’était un sorcier de Tzeentch particulièrement puissant, qui avait passé des années à mettre au point un plan complexe pour nuire à Khorne. Depuis le début, il avait multiplié les indices, les manœuvres, les protagonistes, pour nous pousser à retrouver les artefacts et les détruire. Nous avons été ses instruments, tout comme Katarine, et mon propre maître. Même si nous avons entravé l’influence d’un Dieu du Chaos, nous avons rendu service à un autre. Je t’avouerai, petite souris, qu’aujourd’hui encore, cette idée me fait frissonner chaque fois que j’y repense. Et Tzeentch a été tellement content qu’il a offert à ce sorcier la récompense suprême en le transformant devant nous en Prince-Démon. »

« Ce nouveau Prince-Démon nous a bien remerciés. Il nous a raconté tout son plan d’un bout à l’autre, jusqu’à l’implication de Katarine Braun et de mon professeur. Puis il nous a proposé de devenir ses serviteurs, et d’obtenir ainsi une partie de son pouvoir. Bien évidemment, Ludviksson a refusé ; tu connais les sentiments des Norses à l’égard du Chaos ; quand ils n’en font pas partie, ils le combattent sans répit. Heureusement, et la suite lui a donné raison, il n’a pas pris tenté de faire quelque chose de stupide. J’ai également décliné l’offre, car malgré les apparences, on ne gagne jamais rien en s’alliant aux Dieux sombres. Tôt ou tard, ils finissent toujours par te le faire payer au-dessus de tes moyens. Il y avait un Tueur Nain avec nous, Kilvitt Fimliksson. Il a donné sa réponse en tentant de s’en prendre au Prince-Démon. Le pauvre bougre n’a pas survécu plus de quelques secondes. »

« Nous avons fait face à une véritable personnification de la vilénie. Mais pendant que nous étions dans les Royaumes du Chaos, Yavandir Pâlerameau a souffert un martyr certain, de son côté. C’est ce qu’il a subi qui a brisé sa raison. Lui aussi a été confronté à Tzeentch. Ce jour-là, il lui est arrivé quelque chose qui l’a complètement changé, pour le pire. »

 

La jeune femme Skaven décela alors une nette fêlure dans la voix de Brisingr. Elle crut percevoir pleinement, l’espace d’un instant, la gravité de l’horreur que le magicien et ses compères avaient vécu ce jour-là, et par extension ce que Yavandir avait sans doute enduré. La voix du Prince parvint difficilement à ses oreilles.

 

-         Romulus m’a répété ce que Yavandir lui a expliqué : du jour au lendemain, Katarine Braun a disparu, ce qui lui a brisé le cœur. C’est à cause de ce « contrecoup » de magie consécutif à la destruction des artefacts de Khorne ?

-         Exactement, votre Altesse.

-         Par les larmes de Shallya… murmura Heike. Je regrette de ne pas l’avoir su. Même sans en connaître la nature, j’aurais pu l’aider à surmonter cette terrible épreuve !

-         Ta bonté est honorable, petite souris, mais ces affaires ne te concernaient pas. J’ai toujours tout fait pour te protéger. Tu n’avais rien à voir là-dedans, et tu n’as rien à te reprocher.

 

« Si vous le voulez bien, revenons-en à nous autres, alors prisonniers d’une autre réalité. Le Prince-Démon a fait preuve de clémence, et a laissé partir ceux qui n’avaient rien tenté contre lui, malgré notre refus unanime de le servir. Quand nous avons repris connaissance, nous étions de nouveau à Nuln, le Tueur Nain en moins. Mais le temps ne s’était pas écoulé de la même façon. Notre séjour aux royaumes du Chaos avait duré quelques heures pour nous, mais six mois pour l’Empire. Nous avons été retrouvés par Ludwig Schwarzhelm, le champion de l’Empereur. Il nous a demandé des explications, et nous a conseillé vivement de nous faire oublier. »

« Nous avons écouté le conseil de Schwarzhelm, et nous sommes retournés à Altdorf. Hallbjörn Ludviksson a été tellement écœuré par le cynisme de la bureaucratie impériale qu’il a quitté l’armée pour se faire mercenaire. Ton père a été soulagé de nous revoir, après six mois sans nouvelles de notre part. »

 

Heike jeta un petit coup d’œil vers le Prince, qui acquiesça d’un léger signe de tête. Le magister continua :

 

« Il nous a alors fait une proposition : il avait racheté un comptoir commercial à l’abandon dans les Terres du Sud, il lui fallait quelqu’un pour le faire prospérer, et nous nous en sommes chargés. Je suis reparti avec Yavandir, qui avait à peu près retrouvé ses esprits, Ludviksson, et d’autres mercenaires, des compatriotes de Norsca. C’est comme ça qu’on a fait la connaissance de Nedland Grangecoq, qui a fait partie de cette expédition. »

« Nous nous sommes promis, Hallbjörn et moi, de ne jamais révéler à Yavandir ce que ce Prince-Démon nous avait dit. La disparition de son grand amour l’avait trop affecté, nous n’allions pas lui dire en plus qu’elle était en vérité une membre de la Main Pourpre, et qu’elle avait fait de lui sa marionnette. Je pense qu’il l’avait appris, ou compris, d’une manière ou d’une autre ? »

« Comme Yavandir était parmi nous, j’ai pu le surveiller, sans jamais cependant comprendre pleinement ce qui n’allait pas. Son caractère était différent. Il n’était plus le joyeux compagnon toujours enclin à la plaisanterie que nous connaissions, mais un individu froid, méprisant, qui pensait davantage à la réussite sociale. Le théâtre n’était plus le sens de sa vie, mais un moyen de soutirer leur argent aux mécènes naïfs. Je l’ai observé du mieux que j’ai pu, mais je n’ai pas réussi à identifier le problème. Après cette expédition, notre groupe s’est séparé. Je suis retourné au Collège Flamboyant d’Altdorf pendant que Ludviksson a fondé une autre compagnie, qui est partie en Lustrie, à Capatec Hanahuac, avec ton compagnon. Cette histoire-là, tu la connais bien. Or, pendant ce temps-là, j’ai enfin compris. Mais il était déjà trop tard. Après un dernier passage à Altdorf où il est venu te saluer à la demande de ton père, Yavandir a brusquement disparu de la circulation. »

« Enfin, il est reparu, cette fois dans le Royaume des Rats. Sous couvert de son métier d’artiste itinérant, il est revenu en tant qu’agent de Tzeentch. Et c’est là que les choses se sont sérieusement gâtées : afin de mener à bien le complot qu’il a ourdi, quelqu’un lui a confié des pouvoirs magiques redoutables. Il ne les avait pas encore reçus avant son retour, c’est pour ça que je n’avais pas senti auparavant les Vents magiques de la Dhar circuler autour de lui pendant qu’on travaillait ensemble sur le Continent du Sud. Et tu noteras qu’il a tout fait pour m’éviter pendant qu’il semait la mort et la suspicion à Steinerburg, j’aurais pu le démasquer. »

 

Heike avala sa salive.

 

-         C’est pour ça qu’il a manœuvré pour qu’on vous mette en prison, c’est bien ça ?

-         Entre autres choses, petite souris. Mais nous avons été plus malins que lui. Nous l’avons neutralisé, et je ne commettrai pas deux fois la même erreur. Je ne le laisserai pas repartir avant d’avoir résolu définitivement le problème !

 

Trois coups résonnèrent sur le bois de la porte. C’était le prévôt Tomas.

 

-         Votre Altesse, ma Dame, Magister, nous n’attendons plus que vous.

-         Le Magister n’a pas tout-à-fait terminé ses explications, rétorqua le Prince. J’en ai assez qu’on me cache les choses. Qui est arrivé ? Que comptez-vous faire ?

 

Le prévôt fit une petite moue.

 

-         Des prêtres de Sigmar et Rhya sont venus nous prêter main-forte, votre Altesse. Nous allons éliminer la dirigeante de cette enclave de la Main Pourpre.

-         Qui est-elle ? s’impatienta Steiner, contrarié à l’idée d’encaisser une nouvelle mauvaise surprise. Parlez !

-         Il s’agit, bien sûr, de Katarine Braun, répondit Mainsûre.

-         Katarine Braun ? Elle n’a pas disparu à Nuln ?

-         Oui et non, votre Grandeur. Certes, nous avons alors perdu sa trace, mais Katarine Braun n’a pas complètement disparu, en réalité. Elle est toujours là, et exerce encore son influence sur Yavandir. Elle n’est plus la personne qui a séduit notre ami bateleur, il ne la considère plus comme son grand amour, mais elle reste bien présente. Pour nous en débarrasser, le concours des nouveaux arrivés ne sera pas superflu, je vous l’assure.

 

 

Une minute plus tard, le Prince, sa fille, l’Elfe et le prévôt avaient regagné la chambre de contention. Outre Psody et Romulus, Heike vit deux autres personnes.

 

La première, qu’elle connaissait déjà, était le prieur Arcturus, le prêtre en charge du temple de Sigmar de Steinerburg, et le principal responsable des religieux liés à ce Dieu dans Vereinbarung. L’autre était une grande femme. Sa robe cousue dans des tissus marron et vert était ample, mais ne suffisait pas à cacher son obésité. Sa figure fripée par les années paraissait difficilement sous une chape anarchique de cheveux blancs. Des colifichets de bois et d’os étaient attachés sur sa bure.

 

-         Mère Luanne a remplacé Morgana à la tête du Temple de Rhya, expliqua le prévôt de Verena.

 

La vieille femme inclina poliment la tête. Ses colifichets cliquetèrent légèrement.

 

-         Je veillerai à ce que les commandements de Taal et Rhya soient toujours respectés à Vereinbarung, sans entrer dans les mêmes extrémités que ma prédécesseure.

-         Je vous souhaite de ne pas prendre des décisions qui auraient un tel coût, ma Mère.

-         Le Maître Mage Prospero nous a brièvement résumé ce que vous attendez de nous, Magister, enchaîna le frère Arcturus. Nous sommes prêts.

-         Parfait !

 

Brisingr Mainsûre fit quelques gestes pour capter l’attention générale, puis avec un geste théâtral, désigna Yavandir Pâlerameau.

 

« Voilà, votre Altesse : j’accuse Katarine Braun d’avoir pactisé avec le Seigneur Horace de Vaucanson. J’accuse Katarine Braun d’avoir voulu tuer par empoisonnement le Maître Mage Prospero Steiner, puis d’en avoir fait porter la responsabilité sur le Prieur Romulus, afin de déstabiliser le royaume et permettre à Vaucanson de l’envahir. J’accuse Katarine Braun d’avoir tenté de me calomnier et me faire passer pour un hérétique. Enfin, j’accuse Katarine Braun d’avoir volé un artefact magique particulièrement puissant et important pour votre royaume, et de l’avoir donné aux Skavens Sauvages du Prophète Gris Karhi pour les encourager à entrer en guerre contre vous. Et toutes ces accusations auront une base commune : tous ces crimes ont été commis par l’intermédiaire de son esclave qui est maintenant devant vous, à savoir Yavandir Pâlerameau, honnête bateleur devenu son larbin contre son gré. »

 

Un grand silence succéda à cette déclaration. Yavandir Pâlerameau cracha par terre et grommela :

 

-         Vous n’avez rien compris, bande de pauvres fous.

-         J’ai connu pire, comme défense, ironisa le magister vigilant.

 

Inquiète, Heike demanda :

 

-         Qu’allez-vous lui faire, Brisingr ?

-         À lui, rien. Par contre, le petit parasite qui s’est installé dans sa tête ne va pas y rester une minute de plus !

 

La femme-rate porta les mains à sa bouche pour retenir un cri effrayé.

 

-         Un… parasite ?

-         Oui. L’empreinte de l’âme de Katarine Braun entache son esprit. Elle s’est réfugiée au fin fond de son crâne. Depuis toutes ces années, elle le pousse à agir pour Tzeentch, quitte à mettre à mal ses idéaux et à mettre en danger la vie des personnes auxquelles il tient. Elle n’est plus la ravissante héritière d’Altdorf qui a brutalement disparu, le contrecoup de la magie l’a profondément transformée.

 

Heike imagina le pire. À quoi pouvait désormais ressembler la jeune femme qui avait séduit l’Elfe ? Les créatures du Chaos avaient tellement de visages. Une montagne de chair grotesque ? Une misérable abjection rabougrie et tronquée comme sortie d’un concasseur à céréales ? La personnification de la beauté divine, impossible à contempler sans se brûler les yeux ? Cette perspective la terrifia.

 

-         Et donc, c’est pour ça qu’il a fait… tout ce qu’il a fait depuis tout ce temps ? récapitula le Prince.

-         Oui, votre Majesté. Mais j’ai clairement identifié le problème, et j’ai la solution pour le résoudre.

 

L’Elfe aux cheveux de feu jeta un petit regard au bateleur, sans cesser d’avoir son petit sourire en coin. Heike s’inquiéta davantage.

 

-         Si elle s’est liée à Yavandir, votre opération ne risque-t-elle pas de lui faire du mal ?

-         Peut-être un peu, mais pas de quoi le mettre en danger, petite souris. Vois-tu, quand nous nous sommes battus hier soir, j’ai posé un verrou magique sur son cœur. Cela n’a pas suffi pour séparer les deux essences vitales, mais j’ai isolé l’âme de Katarine. Bien qu’elle soit toujours dans la tête de Yavandir, elle ne peut plus percevoir les vents magiques et lui venir en aide. Elle a été réduite à l’impuissance, et nous allons pouvoir l’extraire et la détacher complètement de l’esprit de notre ami sans avoir à trop forcer. Maintenant, mettons-nous en place selon les instructions du Rituel de Rupture.

 

Lentement, solennellement, les prêtres et la prêtresse firent cercle autour du prisonnier, les pieds posés sur la démarcation de mosaïque. Psody prit lui-même place entre Romulus et le prévôt Tomas. Yavandir Pâlerameau releva la tête, et grogna comme un animal furieux d’être en captivité.

 

-         Ne prêtez pas attention à tout ce qui pourrait sortir de la bouche de notre ami, et restez concentrés, surtout.

 

Le mage flamboyant se tourna vers Heike et son père.

 

-         Dans un premier temps, je vais ouvrir la porte de son esprit. Ensuite, pendant que les prêtres psalmodieront pour contenir les énergies maléfiques émises par la Démonette, Prospero et moi l’arracherons hors de sa cachette.

 

Brisingr leva les bras. Immédiatement, son visage se figea en une expression lourde de gravité. Il prononça d’une voix puissante une formule magique :

 

-         Yatimamoumalabe, Kolastoloul, Ahoumasistola, Oumadaletoul, Baminu, Oudana !

 

Des flammes jaillirent des yeux du magister. Psody tendit les mains à son tour, et ses poils teints se dressèrent alors que des étincelles de jade crépitèrent autour de ses cornes sciées.

 

-         Koulasta, Kouaz’oudala Koudala, Koulouloumpi !

 

Yavandir, resté stoïque jusqu’alors, se contorsionna brutalement, la figure meurtrie. Il ne fut pas long à hurler. Frère Arcturus, Mère Luanne, le prieur Romulus et le prévôt Tomas déclamèrent en chœur une autre incantation.

 

-         Hana, anamana ! Hana, anamana ! Hana, anamana !

 

Les vents de magie sollicités par les deux mages tourbillonnèrent dans la pièce. Bientôt, les parchemins posés sur la table voltigèrent, les bocaux et fioles tremblèrent, jusqu’à tomber et se briser sur le carrelage.

 

Serrée contre son père, Heike plongea son museau sous sa cape. Le monarque détourna le regard à son tour.

 

Yavandir Pâlerameau se débattait de toutes ses forces, secoué par une douleur inimaginable. Cela faisait déjà quelques instants qu’il ne pouvait plus rien percevoir. Tout n’était qu’obscurité, il n’entendait rien de plus qu’un vague bourdonnement dans lequel se mélangeaient les voix des prêtres, le sifflement du vent et les craquements d’étincelles. Et puis, le mage flamboyant tapa deux fois dans ses mains.

 

-         Oume nahe made ra tourous !

 

Un coup de tonnerre assourdit toute l’assistance.

 

 

Yavandir Pâlerameau sentait qu’il flottait dans le néant. Tout autour de lui n’était qu’un océan de ténèbres diffuses. Il n’éprouvait plus la moindre sensation. En dehors de ces tourbillons grisâtres au milieu desquels il était suspendu, il n’y avait ni son, ni contact, ni odeur extérieure.

 

C’est peut-être ça, la mort…

 

Il ferma les yeux, et se laissa emporter par le courant. Peu à peu, il accepta l’idée de rester ainsi pour l’éternité. Après tout, n’était-ce pas le lot de tout le monde, dans ce monde maudit ?

 

C’est alors qu’il entendit la voix de Brisingr Mainsûre déchirer le silence.

 

« Accroche-toi, Yavandir ! Nous ne sommes pas là pour te punir. Nous faisons ce que nous pouvons pour te sauver ! »

 

Cet appel laissa Yavandir pour le moins surpris.

 

Me sauver ? Mais de quoi ? Tu n’as vraiment rien compris ! Tzeentch m’a choisi ! Tzeentch m’a illuminé ! Tzeentch a…

 

C’est alors que le bateleur se rappela.

 

Katarine Braun. Si belle, si magnifique, si… parfaite ! Spirituelle, intelligente, avec une voix à faire passer les chants d’oiseau les plus mélodieux pour les grognements des créatures du Chaos les plus grotesques. Leur rencontre, à Altdorf, alors qu’elle avait été séquestrée par un individu aux penchants sadiques inavouables. Et tout ce feu d’artifice de bonheur qui avait suivi. Les promenades dans les beaux quartiers de la capitale, puis de Nuln. Les banquets, les soirées mondaines dans les salles de spectacle les plus prestigieuses, avec la promesse de s’y produire un jour. Et ces nuits passionnées durant lesquelles il n’y avait plus rien d’autre que Katarine. Son visage, son corps gracieux, ses yeux plus scintillants qu’une rivière de diamants exposée en pleine lumière…

 

Est-ce que ça vaut le coup de vivre sans elle ? Est-ce que je pourrais survivre même sans la présence d’Ari ?

 

Bien sûr, il l’avait toujours su. Ari était une projection, une prolongation de Katarine. C’est ce qui lui avait permis de garder la tête sur les épaules, alors que d’autres moins volontaires que lui auraient mis fin à leurs jours.

 

La voix de Brisingr retentit de nouveau.

 

« Concentre-toi sur un événement heureux de ta vie. Quelque chose qui renforcera ton cœur et diminuera le pouvoir du Démon. »

 

Yavandir sentait toujours qu’il flottait entre deux courants de vents magiques. Les voix continuaient à chuchoter, plus suaves et tentatrices que jamais. Pouvait-il vraiment renoncer à toutes les connaissances du monde, et au-delà ? Et puis, il n’avait jamais été à aucun moment vraiment heureux. Avant de rencontrer Katarine, le bateleur n’avait pas eu une vie très enchanteresse. Certes, il avait toujours été libre, et plus d’une fois, la scène, le théâtre, le spectacle avaient ensoleillé ses jours… mais jamais de manière sincère. L’existence n’était qu’une mauvaise farce, une pièce de théâtre fade, au metteur en scène maladroit. Non, c’était juste un théâtre miteux, inconfortable, dans lequel il était entré sans payer.

 

Soudain, une image apparut.

 

Il se trouvait dans une petite chambre simplement meublée. Les murs étaient recouverts de précieux tissus rouges. Une rumeur monta à ses oreilles, c’était le bruit caractéristique d’une salle pleine de gens en train d’échanger leurs impressions sur le spectacle qui s’était terminé quelques minutes plus tôt. Il y avait des rires, des exclamations bourrues, des critiques.

 

Altdorf… Oui, je me souviens !

 

Yavandir devina dans un coin de la pièce la silhouette de Ludwig Steiner, un tendre sourire aux lèvres, avec à ses côtés Magdalena, l’une de ses fidèles servantes, qui se faisait passer publiquement pour sa fille adoptive. Et juste devant lui, il y avait Heike. Toute jeune, elle émergeait à peine de l’adolescence, et pour l’heure, semblait littéralement transportée. Pour la première fois de sa vie, son père l’avait emmenée au théâtre. Bien sûr, il avait fallu des arrangements exceptionnels : il avait loué pour la soirée l’un des théâtres où l’Empereur avait l’habitude de se rendre. Et dans ce théâtre, on avait aménagé une petite pièce destinée à accueillir les invités voulant rester discrets. Heike y était restée, en présence du prieur Romulus, qui s’était éclipsé rapidement une fois Steiner arrivé.

 

Dans l’une des cloisons, on avait pratiqué une ouverture, afin de permettre d’assister à un spectacle sans se mêler à la foule. L’ouverture était bien dissimulée du côté de la salle de spectacle, dans l’ombre d’une sculpture murale.

 

Le spectacle donné cette soirée avait été un triomphe. La comédie romantique de Detlef Sierck avait fait rire et pleurer tout le public, du premier rang aux strapontins les plus reculés. Et la jeune fille-rate ne s’était pas montré avare en compliments.

 

-         Vous êtes un magicien, Maître Pâlerameau ! Je n’ai jamais été aussi éblouie de toute ma vie !

-         C’est le plus beau compliment qu’on puisse me faire, petite souris. Mais rappelle-toi que cette magie ne fonctionne que si elle est partagée. Je pourrais être le plus grand acteur de tous les temps, cela n’aurait aucun effet devant un public privé d’émotion.

 

La Skaven avait même eu l’audace de déposer une petite bise sur sa joue.

 

Mais pourquoi ? se demanda-t-il. Pourquoi j’ai abandonné tout ça ? Ce… Ce… Ce n’est pas moi ! Ce n’est pas possible !

 

C’est alors qu’une autre voix résonna dans sa tête. Plus agressive. Plus juvénile, aussi.

 

-         Espèce d’âne bâté ! Tu ne vois pas qu’ils sont en train de te détruire ? Ils vont changer ton cerveau en fromage battu !

 

Heike… est ma filleule.

 

-         Ta filleule ? Tu parles ! Une saloperie de rate géante parmi tant d’autres ! Ne me dis pas que tu renoncerais à Tzeentch pour…

 

Qu’est-ce que tu viens de dire ?

 

Il n’y eut pas de réponse. Yavandir sentit son âme toute entière prendre feu.

 

COMMENT OSES-TU PARLER AINSI D'ELLE, PETITE VEROLE ?

 

 

Yavandir Pâlerameau hurla encore, mais cette fois, il n’y avait pas que de la douleur, il y avait aussi une terrible rage. Heike sentit son cœur être broyé par la compassion, mais ses oreilles se dressèrent de surprise quand elle perçut un autre cri bien plus aigu sortir simultanément de sa bouche. Elle regarda de nouveau vers le cercle, et écarquilla les yeux. Pas de doute : au-dessus de la tête de l’Elfe, il y avait une forme translucide qui ressemblait vaguement à une figure. La femme-rate distingua deux yeux écarquillés, des cheveux en épis et une bouche immense.

 

-         Allez, ça mord ! On tire sur la ligne ! se permit de plaisanter Brisingr.

 

Psody et Brisingr levèrent les mains vers le plafond en même temps. Il y eut un crépitement, des éclairs aveuglants, et une explosion de fumée.

 

Puis tout s’arrêta.

 

Le vent tomba aussitôt. Il n’y avait plus non plus le moindre bruit.

 

Il y eut quelques quintes de toux surprises à cause de la fumée, puis un rire de triomphe.

 

-         Victoire, nous avons réussi ! C’est un succès !

-         Vous… vous en êtes certain, Mainsûre ? demanda Steiner.

 

Il y eut une réponse, mais pas celle que le Prince attendait.

 

-         Bande de vieux schnoques… rabat-joie !

 

Le prieur fronça les sourcils. Comme les autres, il avait très nettement perçu une nouvelle voix. Fluette, presque enfantine. Un timbre qui ne lui était pas complètement inconnu. Il l’avait déjà entendu, mais où ?

 

La fumée se dissipa complètement. Yavandir était sur le sol, inconscient et immobile. Une étrange petite silhouette était allongée à ses côtés, sur le ventre. C’était un petit être de la taille d’un enfant Humain, sans doute pas plus grand que trois pieds. Toute la surface de la peau de son corps nu était noire comme l’ébène, avec des taches blanches apparaissant par-ci par-là sur son tronc et son visage dissimulé sous une touffe de cheveux orange vif. Des motifs qui émettaient une douce lumière cyan étaient tatoués sur ses bras et ses jambes.

 

La petite créature prit appui sur ses mains, souleva sa tête avec moult difficultés, révélant deux grands yeux jaunes. Les paroles s’échappèrent difficilement d’entre ses petites dents pointues.

 

-         Vous… vous êtes vraiment pas marrants.

-         Par les Larmes de Shallya, je vous reconnais, maintenant ! s’écria Romulus. Vous étiez avec Yavandir quand il a donné le masque d’or aux Skavens Sauvages !

-         Vous avez compris, Prieur, approuva Brisingr. Voilà la « bonne amie magicienne » qui veille sur lui, et le pousse à commettre des forfaits ! C’est elle qui l’a incité à provoquer une guerre civile en mettant au point cette tentative d’assassinat pour le compte de Vaucanson, tout comme c’est elle qui se sert de lui pour semer le plus de désordre possible par des complots savants partout où il passe !

 

L’Elfe approcha de la petite apparition. Il sortit une paire de menottes en cuivre d’Ulthuan, et lui attacha les mains dans le dos. Elle glapit de douleur. Le mage, n’y prenant pas garde, fit de même avec ses pieds, tout en continuant son explication.

 

-         Juste avant d’assommer notre ami Yavandir, je l’ai entendu appeler quelqu’un. Il a dit : « Ari ». Ari… Comme de par hasard, la sorcière de Tzeentch qui a piégé Yavandir s’appelait Katarine Braun.

 

Le magicien avait insisté sur la deuxième et la troisième syllabe du prénom de la sorcière. Ludwig Steiner émit un grognement de surprise.

 

-         Il y a donc un rapport entre la femme qui a manipulé tout le monde il y a des années et cette… chose ?

-         Pas seulement un rapport, votre Altesse. Ce jour-là, lorsqu’il y a eu ce contrecoup de magie à Nuln, Katarine était avec Yavandir, sans doute en train de le torturer… ou de prendre du bon temps avec lui. Voire les deux. Quoiqu’il en soit, à ce moment, le corps de Katarine Braun, lié aux énergies du Chaos, est tombé en poussière, mais son esprit s’est matérialisé sous la forme de cette Démone, puis s’est réfugié dans la tête du pauvre Yavandir Pâlerameau. Pour son malheur, il s’est retrouvé lié à l’âme d’une servante de Tzeentch, le Dieu de la Magie et du Changement, ce qui a provoqué son changement de caractère. Sa mémoire était à peu près intacte, mais sa façon d’aborder la vie n’était plus la même. Voilà comment et pourquoi il est devenu tel quel. Ce n’était pas le choc psychologique dû à la disparition de son amour qui l’a aussi profondément changé, mais l’influence de cette petite horreur. Quand Yavandir a utilisé pour la première fois la Magie de Tzeentch devant moi au cours de notre affrontement, j’ai senti la présence de sa dominatrice, et le nom « Ari » a confirmé mes soupçons.

-         Yavandir avait conscience de la présence de cette Démonette dans son esprit, et n’a pas été plus inquiet que ça ? demanda Arcturus. Comment n’a-t-il pas compris quelle était sa véritable nature ? Ou bien, il a refusé de voir la réalité en face ?

-         Le pouvait-il seulement, Frère Arcturus ? Je pense qu’elle a influencé son esprit de manière à lui apparaître comme une sorte de « bonne conscience ». Quoi qu’il en soit, cette calamité miniature va très vite regagner le plan d’existence qu’elle n’aurait jamais dû quitter ! Ma Mère, mes Frères, c’est l’heure du châtiment !

-         Enfin un langage que je comprends pleinement et que j’approuve autant ! s’exclama Steiner. À votre avis, Mainsûre, faudra-t-il le bûcher ou la hache ?

-         Ni l’un, ni l’autre, votre Majesté. Cette Démone a sans doute plus de pouvoir en elle que la créature qui a poursuivi Bianka dans la serre ; détruire son enveloppe charnelle ne suffira peut-être pas. N’oubliez pas qu’elle a déjà échappé à la mort en investissant le corps de Pâlerameau, il ne faudrait pas qu’elle recommence.

-         Alors que préconisez-vous ? Nous n’allons tout de même pas la laisser partir ?

-         Non, bien sûr que non, votre Altesse. J’ai déjà réfléchi à la solution : je vais ouvrir un portail vers son monde, et nous l’y précipiterons avant de le refermer.

 

Le Prince ouvrit de grands yeux désagréablement surpris.

 

-         Vous proposez d’ouvrir un portail vers la réalité de cette créature, alors qu’on a tout fait pour empêcher ça hier ?

-         C’est différent, votre Altesse. Il s’agit de renvoyer Ari dans son monde. Je connais une formule pour ouvrir une petite porte à sens unique – une sorte de « trou » qui créera un appel d’air, et une aspiration susceptible d’avaler notre prisonnière. Aucun Démon ne pourra s’en servir pour entrer, la résonance ne le permettra pas. Il m’est arrivé de pratiquer une telle opération par le passé, je suis sûr de mon coup. Vous autres, prêtres et prêtresse, pourrez utiliser vos prières pour renforcer l’effet de mon sort et empêcher des ondes néfastes de s’engouffrer dans la pièce.

 

Mainsûre se permit un petit pas de danse.

 

-         Conjuguer les calculs de la magie profane et la conviction des serments divins pour faire disparaître pour toujours le plus grand danger qu’ait connu le Royaume des Rats, n’est-ce pas le sommet de la concorde ?

 

Son regard tomba sur la petite Démone, toujours par terre, en train de gigoter.

 

-         À mon signal, j’aurai besoin d’une personne costaude pour la pousser à travers l’ouverture. Il faudra faire vite, Prospero et moi ne pourrons pas garder la porte ouverte plus d’une minute.

 

Avec un air déterminé, le Prince fit un pas en avant.

 

-         C’est à moi de le faire. Je suis le Prince, je protège mon fief !

 

Heike se jeta sur lui.

 

-         Père, non !

 

Il lui répondit avec un petit sourire complice :

 

-         Fais-moi confiance.

-         Même avec votre… blessure ?

-         Tu as foi en la force de ton vieux père, n’est-ce pas ?

 

La femme-rate avala sa salive, mais recula. Le mage flamboyant pivota vers un coin de la pièce.

 

-         Mes amis ? Je vous demande de bien vouloir former un quart de cercle autour de cet angle. Vous continuerez à contenir les énergies démoniaques. Psody, venez à mes côtés, je vous prie.

 

Les hommes et femme de religion obéirent. Brisingr se craqua les doigts avec le sourire réjoui de quelqu’un qui s’apprêtait à conclure une bonne journée de travail.

 

-         Attendez ! Attendez ! Je veux savoir !

 

Heike se pencha vers la Démonette. Brisingr leva la main.

 

-         Attention, Heike.

-         Je n’approche pas plus. Je veux juste lui poser une question.

 

Consciente qu’on parlait d’elle, Ari leva lentement les paupières. Elle vit le visage de la femme-rate la regarder avec nervosité.

 

-         Pourquoi ? demanda simplement Heike.

 

Un petit sourire mutin se dessina sur les lèvres d’Ari, et alors qu’une larme perlait sur sa pommette, elle répondit simplement :

 

-         Ben… c’était drôle, non ? Moi, j’ai bien ri.

 

La jeune femme-rate passa de la perplexité à l’indignation. Elle n’ajouta pas un mot, mais son regard chargé de reproches se montra suffisamment éloquent. Elle recula, et se cala dans le coin opposé de la chambre de contention.

 

Une fois encore, les deux mages levèrent les bras et prononcèrent leur incantation, tandis que les prêtres et la prêtresse répétaient le mantra de fortification. Les vents de magie tourbillonnèrent dans l’angle de la pièce.

 

-         Moliviasibi, Moliviasibi !

 

Des étincelles crépitèrent. Le Prince et Heike, stupéfaits, virent une distorsion apparaître progressivement. Steiner frissonna d’appréhension quand il remarqua la ressemblance de cette déchirure avec celle provoquée par Cazarras. Mais il voulut garder confiance envers le mage flamboyant. Celui-ci tourna la tête vers lui.

 

-         Maintenant, votre Altesse ! Vite !

 

Steiner bondit en avant, saisit par les cheveux la petite créature et la traîna devant l’ouverture, qui faisait trois pieds de haut. Ari cria de toutes ses faibles forces :

 

-         Vieux salaud ! T’aimes bien faire du mal aux plus faibles, hein ? Slaanesh t’enverra deux ou trois putes pour t’écorcher vif, sale vicieux !

 

Steiner lui agrippa la mâchoire, la souleva à la hauteur de ses yeux, et articula d’une voix chargé de tout le mépris dont il était capable :

 

-         Dégage de mon Royaume !

 

Et d’un mouvement ferme, il balança Ari à travers la déchirure. La Démonette poussa un cri strident qui se perdit bien vite dans les limbes du Warp. Brisingr baissa les bras, aussitôt imité par Psody, et l’ouverture s’estompa complètement.

 

Encore une fois, le calme revint dans la chambre de contention. Les deux mages reprirent leur souffle. Heike se jeta dans les bras de son père, soulagée.

 

-         Alors, ça y est ? demanda faiblement la femme-rate. Elle est partie ?

-         Nous l’avons renvoyée dans le plan du Chaos, ma Dame, expliqua le prévôt Tomas. Si j’en crois les travaux que j’ai pu lire chez les Gardiens de la Vérité, elle a été très affaiblie, et ne pourra revenir ici avant plusieurs siècles.

 

La nouvelle Mère Supérieure de Rhya leva le doigt.

 

-         Si elle revient, ce qui n’est pas sûr, à mon avis, son Dieu va la punir.

-         Vous pensez-croyez, Mère Luanne ?

-         Bien sûr, Maitre Mage : elle a échoué dans son entreprise, quelque chose que Tzeentch ne laissera pas passer, affirma-t-elle. Lui peut la détruire, et quelque chose me dit qu’il le fera. De ce que je sais, les Dieux du Chaos ne tolèrent pas l’échec.

 

Tous les yeux pivotèrent simultanément vers le cercle, attirés par un gémissement.

 

Yavandir Pâlerameau avait repris connaissance.

 

Le bateleur se redressa péniblement, se mit à genoux, et cligna des yeux. Peu à peu, tous les souvenirs des événements qui s’étaient produits les années précédentes lui revinrent en tête. Or, il ne les vit plus du tout sous le même angle. Ce n’était plus un plan complexe, savamment et magistralement orchestré, qui le couvrirait de gloire tout en servant une cause juste. Non, tout lui apparaissait comme étant une succession de trahisons toutes plus horripilantes les unes que les autres. Tout, depuis qu’Ari lui était apparue et avait investi son âme, tout n’avait été que manipulations, traîtrises, coups bas, uniquement pour la satisfaction de Tzeentch, le tout au détriment des quelques rares personnes qui comptaient réellement pour lui.

 

Il baissa les yeux sur ses doigts en sang à force de frottements sur la pierre, et les vit se crisper, se crisper douloureusement. Il se prit la tête à deux mains, et un cri bref et aigu déchira sa gorge. Puis un autre, puis encore un autre. Il émit ainsi une demi-douzaine de piaillements stridents.

 

-         Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai FAIT ?

 

Il posa ses deux mains sur la mosaïque, et écrasa son front au sol. Puis il releva la tête, et recommença. Le sang jaillit. Brisingr, frère Arcturus et le prieur Romulus se précipitèrent sur l’Elfe pour l’empêcher d’aller plus loin.

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