Le Royaume des Rats
Le jeune Skaven brun secoua la tête. Peu à peu, le monde autour de lui retrouva sa cohérence. Mais il n’arrivait toujours pas à intégrer ce qu’il venait de voir.
Vladimir Bäsenhau, membre de la Main Pourpre !
Il repensa à toutes ces fois où il avait croisé l’intendant, ces discussions qu’il avait eues avec lui, autant d’occasions ratées de mettre sous les verrous un des infiltrés parmi les plus dangereux, de par sa position privilégiée par rapport au Prince. Comme il avait dû s’amuser à regarder toute la famille Steiner à souffrir le martyr, à voir la population menacer de se déchirer, et de compter les points et les couronnes d’or gagnés dans l’affaire ! Et pourtant, cet Humain était l’une des personnes les plus proches de son grand-père, et donc au-dessus de tout soupçon !
Kristofferson ne savait pas s’il devait féliciter Bäsenhau pour son intelligence, ou le maudire pour sa perfidie, ou encore être triste par rapport à son ami Walter. Il avait toujours connu et apprécié l’Humain, et cette trahison n’en laissa son cœur que plus douloureux.
Une voix amicale le tira de son état d’hébétude.
- Kit ! Kit, par ici !
Le jeune Steiner tourna la tête, et vit approcher de lui son autre ami Pol Demmler.
- Merde alors ! Pol !
Le gros Skaven avait une attelle au bras gauche, et plusieurs bandes de tissu bruni par le sang au-dessus du coude.
- T’inquiète pas, Kit, j’ai connu pire, et ça guérira.
- T’as vu ça ? On a arrêté le père de Wally.
- Ouais, c’est pas croyable. Vu qu’il s’est éclipsé, je vais devoir faire le rapport auprès du Prince moi-même. Tu l’as vu, dernièrement ?
- Non.
- Il est dans la tente des blessés, intervint Marjan qui passa à proximité sans s’arrêter.
Pol se dirigea à pas rapides vers la tente. Kristofferson lui emboîta le pas.
- Comment va ton vieux ?
- Une prêtresse lui a filé une potion, je vais voir si elle a fait son effet.
Les deux Skavens passèrent sous la toile qui recouvrait l’ouverture de la tente-dispensaire.
- Je l’ai posé là, au milieu.
Alors que les deux hommes-rats approchaient de la couchette du maître mage, quelqu’un se releva sur leur passage.
- Ah, te revoilà, Kit ! Vous aussi, Sergent Demmler ?
Le jeune Steiner ne l’avait pas remarqué à son premier passage, mais le Prince était allongé sur le matelas d’à côté de celle sur laquelle reposait son père, sous une couverture. Pol eut le réflexe de s’agenouiller.
- Veuillez pardonner mon inattention, votre Altesse.
- C’est bon, relevez-vous. Alors, où en sommes-nous, Sergent ?
- Votre audacieux plan a réussi, votre Majesté. Nous avons essuyé quelques pertes, mais elles auraient sans doute été bien pires sans la ténacité du Maître Mage !
- Ces hérétiques ont tenté de convoquer quelque chose. Avez-vous déterminé ce que c’était ?
- La déchirure vers les Terres du Chaos s’est refermée sur sa main, Opa, expliqua Kristofferson. Vous n’en reviendrez pas quand vous verrez ce qu’il en reste ; quoi que ce fût, c’était très gros, et clairement démoniaque !
- Et chez les cultistes ? Y a-t-il eu beaucoup de fugitifs, Sergent Demmler ?
- Négatif, votre Majesté. Aucun n’a pu nous échapper. Le sergent Weller a contenu les premiers fuyards, et dès l’instant où le Maître Mage a clos le portail, ceux qui se battaient encore se sont tout de suite rendus.
- Faites-moi la liste complète de cette bande, les vivants et les morts. Je veux savoir au plus vite qui a choisi de nous trahir.
- À vos ordres, votre Altesse.
- Vous pouvez disposer, Sergent.
Pol s’inclina, salua Kristofferson, et disparut. Le Prince appela alors son petit-fils.
- Kit, viens près de moi, j’ai d’autres choses à te demander.
- Que voulez-vous savoir, Opa ?
Steiner afficha alors un sourire ironique.
- Tu l’apprendras tôt ou tard, alors autant que ce soit par mes soins.
Et de son bras encore valide, il repoussa la couverture, et présenta son moignon. Kristofferson écarquilla les yeux, effaré.
- Verena ait pitié… Comment est-ce arrivé ?
- Un coup de griffe de cette vieille fripouille de Cazarras. Marjan a dû couper court.
- Pour un coup de griffe ?
- Ses griffes étaient imprégnées d’énergie chaotique, ç’a provoqué un début de mutation.
- Quelle horreur !
- Eh ! J’ai eu de la chance, il aurait pu viser l’œil. Sœur Agatha m’a examiné, et a confirmé que l’amputation a été faite suffisamment rapidement pour éviter la propagation de la mutation.
- C’est toujours ça, mais je suis navré pour vous.
- Il n’y a pas de quoi, je te le dis : ç’aurait pu être pire. Et à propos de propagation, tu as reconnu des gens de notre entourage parmi les sectaires ?
- Hélas oui, Opa. Quand vous lirez le rapport, attendez-vous à de mauvaises surprises. J’en ai déjà une, pour commencer : Vladimir Bäsenhau fait partie du culte.
Le Prince grogna de surprise, les yeux écarquillés.
- Bäsenhau ? Non ! Impossible !
- Et pourtant… Wally n’y croyait pas, lui non plus.
- Par la barbe de Taal ! Quel choc c’a dû lui faire !
- C’est pour ça que c’est Pol qui est venu vous voir, Wally a dû se retirer.
- Je comprends. Mais pour Bäsenhau, je ne comprends pas du tout…
Un faible gémissement parvint aux oreilles des deux hommes, qui tournèrent simultanément la tête et s’exclamèrent :
- Psody !
- Père !
Le Skaven Blanc avait ouvert les yeux, et se redressait péniblement sur son matelas. Il tourna la tête vers son père et son fils. Kristofferson eut un coup au cœur en voyant des larmes scintiller aux bords de ses yeux roses et glisser sur ses joues duveteuses.
- Mon fils ! Est-ce que ça va ?
- Père, comment te sens-tu ?
Le Skaven Blanc secoua la tête.
- Je… je sens que le pire est passé-passé. Mais ça n’a aucune importance.
- Tu plaisantes, Père ? Tu es en vie, tu n’as pas le cerveau en fricassée, et tu trouves que ça n’a aucune importance ?
Psody n’osait pas faire face à son père, ni à son fils. Il continuait de pleurer doucement.
- Hélas-hélas, peut-être que nous nous trompons depuis le début ?
- Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Kristofferson. Nous avons eu raison sur toute la ligne, au contraire ! Nous avons démantelé cette maudite secte ! En tout cas, l’enclave qu’elle menaçait d’inséminer chez nous !
- Non, Kit… Je ne parle pas de ça. En fait… je viens de revoir tout ce que j’ai vu, plus clairement-nettement.
- De quoi parles-tu, Psody ?
Psody tourna le museau vers le Prince.
- J’ai dû soutenir le regard d’un Archidémon de Tzeentch.
- J’ai entendu dire qu’il y avait de quoi faire perdre la raison à n’importe qui. Et pourtant, tu n’as pas l’air bon pour le sanatorium ?
- Il m’a montré des choses… abominables-terrifiantes.
- Qui sont fausses ! rétorqua Kristofferson. Iapoch a voulu te faire craquer, lui aussi, tu as tenu bon !
- Oui, parce que ses illusions jouaient sur mes peurs personnelles, sans chercher-creuser plus loin que dans mon esprit. Or, un Archidémon de cette puissance est bien plus redoutable-effroyable. Il peut voir à travers le passé, l’avenir, notre monde, le sien… peut-être même d’autres !
- Alors, qu’est-ce que tu as vu ?
Le Skaven Blanc réfléchit quelques instants. Les images se bousculaient dans ses pensées, et menaçaient de lui flanquer une violente migraine. Enfin, il murmura dans un souffle :
- Notre échec.
- Quoi ?
- Le Royaume des Rats… ne fonctionnera pas. Sommes… trop… différents.
Le Skaven Blanc avait l’air vraiment brisé. Mais Steiner ne laissa pas la pitié le submerger.
- Un instant ! Ne me dis pas qu’après tout ce que nous avons fait tous ensemble depuis notre rencontre, tu vas donner crédit aux illusions qu’un Archidémon t’a envoyées pour te rendre fou ?
- Et si… et si nous étions dans l’erreur ? Si les Skavens étaient trop dissemblables-éloignés des Humains ? Deux peuples si différents qui vivent ensemble ne peuvent pas se mélanger ! L’un des deux finira forcément par prendre le dessus sur l’autre !
Le Prince se dégagea de sa paillasse, se remit debout, et s’accroupit près du lit où reposait le Skaven Blanc.
- Écoute-moi bien, Psody : tu as entendu les paroles empoisonnées d’une vipère démoniaque ! De ce que je sais, Tzeentch est le Dieu du Changement pour les hérétiques. Il provoque le chaos et la folie dans l’esprit des mortels qui ont le malheur de le croiser, ou de rencontrer un de ses agents. Yavandir, Cazarras et Alcibiade ont voulu invoquer un larbin de ce Dieu.
- Oui, un larbin qui a vécu des dizaines-centaines d’années, peut-être des milliers ! Il en sait plus que n’importe qui dans tout le Vieux Monde, si ça se trouve !
- Et, plus probablement, son esprit est aussi tortueux et vénéneux qu’un buisson de ronces saupoudré de malepierre ! Bref, il… Enfin, je ne comprends même pas pourquoi j’argumente ; je suis navré qu’il ait pu te blesser jusque dans ta psyché, mon fils, mais je t’interdis d’accorder le plus petit crédit à la moindre image que cette abomination impie a pu t’envoyer !
Steiner agita son bras mutilé. Le Skaven Blanc écarquilla ses yeux roses avec un frisson de dégoût.
- Tous, nous avons donné, pour Vereinbarung. Tu as risqué ta vie à de nombreuses reprises pour permettre son existence. Tu représentes le Royaume des Rats, Psody. Les Humains et les Skavens peuvent vivre en harmonie, et nous ferons tout pour que ce Royaume vive le plus longtemps possible ! Et ce n’est pas le premier Archidémon venu qui doit nous faire reculer ou douter ! L’Histoire nous prouvera que Xarkish, Cuelepok, et nous autres avons raison !
Le Prince s’adressa alors à Kristofferson.
- Mon petit, tu as fait tout ce qu’il fallait, je suis fier de toi. Rentre au manoir, les autres doivent être avides de te revoir sain et sauf. Nous rentrerons quand nous aurons la bénédiction de Sœur Agatha, sans doute demain matin.
- Bien, Opa.
- Attends, fiston ! s’exclama alors le Skaven Blanc. Mon masque ? Où est-il ?
- Marjan l’a gardé. Avec ta permission, je le lui reprendrai pour le ranger dans ta chapelle.
- Oui, fais-le, tu as la permission pour cette fois-fois.
- Quand tu auras remis le masque à sa place, repose-toi, Kit, tu l’as bien mérité ! conclut le grand Humain.
L’homme-rat brun allait quitter la tente, mais au dernier moment, il se retourna, l’air inquiet.
- Est-ce que… ça ira ?
- Je resterai avec ton père, tu n’as pas de souci à te faire.
Psody n’ajouta pas un mot, mais eut un petit sourire bienveillant. Plus ou moins rassuré, Kristofferson quitta les lieux.
Il retrouva Weissherz, son destrier blanc qu’il avait attaché dans le coin de forêt où le sergent Weller avait attendu l’ordre d’encercler la scierie. La bête eut l’air soulagé en le voyant arriver, mais lui le fut davantage quand il réalisa pleinement que tout était bien fini.
Les heures de chevauchée jusqu’à Steinerburg se firent sans l’ombre d’une anicroche. Au fur et à mesure qu’il approchait de sa ville natale, Kristofferson avait l’impression que l’éclat inquiétant de Morrslieb avait diminué, comme si leur victoire sur les créatures de Tzeentch avait eu des répercussions jusque sur l’astre nocturne.
Il accueillit avec satisfaction le spectacle des lumières de la capitale du Royaume des Rats, au détour d’un chemin. Il était si heureux d’avoir triomphé de l’ennemi intérieur qui rongeait les entrailles de Vereinbarung depuis des mois que le temps de trajet qui lui restait à faire lui sembla passer comme un éclair.
Enfin, quand il arriva à la propriété Steiner, il sentit les derniers fragments de doute se dissiper au moment où il franchit le portail. Il était très tard dans la nuit, pourtant il put voir la lumière à la fenêtre du petit salon de thé. Il tâcha de préparer son étalon pour la nuit, puis retourna au manoir.
Sa mère, qui l’avait entendu arriver, l’accueillit sur le pas de la porte. La pauvrette n’avait pas réussi à fermer l’œil de la nuit, contrairement à Isolde et Gabriel qu’elle avait laissés dormir dans son lit, dans les bras l’un l’autre. Elle se jeta avec soulagement dans les bras de son fils aîné. Celui-ci lui résuma en quelques phrases les événements qui avaient éclaté dans la scierie. Il n’omit pas de mentionner la blessure du Prince, ni l’état de délabrement dans lequel il avait laissé son père, mais il voulut se faire rassurant : la victoire était complète, et les plaies des survivants finiraient bien par cicatriser. Avant de se retirer pour profiter d’un repos bien gagné, il prit soin de se rendre dans la chapelle secrète de Psody afin d’y ranger le masque de Cuelepok.
Il passa à la salle de bains, et s’ablutionna de longues, très longues minutes. Puis il se sécha, regagna ses appartements, et une fois seul dans l’obscurité de sa chambre, il s’effondra de tout son long sur son matelas sans prendre la peine de passer une chemise de nuit. Il s’enfonça aussitôt dans un profond sommeil sans image.
Des coups répétés à la porte le ramenèrent progressivement à la réalité. Il plissa les yeux quand il sentit la lumière du soleil haut dans le ciel traverser la pièce pour inonder son lit. Sa fourrure était déjà chauffée. Il releva péniblement la tête, et demanda d’une voix encore embrumée :
- Qu’est-ce que c’est ?
- C’est Bianka, Kit ! Allez, sors vite !
Le Skaven brun se redressa, s’étira, et grommela :
- Tu pouvais me laisser dormir encore un peu, non ? Quelle heure est-il ?
- Deux heures de l’après-midi passées, Kit !
Kristofferson écarquilla les yeux de surprise.
- Déjà ? Sapristi ! J’arrive dans une minute.
Il dégringola sur le tapis plus qu’il ne quitta le lit, passa en vitesse des chausses et une chemise, puis se dirigea de guingois vers la porte qui menait au couloir. À peine l’eut-il ouverte que la Skaven blonde se jeta sur lui.
- Kit, par la Balance de Verena !
L’émotion fut trop forte pour Bianka, elle ne put retenir des larmes de soulagement.
- Père est rentré ce matin, il m’a tout raconté. Quel cran vous avez eu, vous tous !
- C’est Père qui a été le plus brave, il s’est battu contre un des serviteurs les plus proches de Tzeentch.
- Oui, et il a gagné !
Kristofferson fit la grimace.
- Pas sûr. Après ce qu’il a enduré, je me demande si ce monstre ne lui a pas grillé un bout de cervelle à tout jamais ?
- Je pense qu’il s’en remettra, en tout cas, ce matin, il avait l’air plutôt serein, par rapport à ce qui a pu se passer ces dernières semaines, c’est rassurant.
- Je devrais aller le voir ?
- Il n’est pas là, Kit. Opa Ludwig et Mère non plus. Ils m’ont dit qu’ils avaient une « affaire urgente à résoudre ».
- Allons bon…
- Ils seront de retour ce soir.
Elle sortit de la poche de sa robe une belle pomme rouge qu’elle tendit au Skaven brun. Il la mordit aussitôt à belles dents.
- Le mot d’ordre pour toi est : « arrêt complet ». Tu ne penses plus à tout ça, tu ne fais plus le moindre effort, en un mot, tu te re-po-ses ! Marjan a proposé de souper à la Bénédiction d’Esméralda, rien que nous trois, qu’on fête votre victoire.
- N’oublie pas de t’inclure dans notre victoire, sœurette ; tu as mis la main à la pâte, toi aussi. En parlant de ça, d’ailleurs, je tenais à te l’annoncer moi-même : j’ai le fin mot des mystères de notre enquête, cette fameuse Bête au rire d’Ange !
L’impatience gagna aussitôt la jeune fille.
- L’assassin de Bébert et Otto ? Alors, qu’est-ce que c’était ?
- Le fameux Sire Alcibiade. Walter, Marjan et moi, nous l’avons affronté et vaincu.
- Alors, qui était vraiment ce type ?
- Un Guerrier du Chaos de Tzeentch.
- Sapristi ! Un Guerrier du Chaos, carrément ! Redoutable ? Enfin, pas assez, puisque vous l’avez battu.
- Oui, mais ce n’était pas simple. Il avait une épée magique avec une lame équipée de dents, capable de rugir et débiter les gens comme des troncs d’arbre. En plus, il pouvait se téléporter. C’est comme ça qu’il a pu aller et venir et massacrer ses cibles aussi sauvagement sans se faire voir.
- Par la Balance de Verena… Ses victimes n’avaient aucune chance.
- Je dois dire que celui-là, ce n’était pas du beurre !
Les deux frère et sœur rirent de concert, puis descendirent ensemble jusque dans le jardin. Isolde et Gabriel étaient là, avec Magdalena et Teresa. Là, encore, l’aîné de la fratrie eut droit à des embrassades soulagées.
Oui, il était bon d’être enfin chez soi, en sécurité. Plus d’inquiétude, plus de menace dans l’ombre. Au fond de lui, néanmoins, Kristofferson gardait un petit pincement au cœur en pensant à Sigmund, toujours absent.
*
- Je vous le répète, ma Dame : ce sera probablement impressionnant à voir, mais rappelez-vous que nous sommes obligés d’en arriver à de telles extrémités aussi bien pour sa sécurité que pour la nôtre.
Heike Steiner avait été prévenue, ce n’était pas pour autant qu’elle parut rassurée. Elle avait accompagné son père et son compagnon jusque dans la cave la plus profonde du temple de Verena.
Le bâtiment avait été construit des décennies plus tôt, alors que Steinerburg était une ville en ruines au milieu d’un royaume en friches. Lorsque Ludwig Steiner avait acheté ce fragment de terrain des Royaumes Renégats, il avait consacré un mois à visiter les lieux, accompagné par une bande de mercenaires engagés pour sa protection. Steinerburg, et les quelques autres grandes cités, n’avaient pas tellement grandi. Par contre, elles avaient été repeuplées et rénovées. Certaines grandes structures sur place avaient néanmoins toujours fait face aux années, aux guerres et à l’abandon.
Tel était le cas du grand temple consacré à Verena. Sa construction remontait à une centaine d’années pour le moins. Les fondations du grand bâtiment austère s’enfonçaient à des dizaines de pieds au-dessous du niveau du sol. Et en bas de l’escalier, les lourdes portes renforcées se succédaient. Bianka n’avait jamais mis les pieds dans cette partie du temple, mais elle avait parlé à ses parents de cette section spéciale où étaient conservés les plus précieux trésors du temple, comme des reliques sacrées ou des rouleaux anciens écrits par de grands membres de l’Ordre de Verena. Les Gardiens de la Vérité y stockaient également les documents les plus sulfureux.
Et au plus profond de la cave la plus basse, on avait aménagé des chambres spéciales, aux murs bardés de talismans de protection et de matériaux magiques capables de contenir des flux de magie importants. Ces chambres n’étaient toutefois pas aussi renforcées que celles des Collèges de Magie d’Altdorf.
- C’est pour ça que nous descendons aussi profondément, et que ce secteur du bâtiment est aussi isolé, expliquait le prévôt Tomas, qui ouvrait la marche.
Les pas des deux Skavens et des Humains résonnaient sur les dalles froides. Tout autour d’eux, les flammes crépitaient au bout des torches. Heike frissonna. Son oreille pivota.
- Est-ce que j’entends des hurlements, Prévôt ?
- Non, ma Dame, je vous assure que ce n’est rien d’autre que votre imagination. Et puis, certains courants d’air passent par les interstices des portes, et le bruit ressemble à des gémissements. Même avec tous les efforts, nous ne pouvons empêcher les rats de circuler et de couiner le long de ces couloirs, ce qui rajoute au tableau quelques degrés de sinistre. L’idéal serait de trouver un moyen de les contrôler pour les faire partir pour de bon. Ils rongent les livres et sèment des crottes partout, c’est une vraie plaie !
Quand il entendit ces mots, Psody eut une fulgurante pensée qui mobilisa sa mémoire pendant une seconde complète.
Skahl…
Des années auparavant, quand il avait rencontré ses frères pour la première fois, il avait fait connaissance de Skahl du Clan Moulder. Avant leur première mission où le dresseur avait succombé à la malédiction des pondeuses d’Aescos Karkadourian, le sorcier de Slaanesh, Skahl lui avait expliqué qu’il était capable d’obliger les rats à lui obéir avec quelques sifflements modulés. Il lui avait même fait une petite démonstration au cours de leur première « épreuve collective » : les six frères avaient été laissés au fond d’un puits pendant une semaine avec juste un peu de viande crue chaque jour. Skahl avait permis à la fratrie de manger quelques extras en attirant les rats de Brissuc.
Après sa brutale disparition, Psody avait rapidement effacé le souvenir de ce frère-là, et n’avait plus jamais repensé à lui. Ou si peu. En tout cas, depuis sa discussion avec Gabriel, le soir de son retour de la dernière Récolte, ce nom ne s’était pas présenté aux portes de sa mémoire.
La voix de Tomas le tira de ses pensées.
- Nous y voilà.
Ils se trouvaient tous les trois devant une porte monumentale, encore plus lourde que toutes les précédentes. Des formules et des symboles recouvraient toute sa surface, et ses gonds étaient en fer forgé renforcé, tout comme la serrure au mécanisme particulièrement sophistiqué. Le prévôt manipula les leviers dans un ordre précis, et le pêne céda dans un lourd cliquetis.
La porte s’ouvrit sur une salle au plafond bas, éclairée par des torches qui émettaient une lueur inhabituellement froide et claire. Les flammes étaient par ailleurs pratiquement immobiles, au lieu de danser et crépiter. Heike ouvrit de grands yeux surpris quand elle regarda sous ses pieds. Le plancher était constitué d’un dallage élaboré, constitué d’une mosaïque en son centre. La mosaïque formait un cercle parfait, les petites pierres délicatement sculptées dessinaient encore des symboles runiques sur toute sa surface.
Dans un coin de la pièce, il y avait une table sur laquelle reposaient de nombreux objets dédiés à la pratique de la magie : des fioles contenant des potions, des bocaux remplis de poudres, des pinceaux et de l’encre, et quelques livres. Le prieur Romulus et Brisingr Mainsûre étaient en train d’étudier un parchemin ensemble.
- Impressionnant dispositif, murmura Heike.
- Ce cercle d’isolement magique était déjà là quand nous sommes arrivés, ma Dame, expliqua Tomas.
- Vous connaissiez son existence, Père ?
- Oui, je l’ai vu juste une fois, quand le Prévôt m’a permis de visiter les lieux avant de lancer les grands travaux de rénovation.
- Ce lieu ne me dit absolument rien… Je n’étais pas avec vous ? Je vous ai pourtant accompagné pour nombre de vos visites ?
- C’est vrai, mais pas celle-ci. Souviens-toi, mon ange, tu étais enceinte de Kristofferson, tu restais à la maison avec Psody pour te reposer.
- Depuis, nous avons fait quelques aménagements ; la mosaïque avait des trous, nous les avons réparés. Je dois surtout remercier Maître Mainsûre ; grâce à lui, nous disposons d’un matériel plutôt efficace pour la contention magique. Ainsi, ces torches isolantes évitent aux énergies magiques de passer. Les vents magiques peuvent entrer dans cette pièce et être utilisés, mais ne peuvent pas ressortir. Et pour ce qui est de contenir la magie d’un lanceur de sorts récalcitrant, ne vous en faites pas. Maître Mainsûre nous a fourni des accessoires fort utiles.
Une demi-douzaine de lourdes chaînes en cuivre d’Ulthuan étaient fixées au sol par de gros anneaux de la même matière. Chaque chaîne se terminait par un épais bracelet. Ce fut à ce moment que la femme-rate eut le courage de lever les yeux pour regarder le triste spectacle auquel elle s’était appliquée à échapper depuis son entrée dans la chambre de contention magique.
Yavandir Pâlerameau n’avait plus la tête à jouer les artistes exubérants. L’Elfe était solidement attaché par les poignets, les chevilles et le cou. Coincé sur les genoux, il ne pouvait pas se redresser davantage. Son corps dénudé avait été recouvert de signes cabalistiques tracés à l’encre par le magister vigilant. Quand il sentit qu’il devenait le centre d’attraction des nouveaux venus, il releva la tête, jetant au Prince un regard de défi. Ce regard était menaçant, ses yeux cernés étaient rouges de rage. Sa respiration rauque traduisait un état de colère presque bestiale. Mais ce ne fut pas ce qui choqua le plus la jeune femme-rate.
C’était son visage.
Enfin, après toutes ces années, elle put voir la figure de l’Elfe, sans le moindre artifice pour le couvrir. Et elle comprit.
Elle comprit, alors qu’elle ne vit rien.
Absolument rien.
Ce visage n’était pas d’une épouvantable laideur, ou d’une beauté enivrante. Ce n’était pas non plus le reflet d’un grand personnage.
Ce visage était désespérément banal, sans aucun trait particulier.
Il sembla impossible à la jeune femme-rate de trouver quelqu’un de plus quelconque. En dehors des yeux qui exprimaient alors des sentiments sanguinaires, rien ne ressortait. Une peau terne, un nez de taille moyenne, un front plat sur lequel étaient collées des mèches blondes... Rien. Pas le moindre signe particulier, pas le moindre intérêt à regarder.
Telle était donc la terrible malédiction qui frappait Yavandir Pâlerameau. Même au milieu d’une rue déserte en plein jour, il resterait inaperçu. Telle était la raison pour laquelle il était devenu artiste, et avait choisi de multiplier les costumes, les jeux d’apparence et de gestuelle, les éclats de voix, les danses et les chants. Parce qu’il n’avait pas trouvé d’autre moyen de se faire remarquer. Le bateleur avait inventé un personnage haut en couleurs pour pouvoir exister, à tel point que les vêtements et les masques contenaient davantage sa personnalité que cette figure aussi quelconque. Dans cet état-là, il n’avait donc pas perdu seulement sa liberté ; sa propre existence était menacée.
Le Prince Steiner se dressa de toute sa hauteur.
- Je devrais vous tuer moi-même tout de suite, Yavandir Pâlerameau. Par votre faute, beaucoup de mes citoyens sont morts. Il y a des orphelins, des veufs et des veuves, des parents qui pleurent la perte de leurs fils et leurs filles. Et votre petite « plaisanterie » dans la serre a failli coûter la vie de trois de mes petits-enfants. Donnez-moi une raison pour que je continue à vous laisser vivre, comme Mainsûre l’a expressément demandé ?
Yavandir ne répondit rien. Il se contenta de soutenir le regard du monarque, le mépris figeant son visage. Heike s’approcha du bateleur, posa ses mains duveteuses sur ses joues. Ses doigts se crispèrent sur la chair du visage de l’Elfe tandis qu’elle gémit :
- Mais pourquoi, pourquoi avoir voulu assassiner mon mari, par les larmes de Shallya ? Je l’aime tout comme je l’ai aimé dès notre première rencontre ! Et nos enfants l’adorent ! Vous saviez tout le mal qui en aurait résulté ! Il ne s’agit pas d’un individu malfaisant, mais d’un homme bon et aimé ! Pourquoi avoir voulu me le prendre ?
Pour la première fois depuis qu’elle était entrée dans la cellule, Heike vit l’Elfe desserrer les mâchoires. Il consentit à répondre :
- Il le fallait, Heike. Psody est le maillon entre les Humains et les Skavens, dans ce Royaume. Celui qui aurait créé le plus de dégâts en étant rompu au bon moment. Vaucanson aurait réorganisé les d’une meilleure façon. Et la Main Pourpre aurait tiré la plus grosse épingle du jeu !
- Vous vous êtes acoquiné avec ces… hérétiques ! Le Yavandir Pâlerameau qui m’a sauvée des griffes des Skavens Sauvages n’aurait jamais commis cette infamie !
- Tu n’as pas idée de ce que Tzeentch m’aurait donné, si son culte s’était implanté dans le Royaume des Rats. Ce sacrifice aurait été mille fois compensé. Et tu aurais eu ta part, bien évidemment.
La jeune femme-rate ne savait pas si elle devait entrer dans une grande colère ou éclater en sanglots. Brisingr s’approcha et posa une main sur son épaule.
- Petite souris, ne fais pas attention à ces paroles. En réalité, il y a autre chose qui a poussé notre ami à se conduire ainsi. Quelque chose qui explique son comportement contradictoire. Et ça va bien au-delà d’une simple récompense matérielle.
- Que… quoi donc ? bégaya Heike, la gorge nouée.
Cette fois, même le Prince fut surpris.
- Vous voulez dire que Maître Pâlerameau n’a pas agi seulement contre une bonne position au sein de la Main Pourpre ?
- Votre Altesse, avec votre permission, je vais vous expliquer toute la vérité, ce qui donnera une réponse à votre question. Vous comprendrez également pourquoi j’ai insisté pour qu’on le capturât vivant. Mais je propose que nous allions ailleurs, nous serons plus tranquilles.
- Bonne idée.
Le Mage Flamboyant se tourna vers l’homme-rat Blanc et le prieur.
- Romulus, Psody, je vous ai déjà narré cette partie de l’histoire ce matin, vous pouvez continuer à préparer le rituel ?
- Bien sûr.
À ce mot, Heike s’affola :
- Rituel ? Comment ça, un rituel ? De quoi parlez-vous ?
- Tu vas tout comprendre, petite souris.
Steiner ne parut pas davantage rassuré. Tous trois se retirèrent vers une aile annexe du temple, talonnés par le prévôt Tomas. Au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de la cave, la jeune femme-rate sentit la boule coincée dans sa gorge devenir de plus en plus douloureuse.