Le Royaume des Rats
Debout devant le corps en flammes, hébétés, les trois amis reprirent peu à peu leur souffle. Ils n’avaient pas conscience du tumulte tout autour d’eux. La bataille était d’ailleurs en train de se terminer. Sans leurs chefs, ni petits Démons, les quelques survivants de la Main Pourpre n’avaient plus la volonté de se battre.
- Sacrée baston, Marjan ! Vraiment comme au bon vieux temps ! s’exclama joyeusement Kristofferson.
Marjan ramassa sa masse d’armes, et tapota prudemment le plastron du Guerrier du Chaos.
- À votre avis, les garçons, il est d’une beauté à faire perdre la raison, ou il est si laid qu’on mourrait de peur rien qu’en le regardant ?
À peine la jeune femme avait-elle prononcé ces paroles que le corps de Sire Alcibiade s’embrasa complètement dans un grand sifflement. Sous l’action des flammes multicolores, l’armure éclata et tomba en morceaux, tandis que la chair et les os se désagrégèrent. La redoutable épée magique se brisa, et ses débris se transformèrent en une nuée de cafards, fourmis et autres insectes qui s’éparpillèrent dans tous les sens. En quelques instants, il ne resta plus qu’une vague trace de terre brûlée.
Walter haussa les épaules.
- Je suppose que nous ne le saurons jamais.
Kristofferson, exténué, n’ajouta rien. Il souhaita intérieurement mille malédictions au Guerrier du Chaos qui avait fait tant de dégâts en quelques jours. Il releva la tête, et vit alors le maître mage allongé sur la terre battue, inanimé. Le cœur du jeune homme-rat s’emballa. Il se précipita vers le Skaven Blanc, s’accroupit à ses côtés, passa sa main sous ses épaules et lui releva la tête.
- Père ! Réveille-toi ! Ne lâche pas ! Allez !
Il retira délicatement le masque. Une odeur de poil brûlé lui infecta les narines et les extrémités de ses doigts chauffèrent. Le pelage du visage du Skaven Blanc était roussi et crevé par endroits sous l’effet de la chaleur. Kristofferson lui donna quelques petites claques, de plus en plus fortes. Le Skaven Blanc entrouvrit les yeux avec un petit gémissement.
- Tiens bon, je t’en prie ! Tu as réussi ! Le portail est fermé !
Mais le maître mage ne put émettre aucune parole cohérente, tout au plus des marmonnements confus. Walter et Marjan arrivèrent.
- Comment va-t-il ?
- Il est encore en vie, mais il a l’air salement secoué !
- Il faut l’évacuer au plus vite et l’emmener à la tente des colombes.
- Nous devrions attendre un brancardier. Marjan, t’es sûre qu’il est transportable ?
Ces mots firent flamber l’épine dorsale de Kristofferson.
- Rien à foutre ! Le périmètre est toujours dangereux, et c’est une urgence !
- Du calme, Kit, on va t’ouvrir la voie. Wally ?
- Allons-y !
Le Skaven brun glissa ses deux mains sous son père, et le souleva avec délicatesse. Heureusement, son excellente condition physique et la modeste carrure du Skaven Blanc facilitèrent les choses.
- Attends, Kit ! s’exclama Walter. N’oublie pas le masque !
- Je m’en occupe, répliqua Marjan. Foncez !
La jeune femme s’agenouilla près de l’artefact doré, et l’enveloppa dans une cape déchirée qui traînait non loin d’elle. Walter passa devant Kristofferson, et les deux amis marchèrent à un rythme soutenu vers la tente qui avait été rapidement dressée par les prêtresses de Shallya et les soldats de Weller.
Les quelques rares sectaires encore en état de se battre étaient poursuivis par les combattants de Vereinbarung. L’un d’eux se jeta sur Kristofferson avec l’énergie du désespoir, sa dague levée, prête à être enfoncée dans son œil. Walter s’interposa, attrapa l’avant-bras du fanatique et le tordit en une solide clef. Sans lâcher prise, il pivota derrière l’agresseur, et le força à s’agenouiller d’un coup de pied dans le jarret. L’homme glapit de douleur.
Walter rabattit sèchement la cagoule du sectaire. Kristofferson distingua ses traits, et ses poils se hérissèrent en un instant ; il venait de reconnaître Schultz, le caporal de garde le soir où Bianka avait été attaquée dans la serre.
- Traître ! Je m’en doutais ! Tu as bien aidé Pâlerameau à s’infiltrer chez moi, chien d’hérétique !
Le caporal Schultz ne prit même pas la peine de tenter de répondre. Le front incandescent de colère, Kristofferson déposa son père sur l’herbe, et se jeta sur le caporal. Il le renversa d’un coup de pied au menton, puis l’attrapa par le col, le releva de force, et le cribla de coups de poing au ventre et au visage, sous le regard hésitant de Walter.
- Tiens ! Celui-ci, c’est pour ma fierté ! Ça, c’est pour ma peur ! Et prends celui-là de la part de Bianka !
Le nez de Schultz explosa dans une gerbe de sang. Kristofferson s’apprêta à le frapper de nouveau, lorsque la main de Marjan lui saisit le poignet.
- C’est bon, Kit, c’est bon ! Je crois qu’il a compris.
Le Skaven brun grommela, mais il se rappela les paroles de la grande prêtresse Rebmann : seuls les Démons devaient être éliminés, il fallait laisser les autres en vie jusqu’à leur procès. En outre, il avait plus urgent à faire. Walter le rappela à l’ordre.
- On gère, emmène vite ton père !
Kristofferson jeta le caporal par terre d’une poussée sur le sternum, puis reprit le Skaven Blanc dans ses bras avant de repartir derechef vers la tente-dispensaire.
La grande femme blonde regarda les alentours.
- On devrait rassembler les sectaires encore en vie pour les faire prisonniers, Wally.
- Je pense aussi. Faisons-le au pied de l’estrade. Restes-y, je vais mobiliser les nôtres.
Le capitaine Klingmann s’éloigna de la jeune Humaine, à la recherche d’individus suspects encore en vie à appréhender. Au passage, quand il voyait l’un ou l’autre des soldats de la Garde de Vereinbarung avec un ou plusieurs prisonniers, il lui ordonnait de rejoindre Marjan au lieu convenu.
Alors qu’il déambulait entre les piles de bois coupé, il repéra une silhouette étalée par terre, bras et jambes sens dessus dessous comme une marionnette désarticulée. Son cœur battit deux fois plus vite quand il reconnut le costume de Yavandir Pâlerameau.
- Oh, par exemple ! Voilà donc l’un de nos chers conspirateurs !
Il approcha d’un pas décidé, lorsqu’une voix claire l’arrêta net.
- Une minute, Capitaine Klingmann !
Le Skaven tacheté pivota sur ses talons. Devant lui se tenait Brisingr Mainsûre, lui-même accompagné de deux soldats Skavens Noirs.
- Le prêtre Cazarras est mort, j’ai retrouvé son cadavre. J’ai vu que vous avez détruit Sire Alcibiade. Il ne reste donc plus que celui-là, il est pour moi.
- Certainement pas ! glapit Walter.
Le magister vigilant posa ses doigts sur son menton, l’air faussement surpris. Le capitaine Klingmann continua :
- Vous n’avez pas à vous substituer à la Justice de Vereinbarung. Éloignez-vous. !
- Ce criminel est sous ma responsabilité, Capitaine. Ne vous en préoccupez pas.
- Je suis le Capitaine de la Garde de Steinerburg, Maître Mainsûre !
- Et moi un Magister Vigilant, envoyé par le Collège de Feu d’Altdorf.
- Et donc, comme je l’ai dit tantôt, vous n’avez aucune autorité au Royaume des Rats ! Circulez et laissez-moi faire mon travail, autrement je vous fais arrêter pour entrave à la justice ! Et vu votre passif de ces derniers jours, ça me démange ! Faites bien attention !
- Mon « passif de ces derniers jours » est le fruit des ordres directs du Prince, Capitaine Klingmann. Votre professionnalisme fait plaisir à voir, mais le résultat est le même : Yavandir Pâlerameau est à moi.
Walter fit un pas en avant, la main sur le pommeau de son marteau, et siffla entre ses incisives.
- Ceci est mon dernier avertissement, Brisingr Mainsûre. Allez jouer ailleurs, ou vous finirez la nuit en prison ! Obéissez !
- Je regrette, Capitaine, mais je ne réponds qu’à l’autorité du Prince Ludwig Steiner, comme l’atteste un passe-droit signé de sa main. Ce document me donne le droit de procéder à l’arrestation de Yavandir Pâlerameau, chef du triumvirat de la Main Pourpre de Steinerburg. Vous permettez que je vous le montre ?
L’Elfe fouilla dans l’une des poches de son manteau, sous l’œil méfiant du Skaven tacheté. Il en sortit un petit rouleau de cuir qui contenait une feuille de papier précieux signée et marquée du sceau princier. Walter grogna de frustration devant les faits, mais baissa les armes.
- Que Verena vous maudisse, sale petit péteux.
- Allons, Capitaine, ne le prenez donc pas si mal ! Vous êtes l’un des héros du jour ! Vous faites partie de ceux qui ont remporté cette bataille, vous avez même été l’un des dirigeants du camp des vainqueurs. L’opération est un succès sur toute la ligne, et vous allez avoir la responsabilité de tous les prisonniers, à l’exception d’un seul. Laissez-moi Pâlerameau, vous obtiendrez bien plus de gloire avec les autres. Croyez-moi, vous n’avez pas les compétences nécessaires pour neutraliser complètement un sorcier de Tzeentch, contrairement à moi. Mais il n’y a aucune raison d’être en colère ou d’avoir honte. Vous avez accompli votre devoir, et le Prince saura vous récompenser comme vous le méritez. D’ailleurs, il n’a pas assisté à toute la bataille, il ne vous a pas vu battre ce monstrueux Guerrier du Chaos avec Dame Gottlieb et son petit-fils Kristofferson. Quand je lui dirai à quel point vous vous êtes dépassé pour Vereinbarung, et que ce sera confirmé par vos amis, il ne pourra pas rester indifférent. Oubliez tout ça, et dans moins d’une semaine, vous serez Commandant de son armée, je vous le garantis.
Au bout d’une longue dizaine de secondes, les traits de l’homme-rat se détendirent enfin un peu. L’Elfe regagna le sourire.
- Tenez, laissez-moi vous montrer une première raison pour laquelle je suis plus à même de retenir notre oiseau moqueur.
Il s’agenouilla près du corps de Pâlerameau, toujours inconscient, et sortit de sa sacoche un objet brillant. Walter plissa les yeux, et constata qu’il s’agissait d’une paire de menottes. Rien à voir, cependant, avec les bracelets métalliques dont il se servait pour entraver les criminels : ces menottes, sous l’action des flammes des braseros, émettaient un puissant éclat de cuivre. En regardant mieux, il distingua des runes finement ciselées, soulignées par de l’or coulé. Il ne put retenir un petit sifflement. Le magister vigilant expliqua :
- C’est du cuivre d’Ulthuan, forgé par un expert qui a ajouté un peu d’ithilmar.
- Ithilmar ? répéta Walter. Qu’est-ce donc ?
- Un métal que vous ne trouverez jamais ailleurs qu’au pays des Hauts Elfes.
- Je croyais que vous n’aviez plus rien à voir avec eux ?
- Je ne suis pas le bienvenu chez eux, c’est vrai, mais j’ai gardé quelques contacts, certains m’ont permis d’avoir le nec plus ultra pour la chasse au sorcier impie. Dégustez du regard, vous n’aurez pas tous les jours l’occasion de voir un tel objet !
Mainsûre joignit les mains de Pâlerameau dans son dos, et lui passa les menottes. Il sortit une deuxième paire, et l’attacha aux chevilles. Le capitaine Klingmann haussa les sourcils quand il vit les runes scintiller d’une douce lumière cyan, une fois refermées.
Brisingr se releva, et jeta un bref coup d’œil aux deux soldats Noirs qui l’accompagnaient.
- Messieurs ?
Sans mot dire, les deux Skavens soulevèrent le bateleur. Brisingr fit un petit signe de tête, et tous les trois s’éloignèrent avec leur proie de la vue de Walter. Le capitaine, encore sous le coup de la frustration, cracha par terre dans leur direction, puis se détourna, à la recherche de quelque chose de notable.
Il marcha ainsi pendant un temps indéfinissable, alors que tout autour de lui, les combattants de Vereinbarung continuaient à rassembler les prisonniers devant l’estrade. Il manqua de trébucher sur un cadavre portant la bure de Tzeentch. Il grinça des dents quand il reconnut le sectaire.
Et merde ! Qu’est-ce qu’il fout là, celui-là ?
Il repensa à ce que Kristofferson et Bianka lui avaient dit, et confirma en son for intérieur. Oui, ils avaient parlé sans s’en rendre compte à un complice, au moins, en la personne à présent bien morte du frère Sander, expert en graphologie du Temple de Verena.
Il reprit son chemin, noyé dans un tourbillon de pensées. Tout autour de lui n’était que confusion, appels à l’attention des prêtresses de Shallya, et crépitements des flammes des torches et braseros toujours allumés.
Le regard du Skaven tacheté glissa alors sur quelque chose d’un peu plus louche : par terre, sur le sol, quelque chose finissait de brûler. En approchant, Walter distingua un petit paquet de chair immonde, sans doute un reliquat d’une des horribles créatures attirées par Cazarras et ses ouailles. Il sentit alors son front se creuser de perplexité.
Tiens, tiens… Qu’est-ce que c’est que ça ?
*
Pendant ce temps, Kristofferson arrivait enfin à son objectif. Il redoubla de nervosité quand il ne fut plus qu’à quelques enjambées de la grande tente dressée par les Shalléens. Une fois à l’intérieur, il déposa le maître mage sur l’un des tapis de sol encore libres, vers le milieu de l’espace aménagé. Il chercha à la hâte du regard une personne en bure blanche.
- Il y a quelqu’un ? Vite, quelqu’un, à l’aide ! Au secours !
Quelques-uns des blessés conscients sur les autres paillasses grommelèrent, agacés par le tumulte. Une prêtresse mûre et costaude s’approcha. Elle avait le visage plissé par l’âge sous une chevelure sombre et bouclée. Ses sourcils naturellement relevés et sa fine bouche pincée lui donnaient une expression sévère.
- Je suis Sœur Agatha, jeune homme. Inutile de crier comme ça ou de paniquer.
- C’est une urgence, ma Sœur !
- Oui, bien sûr, comme pour tout le monde ici. Bon, maintenant que vous l’avez amené ici, je vais l’examiner. Poussez-vous ! De l’air !
Le Skaven obéit sans discuter. Sœur Agatha s’agenouilla près du Skaven Blanc, posa d’abord sa main sur son front, puis son oreille sur sa poitrine.
- Il respire encore… un peu chaud… Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
- Attaque magique d’un gros Démon, ma Sœur.
- Un gros Démon ? Ah, c’est pour ça qu’il y a eu tout ce barouf dehors ! Vous n’étiez pas supposé l’empêcher de se manifester ?
- Si mon père n’y était pas parvenu, vous seriez au fond de son estomac en ce moment, ma Sœur ! rétorqua le Skaven brun, piqué au vif.
- Sans doute, sans doute.
Sœur Agatha fouilla dans sa besace, en sortit un petit flacon, et en vida le contenu dans la bouche du maître mage.
- Un petit peu de ceci, ça ne peut pas lui faire de mal.
Kristofferson n’osa pas parler. La nonne glissa sa main entre les quatre doigts droits de Psody, et demanda :
- Hé, Maître Mage, vous comprenez quand je vous parle ? Si vous pouvez me comprendre, serrez-moi la main.
Elle eut un petit sourire satisfait quand elle sentit une pression sur ses phalanges.
- Au moins, ce Démon ne lui a pas grillé la cervelle. Laissons-le quelques minutes, le temps pour la potion d’agir. J’ai d’autres blessés sur le feu, si vous voulez bien me laisser m’occuper des urgences.
- Oui, ma Sœur, merci pour lui, ma Sœur, articula péniblement le Skaven brun.
Sœur Agatha se releva, et s’éloigna jusqu’à une autre section de la grande tente.
Kristofferson sentait l’énervement du combat descendre peu à peu. Il fut rapidement assailli de crampes, alors que les douleurs occultées par la fièvre guerrière faisaient surface l’une après l’autre. Il sentit ses yeux piquer. Il tomba à genoux près de la couchette où reposait le maître mage, et laissa tomber sa tête sur le matelas rigide. Il se sentait las, intensément las. Les membres brisés, la tête bouillonnante. Il ne put empêcher quelques larmes de couler silencieusement sur ses joues.
- Putain… Ne nous fais pas ça, Père ! Pas après tout ce qu’on a traversé pour gagner !
Il releva brusquement la tête quand il sentit le léger contact de la main de son père sur son épaule. Très doucement, il enroula autour d’elle ses propres doigts, la pressa contre son cœur, et murmura :
- Tiens bon, toute la famille veut que tu rentres en vie.
Il resta ainsi quelques instants, avant de soupirer.
- Je dois ressortir, ils ont peut-être besoin de moi dehors. Je reviens tout-à-l’heure.
Avec beaucoup de difficulté, il se remit debout, et quitta la tente.
*
Les miliciens de Steinerburg avaient tout prévu pour le transport des survivants. Ainsi, sur signal du sergent Weller, deux grandes cages montées sur roues et tirées par des chevaux costauds, les mêmes qui avaient servi à déplacer les Skavens durant les Récoltes, avaient été amenées jusque devant l’estrade. Les soldats avaient constitué deux groupes de prisonniers comptant chacun une dizaine d’individus.
Marjan s’approcha de l’une des cages. Les cultistes ne fanfaronnaient pas, ils restaient immobiles et silencieux. La grande femme blonde fit signe à deux Skavens.
- Enlevez leurs cagoules, que je puisse voir qui a trahi notre Royaume !
Les deux soldats obéirent prestement. Quelques secondes plus tard, les dix prisonniers étaient à visage découvert. Essentiellement Humains, il y avait trois Skavens, dont une femme. Marjan sentit son cœur se comprimer quand elle reconnut la dernière personne démasquée.
- Mère Morgana ?
- Je suis désolée, ma Dame, répondit la prêtresse de Rhya.
La colère succéda très rapidement à la surprise. Les joues de Dame Gottlieb s’embrasèrent.
- Eh bien ! La petite Branwen sera ravie d’apprendre qu’elle a eu la chance d’échapper à des monstres deux fois de suite !
- Je vous en prie, Dame Marjan, épargnez-lui cette peine. La pauvre enfant a déjà bien assez souffert. De toute façon, vous n’aurez personne d’autre à accuser parmi ses bienfaiteurs. Je suis la seule du temple à avoir choisi un nouveau maître.
- Mais pourquoi, par les crocs d’Ursun ? Vous êtes une prêtresse de Rhya, les habitants de Vereinbarung vous faisaient confiance, le Prince et moi les premiers ! Je croyais que Rhya détestait tout ce qui est contre nature ?
- C’est vrai.
- Alors, qu’est-ce qui vous a pris de vous acoquiner avec ces dégénérés ?
Mère Morgana soupira avec amertume :
- Le Prince cherche à moderniser le pays. Ce faisant, il menace l’équilibre même des forces de Mère Nature. Je ne pouvais pas rester sans rien faire. C’est à l’opposé de ce qui me dicte Rhya.
- Vous associer à des sectaires qui ont tenté d’assassiner le Maître Mage de Jade, puis de calomnier le Prieur Romulus, comploté pour mettre le feu au pays et finalement appelé un Archidémon, le tout au nom d’un Dieu qui corrompt le monde à coups de mutations, ça ne vous paraît pas « à l’opposé de ce que vous dicte Rhya » ? Moi, j’appelle ça un sacrilège. Un sacrilège que vous allez devoir assumer !
- La Nature aurait été épargnée, si le progrès envahissant de la ville avait été arrêté. Les mutations auraient fini par être contenues par Rhya, avec le temps.
- Et toute la civilisation serait tombée !
- Si c’est le prix à payer pour pouvoir vivre vraiment, sans artifice, ça vaut le coup.
La grande femme blonde serra les dents.
- Et les enfants comme Branwen ? Devraient-ils payer pour les décisions de leurs parents ?
- Les Elfes d’Athel Loren se sont bien détachés des vicissitudes de la civilisation. Ils vivent en harmonie avec Rhya. Nous aurions réussi à faire de même.
Marjan jeta un regard en coin vers Brisingr qui était en train de mettre un cordon de sécurité autour de la zone brûlée par la malepierre. L’Elfe avait un foulard humidifié sur le visage.
- Bien sûr. Avec toute la malepierre vomie par le portail qui aurait infecté toute la région, c’est sûr, Rhya aurait apprécié !
- Je vous l’ai dit, Rhya aurait contenu les mutations.
- La ville de Mordheim est une véritable foire aux Démons depuis des centaines d’années. Pouvez-vous affirmer que Rhya a contenu les mutations, là-bas ?
- Non, vous avez raison.
- Vous croyez que les choses auraient été différentes, ici ? Steinerburg aurait fini de la même façon ! Si ça ne vous dérange pas plus que ça, alors vous êtes complètement folle ou tout simplement stupide, Mère Morgana !
- Je dois surtout être honnête : je ne pensais pas qu’ils iraient jusqu’à convoquer un Archidémon. Peut-être aurais-je agi différemment si je l’avais appris plus tôt, je ne peux pas vous dire. Quand Cazarras a parlé du plan, je n’étais plus en position de reculer. À présent, j’éprouve des regrets, Dame Marjan.
- C’est un peu tard pour ça, vous ne croyez pas ?
La prêtresse déchue soutint le regard de la Dame Gottlieb.
- Je vous suis, Dame Marjan. Je me soumettrai au jugement de Frère Tomas, et du Temple de Taal et Rhya. La seule chose que je vous demanderai est de répéter à mes frères et sœurs de l’Ordre, ainsi qu’à Branwen, que je n’ai pas voulu ça.
Le visage de Marjan se renfrogna.
- Je doute que ça change quelque chose, mais si ça peut vous aider à être plus sereine quand vous comparaîtrez devant Morr, je le ferai.
Mère Morgana fit un petit signe reconnaissant de la tête. Deux soldats la prirent par les épaules et la poussèrent dans la cage.
Plus loin, le capitaine Klingmann surveillait l’autre groupe de cultistes. Tous étaient à genoux devant lui, tête baissée, les mains dans le dos. Le grand Skaven tacheté passa devant le rang de prisonniers, talonné par le sergent Weller. Sa colère et son désir de revanche, renforcés par la frustration de ne pas avoir traité le cas Pâlerameau, étaient presque aussi visibles à l’œil nu qu’une auréole de flammes. Les gardes n’avaient pas le moindre doute : les prisonniers allaient tous passer un fort désagréable moment.
- Vous êtes tous coupables d’hérésie. Voilà quelques semaines que vous semez le trouble dans ma ville, et vous vous apprêtiez à faire la même chose dans tout le Royaume. Pactiser avec le Chaos est l’un des pires crimes que l’on puisse commettre. Vous serez tous jugés, et je peux vous garantir que nous ferons preuve de la plus grande sévérité ! N’attendez aucune pitié de la part de la Justice de Verena !
Walter s’arrêta devant l’une des silhouettes. Il lui arracha sa cagoule, révélant le visage rubicond d’un gros homme à épaisse moustache.
- Toi ! Qu’est-ce que tu espérais en vendant ton âme à Tzeentch ?
L’homme semblait terrorisé. Le capitaine insista.
- Alors ? Parle !
- Je… Je voulais devenir riche ! Cazarras m’avait promis beaucoup d’argent !
- Classique… Mais toujours efficace.
Walter gifla le gros homme. Il s’arrêta devant le prisonnier suivant. Sous la capuche, il devina de longs cheveux auburn. Il s’accroupit, rabattit le tissu en arrière, et son regard croisa celui d’une femme entre deux âges.
- Pourquoi te tourner vers les Démons du Maître des Mensonges, femme ?
- Pour le pouvoir, petit raton. Des connaissances à propos de mes rivaux qui m’auraient permis d’obtenir plus d’ascendance sur eux. Qui sait, j’aurais peut-être pu renverser le Prince ?
Le Skaven tacheté cracha sur la femme, se releva, et reprit sa marche.
- Ce brave Richter va avoir beaucoup de travail. Je devrais penser à lui attribuer une prime, car de nombreuses têtes vont tomber sous sa hache !
Klingmann avança jusqu’à un troisième cultiste. D’une claque, il fit tomber la cagoule. Il dévoila ainsi un visage rond et rougeaud, encadré d’une barbe blonde proprement taillée. Deux yeux de fouine étincelaient derrière les verres épais de ses lunettes. Avec un sourire cruel, il répondit :
- Je voulais détenir tous les secrets de la science. J’aurais pu percer tous les mystères de la vie elle-même, à commencer par celle de nos petits amis à carapace et élytres. Vous voulez un échantillon ?
L’Humain blond leva lentement la main gauche. Sa longue manche se rabattit, révélant son avant-bras. Il y eut des cris écœurés : au lieu d’une main, le poignet était surmonté d’une pince d’insecte. Sans hésiter, ni dire le moindre mot, Walter tira en un éclair le pistolet que le sergent Weller portait à la ceinture et abattit le cultiste d’une balle en plein front. Il fit un geste vers deux soldats en retrait.
- Jetez-moi ça au feu !
Les deux gardes obéirent promptement. Le capitaine rendit son arme au sergent, et commenta :
- Une sale vermine de moins sur cette terre, qui ne contaminera plus jamais personne. Sa mutation lui aura permis de crever bien plus vite et moins douloureusement qu’il ne le méritait vraiment. Contrairement à vous autres !
L’œil du Skaven tacheté fut soudain attiré par quelque chose. À quelques pas de lui, il y avait une autre figure cagoulée. Celle-ci, contrairement aux autres, ne bougeait pas, ne tremblait pas, ne respirait pas bruyamment. L’individu avait l’air anormalement paisible. Walter entendit son instinct lui murmurer la présence d’un danger. Il le sentit sans pouvoir l’expliquer, ce prisonnier allait lui poser problème. Aussi décida-t-il de prendre les devants. Il se campa devant le personnage masqué, mains sur les hanches, et aboya :
- Et toi ? Tu voulais de l’argent ? Le pouvoir ? Une queue de scorpion sur la jambe gauche ? Ou encore autre chose de pire ? Qu’est-ce que t’a promis l’Archidémon que nous avons combattu ?
Le prisonnier resta muet, tête baissée. Walter voulut en finir.
- Alors, réponds à ma question, saleté de fanatique ! Qu’est-ce que tu aurais obtenu ?
Comme son interlocuteur ne répondit toujours pas, le capitaine Klingmann glapit de rage, et lui retira sa cagoule d’un geste hargneux.
Son cœur s’arrêta net.
Il refusa d’y croire, mais la voix qu’il entendit lui confirma la tragique réalité :
- Un royaume entier à offrir à mon fils.
- Vous… ?!
- Le fou furieux sectaire n’attend aucune pitié, Wally, continua Vladimir Bäsenhau. En outre, je ne t’en veux pas.
- Mais… comment…
- Tu as fait ton travail, tu t’es battu avec conviction. Dommage, si nous avions gagné, tu aurais rapidement compris que c’était aussi dans ton intérêt.
Le grand Humain se releva lentement.
- Enfin… c’est ainsi.
Walter ne pouvait plus émettre la moindre syllabe, trop abasourdi.
- Prends soin de ta mère. Elle n’y est pour rien. Elle ne sait rien.
Deux gardes empoignèrent l’intendant, lui passèrent les menottes, et le conduisirent dans la cage. Ils passèrent devant Kristofferson. Si Bäsenhau ne prêta pas attention au jeune Steiner, celui-ci le reconnut immédiatement. Son visage se crispa en un cri muet d’incompréhension. Ce fut encore pire quand il croisa le regard de Walter. Le Skaven tacheté détourna aussitôt les yeux, et détala en courant. Le petit-fils du Prince resta immobile, incapable de faire le moindre geste.