Le Royaume des Rats
La mêlée générale était si confuse que personne ne prêta attention à deux silhouettes courtaudes qui mirent pied à terre près d’une échelle menant à une plate-forme surélevée au niveau du toit de la scierie. Chacun des deux grimpeurs portait un étui de cuir aussi grand que lui en bandoulière. Tout en grimpant, ils se permettaient d’échanger leurs impressions.
- J’aurais quand même préféré venir avec le Brave Griffon, mais le Prince a dit « trop bruyant ».
- Bah, nous arrivons très bien à nous en passer, jusqu’à présent. Verena a l’air de nous sourire.
- Ouais, j’imagine que Grungni et Grimnir aussi.
Une fois en haut, ils déballèrent promptement leur matériel – un fusil à longue portée pour chacun – qu’ils préparèrent méticuleusement.
- Et maintenant, permettez-moi de vous montrer ce dont je suis capable dans l’art du « tir aux couillons », déclara Nedland Grangecoq d’un ton professoral. J’ose espérer que vous en prendrez de la graine !
- Faites donc, je vous prie, mais souvenez-vous que ce n’est pas à un vieux Nain qu’on apprend à tailler la roche ! répliqua Aghnar Barisson sur le même ton.
- Seriez-vous en train d’insinuer que vous êtes rompu à cette discipline ?
- Je n’insinue pas, mon cher, je certifie : je suis très doué au « tir aux couillons », comme vous appelez si poétiquement cet art. J’irai même plus loin ; je parie que j’en abats deux ou trois quand vous n’aurez qu’un !
- Oh, vous voulez jouer à ça ? D’accord, fixez donc l’enjeu.
- Que diriez-vous d’un souper à la Bénédiction d’Esméralda ? Comptons les points, un par tête de pipe, et le perdant paie l’addition.
- Pari tenu, l’ami. J’espère que la Loi Martiale ne vous a pas coupé les vivres, les Halflings ont la désagréable habitude de coûter cher en repas.
- Et moi, j’espère que vous avez eu vos gages mensuels, car j’ai toujours grand soif après une bonne journée de travail !
- Ranald m’en soit témoin, je vous promets de ne pas falsifier mon compte.
Le Nain hocha la tête. Grangecoq, de son côté, n’eut pas besoin d’une promesse réciproque, remettre en question l’honneur d’un Nain lui était superflu. Le premier coup de feu partit, le concours commença.
Yavandir Pâlerameau sentait l’énergie de la Dhar monter peu à peu jusqu’à son cœur. Il murmura quelques mots destinés à modeler cette énergie qu’il dirigea jusqu’à ses mains. Des étincelles crépitèrent autour de ses doigts. Il bondit alors de derrière sa cachette, et tendit autant qu’il put les bras vers le ciel étoilé.
- Que s’abatte sur vous le jugement de Tzeentch, misérables insectes !
La Dhar jaillit de ses paumes, et fila au-dessus de la scierie sous la forme de deux longues traînées de lumières multicolores qui se rejoignirent et s’entremêlèrent à une centaine de yards en l’air. Le tourbillon de magie s’épaissit, s’épaissit, et un coup de tonnerre éclata à travers la clairière. Le nuage aux mille couleurs se déchira, et des langues de feu vert, bleu, rouge, argenté, doré, et bien d’autres nuances s’abattirent sur la mêlée générale. Yavandir ricana en pensant au nombre de mutations que ce déluge de magie corruptrice allait engendrer. C’est alors qu’un dôme de flammes se matérialisa à une trentaine de pieds du sommet de la scierie. Les langues multicolores tombèrent sur la couche de flammes qui les absorba toutes en quelques instants, avant de disparaître.
L’Elfe serra les poings de rage.
Ne panique pas ! Ils ont un sorcier, sois attentif, et tu devrais repérer ce trouble-fête !
Il n’eut pas besoin d’ouvrir son esprit aux vents de magie. En effet, une colonne de lumière et de flammes tournoyantes s’élevait près de la bordure de la clairière. Au milieu, une silhouette dégingandée que le bateleur maudit n’eut aucun mal à reconnaître.
Toi ? Que Tzeentch te maudisse !
Calmement, sans prêter attention au tumulte de la bataille générale autour de lui, Yavandir avança dans sa direction. De son côté, Brisingr Mainsûre marchait posément. Deux cultistes encapuchonnés voulurent lui barrer la route. D’un simple balayage du bras, il conjura une langue de feu longue de trente pieds, et large d’une dizaine. Les deux agresseurs moururent carbonisés en quelques secondes.
Quand il ne resta plus qu’une quinzaine de pas entre les deux Elfes, ils s’arrêtèrent en même temps et s’immobilisèrent.
Les yeux du bateleur étincelèrent d’une lueur qui mêlait contrariété et excitation. Il murmura :
- Brisingr…
- Yavandir, répondit le magister vigilant avec un sourire espiègle.
- Brisingr !
- Yavandir !
- Je te croyais au cachot pour hérésie ?
- J’ai été relâché pour bonne conduite. Toi, par contre, quand je t’aurai arrêté, tu risques d’y rester un long moment.
- M’arrêter ? Ce sera plus facile à dire qu’à faire !
- J’y compte bien ! J’ai horreur quand c’est trop facile.
Brisingr fit virevolter ses doigts, et aussitôt une longue épée de flammes apparut dans sa main. Yavandir esquissa quelques gestes ésotériques, une lance au manche de cuivre et à lame de mercure en suspension se matérialisa en un instant au bout de son bras. Les deux Elfes se ruèrent en avant, leurs armes magiques se heurtèrent avec violence.
Ils commencèrent par quelques passes d’armes que deux escrimeurs ordinaires auraient pu échanger. Yavandir, artiste danseur, alliait parfaitement son savoir-faire de saltimbanque à la discipline martiale. De son côté, Brisingr avait l’habitude de recourir aux armes, il l’avait fait à multiples reprises au cours de sa carrière de magister vigilant.
Au bout d’une longue minute, le bateleur décida qu’il était temps de changer de tactique. Il empoigna fermement sa lance dans sa main gauche, la pointe braquée vers le mage flamboyant, et étira les doigts de sa main droite. Aussitôt, des serpentins irisés jaillirent de ses phalanges et s’enroulèrent en un éclair au tour du cou de Brisingr. Le magister vigilant se retrouva avec des rubans qui lui enserraient la gorge et lui recouvraient le visage. Il eut un frisson de dégoût en sentant les lanières se transformer en petits tentacules aux ventouses gluantes. Par réflexe, il envoya une petite boule de feu dans la direction de Yavandir. Le bateleur fit un bond de côté et évita le projectile magique, sans pour autant relâcher sa prise. Brisingr essaya de trancher d’un coup de son épée de feu les cordons élastiques, mais la lame rebondit sur la matière molle qui se contractait de plus en plus fort.
Yavandir ricana.
- Voilà ce que j’appelle un coup de main à couper le souffle !
Brisingr posa rapidement une main sur la masse grouillante de tentacules qui se tortillait devant lui, et appela la magie d’Aqshy. Immédiatement ses doigts chauffèrent au rouge les chairs pourpres et visqueuses. Sous l’action de la chaleur, les tentacules se crispèrent et serrèrent davantage. Le magister vigilant résista, alors que le sang qui battait dans ses tempes l’assourdissait. Ses doigts toujours posés sur la chair frémissante et grésillante, il retint sa respiration. Enfin, au bout d’un moment qu’il jugea très long, il sentit les répugnants appendices relâcher leur prise. Brisingr secoua la tête, sa vision redevint plus nette. Yavandir agita nerveusement le bras, et les tentacules brûlés s’évanouirent dans le néant.
- Teigneux, murmura le mage flamboyant avec un sourire mauvais. J’aime qu’on me résiste.
Il fit un tour sur lui-même, le bras tendu comme un discobole, et sauta gracieusement. À la fin de son mouvement, il fit un geste vers l’avant, et lança son épée en avant. L’arme se transforma en un disque de feu de trois pieds de diamètre, et tournoya vers le bateleur. Yavandir leva les mains, et fit jaillir du sol une myriade de petits cailloux qui se comprimèrent en un clin d’œil, créant ainsi un prisme transparent aux faces lisses aussi grand que lui. Quand le disque de feu percuta le prisme, au lieu de l’altérer, il se fondit à l’intérieur, et rebondit sur toutes ses faces internes de longues secondes avant de partir à toute vitesse dans la direction du magister vigilant. D’un geste, Brisingr rattrapa son arme d’énergie et la dissipa. Yavandir donna une chiquenaude sur le prisme qui explosa aussitôt. Des milliers d’éclats de verre minuscules filèrent vers le mage flamboyant. Brisingr n’eut que le temps de tourner le dos à son adversaire tout en se protégeant le visage de sa cape. Il grimaça de douleur en sentant des petites coupures lui lacérer tout le corps.
Yavandir ricana encore. Brisingr se redressa. Cette fois, il n’affichait plus le moindre cynisme.
- Qui t’a appris cette magie, Yavandir ?
- J’ai suivi des cours particuliers entre deux tournées.
- Une telle manipulation des vents de magie requiert des années d’études que tu n’as pas pu avoir. Des années d’études… ou un pacte avec un Démon ! C’est bien ça ! Tu n’as pas seulement collaboré avec un prêtre de Tzeentch, tu as carrément vendu ton âme à un de ses Démons !
- « Vendu mon âme », quelle vilaine expression ! Ce n’est pas une perdition, mais une collaboration.
Le bateleur fit tournoyer sa lance entre ses mains, et bondit en avant vers le magister vigilant. Celui-ci matérialisa rapidement une nouvelle épée de feu dans sa main, et les deux combattants croisèrent le fer de plus belle.
Kristofferson et Walter, dos à dos, cherchaient toujours furieusement du regard leur ennemi. Autour d’eux, le combat faisait toujours rage, et ne s’annonçait pas gagné. Même si le premier assaut avait fait des dégâts dans leurs rangs, même s’ils étaient moins bien équipés, les fidèles de Tzeentch combattaient comme des fous furieux, et restaient deux fois plus nombreux. Le déferlement de magie brute qui émanait du cercle de malepierre les rendait d’autant plus excités.
- Voilà les renforts ! s’exclama Walter, en montrant du doigt Frère Arcturus.
Le prêtre de Sigmar levait son marteau, et ordonnait aux frères guerriers qui l’accompagnaient de se disperser pour attaquer les cultistes de Tzeentch. Derrière, des cavaliers menés par le sergent Weller formaient un grand cercle autour du périmètre afin de ne laisser passer personne. Les Sigmarites se jetèrent à leur tour dans la mêlée. L’un des prêtres confirmés voulut approcher les deux hommes-rats, talonné par deux initiés.
Soudain, il y eut un éclair de nacre. Alcibiade se déplaça à une vitesse hallucinante, se téléportant de cible en cible. Chaque fois, il frappait de sa lame rugissante, taillant et tranchant ses victimes. En à peine quelques secondes, une demi-douzaine de guerriers de Vereinbarung, le prêtre et ses deux acolytes, gisaient au sol dans le sang et la boue.
- Shallya ait pitié, quelle horreur !
Alcibiade se tourna vers Kristofferson, tendit la pointe de son épée démoniaque dans sa direction, et s’évanouit de nouveau. Cette provocation poussa le Skaven brun à débrider sa colère.
- Venez vous battre !
Il n’y eut aucune réponse. Le Guerrier du Chaos ne se montra pas.
- Au moins, nous savons qu’il a décidé de nous affronter, nous, et pas ton grand-père.
- Sauf s’il est en train de se téléporter jusqu’à lui en ce moment !
- Ne paniquons pas, Kit ! J’ai compris quelque chose.
- Ah oui, quoi donc ? demanda Kristofferson avec empressement, à l’affût du plus petit détail positif.
- Ces combattants qu’il vient de trucider… il y a un point commun : il les a tous attaqués par derrière.
Le cœur de Kristofferson s’emballa davantage.
- Encore plus vil que je ne croyais !
- Tant qu’on reste dos à dos, on a une chance de le voir arriver.
- Mais s’il décide de nous lâcher pour s’en prendre à d’autres ?
- On finira par pouvoir le surprendre. Peut-être qu’il ne peut pas se téléporter indéfiniment, non plus.
- Ouais… Si ça se trouve, ça le fatigue.
- On devrait le pousser à la faute.
- Attention, si ça se trouve, il nous écoute ?
Le jeune Steiner avala sa salive.
Non loin du cercle de malepierre, l’initié Reyes jubilait. Il était à genoux près du cadavre de Cazarras, et ricanait méchamment.
- Eh bien, vieille branche, on dirait qu’il faut désigner un nouveau prêtre de Tzeentch !
Il rabattit vers l’arrière sa capuche, révélant le visage mince d’un homme brun, aux petits yeux noirs brillants de cupidité sous ses mèches courtes. Une paire de lunettes était posée sur son nez pointu. Quand il aperçut une bourse pleine de poudre de malepierre à la ceinture du prêtre, il se réjouit davantage.
- Il est temps de prendre mon dû !
Il empoigna la bourse, défit les cordons qui la maintenaient fermée, et cria de joie à la vue de la poudre scintillante à l’intérieur. Le cri de guerre d’un prêtre de Sigmar le ramena à la raison.
- Que la Justice te punisse, hérétique !
Le prêtre leva son marteau, Reyes fut plus rapide. D’un geste, il projeta vers la figure du Sigmarite une poignée de malepierre. L’effet fut immédiat ; le prêtre suspendit son geste, fut pris d’une violente quinte de toux. Il toussa si fort qu’il en lâcha son marteau. Des cris étranglés qui traduisaient une abominable douleur suivirent. Il bascula en arrière et tomba sur le dos, secoué de spasmes. Quelque chose déchira sa gorge de l’intérieur et jaillit à l’air libre : une espèce de champignon cylindrique de chair.
- Bel organe ! s’exclama Reyes avec un rire moqueur.
L’initié vit alors quelque chose de plus surprenant : un petit personnage profitait de la confusion générale pour faire le tour, et approcher du cercle au galop sur son poney. Il n’était pas possible de distinguer clairement les traits de ce nouvel arrivé, il portait aussi une longue cape à cagoule. Si l’on en croyait sa taille et sa corpulence, c’était un enfant Humain ou un Halfling, peut-être ? En tout cas, il portait une musette en bandoulière. Le sang de l’Humain ne fit qu’un tour. Il était persuadé que cet individu allait tenter de faire échouer le rituel, d’une manière ou d’une autre. Non, il n’allait pas permettre un tel sacrilège, alors que la déchirure dans le voile de la réalité était à présent grande d’un bon pied !
Reyes soupesa la bourse. Il lui restait encore quelques bonnes doses de poudre. Un vilain sourire aux lèvres, il courut vers la petite forme masquée. Celle-ci arrêta son poney près du cercle de malepierre, et l’éloigna d’une tape sur le postérieur. L’initié de Tzeentch courut vers elle.
- Embrasse ta destinée !
Reyes retroussa en un mouvement le sac dans la direction de l’intrus, et envoya ainsi un nuage de paillettes vertes à hauteur de son visage. Le petit personnage tomba à genoux, ses mains dissimulées par les manches amples se crispèrent sur sa gorge. Il toussa, toussa, s’écroula sur le ventre, et ne bougea plus.
- Pauvre imbécile, se moqua l’initié.
Il se pencha vers le cagoulé, et tendit la main pour découvrir son visage.
- Voyons quels cadeaux Tzeentch t’a off…
Il n’eut pas l’occasion d’en dire plus. La petite forme releva brutalement la tête, et percuta le menton de l’initié qui tomba en arrière. Reyes eut tout juste le temps de voir un éclat rose sous la cagoule lorsque son agresseur bondit sur lui, et lui enfonça une dague dans la poitrine à plusieurs reprises.
Psody se releva, secoua la tête, et s’essuya le nez.
- Imbécile toi-même ! Cette camelote-cochonnerie ne ferait même pas péter un Prophète Gris !
Il baissa les yeux vers le cercle formé par la poudre de malepierre brûlante, et s’autorisa quelques secondes pour l’analyser, d’un œil professionnel. Sous le masque de Fershitt Face Fondue, il avait consulté discrètement les comptes de Karhi, mais il n’avait pas eu accès à la matière elle-même. Ce qu’il vit le fit siffler de moquerie.
Pas étonnant-surprenant que Pâlerameau ait dû acheter à Karhi une telle quantité de malepierre. Il s’est fait rouler ! Je parie que trois sacs à charbon d’une poudre d’aussi piètre-mauvaise qualité n’auraient pas l’efficacité de deux livres utilisées par Vellux !
Mais si la pureté de la malepierre était ridiculement faible, la quantité était suffisante. Psody serra les dents quand il leva les yeux et vit la fente entre la réalité et le Warp. L’ouverture tremblait comme un rideau de théâtre déchiré, et était à présent aussi grande qu’un Nain.
Il va falloir utiliser-utiliser les grands moyens !
Sans plus attendre, il sortit de sa musette un paquet de cuir qu’il ouvrit. Il en extirpa le masque d’or que lui avait jadis confié Cuelepok, et s’en affubla. Il marmonna quelques mots destinés à réveiller la magie coulée dans l’artefact. Peu à peu, les poils de son visage chauffèrent doucement. Il se tourna alors vers la déchirure, et focalisa son esprit sur la résonance de la singularité. Il devait en déterminer la nature exacte afin de pouvoir la contrer.
Il n’était pas facile pour lui de voir clairement quelque chose dans le tourbillon de formes et de couleurs dansantes. Le maître mage posa ses doigts sur ses tempes, par-dessus le masque, et plissa les yeux. La nature de la magie noire lui apparut lentement, mais progressivement…
Soudain, quelque chose électrisa son cerveau à tel point qu’il fut repoussé en arrière, comme s’il avait reçu un coup de trique sur le museau. Simultanément, une espèce de cri suraigu mêlant indignation et moquerie retentit, si fort que le Skaven Blanc couina de douleur, ses tympans martyrisés. Il y eut un crépitement tonitruant, et une volée de boules d’énergie d’un pied de diamètre furent catapultées hors de la déchirure, de tous les côtés, à des dizaines de yards à la ronde. Le maître mage miaula de dégoût. Chaque fois qu’une boule d’énergie touchait le sol, elle éclatait, et laissait instantanément apparaître une horrible créature de chair, de dents et de griffes, ce qui lui rappela la description de la chose qui avait agressé sa fille dans la serre !
Frère Arcturus vit lui aussi cette flopée de créatures mutantes jaillir de toutes parts. Surpris au premier abord, il se ressaisit rapidement. Il leva son marteau et ordonna d’une voix puissante :
- Mes frères, faisons éclater la juste colère de Sigmar devant ces abominations !
Puis il clama haut et fort :
- Je suis la Voix de la Vérité, ma foi dicte mes actions.
Les autres prêtres brandirent à leur tour leur marteau, et répondirent en chœur :
- Je suis le Marteau de la Justice, et j’abats sans rémission.
- Je suis l’Ultime Châtiment qui écrase la corruption, reprit Frère Arcturus.
- Sigmar est le Sauveur, et j'agis en son nom, récitèrent ses subordonnés.
- Je suis un Frère du Saint Marteau…
Les prêtres répliquèrent ensemble :
- Sacrée est ma mission !
À ces mots, les marteaux des prêtres se mirent à briller d’une lueur dorée, comme si un feu intérieur se manifestait dans la tête de fer de chaque arme. Les Sigmarites chargèrent les créatures du Chaos, en invoquant leur Dieu tutélaire.
La pointe de lance passa à quelques pouces du fin visage de Brisingr Mainsûre. Le mage flamboyant répliqua d’un moulinet de son épée de flammes. Yavandir bondit en arrière et tendit de nouveau la main qui ne tenait pas son arme. Une multitude de serpentins de fumée colorée se matérialisa au bout de ses doigts, et s’étira vers la tête du magister vigilant. Celui-ci ne voulut pas se faire avoir une deuxième fois. Anticipant le sortilège, il positionna ses mains l’une face à l’autre, à un pied de distance, et concentra rapidement l’énergie Aqshy entre ses paumes. Il créa ainsi un globe de flammes tourbillonnantes dans lequel s’abîma le ruban multicolore.
Les deux magiciens restèrent ainsi de longues secondes, chacun essayant d’avoir le dessus sur son adversaire. Parfois, les volutes de fumée englobaient la sphère et menaçaient de la broyer, et les secondes suivantes, la boule flamboyante absorbait les tentacules magiques plus rapidement qu’ils ne se régénéraient.
Yavandir…
Brisingr sentait l’énergie magique du Vent du Feu lui chauffer les mains et le visage. Ses yeux se crispèrent en deux minuscules fentes. La température montait de plus en plus, à tel point que Yavandir aussi suait à grosses gouttes, et sentait son masque devenir collant sur la peau de son visage.
Yavandir ?
Les vents magiques formèrent un tourbillon juste au point où ils se croisaient, et s’entremêlaient. Des petits cailloux, des lambeaux de cadavre, des mottes de terre et des armes perdues commencèrent à tourner autour des deux Elfes, emportés par le vent qui se faisait de plus en plus fort. Plus les deux magiciens faisaient déferler leur magie, plus le cyclone était intense.
Mais qu’est-ce que tu fous, Yavandir ?! Arrache-lui la tête !
Brisingr ouvrit grand les yeux, surpris par ce qu’il venait d’entendre. Oui, il en était sûr, la concentration de magie était telle qu’il avait nettement perçu quelque chose qui ne lui était pas destiné. C’est alors qu’il vit autre chose. Juste au-dessus du masque en forme de soleil et lune, l’espace d’une demi-seconde…
Par Hoeth, Nedland avait raison !
Le mage flamboyant eut un petit rire nerveux qui s’intensifia.
À présent, je sais comment te vaincre, Yavandir Pâlerameau !
Il fallait d’abord l’affaiblir. Il continua de rire, de plus en plus fort. Comme il l’espérait, ce simple changement de comportement suffit à déconcentrer au moins un peu le serviteur de Tzeentch. Une demi-seconde de concentration moins tenue, il n’y avait besoin de rien de plus. Tel un lutteur de bras de fer, Brisingr engagea brutalement une grande quantité d’énergie magique afin de faire rougeoyer la boule de feu devant lui. L’air brûla tout autour du globe crépitant, et la température devint insupportable… pour quelqu’un qui n’était pas habitué à la morsure d’Aqshy comme l’était Brisingr.
Les deux magiciens furent repoussés par l’énergie calorique au même moment. Brisingr serra les dents lorsqu’il sentit des cloques consteller son visage, et ses gants en train de brûler, mais sa ruse avait réussi. Yavandir était complètement décontenancé, et les volutes de vapeurs colorées autour de lui se dispersaient. Le mage flamboyant se dépêcha de réciter une autre formule magique tout en agitant les bras – des gestes nombreux, rapides, mais précis – puis il braqua ses paumes vers son adversaire.
Un cylindre doré de force magique frappa Yavandir au cœur. L’onde n’abîma ni ses vêtements, ni sa chair, ni ses os, mais le choc fut si intense que le serviteur de Tzeentch fut catapulté en arrière comme s’il avait reçu la charge d’un Chevalier Panthère.
- ARI !
Yavandir disparut du champ de vision de Brisingr sur ce cri, un hurlement qui mêlait surprise, colère et désespoir.
Le mage flamboyant s’apprêta à courir à sa poursuite, mais il repéra plusieurs créatures de Tzeentch aux alentours. Il se mordit la lèvre et, fidèle à son caractère, ne put s’empêcher de faire un trait d’esprit.
- Il va falloir nettoyer tous les déchets. Ne t’enfuis pas trop vite, Yavandir, j’en ai pour une minute !
Toujours devant la déchirure à présent suffisamment large pour permettre à un cheval de la franchir, Psody garda son sang-froid. Heureusement pour lui, les créatures d’énergie brute avaient été dispersées dans tous les sens, et à une bonne distance. Les prêtres géraient ce nouveau problème à grands coups de marteau et de prières, ce qui lui laissait encore le champ libre.
Il fit glisser ses doigts sur le masque, et voulut ressentir l’énergie dorée qui circulait dans le métal précieux. Puis il s’agenouilla près du dessin complexe et posa ses mains sur la poussière de malepierre. Bien sûr, il ne craignait pas les effets ravageurs des mutations, mais il sentit néanmoins des crépitements sous ses huit doigts. La magie brute contenue dans la malepierre fluait à toute vitesse le long des lignes de poudre.
Psody marmonna alors une formule magique et voulut dévier la course de la force Dhar. Mais à peine eut-il touché l’énergie brute avec l’aura rayonnante de Ghyran qu’il fut repoussé en arrière. Il glissa sur l’herbe et se retrouva sur le dos. Il releva la tête, et regarda en direction de l’ouverture inter-dimensionnelle.
Il ne le savait pas alors, mais il allait passer le restant de ses jours à regretter d’avoir fait ce simple geste.
Au milieu du tourbillon de couleur, il distingua deux globes qui flottaient à quelques pieds l’un de l’autre. Ces deux globes émettaient une lumière vive, irisée, et qui changeait rapidement de couleur. Ils penchaient également d’un côté, de l’autre. Le cœur du maître mage se retrouva comprimé dans un bloc de glace terrifiée quand il comprit la nature de ces lumières jumelées.
Des yeux !
Oui, des yeux qui n’avaient clairement rien de mortel, des yeux qui n’appartenaient pas à une créature née dans le Vieux Monde. Ces yeux contemplaient le Skaven Blanc avec un mélange de perplexité intriguée, de mépris rageur, et d’une extrême moquerie. Psody frissonna davantage quand il entendit des dizaines de voix murmurer à ses oreilles. Il percevait parfois au milieu de cet horrible mélange de logorrhées quelques mots dans sa langue natale. Des mots qui le touchaient au cœur, qui le blessaient, qui l’affaiblissaient, et le flot de paroles était si fort qu’il n’avait pas le temps d’y résister. Chaque fois qu’il voulait surmonter une attaque verbale, trois autres s’abattaient simultanément sur son ego.
Tout autour de lui, le monde ralentit, puis s’arrêta, et disparut de ses yeux. Il fut assailli de centaines d’images, certaines claires et réalistes, d’autres complètement absconses. Comme le jour où Iapoch avait tenté de lui faire perdre pied au cours de la bataille de Kreidesglück. Mais il sentait une puissance bien plus redoutable, bien plus dévastatrice, en train de pénétrer son esprit et d’y semer le chaos absolu.
Psody fit appel à toutes ses forces pour détourner le regard, avec un cri strident. Il ferma les yeux, mais les images restèrent bien visibles sous ses paupières, et les murmures et exclamations lacéraient toujours ses oreilles. L’Archidémon ne se contentait pas de violenter ses sens, il agressait directement les recoins de son cerveau ! Le Skaven Blanc eut alors une idée : se raccrocher à des souvenirs concrets qui lui permettraient de retrouver un peu de stabilité au milieu de cette tempête mentale. Mais l’être qui lui faisait face était autrement plus puissant et dangereux qu’un minable petit Prophète Gris. Devant une telle adversité, il fallait trouver des souvenirs autrement plus profonds et plus intenses que ceux que sa mémoire avait sollicités à Kreidesglück.
Il remonta loin, beaucoup plus loin dans son passé, et vit… Plutôt, il vécut de nouveau.
Cette sortie à l’air libre où il s’était retrouvé seul avec Diassyon et Chitik, pour la première fois. Bien sûr, c’était pour faire quelque chose de mal, sous le prétexte de plaire au Prophète Gris Vellux. Bien sûr, il allait tâcher de réparer cette bêtise-là, un jour ou l’autre. Mais ce qui lui était plus agréable, c’était la présence de ses deux frères, et l’harmonie qu’il y avait eu entre eux trois cette nuit-là.
Un goût délicieux remonta dans sa bouche, tandis que le parfum de la soupe aux légumes préparées par Dame Katel, légumes qu’il avait lui-même cultivés, sans magie.
Il se retrouva dans son laboratoire aménagé à part, au fond du parc du domaine. Sur le pas de la porte, la petite silhouette de son fils aîné Kristofferson, alors âgé d’une trentaine de mois. Le petit Skaven brun, immobile et muet, avait les vêtements couverts de sable, une écorchure au genou, et la larme à l’œil. Sa première tentative d’équitation s’était terminée en désastre. Le Skaven Blanc avait passé l’heure suivante à le rassurer, à le consoler.
Il revécut le moment où Bianka et Sigmund, encore tout petits, se promenèrent tous les deux hors de la maison pour la première fois, chacun tenu par la main par leur bienveillant grand frère.
Il sentit son cœur éclater de joie lorsqu’il découvrit le visage de Gabriel, enfin venu au monde après des heures d’efforts de sa compagne.
Il finissait de lire le chapitre du conte qu’il lisait à Isolde depuis quelques jours, alors qu’elle était déjà profondément endormie.
Et entre chaque image, il y en avait une qui se répétait inlassablement : Heike, allongée à ses côtés dans leur lit, en train de lui sourire.
Non. Il n’allait pas tout perdre à cause d’une aberration démoniaque dont le seul but était de semer le désordre partout où elle passait !
Les voix se turent, les lumières s’éteignirent, les images déroutantes se dissipèrent, la sensation de fourmillement disparut. Il n’y eut plus que la déchirure dans la trame de la réalité. Psody sentit son visage se crisper de colère.
Qui-quoi que tu sois, tu ne me les prendras JAMAIS !
Il se releva d’un bond, sauta en avant, tomba à genoux juste à côté du cercle de malepierre, et appliqua fermement les mains sur la poudre cristallisée. L’énergie du masque d’or flamboya, le métal chauffa d’un coup, et des vagues d’énergie dorée descendirent le long des bras du maître mage. Psody gémit de douleur quand il sentit les éclairs crépiter sur la peau de ses bras et de ses mains, mais il tint bon. Il serra les dents, et ricana de triomphe quand il vit la réaction de la poussière de malepierre. La matière brillante se solidifia, se figea en quelques secondes, et devint inerte. La lumière verte qui émanait des tracés du canevas fut aspirée par le masque de Cuelepok. Quand il n’y eut plus la moindre once d’énergie Warp sur l’herbe, le Skaven Blanc se projeta en arrière. Une fois sur le dos, il braqua son museau vers Morrslieb, et poussa de toutes les forces spirituelles qui lui restaient. Toute la vibration verte retenue par le masque d’or fut catapultée d’un seul coup vers la lune de malepierre à la vitesse de la lumière.
Un piaillement épouvantablement aigu déchira les cieux, alors que l’ouverture rétrécit, rétrécit. Au dernier moment, une énorme patte griffue, semblable à une serre d’aigle plus grande qu’un Nain, prolongée d’un bras couvert de plumes, franchit la déchirure. Le trou entre les dimensions finit de se refermer. La main fut détachée du bras selon une section nette et propre. Elle tomba sur la terre battue, et se transforma instantanément en pierre grise.
Tout lien avec la dimension du Chaos coupé, les horribles monstres envoyés par l’Archidémon perdirent rapidement de leur substance. Les plus proches du portail désormais fermé subirent le contrecoup magique, et tombèrent instantanément en poussière. Les plus costauds s’affaiblirent, si bien que les prêtres de Sigmar, encouragés par ce retournement de situation, redoublèrent de combativité, et les Démons qui ne s’étaient pas désagrégés furent rapidement broyés à coups de marteau de guerre.
Toujours sur le toit de la scierie, Nedland et Aghnar n’avaient pas raté une miette du spectacle.
- Par ma barbe, on dirait que le Maître Mage a réussi !
- Le contraire m’aurait à la fois surpris et contrarié, Maître Barisson.
- Vous pensez que cet Archidémon a compris qu’on ne voulait pas de lui ici ?
- Ça me ferait… Ho, attention !
Mû par son instinct de survie, Nedland roula sur le côté, juste à temps pour éviter le bras de chair rigide de la créature informe qui l’avait attaqué par derrière.
- D’où tu sors, toi ? s’étonna le Halfling, qui n’avait pas vu l’abomination de Tzeentch grimper directement au mur à l’aide de ses multiples appendices.
Maître Barisson invectiva en khazalide, sortit son marteau, et l’agita dans la direction du monstre. De son côté, le trésorier tira de sa ceinture son épée courte. Mais alors que les deux frères d’armes attaquèrent simultanément la bête, leurs armes ne heurtèrent que le vide. En quelques secondes, la créature du Chaos s’estompa, et disparut complètement.
Alcibiade grinça de rage. La main sur la poitrine, il semblait à bout de souffle. Les deux Skavens firent face au chevalier nacré. Celui-ci fit un moulinet, son épée toujours rugissante. Kristofferson et Walter frappèrent simultanément. Leurs armes s’entrechoquèrent ; une fois de plus, Alcibiade s’était dérobé magiquement au dernier moment. Il réapparut juste derrière les deux camarades aux armes entremêlées, son épée levée prête à les couper en deux d’un mouvement.
- Hé !
Mû par un réflexe, le Guerrier du Chaos tourna la tête sur sa droite, et eut à peine le temps de voir le visage furibond de Marjan Gottlieb, avant de sentir le choc violent d’une masse d’armes s’abattre sur son épaule. La violence du coup le déséquilibra, il dut faire quelques pas en arrière. Kristofferson et Walter pivotèrent sur leurs talons. Sire Alcibiade récupéra cependant bien vite. Il se campa fermement sur ses pieds, et fit tournoyer son épée dentée avec un ululement qui n’avait rien d’humain. Marjan répondit par un cri de défi, sa masse levée. Le chevalier d’azur se mit en garde, et disparut de nouveau.
Les trois combattants se mirent aussitôt dos contre dos. Ils restèrent quelques longs instants ainsi, à l’affût du plus petit mouvement. Kristofferson s’attendait à voir surgir le chevalier à la périphérie de son champ de vision. Walter, de son côté, n’en menait pas large. Tendu comme une corde de mandoline sur le point de rompre, il osait à peine respirer. Marjan murmura lentement :
- Surtout, évitez de lui laisser la moindre ouver…
Soudain, Sire Alcibiade se rematérialisa face à Walter, à une trentaine de yards de distance. Instinctivement, le Skaven tacheté serra la prise sur son marteau. De son côté, Kristofferson refréna de toutes ses forces son envie de pivoter pour faire face à leur adversaire. La jeune femme Humaine aboya :
- À toi de jouer, Wally !
Walter serra les dents en voyant l’immense chevalier courir vers lui, son épée à dents mouvantes faisait d’immenses moulinets. Il leva son marteau à deux mains, prêt à s’en servir. Soudain, il sentit quelque chose de froid sur son orteil. C’était une petite épée perdue au milieu du combat. Le capitaine eut alors une idée saugrenue ou audacieuse, tout dépendait du point de vue. Sans baisser sa garde, il attrapa l’arme du bout de la queue, et la lança vers les jambes du Guerrier du Chaos qui n’était plus qu’à quelques pas. Alcibiade, trop concentré sur le visage du Skaven tacheté, n’eut pas le temps de réagir.
L’épée courte se planta dans le pied gauche de l’imposant chevalier et s’enfonça jusqu’à la moitié de la longueur de sa lame. Aussitôt, un torrent de flammes multicolores s’échappa de la blessure. Alcibiade, coupé dans son élan, s’arrêta net, et regarda sa jambe clouée au sol avec un grognement surpris. Marjan ne lui laissa pas le temps de réfléchir. Elle balança sa masse d’armes en avant de toutes ses forces. L’arme fendit l’air en tournoyant et s’abattit sur le casque du Guerrier du Chaos. Sire Alcibiade se retrouva la tête projetée vers l’arrière. Un fort craquement résonna aux oreilles de Kristofferson. Le jeune Steiner pivota, et remarqua alors que la carapace qui constituait l’armure de leur ennemi avait été brisée par la violence du choc. Quelques débris tombèrent tels les morceaux d’une coquille d’œuf, révélant la peau violacée du cou du Guerrier du Chaos.
Le Skaven brun n’hésita pas plus longtemps. Il bondit en avant avec un cri terrible, et plongea la pointe de sa rapière dans la petite place nue. Le fer s’enfonça dans la chair corrompue, et ne s’arrêta que lorsque la garde toucha le cou du Mutant. Sire Alcibiade repoussa l’homme-rat de son bras musclé, mais le mal était fait. La lame cassa, le Skaven brun s’écarta vivement. Aussitôt, une nouvelle gerbe de flammes multicolores s’échappa de la blessure dans laquelle était toujours fichée la fine lame.
Alcibiade tira sur son pied, à tel point qu’il arracha l’épée qui l’empêchait de se déplacer. Le feu qui lui carbonisait la botte redoubla d’intensité, et dévorait à présent son abdomen. Un sang incandescent giclait à torrent de sous son casque. Le Guerrier du Chaos fut pris d’une hystérie mêlant douleur, colère et panique. Il agita ses bras dans tous les sens, en poussant des vagissements suraigus, auxquels se mêlaient d’étranges sons d’horlogerie en train de se détraquer. Enfin, au bout d’une très longue poignée de secondes, il bascula en arrière et s’écroula de tout son long dans un fracas de métal et de coquille.