Le Royaume des Rats
Chapitre 93 : Le Meilleur des Mondes Nouveaux
7099 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 29/05/2024 23:41
Salutations, femmes-rates et hommes-rats ! Désolé, j’ai un peu traîné, j’avais besoin de prendre quelques vacances.
J’espère que vous vous portez tous bien, et que la vie vous sourira dans les prochains jours !
Gloire au Rat Cornu !
- Attends-moi, Sanktius !
- Grouille… grouille-toi, alors, j’ai pas… j’ai pas… j’ai pas le temps de papoter, m-moi !
Deux silhouettes encapuchonnées trottaient sur le sentier. À chaque pas, leurs sabots s’enfonçaient dans la boue avec un bruit de succion, et menaçaient d’y rester coincer. De temps en temps, ils glissaient. Le plus petit était un homme ventripotent, dont les mèches rousses émergeaient de sous sa capuche. L’autre était mince, avait la démarche plus agile, et sa barbe brune taillée courte recouvrait ses pommettes.
Le nommé Sanktius se retourna, irrité.
- Pe… Pe… Petrus, tu vas nous… tu vas nous… faire arriver en re-re-retard !
- Je fais ce que je peux, Sanktius ! Mais avec cette gadoue, tu penses !
Le gros homme roux, bègue de naissance, attendit d’avoir son camarade à ses côtés pour reprendre la marche.
Ils arrivèrent aux abords d’une petite forêt. La nuit était tombée depuis des heures, mais ils n’étaient pas gênés par l’obscurité. En effet, Morrslieb, la lune de malepierre, était à son zénith. Sa lueur verte se répandait sur la campagne de Steinerburg tel un brouillard malfaisant, éclairant le chemin des deux lascars. Sanktius et Petrus évitèrent un fossé, et passèrent prudemment entre les arbres.
- T’es sûr que c’est le bon chemin, Sanktius ?
- Pour la der… der… dernière fois, Petrus, je te dis… te dis… que c’est le bon-bon-bon chemin ! Ar-rr-rête de me poser cette ques-ques-question !
Ils s’enfoncèrent dans la forêt, d’un pas moins assuré. L’éclat verdâtre de Morrslieb circulait péniblement entre les branches. Les oiseaux de nuit ululaient dans les hauteurs, et les buissons et feuilles mortes étaient régulièrement secoués par les petits animaux qui fuyaient sur leur passage.
Sanktius s’arrêta, et leva le doigt avec une exclamation satisfaite.
- Ah ! Re-re-regarde, Petrus ! C’est là-bas !
Entre les arbres, les lumières vacillantes de lampes et de torches crevèrent les ténèbres brumeuses.
- Quand même, c’est plutôt facile à trouver, comme planque, tu ne trouves pas ?
- Non, je ne… ne… crois pas, Petrus. Tout le monde n’a pas… n’a pas… n’a pas les tripes de quitter la ville pour aller… dans ce trou perdu… en ce moment. Et puis… n’oublie… n’oublie pas que nous… nous… n’avons plus le temps de ré-ré-réfléchir à une planque très… discrète. De toute façon… rappelle-toi que tout… tout… changera pour de bon ce s-s-soir.
- C’est vrai, répondit rêveusement Petrus. Ce soir, c’est le début du Monde Nouveau.
Les deux compères reprirent leur chemin. Ils arrivèrent enfin jusqu’à une grande clairière au milieu de laquelle la masse sombre d’un bâtiment tout en longueur s’élevait au milieu des nuages d’humidité scintillante.
- Où sommes-nous, Sanktius ?
- À la s-s-scierie du père… père… père Isidoro.
- Tu veux dire qu’Isidoro est l’un des nôtres ?
- Évidem-mm-ment, triple buse !
Sanktius et Petrus arrivèrent au milieu d’un groupe composé d’une bonne centaine de personnes qui portaient tous une longue robe à cagoule. Il n’y avait pas que des Humains, on percevait parfois sous la cape le bout d’une queue annelée ou des orteils griffus de Skaven. Mais aucun des adeptes présents ne montrait son visage, pas plus que les deux nouveaux arrivés. Des torches à haute hampe fixées dans le sol à intervalles réguliers éclairaient tant bien que mal les lieux.
L’un des membres de la secte s’avança. Il fit un vague signe de la main.
- Bonsoir, mes amis. Vous devez être les derniers, d’après les comptes, nous sommes maintenant au complet.
- Et c’est bientôt l’heure du rituel, ajouta un autre adepte cagoulé, un Skaven.
- Le… Le frère Caz-az-az-azarras est arrivé ?
- Oui, mon ami, il est là-bas, au pied de l’estrade.
Les deux camarades virent une estrade d’environ sept pieds de haut installée au milieu des stères de bois. Derrière cette estrade se tenait un grand homme, vieux, au crâne dégarni avec deux toupets de cheveux blancs qui jaillissaient de derrière ses larges oreilles. Une petite paire de bésicles à monture de cuivre coincées sur son nez reflétait les lueurs des flammes. Son visage ridé était peinturluré de couleurs criardes. Il tirait derrière lui un lourd sac. Régulièrement, il sortait de ce sac une poudre verte et scintillante de sa main dissimulée par la longue manche de son habit, et s’appliquait à la répandre derrière lui, de la manière la plus équilibrée possible, afin de dessiner un cercle. Il ne s’était pas contenté de faire un simple cercle : il avait passé un long moment à tracer des symboles complexes à l’intérieur, de façon à réaliser un canevas entier chargé de runes, de symboles et de dessins plus abstraits, en faisant attention à respecter des dosages précis. Certaines lignes étaient bien plus fines que d’autres. Vu du haut de l’estrade, le résultat était saisissant.
Sanktius jubila.
- C’est la pre… la pre… première fois que je v-v-vois en personne notre… p-prêtre. Comme… comme je suis c-c-content !
- Moi aussi. La vache ! T’as vu ça ?
- Tu le trouves si… si… impre-pres-sion… nant ?
- Ce n’est pas lui qui m’impressionne, plutôt l’autre, sur l’estrade.
Le gros homme leva les yeux, et son cœur s’arrêta net.
Sur l’estrade se tenait l’être le plus gigantesque, le plus terrifiant, le plus fascinant qu’il n’avait jamais vu. C’était à n’en pas douter un Guerrier du Chaos, un personnage de huit pieds de haut, engoncé dans une lourde armure ouvragée qui le faisait paraître large de quatre pieds. Cette protection était une œuvre d’art qui avait nécessité des dizaines d’heures de travail. Couverte de motifs complexes et de décorations, elle était très troublante au regard, car la matière qui la composait n’était pas du métal ordinaire, mais une sorte de coquille de nacre irisée aux tons bleutés. Impossible de voir le visage de l’individu, caché sous un heaume sculpté en forme de tête d’oiseau de proie. Le Guerrier du Chaos attendait patiemment, les deux mains posées sur le pommeau de son immense épée. L’arme non plus n’était pas métallique, elle ressemblait davantage à une excroissance de cartilages, de chair et d’os. Des dents longues comme le doigt et plus tranchantes que des lames de rasoir étaient disposées sur toute la longueur du tranchant de la lame, comme sur le rostre d’un poisson-scie.
- Qui est ce type ? marmonna Petrus.
- C’est Sire Alcibiade, répondit l’adepte Skaven. L’Envoyé de Tzeentch, venu pour nous.
Petrus ne savait pas s’il devait être terrorisé ou enchanté.
Derrière l’estrade, le vieil homme au visage maquillé continuait de jeter la poudre sur l’herbe. Il fit une courte pause pour contempler le résultat. Le sillage de poussière verte avait tracé un cercle d’une quarantaine de pieds de diamètre, complété aux deux tiers.
- Excusez-moi, Frère Cazarras ? demanda une voix un peu intimidée derrière le prêtre.
Frère Cazarras pivota sur ses talons, et fit face à un adepte qu’il reconnut immédiatement à la voix sous sa cagoule. En effet, il connaissait bien Umberto Reyes, qui était l’un de ses commis dans la vie de tous les jours.
- Qu’est-ce qui vous tracasse, initié Reyes ?
- Je voulais juste savoir : qu’est-ce donc que cette matière, Frère Cazarras ?
Le vieil homme au visage maquillé grommela d’impatience, agacé par la question.
- À votre avis, initié Reyes ? C’est de la poudre de malepierre, alors évitez d’y toucher !
- En aurez-vous en quantité suffisante ?
- Oui, initié, soyez rassuré.
- Vous allez utiliser la totalité de la malepierre de votre sac ?
L’initié avait l’air déçu de ne pas avoir une part de cette malepierre. Le prêtre s’impatienta.
- En effet, mais quand nous aurons accompli notre preuve de vénération à Tzeentch, trouver de la malepierre ne sera plus jamais un problème pour personne, vous compris. À présent, laissez-moi finir la préparation, et allez à votre place, parmi les ouailles. Allez !
Reyes sursauta, et s’empressa de repasser devant l’estrade. Frère Cazarras marmonna encore dans sa barbe, puis il ouvrit une malle posée non loin de lui. Il en sortit d’abord un paquet de cuir tout ensanglanté. Il se positionna au centre du cercle, tira sur la ficelle qui fermait le paquet, et déversa sur l’herbe dans un écœurant bruit de flatulence quelques livres d’organes.
- Un cœur de Gargouille pour Tzeentch.
Il sortit de sa poche une fiole. Il la déboucha et versa sur la chair putréfiée un liquide gras.
- Le sang d’un Lammasu pour Tzeentch.
Il répéta l’opération avec une deuxième fiole.
- La bile d’un Dragon pour Tzeentch.
Et enfin, il vida le contenu d’une troisième petite bouteille sur le tout.
- La sève d’un Homme-arbre pour Tzeentch.
Frère Cazarras s’agenouilla près de l’offrande, joignit les mains, et pria en silence.
Sanktius et Petrus voulurent signaler leur présence au prêtre. Mais alors qu’ils approchèrent de l’estrade, ils furent paralysés par le son d’une voix.
- Eh bien, les amis ? Ne voyez-vous pas que notre prêtre est très occupé ?
Ils levèrent simultanément la tête. La voix avait émergé de sous le heaume à tête d’oiseau. C’était bien Sire Alcibiade qui avait parlé. Mais contrairement à ce que laissait supposer sa monstrueuse et massive apparence, sa voix n’était absolument pas un grondement rauque de brute épaisse. Au contraire, c’était un timbre doux, mélodieux sans exagération, hypnotique. Si bien que les deux compères se sentirent transportés.
- Pardon, noble Seigneur Alcibiade, murmura Petrus. Nous… nous voulions juste nous présenter à notre Grand Prêtre.
- Oh, mais c’est tout à votre honneur, répondit Sire Alcibiade. Néanmoins, vous n’aurez pas besoin de le déranger. En fait, il vaut mieux pour vous garder identité secrète et capuche sur la tête pour l’instant. Tant que le rituel n’a pas été accompli, il y a toujours un petit risque que les autorités vous trouvent. Si nous étions découverts, je ne donnerais pas cher de vos carcasses.
- Vous avez raison, ô grand Seigneur, bredouilla Petrus. Mais… et s’il y avait des espions parmi nous ?
L’instant d’après, Petrus hurla de douleur. Sanktius lui avait donné un violent coup de coude dans les côtes. Sire Alcibiade haussa les épaules.
- Allons, camarade, nul besoin d’avoir peur. Si toi et ton voisin êtes ici à cette heure, c’est parce que vous avez reçu un message que seuls les membres de notre Ordre ont reçu. Cela fait déjà des semaines que nous allons où nous voulons comme nous voulons sans être inquiétés par les bons à rien qui constituent la garde de Steinerburg. Ils sont tous plus faciles à manipuler que des enfants ignorants. Ce n’est plus qu’une question d’heures avant le grand départ.
- Le… le grand dép-dép-départ ? demanda Sanktius.
Les deux hommes sursautèrent simultanément lorsqu’ils sentirent une main se poser sur leur épaule, tandis qu’une autre voix, triomphante et goguenarde, éclata :
- Le grand départ vers le Monde Nouveau, messieurs !
Sanktius et Petrus se tournèrent simultanément vers celui qui avait parlé. C’était un individu plutôt grand, et très mince. Il portait un costume bariolé aux couleurs vives et chatoyantes. Les tissus très serrés laissaient voir un corps grand et particulièrement maigre. Il n’était cependant pas possible de voir son visage, caché par un masque élaboré à l’effigie d’un astre à la fois solaire et lunaire : la moitié gauche représentait un soleil, et la moitié droite était peinte en quartier de lune. L’homme recula d’un bond, posa les mains sur les hanches, et leva la tête vers le chevalier en armure.
- Qui ne saurait tarder, par ailleurs. Vous pouvez parler de « minutes », Alcibiade ! Le moment approche à grands pas, et nous n’avons plus besoin que du signal de Frère Cazarras !
Puis, de nouveau vers les deux derniers venus :
- Allons, camarades, restez bien ici. Tout le monde va se réunir devant l’estrade, et dans quelques minutes, vous nous aiderez à adresser notre prière à notre Maître à tous ! Le monde sera changé à tout jamais grâce à votre volonté.
L’individu masqué bondit sur l’estrade.
Toujours à genoux, frère Cazarras ouvrit les yeux, et se leva. Il s’éloigna du paquet ensanglanté, quitta le cercle, et utilisa encore un peu de poudre de malepierre pour le compléter. Puis il sourit avec satisfaction.
- Tout est prêt, Maître Pâlerameau.
- Parfait ! Venez nous rejoindre, Frère Cazarras ! Vous avez bien mérité d’être aux premières loges pour ce spectacle !
Frère Cazarras ricana doucement, et clopina vers l’assemblage de bois. Il lui fallut une bonne minute pour parvenir à monter toutes les marches. Yavandir Pâlerameau mit ce temps à profit pour s’adresser à la foule.
- Mes amis, le moment est venu ! Rassemblez-vous tous devant l’estrade, nous allons pouvoir commencer la cérémonie. Après des dizaines d’années d’attente, notre Grand Maître va pouvoir venir parmi nous, et remodeler ce monde obtus et arriéré à l’image de Tzeentch, le Grand Architecte !
Les membres de la secte se positionnèrent devant l’estrade, laissant un espace d’une huitaine de pieds, et firent silence. Frère Cazarras leva les mains.
- Tous avec moi, vous allez prier, prononcer les paroles qui amèneront le serviteur de Tzeentch dans notre réalité. Le Monde Nouveau sera nôtre, pour des milliers d’années à venir.
Sire Alcibiade tendit le poing vers Morrslieb. Sa voix d’or plana au-dessus de l’assemblée avec la grâce d’un cygne.
- D’abord, le Royaume des Rats, ensuite l’Empire du misérable Karl Franz, et contrée après contrée, nos adversaires tomberont. Le monde entier accueillera Tzeentch et ses fidèles serviteurs. Mais chaque chose en son temps, nous allons commencer par ce petit pays. Ce pauvre âne bâté de Prince Steiner va très vite comprendre qui est le vrai Maître de Vereinbarung, chers amis !
- Et maintenant, saluons tous ensemble le Grand Architecte !
Frère Cazarras, dont la sueur perlait déjà sur le front par-dessus le maquillage bariolé, tendit les bras vers les étoiles. Il déclara solennellement d’une voix puissante :
- Au moment convenu, nous sortirons de nos antres secrets.
Les adeptes répondirent comme un seul homme :
- Au moment convenu, nous sortirons de nos antres secrets.
- Le Chaos s’abattra sur le monde et nous, élus du Chaos, occuperons une place de choix à Ses yeux, continua Cazarras.
- Le Chaos s’abattra sur le monde et nous, élus du Chaos, occuperons une place de choix à Ses yeux.
- Bienvenue à Tzeentch, le Maître du Changement.
- Bienvenue à Tzeentch, le Maître du Changement.
Puis vint la formule dans une langue blasphématoire que seules les âmes perdues pouvaient prononcer sans crainte.
- Njawrr’thakh’ Lzimbarr Tzeentch !
Tous les membres de la secte crièrent ensemble :
- Njawrr’thakh’ Lzimbarr Tzeentch ! Njawrr’thakh’ Lzimbarr Tzeentch ! Njawrr’thakh’ Lzimbarr Tzeentch !
Frère Cazarras sentit son cœur gonfler d’enthousiasme. Avec un sourire bienveillant, il agita les bras pour encourager les fidèles à répéter encore et encore les mots sacrilèges. Il se réjouissait d’insulter les faibles Dieux de l’Empire juste sous leur nez. Il resta ainsi pendant une longue minute, mais il réalisa quelque chose, et ses sourcils se haussèrent de surprise.
Curieux, vu leur nombre, ils devraient faire plus de bruit ? On dirait qu’il y en a un sur trois qui ne dit rien ?
Il cessa bien vite de se poser la question, quand il vit autre chose d’encore plus troublant : l’un de ses fidèles avança pour se mettre devant juste l’estrade.
Le prêtre intima le silence en s’immobilisant, puis il réprimanda l’individu.
- Eh bien ? Veuillez donc regagner votre place !
- Non, Frère Cazarras, répondit l’autre. J’y suis déjà.
- Nous avons tous notre place auprès de Tzeentch, mais en tant que serviteur, vous devez respecter la hiérarchie, ce que vous ne faites pas.
- C’est vous qui ne respectez pas la hiérarchie. Tzeentch n’a aucun droit sur Vereinbarung !
Un silence alourdi de gêne suivit cette déclaration. Cazarras eut alors un sourire, mais c’était un sourire faux, qui dissimulait péniblement un certain agacement.
- J’ai fait preuve de patience à votre égard jusqu’ici, mais vous en franchissez les limites. Vous commencez à vous montrer… bien insolent !
Le prêtre avait prononcé deux fois plus vite les deux derniers mots de sa phrase. Il se crispa davantage quand l’individu rétorqua :
- Et vous, vous êtes un horripilant paltoquet !
Le dissident releva sa capuche. Il y eut des exclamations surprises alors que les sectateurs reconnaissaient le Prince Steiner, qui n’avait pas du tout la moindre envie de sourire.
- Vous n’êtes pas les bienvenus ici. Quittez cet endroit et regagnez les Terres du Chaos. Je ne veux plus jamais vous voir dans mon Royaume. L’ « âne bâté » a parlé.
Sire Alcibiade sauta de l’estrade pour se retrouver face à Steiner, et se dressa de toute sa hauteur. Sans éprouver la moindre peur, le Prince finit de retirer sa robe, et le défia du regard.
- Et si on refuse ? susurra le Guerrier du Chaos en serrant son poing à la hauteur de sa tête.
- Tous ceux qui ne se rendent pas sur-le-champ mourront dans les prochaines minutes.
Le grand chevalier en armure éclata d’un rire cristallin en total désaccord avec son apparence imposante.
- Pauvre mortel ridicule ! Tu as un sacré toupet de venir te mesurer à nous tout seul !
Steiner répondit avec un rictus ironique :
- Qui a dit que j’étais venu seul ?
Puis il cria par-dessus son épaule :
- Maintenant !
Aussitôt, environ un cultiste sur trois laissa tomber sa cape. Les deux meneurs, sur la scène, grimacèrent de surprise. Et ce fut le début d’un déferlement de rage et de violence.
D’entrée, trois Skavens se jetèrent sur Sire Alcibiade, pendant que Steiner dégaina sa rapière, et embrocha un sectateur près de lui. Les combattants de Vereinbarung avaient déjà tiré avantage de la surprise, quelques adeptes étaient déjà morts. Mais les autres restaient plus nombreux, et bien déterminés à se défendre. Certains d’entre eux dissimulaient également des armes sous leur cape. D’autres, plus costauds, désarmèrent les intrus avant de riposter.
L’ancien bateleur se tourna vers frère Cazarras.
- Eh bien, continuez ! Ouvrez le portail, je vais les contenir !
Le vieil homme peinturluré dégringola plus qu’il ne descendit les escaliers. Pâlerameau eut un sourire cruel sous son masque. Il repéra rapidement le Prince, resté devant l’estrade.
Juste une petite pichenette pour m’échauffer.
Il agita les mains, marmonna quelques syllabes, et tendit les doigts en avant, formant une fourche avec son index et son majeur. Un éclair multicolore jaillit de ses phalanges. Juste avant de toucher Steiner, une grande Humaine blonde se jeta sur lui pour l’écarter. L’éclair la frappa dans le dos. Elle tomba avec un râle étranglé.
Maudite chienne ! Bah, je t’achèverai plus tard.
Plus le temps de finasser pour l’Elfe, il allait utiliser les grands moyens. Après tout, l’envoyé de Tzeentch n’avait pas besoin de tous les adeptes présents pour venir. Afin de ne pas être une cible trop facile, il descendit de l’estrade, et se cacha derrière l’une des piles de bois de la scierie. Tout ce qu’il lui fallait, c’était un peu de temps. Peut-être une minute, pas plus.
- Marjan ? Marjan ?
La grande Humaine était toujours à terre, mais elle cligna des yeux.
- Vous… vous allez bien, votre Altesse ?
- Oui, pour le moment, grâce à toi. Allez, courage !
Le Prince attrapa fermement Marjan par le poignet, et l’aida à se remettre debout. Mais il se laissa distraire par un spectacle particulièrement dérangeant.
Sire Alcibiade avait reculé et repoussé d’un balayage les trois Skavens qui l’avaient attaqué. Les quatre adversaires se faisaient face, prêts à agir. Le chevalier de nacre brandit son épée, et demanda calmement :
- Alors, qui sera le premier ?
Kristofferson et Walter se regardèrent. Le premier avait emporté sa rapière, mais le deuxième, qui brandissait son marteau, n’avait pas pu se permettre de porter sa lourde armure, comme à son habitude. Les deux amis étaient plus lestes, mais aussi plus vulnérables. Le troisième Skaven – le Garde Noir Bärlocher – n’hésita pas. Avec un furieux cri, il se précipita vers le Guerrier du Chaos, et balança un terrible coup de glaive. Alcibiade para l’attaque et renvoya l’arme dans la direction opposée avec une force ahurissante.
Le combattant de Tzeentch pressa alors une rune gravée sur la poignée de son épée. Aussitôt, les dents tranchantes se mirent à bouger à toute vitesse sur toute la longueur de la lame dans un rugissement assourdissant. Surpris par le bruit et le bras encore endolori, Bärlocher ne réagit pas suffisamment vite. Alcibiade bondit vers lui, et fit un large moulinet. La lame maudite s’enfonça dans le flanc du Skaven Noir. Le pauvre Bärlocher cria de douleur, mais ses gémissements furent rapidement absorbés par le grondement de l’épée démoniaque. L’horrible spectacle laissa pantois Kristofferson et Walter. Le sang gicla, les lambeaux de chair et les fragments d’os plurent sur eux. En quelques secondes, le Garde Noir fut proprement coupé en deux, sectionné entre le nombril et la poitrine. La terre s’imbiba rapidement de rouge.
Walter sentit ses propres intestins se contorsionner de dégoût. Il se félicita d’avoir suivi le conseil de la Grande Prêtresse Rebmann et évité de manger des choses lourdes. Kristofferson foudroya le chevalier nacré du regard, et cracha :
- Le rugissement d’une Bête, le rire d’un Ange… Tous ces meurtres sauvages, c’est votre œuvre !
- Tzeentch l’a décidé : ils devaient mourir. Comme vous.
- Comment un… être tel que vous a pu quitter les lieux de ses forfaits sans se faire voir par quiconque ?
- Oh, mais très simplement, répondit Alcibiade d’une voix chantante. Comme ça !
Le Guerrier du Chaos fit un geste élégant de la main gauche, et disparut complètement en un éclair. Les deux hommes-rats n’en revinrent pas. Aux abois, ils tournèrent rapidement la tête, pivotèrent sur leurs talons, à l’affût du plus petit mouvement.
- Quoi ? Mais…
- Bon sang, il n’a quand même pas fui, ce…
- ATTENTION !
Kristofferson eut le réflexe de rouler sur le côté, juste à temps pour éviter la lame affamée d’Alcibiade qui s’abattit sur le sol. Le chevalier nacré fit tournoyer de plus en plus vite son engin mortel, vers les deux Skavens, quand soudain il pivota et balaya l’air en direction du Prince.
La lame dentelée rebondit sur la tête d’une petite masse d’armes. L’arme ordinaire fut disloquée sur le coup, mais Marjan Gottlieb avait réussi à repousser l’attaque.
- Marjan ! crièrent en même temps Kristofferson et Steiner.
La jeune Humaine blonde jeta sa masse d’armes inutilisable, et saisit à deux mains l’avant-bras de Sire Alcibiade. Le chevalier avait une puissante musculature, mais la grande femme comptait sur ses origines kislévites pour résister. Elle serra les dents.
- Fuyez, votre Altesse !
- On s’occupe de lui, Opa ! aboya Kristofferson.
Le Prince n’hésita pas. Il bondit sur le côté, et voulut contourner l’estrade. Marjan retenait toujours le bras d’Alcibiade. Walter leva son marteau et l’abattit de toutes ses forces vers la tête casquée de nacre bleutée. Kristofferson fléchit les jambes et la pointe de son épée siffla vers l’une des jointures de la cuisse du Guerrier du Chaos. Au moment où les deux armes allaient entrer en contact avec le chevalier, celui-ci s’évanouit en un clin d’œil.
Les trois combattants jurèrent en même temps de frustration.
- Le fumier ! Où est-il ?
- Il ne doit pas être bien loin, attention !
Marjan ramassa une cognée qui traînait par terre, et chercha du regard le champion de Tzeentch. Derrière elle, la mêlée générale continuait, toujours bruyante. Kristofferson écarquilla soudain les yeux de panique.
- Derrière !
La jeune femme fit un bond vers la droite, et sentit la lame dentée d’Alcibiade lui frôler l’épaule. Avec un cri de guerre, elle envoya sa hache vers le flanc du chevalier chaotique. La cognée s’écrasa sur l’armure sur un son creux, organique, comme si elle avait tapé dans la coquille d’un escargot géant.
Alcibiade recula d’un pas avec un grognement. Il attrapa en un mouvement la tête du marteau de Walter à un souffle de son casque, coupant net l’élan de l’homme-rat. Le capitaine crissa, énervé. Les armes de Marjan et Kristofferson allaient toucher le serviteur de Tzeentch, mais il disparut de nouveau.
Les trois amis se remirent en garde, reprirent leur souffle, et traquèrent du regard leur ennemi.
- Montre-toi, espèce de lâche ! invectiva Kristofferson.
Encore une fois, le bruit de la bataille derrière eux revint à leurs oreilles. Il n’y avait aucun répit à l’action. Marjan glapit :
- Merde ! Par les crocs d’Ursun !
- Quoi, quoi ?
- Ton grand-père ! Ce connard va l’attaquer !
- Va vite le rejoindre, on guette ce monstre ici ! ordonna Walter.
Sans attendre davantage, la jeune femme courut dans la direction empruntée par le Prince.
Suant et soufflant, le frère Cazarras était de nouveau devant le cercle de poudre de malepierre. Plus le temps pour les longues prières, il fallait accélérer les choses. Il tendit la main, et récita d’une voix monocorde quelques syllabes absconses pour qui ne comprenait pas la langue de Tzeentch. Alors qu’il se concentrait sur la formule, il distingua quelque chose dans la périphérie de son champ de vision. Il grinça de frustration.
Tout le périmètre de la scierie était entouré par des dizaines de soldats qui formaient un immense cercle. Il y avait des fantassins et des cavaliers, tous prêts à se jeter dans la mêlée. Le prêtre repéra même les crânes rasés de quelques larbins de Sigmar. Sans se déconcentrer, il reprit ses imprécations en y mettant davantage de conviction.
Soudain, il eut un hoquet surpris, et une curieuse sensation lui titilla le torse. Il baissa les yeux, et vit la longue pointe d’une rapière qui dépassait de sa poitrine, près d’un pied d’acier forgé jaillissait de la blessure. Il tourna la tête, et railla :
- Eh bien, votre Altesse, vous n’avez pas le courage de m’affronter de face ?
Steiner ne répondit pas. Il se contenta de tirer un bon coup sur la poignée de sa fine lame pour la dégager. Frère Cazarras se retourna lentement, et se délecta de l’expression incrédule du Prince.
- Alors, où donc est votre assurance ?
- Mais… je vous ai…
- « Sous-estimé », compléta le prêtre.
Le vieillard maquillé déchira sa tunique, et dévoila son corps. Tout son torse n’était qu’un amalgame de chair sens dessus dessous, comme un tas de chair à saucisse pétri par un boucher maladroit. Ses bras étaient recouverts de chitine chatoyante de couleurs, et ses doigts étaient pourvus de longues serres de rapace.
- Je ne suis pas immortel, mais ce n’est pas comme ça que vous m’empêcherez d’accomplir ma Destinée.
Ludwig Steiner attaqua de nouveau. En un geste précis, le prêtre chaotique attrapa la lame, à quelques pouces de son œil. Ses ongles pointus avaient la puissance d’un étau. Le Prince tenta de résister, mais peu à peu, il sentit une douleur au bras, puis une torsion au poignet alors que la pointe de son épée était déviée vers le sol, lentement mais irrésistiblement. Il porta rapidement sa main libre dans sa botte, et en retira sa dague de secours. Sans lâcher sa rapière, il tenta d’enfoncer la dague dans le visage peinturluré du prêtre. Hélas, le vieillard n’était pas seulement anormalement costaud, il était aussi vif. Cazarras intercepta de son autre patte le poignet de Steiner, ses yeux étincelèrent de rage.
- Misérable vaurien !
Les griffes du prêtre s’illuminèrent d’une lueur verte, comme la malepierre. Il serra les doigts, et laboura la main du Prince, déchirant le cuir du gant, puis la peau et les muscles. Steiner gémit de douleur. Cazarras lui arracha son épée, la jeta quelques pas plus loin, et lui envoya son poing dans l’estomac.
L’Humain s’écroula, le souffle coupé. Le prêtre de Tzeentch en profita pour retourner devant le cercle de poudre de malepierre. Il prononça une dernière syllabe de sa voix puissante, puis tira la langue, la mordit jusqu’au sang, et cracha sur la poussière. Au contact de la salive rougie, la poudre de malepierre s’illumina et se solidifia dans des craquements cristallins. En quelques secondes, tout le canevas tracé sur le sol était devenu solide, et émettait une lumière verte de plus en plus intense.
Steiner, à genoux, retira son gant, et constata avec horreur que sa main était en train de se transformer. Ses doigts se tordirent, formant des angles improbables. De petites plaies s’ouvrirent çà et là, révélant des yeux. Une fente plus large, munie de dents, déchira sa paume.
La raillerie du vieux prêtre lui fit lever les yeux.
- Il n’y a plus rien à faire, désormais, âne bâté de Prince ! La porte vers le monde de mon maître va s’ouvrir, et je ne peux plus rien faire pour l’empêcher !
Cazarras se cabra, et partit d’un ricanement dément. Derrière lui, le cercle de poudre solidifiée brilla de plus en plus fort, et des éclairs crépitèrent sur toute sa surface. Et à une dizaine de pieds de hauteur, juste au-dessus du centre du cercle, une petite distorsion apparut, et commença lentement à s’élargir. Le vieillard exultait.
- Njawrr’thakh’ Lzimbarr Tzeentch ! Njawrr’thakh’ Lzimbarr Tz…
Il fut interrompu dans sa jouissance lorsqu’une hache fendit l’air en tournoyant et lui fracassa la tête, juste au-dessus de la racine du nez. Marjan Gottlieb arriva bien vite.
- Votre Altesse ! Vous êtes blessé ?
Steiner se releva, et tendit le bras gauche sur le côté. Trois autres doigts avaient poussé, les phalanges s’étaient effroyablement allongées, et la main grouillait comme une dégoûtante araignée. La jeune femme se mordit la lèvre. Le Prince se précipita alors près d’une des piles de bois, ramassant son épée au passage, et cala son poignet dessus.
- Coupe, Marjan ! Allez !
Marjan leva sa hache, mais hésita. Avait-elle bien entendu ? Devait-elle vraiment blesser le monarque de Vereinbarung ?
- C’EST UN ORDRE DE TON PRINCE !
Marjan cessa de réfléchir. Elle chargea avec un cri farouche, abattit la cognée sur l’avant-bras de Steiner et trancha net. La hache resta fichée dans la bûche. Le grand Humain glapit de douleur, mais ne perdit pas pour autant tous ses moyens. Sans hésiter, il embrocha de sa rapière la main qu’il venait de perdre, et la cloua ainsi au sol. Puis il tendit en avant le moignon tout ensanglanté de son bras.
- Du feu !
La jeune femme saisit l’une des torches, l’arracha de son portant, et appliqua l’extrémité rougeoyante sur la blessure. Encore une fois, le Prince hurla. Marjan retira le bras quand elle jugea la cautérisation complète, et laissa tomber la torche sur la main corrompue. La chose agita ses pattes avec des crissements désespérés qui diminuèrent jusqu’à se taire complètement. Ludwig Steiner serra les dents, mais articula dans un souffle :
- C’est très bien, jeune fille. Ramène-moi en lieu sûr.
- À vos ordres, votre Altesse ! Mais… le portail ?
L’ouverture vers le palier démoniaque était désormais longue d’un pied.
- Nous deux, nous ne pouvons rien faire. Seul mon fils pourra…
Le Prince tourna de l’œil. Juste avant de sombrer dans l’inconscience, il eut le temps de penser :
Psody, tout l’avenir du Royaume des Rats repose sur tes épaules !