Le Royaume des Rats

Chapitre 91 : Un terrible ouragan

7916 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 24/02/2024 09:11

Assis dans le fauteuil de son cabinet, Psody consultait la liste de cultistes identifiés par Walter Klingmann. En recoupant les différentes informations récupérées grâce aux investigations de Kristofferson et Nedland, le capitaine avait réussi à repérer une trentaine d’individus, hommes et femmes, jeunes et vieux, dont les activités étaient suspectes. Rassemblements dans des lieux reculés à des heures tardives, entrée de cargaisons louches dans les quartiers comme la Souricière ou l’Autre Strygos, certains moins prudents avaient été déjà arrêtés pour trouble à l’ordre public, notamment un trio de lascars en pleine action de prosélytisme, avec des pancartes indiquant la prochaine fin du monde. Oui, les membres de la Main Pourpre avaient décidé d’accélérer les choses.

 

Il prit délicatement la carafe de verre posée sur un petit guéridon, remplit le gobelet à côté, et but silencieusement quelques gorgées de vin. Ses oreilles s quand il entendit frapper à la porte.

 

-         Entrez.

 

Il n’eut pas besoin de lever les yeux pour savoir qui venait de franchir le palier. En effet, le Skaven Blanc sentait bien le musc de colère émaner de son fils. Il posa la liste sur son bureau, redressa le museau, et murmura :

 

-         Bien, content de voir que Nedland a pu te convaincre-raisonner.

-         Ce n’est pas Nedland qui m’a convaincu, mais Marjan.

-         Quoi qu’il en soit, je maintiens-maintiens : heureux de te revoir si tôt.

-         J’aimerais que ce soit réciproque, cracha le Skaven brun d’un ton cassant.

 

Devant l’absence de réponse, Kristofferson posa ses mains à plat sur le bureau de son père, et se pencha vers lui.

 

-         Pourquoi ne pas nous avoir mis dans la confidence ?

-         Romulus savait que nous avions affaire à quelqu’un de particulièrement retors. Il fallait impliquer le moins de gens possible. Tout complice risquait non seulement de tout faire rater, mais en plus pouvait devenir une cible potentielle à son tour !

-         C’est ce que m’a dit Nedland, Mais Nedland n’est pas mon père, contrairement à toi ! Tu n’avais donc pas confiance en nous ? Nous ne sommes pas de simples pions sur ton échiquier ! Nous sommes tes enfants !

-         Justement, parce que vous êtes mes enfants, j’ai fait ça pour vous protéger ! Ce sont les soldats volontaires que les dirigeants doivent envoyer à la mort, pas les membres de leur famille ! Les Jumeaux l’ont bien compris, c’est pour ça qu’ils ont été volontaires pour prendre tous ces risques, parce qu’en cas d’échec, ils n’auraient pas eu de parents pour les pleurer-regretter !

-         Et moi ? Tu crois que je n’aurais versé aucune larme pour eux ?

-         Non, bien sûr, tu l’aurais fait. Mais tu imagines si toi ou l’un de tes frères-sœurs avait été victime de la Main Pourpre ? Comment aurait réagi ta mère, à ton avis ?

-         Pourtant, elle savait, elle !

-         Évidemment-évidemment ! Il ne fallait pas la choquer et les mettre en danger, elle et l’enfant qu’elle porte. Elle a d’ailleurs failli se trouver mal, à plusieurs reprises, en particulier après l’attaque du Démon dans la serre !

 

Le Skaven brun tapa sur le bois d’un grand coup du plat de la main.

 

-         Quand je pense à ce que nous avons fait suite à ta « disparition », ça me rend malade ! J’ai dû rester pleinement maître de mes émotions devant les citoyens, mais j’ai souffert comme jamais je n’avais souffert. Tout ça pour quoi ?

 

Il attrapa la carafe et la jeta de toutes ses forces contre un mur. Le récipient explosa en mille morceaux. Psody ne perdit pas pour autant son calme. Il attendit patiemment une demi-minute, puis comme il vit que son fils ne disait plus rien, il déclara :

 

-         Kit, ne crois pas que tu sois le seul à avoir subi. Tes frères-sœurs ont souffert eux aussi, ta mère était morte d’inquiétude, ainsi qu’Opa Ludwig et Romulus.

-         Tu réalises que tu es en train de m’énumérer tous ceux à qui tu as fait du mal ?

-         Sauf qu’ils ont compris ! Ils ont accepté le fait que j’ai fait ça pour eux ! Moi aussi, j’ai eu ma part de douleur, figure-toi. Ton grand-père me tenait au courant de tout, chaque jour, grâce au réseau de pigeons voyageurs des Gardiens de la Vérité. Je n’étais pas près de vous, mais j’imaginais très bien. J’entendais Isolde se réveiller la nuit en pleurant et je ne pouvais pas la consoler. J’ai ressenti la douleur de Bianka qui a remué ciel et terre, à s’en démolir la santé, et je ne pouvais pas la rassurer. Et que dire à propos de tout ce qu’a encaissé Gabriel ? Chaque traumatisme que ton frère a vécu était comme un clou planté-enfoncé dans mon cœur, car je savais que c’était de ma faute ; ses doutes, sa jalousie, et finalement sa peur, tout ça, c’est parce que je n’ai pas su lui parler comme-quand j’aurais dû. Quand j’étais seul, je pensais à Sigmund, parti faire la guerre contre les Bretonniens, risquer de payer de sa vie pour les bêtises de jeunesse de Romulus ! Et ta mère… Elle a tant et tant pleuré ! D’accord, elle savait que je vivais-vivais, ce n’était pas des larmes de tristesse, mais c’était bien des larmes de peur ! Elle était terrifiée de me savoir parmi les Skavens Sauvages, qui auraient pu me démasquer-éliminer à tout moment ! Combien de gallons de larmes a-t-elle versés, à ton avis ?

-         J’ai renoncé à les compter, mais n’oublie pas que la raison, c’était ton petit jeu de dupes !

 

À ces mots, le Skaven Blanc sentit la colère exploser. Il décida qu’il était temps de remettre son fils à sa place. Il se leva, et se dressa de toute sa hauteur devant Kristofferson.

 

-         Un « petit jeu de dupes » ? Tu crois qu’elle a souffert mille martyrs pour un simple « petit jeu de dupes » ? Le matin du jour du banquet, j’ai bu devant elle une fiole de lait de Sirène, le médicament qui allait se mélanger au sang de Jabberwocky. À partir de cet instant, elle n’a cessé d’avoir peur pour moi qu’au moment où elle s’est jetée dans mes bras, au pied du Brave Griffon ! C’est elle qui a le plus souffert, car non seulement elle a craint pour nos vies, mais en plus, elle a dû garder le secret auprès de tes frères-sœurs, et rester forte pour éviter de mettre son enfant en danger-péril ! Cet enfant, qui est aussi le mien, et dont tu seras le grand frère ! Et tu as le culot d’imaginer que j’ai fait ça comme un « petit jeu de dupes », sans penser aux conséquences ? Heureusement qu’elle ne t’entend pas, autrement ça lui crèverait-briserait le cœur !

-         Peut-être, mais toi, tu as brisé des cœurs, et ça, c’est une certitude ! se défendit Kristofferson.

-         Qu’est-ce que tu imagines ? Que tout cela me laissait indifférent ? Ou bien que je m’amusais à compter les points ? Tu crois que tout ceci n’était qu’une pièce de théâtre rigolote-désopilante dont j’étais le metteur en scène et vous les accessoires ? Détrompe-toi ! J’ai pris la décision la plus difficile de ma vie, Kit !

 

Psody fit une légère pause pour reprendre son souffle. Il secoua la tête, et grinça :

 

-         « Petit jeu de dupes »… J’ai risqué ma vie, moi aussi-aussi, pour ce « petit jeu de dupes ». Dans le terrier de cette petite merde de Karhi, j’aurais pu me faire repérer-tuer, aussi, figure-toi ! À leurs yeux, j’étais un esclave pour Jochen, mais n’importe quel Skaven un peu moins futé que les autres aurait pu oublier ce détail et tenter de me faire la peau pour rigoler !

-         Tu l’aurais réduit en miettes avec ta magie.

-         Sans doute, mais Karhi m’aurait aussitôt repéré, et les choses auraient dégénéré ! Il a fallu que je laisse couler. Je n’avais qu’une envie, c’était que tout s’arrête, et que je rentre à la maison, afin de vous rassurer, et me rendre utile là où il le fallait vraiment, mais j’ai dû suivre le plan jusqu’au bout. C’était cruel, tout le monde en a souffert, et par la force des choses, j’ai réussi à être absent pour chacun de vous au plus mauvais moment… mais ça a marché !

 

Ses traits se décrispèrent. La colère qui chauffait le front du Skaven Blanc diminua peu à peu, pour se changer en lassitude macérée dans le chagrin et les regrets.

 

-         J’aurais aimé avoir eu une autre idée moins perfide, surtout après tout ce qui s’est passé. Crois bien que s’il n’y avait pas eu les complices de Pâlerameau à traquer-débusquer, Romulus se serait livré aussitôt, et on n’aurait pas eu à faire tout ça. Pas une minute ne s’est écoulée sans que j’aie regretté de ne pas être parmi vous tous. Opa Ludwig, Romulus, ta mère et moi avons passé une nuit entière à réfléchir, à voir toutes les possibilités, les risques, et prévoir-anticiper, mais nous n’avons pas trouvé de stratégie plus efficace. Il fallait que Vaucanson croie que son plan avait réussi, autrement il aurait aussitôt envoyé son armée sur le Royaume, et nos troupes n’auraient pas eu l’occasion de l’affronter à la frontière, loin des villes les plus importantes de Vereinbarung. Certes, ils n’étaient pas très nombreux, mais ils auraient fait beaucoup plus de dégâts, le temps qu’on les arrête ! Et puis il y a la Main Pourpre ! Ils auraient multiplié les tentatives d’assassinat contre moi, avec des méthodes plus violentes-acharnées. Et ta mère, ou tes sœurs, auraient sans doute été leurs victimes privilégies, pour m’affaiblir !

 

Kristofferson baissa la tête, les arguments de son père le convainquaient peu à peu. Quant au Skaven Blanc, sa rage était tombée, il ne restait plus qu’une profonde amertume. Il murmura d’une voix presque suppliante :

 

-         Maintenant que vous savez que ma mort est une ruse, ils vont l’apprendre à leur tour et réagir en conséquence ! Nous savons déjà qu’ils préparent quelque chose d’épouvantable mettant en jeu un « Monde Nouveau » et beaucoup de malepierre, sans doute vont-ils appeler un Archidémon. Nous devons les devancer, et c’est pour ça que j’ai plus que jamais besoin de toi pour les arrêter ! Tu as le droit d’être en colère contre moi, mais je souhaite que tu comprennes que j’ai fait ça pour toi, et tes frères-sœurs, et ta mère. Et que, maintenant, je compte sur toi pour m’aider à déraciner cette graine de Chaos qui vient de germer, avant qu’elle ne pousse et ne pourrisse tout le Royaume ! Et je peux te jurer, au nom du Rat Cornu et de tout ce qu’il représente pour moi, que je ne te mens pas ! Je dis-pense ce que je pense-dis !

 

Kristofferson soutint le regard de son père. Ses yeux brillaient.

 

-         Je te crois. Je le sens à ton musc. Je me demande si c’est aussi facile pour les Humains ? Nous avons notre nez, pour percer à jour les fausses émotions, c’est un outil redoutable.

-         Oh, ce n’est pas toujours si clair-évident, Kit. Dans l’Empire Souterrain, il y en a qui ne se laissent pas décoder aussi facilement ; les tueurs du Clan Eshin n’ont pas de glandes à musc, souviens-toi. Et d’autres savent très bien imiter les émotions, jusqu’à l’odeur ! Le Prophète Gris Vellux n’était pas mauvais à ce jeu. J’étais peut-être le seul à sentir sous ses senteurs un manque d’empathie-affection.

-         Dans ce cas, j’espère que tu n’es pas comme ton père.

-         Je fais tout pour ne pas lui ressembler, Kit. Je t’assure-assure que je ne le prendrai jamais comme exemple – en tout cas, pas comme bon exemple. Et donc, quand je dis que toi, Sigmund, Isolde, Gab, Bianka et ta mère êtes les raisons qui me font vivre, ce n’est pas une craque.

 

L’œil de Kristofferson s’arrêta quelques secondes sur la tache de vin qui maculait le mur du bureau. Il fit une grimace dépitée. Sans oser faire face au Skaven Blanc, il murmura :

 

-         Je me suis conduit comme un idiot.

-         Et moi, j’ai menti, et je vous ai blessé, toi et les autres.

-         Je te présente mes excuses.

-         Elles sont acceptées ! déclara le Skaven Blanc avec emphase.

 

Psody prit la main de son fils et la serra entre ses huit doigts.

 

-         Maintenant, toi et moi, et les autres, contre cette saloperie-vermine du Chaos !

 

Kristofferson regarda le maître mage dans les yeux, et répondit sur le même ton :

 

-        Allons couper la Main Pourpre !

 

*

 

Une bonne nuit de sommeil fut bénéfique à tout le monde. Pour la première fois depuis des semaines, toute la famille Steiner au grand complet – si l’on exceptait Sigmund, encore en chemin – était réunie pour le petit-déjeuner. Hélas, Gabriel le sentait bien, même si la pression sur son cœur s’était relâchée de plusieurs centaines de livres, tout n’était pas terminé, et chacun en avait conscience.

 

Le Prince fut le premier à confirmer franchement ce que tout le monde craignait sans oser en parler :

 

-         Mes enfants, ce soir, nous débusquerons la vipère du Chaos dans son trou, et nous en débarrasserons le Royaume des Rats.

 

Le jeune inventeur se crispa, une nouvelle crise menaçait de s’emparer de lui.

 

-         Dangereux ? Est-ce… peut être… ça… danger ?

-         Je mentirais si je disais qu’il n’y a aucun risque, Gab. Je ne connais aucune bataille où personne sur le terrain ne prend de risque. Mais nous avons une bonne chance de l’emporter. Kristofferson, tu peux résumer notre réunion de la soirée d’hier ?

-         Bien entendu, Opa. Gab, Isolde, nous avons mis au point une stratégie qui nous permettra d’avoir l’avantage sur ces fanatiques. Pour commencer, Nedland, les Jumeaux, Wally et moi avons mis sur pied un moyen secret de les affaiblir à titre préventif. Ensuite, nous serons aidés par les Sigmarites, les soldats de la garde, et nous pourrons même compter sur la magie de Ghyran. Il y aura des risques, nous affronterons peut-être des gens plus puissants que nous avons prévu, mais je pense que l’effet de surprise sera l’élément le plus important. Nous allons frapper vite et bien, ça devrait les empêcher de se défendre. Si tout se passe comme prévu, nous maîtriserons rapidement la situation.

-         Il y a autre chose que vous devez savoir, les enfants, continua Steiner. Les Bretonniens et les Skavens Sauvages étaient formés au combat. Or, les gens que nous allons arrêter ce soir sont pour la plupart des hommes et des femmes qui ne savent pas se battre.

-         Vous allez tous les tuer ? bredouilla la petite Isolde.

-         Nous ferons tout pour éviter ça, mon petit cœur. Seulement, tu dois bien comprendre qu’ils ont tous commis un crime très grave en s’associant à un Dieu interdit. Ils seront tous jetés en prison et jugés, et le Prévôt Tomas les condamnera avec la plus grande fermeté. Mais je ne voudrais pas vous faire peur inutilement. Kristofferson va partir pour faire les derniers préparatifs. Moi, je dois encore rédiger des ordres pour la garde. Nous nous verrons pour le souper.

 

Sans mot dire, le Skaven brun quitta la table, suivi par le patriarche. Gabriel avala péniblement la dernière bouchée de pain qu’il avait encore dans la bouche. Heike passa un bras réconfortant autour de ses épaules.

 

-         Ne t’inquiète pas, mon chéri. Ton frère a raison. Le pire est passé. La Main Pourpre peut être très dangereuse quand elle est tapie dans l’ombre, mais nous allons la piéger, et elle se retrouvera comme une poule dans un terrier de renards !

 

Isolde rit aux éclats, elle adorait ce genre de comparaison. Puis elle reprit son air sérieux quand elle se tourna vers son père.

 

-         Tu vas rester tout sombre toute ta vie ?

-         Mais non, trésor, rit le maître mage. C’est juste de la teinture. Les poils vont tomber pour être remplacés par des poils blancs. Tu verras, peu à peu, je vais devenir de plus en plus clair, et au printemps prochain, je serai comme avant !

-         Quel dommage que tu te sois coupé les cornes ! gémit encore la petite fille-rate.

-         Il le fallait, pour pouvoir me déguiser, et me mêler aux autres Skavens.

-         Tu en étais si fier ! observa Bianka. Ce sacrifice a dû être très dur !

 

Le Skaven Blanc fit un petit clin d’œil et tapota du doigt son crâne.

 

-         Ne vous inquiétez pas, mes chéries. Ce sont des cornes magiques ! Regardez, elles ont déjà commencé à repousser. D’ici quelques mois, elles seront aussi belles, peut-être même encore plus !

 

Il s’approcha de la Skaven blonde, et se pencha en avant. Bianka approcha la main, et passa un doigt sur l’extrémité limée de la protubérance, rapidement imitée par la petite dernière.

 

-         Oui… On sent que la coupure n’est plus lisse.

-         Et… ça t’a fait mal ? demanda timidement Isolde.

-         Je n’ai rien senti, c’est comme quand tu te limes les griffes. C’est Romulus qui s’en est occupé.

 

La grande archiviste sentit son cœur se serrer au son du nom du prieur. Cela lui rappela quelque chose qu’elle jugea fort gênant. Comme par hasard, la porte s’ouvrit alors sur l’Humain qui occupait ses pensées. Celui-ci avait l’air plutôt contrarié.

 

-         Bonjour tout le monde !

-         Bonjour, Prieur, répondirent les enfants et leur mère.

-         Bonjour, mon ami-ami. Tu as des nouvelles ?

-         Oui, Psody. Je voulais t’avertir : ils sont arrivés il y a une demi-heure.

-         Ah. Bon, répondit mollement le Skaven Blanc.

-         Je lui ai dit de m’attendre à l’endroit convenu.

-         Je termine et j’arrive.

 

Le maître mage avait l’air d’avoir reçu l’inquiétude du prieur comme une maladie contagieuse. Sa fille aînée ne s’en rendit pas compte, trop absorbée dans sa pensée désagréable. Elle bégaya à l’attention de l’Humain :

 

-         Prieur… Romulus ?

-         Oui, mon enfant ?

-         J’aimerais pouvoir vous dire à quel point je suis confuse. J’ai dit des choses que je n’aurais vraiment pas dû dire, l’autre jour.

 

Le prieur eut un sourire conciliant.

 

-         N’y pense plus, Bianka. Quelle fille aimante n’aurait pas eu cette réaction ?

-         J’ai vraiment cru un instant que vous pouviez être un traître… mais quand j’y repense, vous m’aviez un peu titillé les nerfs, juste avant votre arrestation, répondit la jeune fille-rate avec un sourire ironique.

-         C’est vrai, mais cela faisait partie du plan de ton grand-père : laisser nos ennemis croire que nous perdions confiance les uns envers les autres. Il m’a dit que vous vous étiez mis d’accord pour jouer la comédie devant le Conseil de Guerre, j’ai fait pareil.

-         C’est malin… Avant d’entrer dans la salle du Conseil de Guerre, j’étais sûre de mener le jeu avec Opa, alors que j’étais dans le même bateau que les vrais coupables.

-         Ne te sens pas pour autant simple victime d’une mauvaise blague ; Ludwig et moi sommes sûrs qu’il y avait au moins un membre de la Main Pourpre à la table, ce jour-là. Ce soir, nous allons pouvoir le démasquer et l’arrêter pour de bon, et tous les autres avec. Mais avant ça, nous avons encore une tâche à effectuer, ton père et moi.

 

Le mage de Jade alla récupérer son manteau posé sur un fauteuil. Au moment où il allait franchir la porte à la suite du prieur, Bianka demanda :

 

-         Où est-ce que vous allez ?

 

Le visage de Psody se renfrogna nerveusement.

 

-         Faire le plus dur-pénible.

 

*

 

-         Tout est terminé.

 

Le soleil frôlait la ligne d’horizon, et ses rayons orangés chauffaient la fourrure noire de Sigmund. La lumière conférait un éclairage irréel aux pierres décorées et aux statues érigées çà et là. Agenouillé devant la tombe de son père, le Skaven Noir savait qu’il n’avait plus que quelques minutes pour en profiter, avant la clarté ordinaire du grand jour.

 

-         Horace de Vaucanson est passé de vie à trépas. C’est Blokfiste qui l’a mortellement blessé, juste avant que moi, je ne le tue. Les Bretonniens ont quitté le Royaume des Rats. Les forces de Vaucanson et les nôtres ont pu battre Karhi et Lennart Sang-de-Feu.

 

Le jeune homme-rat sentit quelques larmes humidifier les poils sur ses pommettes.

 

-         Les Skavens Sauvages de Karhi ont fait beaucoup d’orphelins. Ça ne sera pas facile pour eux, mais Shallya leur donnera la force de vivre.

 

Après avoir marché sans relâche pendant près de deux jours, le convoi était finalement arrivé à Steinerburg avec les premières lueurs de l’aurore. Ils s’étaient rendus au temple de Shallya, où Sœur Judy, arrivée la veille grâce au Brave Griffon, les avait accueillis. Elle avait eu du mal à comprendre la blague quand Sigmund lui avait dit que sa médication nasale lui avait été « d’une aide particulièrement appréciée ».

 

-         Romulus a pu revenir. J’espère que la paix reviendra aussi…

 

Au temple, Sigmund avait aussi retrouvé avec plaisir le prieur Romulus. Celui-ci lui avait laissé l’accès à sa cellule pour pouvoir rester seul quelques minutes et s’ablutionner en profondeur. Ensuite de quoi…

 

-         Il m’a demandé de venir prier pour toi, avec lui. Je peux bien te parler un peu seul à seul avant qu’il n’arrive.

 

C’est alors qu’un léger bruit de pas sur la terre caillouteuse du sentier attira son attention. Il reconnut du coin de l’œil la silhouette en bure blanche du prieur Romulus. Le servant de Shallya se campa à côté du Skaven Noir, et posa une main bienveillante sur son épaule.

 

-         Ton père est vraiment fier de toi, mon petit. Tu t’es comporté en héros.

-         Quelle importance ?

-         L’image qu’il a de toi, et que tu as de toi-même. Depuis le jour de sa disparition, j’ai l’impression que tu te sens responsable de quelque chose. Tu n’as aucune culpabilité à éprouver. Tu n’as pas failli à un quelconque devoir, Sigmund.

-         J’ai essayé de sauver Vaucanson, et j’ai échoué, Prieur.

-         Ce n’est pas toi qui as pris sa vie, mais ce Skaven Sauvage. Tu as agi de manière vraiment chevaleresque. Comme un vrai héros.

-         Hum…

 

Le grand Skaven Noir se releva posément.

 

-         Je n’ai pas encore retrouvé ma sœur, ni Mère, ni les autres. Je vais y aller, j’ai très envie de tous les embrasser !

-         Eux aussi, après toutes ces émotions, tu penses. Mais… auparavant…

 

Un violent courant d’air souffla à l’oreille du Skaven Noir, qui avait aussitôt perçu la fêlure dans la voix du prieur.

 

-         Y a-t-il quelque chose de plus important que rejoindre ma famille ?

-         Non, mon enfant. Enfin, si. Plutôt… Comment dire…

-         Quoi donc ?

 

C’était au tour de la voix de Sigmund de se fêler. Son impatience parut aux yeux du prieur, qui se racla la gorge.

 

-         J’ai un secret à t’avouer. J’aimerais te prévenir, c’est difficile à entendre.

 

Le jeune Skaven Noir cessa de masquer ses sentiments.

 

-         De quoi parlez-vous, Prieur, à la fin ?

 

Romulus se contenta de faire un petit signe de tête vers l’entrée du cimetière. Sigmund se tourna dans cette direction, et vit une petite silhouette qu’il reconnut tout de suite. Son cœur s’arrêta net. Même grimé et sans ses cornes, il n’y avait pas de doute sur son identité. Quand le maître mage ne fut plus qu’à quelques pas de lui, il s’entendit bredouiller :

 

-         Tu… tu…

-         Sigmund, je suis désolé.

-         Tu n’es pas… dans cette tombe ?

-         Non, mais je l’ai fait croire.

-         C’était nécessaire pour notre plan, mon petit, ajouta Romulus. Ton père a pu ainsi infiltrer la forteresse de Karhi. Et nous savons à présent où se trouvent les gens qui ont comploté contre nous.

-         Tes actions face aux Bretonniens et aux Skavens Sauvages ont été décisives pour la défense-sauvegarde du Royaume des Rats, Siggy. Tu as agi avec noblesse-héroïsme.

 

Mais Sigmund n’entendait déjà plus les compliments de son père. Son cerveau entra instantanément en ébullition. Psody serra les dents d’appréhension en voyant l’expression du Skaven Noir passer de l’ébahissement suprême à une terrible fureur. Sa respiration se fit de plus en plus rauque. Il pivota vers la lourde dalle de marbre, s’appuya dessus bras écartés, et poussa, poussa en émettant des grognements. La pierre bougea lentement mais sûrement avec un fort raclement, puis bascula sur le côté dans un grand fracas. Sigmund sauta dans la fosse, balaya en quelques brassées la terre qui recouvrait le cercueil, arracha en un tournemain les serrures qui maintenaient la boîte fermée, et retira le couvercle d’un coup sec. Puis il poussa un cri de rage quand il vit ce qui reposait au fond de la boîte ouvragée.

 

Un assemblage de toile et de morceaux de bois ayant vaguement la taille du Skaven Blanc était calé dans l’intérieur molletonné. L’artisan avait même rajouté une calebasse en guise de tête, sur laquelle étaient collées les deux cornes sciées du maître mage. Plus ironique encore, on avait peint sur le récipient deux grands yeux roses par-dessus un large museau ovale, une bouche avec un grand sourire qui étirait ses commissures, et les deux incisives proéminentes. Pour alourdir le cercueil et lui donner un poids crédible, un sac de sable était calé sous cette poupée grandeur nature.

 

Sigmund attrapa le pantin par le cou, et l’extirpa du cercueil. Une fois encore, des images de tout ce qu’il avait ressenti entre le moment où il avait vu le Skaven Blanc s’écrouler sur le tapis et l’instant présent se bousculèrent violemment dans son esprit, et toutes les émotions remontèrent comme de l’eau bouillante qui débordait d’une casserole. De sa main libre, il essuya une larme qui était restée dans les poils de sa fourrure, la fixa, hagard, et l’écrasa entre le pouce et l’index.

 

-         Un mannequin… Tout ça pour une saleté de mannequin !

 

Il saisit la marionnette par les cornes, et lui arracha la tête. La calebasse lui resta dans la main droite, et se retrouva réduite en bouillie entre ses doigts

 

Le prieur et le maître mage n’avaient pas réagi. Le premier était trop abasourdi devant une telle démonstration de force. Le deuxième savait qu’il n’avait aucun moyen non-violent de calmer le Skaven Noir. Ce dernier sentit la colère lui faire perdre le contrôle de lui-même.

 

-         Menteurs ! MENTEURS !

 

Sigmund lança le corps du mannequin vers le prêtre, qui l’évita de justesse en se jetant sur le côté. Le Skaven Noir s’extirpa de la tombe, et resta à les regarder, les bras ballants, la salive lui écumant aux babines.

 

Ni le prêtre ni le magicien n’osèrent remuer un cil. Enfin, le Skaven Blanc murmura :

 

-         Je suis désolé-navré. Je… comment puis-je me faire pardonner ?

 

Sigmund sentit sa queue fouetter nerveusement dans le vide à ces mots. Il regarda son père droit dans les yeux, et articula :

 

-         Réponds « oui » à ma question.

 

Le cœur du Skaven Blanc se serra.

 

-         Oh, non, je t’en prie ! Ne remets pas ça sur le tapis !

-         Réponds juste « oui » ! « Oui » ! C’est tout ce que je demande !

-         Sigmund, écoute…

-         Non ! Je t’ai assez écouté ! Maintenant, c’est ton tour ! J’ai fait tout ça pour lui, aussi. Je me suis battu pour lui ! Et si je vous ai laissé me convaincre, Prieur, c’est en pensant à lui !

 

La voix de Sigmund se craquela de désespoir, et les larmes lui montèrent aux yeux.

 

-         Combien de fois devrai-je le demander ? Combien de fois il faudra faire mes preuves ? J’ai changé ! J’ai « agi noblement » et « avec héroïsme » ! Tu es « fier de moi » ! Ça ne suffit donc pas ? J’ai risqué ma peau des dizaines de fois pour permettre à des centaines de gens de connaître le bonheur, et je n’aurais pas droit à une part ? Certains convoitent des royaumes entiers, d’autres négligent ou maltraitent leurs propres enfants au lieu de les aimer ! Moi, c’est différent ! Tout ce que je désire, c’est pouvoir donner un sens à ma vie en m’occupant de la sienne ! Bon sang, vas-tu finalement me l’accorder, oui ou non ?!?

-         Je ne peux pas, Sigmund !

 

Le Skaven Noir approcha à pas lourds, le visage tordu par une colère brûlante.

 

-         Bien sûr que si ! Réponds « oui » à ma question !

-         Tu n’es pas capable d’assumer une telle responsabilité !

-         Tu veux dire que toi, tu ne m’en crois pas capable ! Tu crois que je ne ferai pas comme toi ! Mais tu as raison ! Que Shallya et Verena m’en soient témoins ! Je crèverais pour ce gamin, sans hésiter, au lieu d’être fourbe, et de le manipuler avec des mensonges aussi monstrueux ! Alors, si tu veux vraiment te rattraper, accorde-moi mon vœu le plus cher ! Donne-moi ta bénédiction pour adopter Gottfried !

 

Une fois encore, Sigmund avait crié. Une tempête d’émotions plus violentes les unes que les autres électrisaient tout son corps. Psody se sentit acculé. Plus Sigmund vociférait, plus il semblait déterminé. En outre, chacun de ses arguments lui paraissait plus justifié que le précédent. Finalement, il se résolut à lancer sa raison la plus percutante. Celle qui ferait le plus mal. Il prit son inspiration, et déclara d’une traite :

 

-         Il est beaucoup trop tard. Gottfried est trop vieux pour changer de famille, maintenant. Ça ne ferait que créer des problèmes, pour tout le monde. Tu te fais du mal pour rien, Sigmund. Tu le sais, au fond de toi. C’est terminé, tu dois arrêter d’y penser ! Tu dois accepter le fait que c’était une folie-lubie qui n’était pas réalisable !

 

Au fur et à mesure qu’il entendait la voix de son père, le Skaven Noir jugea ses paroles de plus en plus sensées. Et pourtant, quelque chose au fond de lui refusa cette réalité. Il fut assourdi par le bruit du sang qui cognait dans ses tempes. Psody éternua en sentant un musc de rage intense lui égratigner les narines, et frémit en voyant les mains de son fils se crisper, se serrer à en éclater.

 

-         Tu as laissé traîner les choses.

-         Siggy…

-         Tu as tout fait pour que ça ne puisse jamais se produire ! Depuis le début, tu étais décidé à ne pas changer d’avis ! Cette famille d’Humains, ce n’était pas du « provisoire » ! Tu m’as menti !

-         J’ai fait ça pour gagner du temps ! J’ai pensé que tu n’étais pas prêt pour ça ! Et je n’ai pas cessé de te le répéter ! J’espérais que tu oublies cette folie-tocade une fois pour toutes, et que tu passerais à autre chose ! Si seulement tu n’étais pas aussi obstiné, tu aurais accepté la réalité il y a longtemps, et tu ne te serais pas rongé les sangs pour rien ! Mais tu es décidément trop têtu ! Tant pis pour toi, maintenant, il va te falloir assumer les conséquences !

-         Assumer… les… conséquences ?

 

Les poils de la fourrure de Sigmund se hérissèrent, l’écume lui monta aux lèvres, ses babines se retroussèrent, et ses yeux étincelèrent d’un éclat très inquiétant. Psody reconnut immédiatement les symptômes de la Rage Noire, et sentit son sang se figer. Le Skaven Noir remarqua alors la pierre tombale qui disait simplement :

 

Prospero Steiner

 

Père aimé et aimant

 

Il bondit vers la stèle, planta ses griffes dans le marbre, et avec un rugissement terrifiant, l’arracha du sol avec une force irrésistible. Il la brandit au-dessus de sa tête, à bout de bras, puis la balança dans le trou. Le cercueil éclata, faisant voler une multitude d’échardes de bois, et la pierre de marbre se brisa. Le Skaven Noir rejeta la tête en arrière, et poussa un long cri, dans lequel toute sa rage et tout son chagrin filèrent vers les cieux.

 

Personne ne bougea, ni n’articula un mot. Le Skaven Blanc sentit son cœur battre à toute vitesse. Pour la première fois de sa vie, son propre fils bien-aimé lui faisait vraiment peur. Jamais il n’avait vu Sigmund dans un tel état. Il sentait que le moindre geste, le moindre son, pouvait débrider un ouragan. La Rage Noire pouvait atteindre des proportions terrifiantes, il le savait. Romulus resta immobile.

 

Sigmund fit un pas vers le maître mage, puis un deuxième. Psody était littéralement pétrifié, incapable de remuer un seul doigt. Il sentit le souffle rauque et chaud de son fils sur les poils de son visage. La main du Skaven Noir monta lentement, se rapprocha du cou du Skaven Blanc…

 

Le prieur bondit en avant et se jeta sur le Skaven Noir.

 

-         Mon enfant ! Je t’en conjure, par la…

 

Le capitaine le repoussa d’une claque du revers au menton. Romulus roula dans la poussière, la bouche ensanglantée. Sigmund se tourna de nouveau vers Psody, et posa ses doigts autour de sa gorge. Le Skaven Blanc ne le quitta pas du regard. Ses yeux étaient suppliants, embués de larmes de chagrin, terrifiés par la folie qui crépitait dans les orbites de son fils. Le contact des phalanges du jeune homme-rat Noir se fit plus ferme…

 

Soudain, la pression cessa. Sigmund retira précipitamment sa main. Il regarda avec épouvante ses doigts crispés jusqu’à la crampe. Il recula, trébucha sur une pierre tombale, et tomba sur son postérieur. Il se prit la tête à deux mains, et cria encore, mais cette fois sous l’effet une indicible peur. Il se recroquevilla, et éclata en sanglots bruyants.

 

Psody secoua la tête. Pris de compassion, il voulut serrer le Skaven Noir dans ses bras. Tout en avançant vers lui pas à pas, il murmura, la gorge nouée :

 

-         Mon petit garçon… c’est rien-rien, d’accord ? C’est pas grave. Rentrons à la maison-maison.

 

Et il tendit la main et la posa sur l’épaule de son fils. Mais celui-ci détourna son bras d’un coup sec, avec un glapissement furieux. Sigmund se redressa de toute sa hauteur, et hurla encore sur Psody d’une voix d’écorché vif :

 

-         Ton Rat Cornu doit être vraiment fier de toi, Prophète Gris ! JE TE DÉTESTE !

 

Puis il courut vers la sortie du cimetière aussi vite qu’il put. Affolé, le Skaven Blanc tendit la main vers lui.

 

-         Attends !

 

Bien évidemment, cela resta sans effet. Le Skaven Blanc poussa un soupir de désespoir. Il n’allait sans doute pas être facile de le calmer.

 

-         Psody…

 

Le maître mage sursauta. Il avait complètement oublié le prieur.

 

-         Mon ami ! Comment vas-tu ?

 

Psody aida le prieur à se remettre debout. Celui-ci saignait des lèvres.

 

-         Je m’en remettrai, un cataplasme et il n’en paraîtra plus.

 

Soudain, une idée terrifiante lui traversa le cerveau.

 

-         Par les Larmes de Shallya… Misère !

-         Quoi ?

 

Le prêtre saisit le maître mage par les épaules.

 

-         Il faut vite envoyer quelqu’un à Sondernach !

-         Mais pourqu… oh ! Par le Rat Cornu !

-         Jochen sera le seul à pouvoir le raisonner s’il tente de faire une bêtise ! Que ce soit par la parole… ou par la force !

-         Demandons plutôt à Kit !

-         Non. Kit ne pourra pas le retenir physiquement s’il le faut. En outre, on a besoin de lui pour la suite du ménage. Assez perdu de temps !

 

Et les deux amis quittèrent promptement le cimetière.

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