Le Royaume des Rats

Chapitre 90 : Les doutes d'un premier-né

7622 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/02/2024 23:36

L’aîné de la fratrie sentit son cœur se serrer en entendant son nom. Le Prince continua :

 

-         Tes aptitudes au combat et ton esprit de déduction nous permettront d’avancer et de prendre de vitesse les membres du culte.

 

L’aumônier vit alors le visage du Skaven brun se chiffonner en une grimace répugnée.

 

-         Non, murmura le jeune homme-rat.

-         De quoi ? s’exclama Psody en haussant les sourcils et la voix.

 

Kristofferson se leva de son canapé, l’air rageur.

 

-         Terminé, ce petit jeu ! Finis, les mensonges ! Tu crois que je vais continuer à être ta marionnette, après ça ?

-         Kristofferson, ne t’énerve donc pas ! intima le Prince.

-         Comment réagiriez-vous à ma place, Opa Ludwig ? Que feriez-vous si ceux que vous aimez se servaient de vous comme d’un outil, sans tenir compte de vos sentiments ? Les Skavens Sauvages agissent comme ça, mais pas moi ! Je suis un Humain, par le caractère, j’ai toujours considéré les valeurs telles que la loyauté, l’honneur, le dévouement familial, comme des idéaux à entretenir ! Or, ce que vous avez fait tous les trois, c’est tout le contraire !

-         Ce n’est vraiment pas le moment, Kit !

-         Je m’en fous ! Ce ne sera jamais le moment, de toute façon, je parie !

-         Alors tu es prêt à laisser Tzeentch mettre la main sur le Royaume des Rats ? Espèce d’idiot-inconscient !

 

Ce fut la phrase de trop pour le fils aîné du maître mage.

 

-         Moi, un idiot-inconscient ? Peut-être, mais toi…

 

Levant le poing, il se dirigea vers son père, et s’écria :

 

-         Tu n’es qu’un sale manipulateur !

 

Kristofferson se rendit alors compte qu’il risquait de faire une bêtise. Coupé dans son élan, il quitta la pièce à grands pas. Le Skaven Blanc allait le suivre, mais Steiner le retint.

 

-         Inutile de faire quoi que ce soit pour l’instant, intima le Prince. Dans son état, il n’entendra rien. Tu lui parleras quand il sera disposé à t’écouter, Psody.

-         Oui, Père.

 

Sans mot dire, Nedland sauta prestement de son fauteuil, et se dirigea vers la porte de sortie.

 

-         Grangecoq, non !

 

Le petit homme s’arrêta net à l’injonction du Prince.

 

-         Comme je viens de le dire, il n’écoutera personne.

-         J’agis toujours selon votre volonté, votre Majesté, mais je pense que ce n’est pas une bonne idée de le laisser partir comme ça.

-         C’est un garçon raisonnable, il sera sans doute plus réceptif ce soir. Mais vous avez raison sur un point : il vaut mieux qu’il n’aille pas trop loin. Suivez-le discrètement, vous pourrez le raisonner quand vous jugerez venu le moment opportun, idéalement avant ce soir.

-         À vos ordres.

 

Nedland quitta le salon à son tour, plus posément. Romulus murmura :

 

-         Ludwig, je t’attends à ton bureau, nous allons avoir du travail.

-         Passe devant, j’arrive.

 

Et le prieur s’éclipsa. Bianka, habituellement prompte à réprimander toute personne n’agissant pas de manière convenable selon ses croyances, n’arrivait pas à articuler un mot. Son père la regarda, avec appréhension. Ce fut finalement le Prince qui s’avança vers la jeune fille et s’accroupit pour être à sa hauteur.

 

-         Alors… toute mon enquête, c’était pour du beurre ?

-         Non, ma chérie, tu as fait ce qu’il fallait comme il fallait. Tes investigations ont poussé nos ennemis à la faute, et nos guerriers vont pouvoir prendre le relais.

-         Verena doit me prendre pour la dernière des imbéciles !

 

Le contrecoup fut trop dur à surmonter. Elle s’écroula dans les bras du Prince, et éclata en sanglots. Elle pleura ainsi une longue minute.

 

-         J’étais tellement sûre de moi…

-         Verena a la chance d’avoir une disciple avec une foi indéfectible, grâce à laquelle sa justice sera rendue. Nous allons pouvoir arrêter les vrais méchants.

 

Enfin, elle releva la tête, et bredouilla à travers ses larmes :

 

-         Opa, vous… votre couronne…

-         Quoi, ma couronne ?

 

Le Prince comprit l’allusion.

 

-         Oh, c’est vrai… Tu veux que… ?

 

Il désigna d’un coup d’œil la cheminée. Bianka leva la main.

 

-         Non. Gardez-la. C’était nécessaire. Vous êtes le Prince.

-         Je suis avant tout ton grand-père, et je t’ai menti. Le mensonge doit être catégoriquement exclu des valeurs et des méthodes d’un Prince.

-         La Main Pourpre a des yeux et des oreilles partout, vous vous êtes méfié, à juste titre. Il fallait être plus rusé qu’eux.

-         Oui, et je peux t’assurer que tous ces gens qui m’ont obligé à faire tant de mal à ma propre famille vont le regretter ! Psody, rejoins-nous dès que possible.

-         Oui, Père.

 

Quand la porte se referma derrière le Prince, Psody et Bianka étaient à présent seuls dans le petit salon. Le Skaven Blanc resta silencieux. Il n’osa pas regarder sa fille. Finalement, il murmura :

 

-         Je… ne sais pas quoi te dire.

 

La jeune fille-rate ne répondit rien. Le maître mage continua :

 

-         J’aimerais ne pas comptabiliser, ma chérie. J’ai fait souffrir tout le monde, et je n’arrive pas à déterminer-estimer qui a eu le plus mal à cause de moi. Mais je sais que tu es celle envers qui j’ai eu le plus de douleur-chagrin. J’ai été obligé de lécher les pieds de Karhi, alors que tu étais ici, gravement malade, après avoir tout fait pour retrouver les agents-sectaires de la Main Pourpre… Chaque matin, j’ai prié le Rat Cornu de me donner la force de ne pas céder et prendre le risque de retourner à Steinerburg pour te dire que j’allais bien. Je ne devais pas mettre en danger toute l’opération ! J’ai dû choisir entre rester auprès de vous tous et jouer au Technomage captif auprès de cette petite larve de Prophète Gris ! J’ose espérer qu’un jour, peut-être… tu me pardonneras.

 

Bianka rassembla ses forces pour quitter son fauteuil. Elle fit face à son père, sans mot dire, puis se laissa tomber entre ses bras.

 

-         J’ai eu tellement de peine !

-         Je suis désolé-désolé.

-         Verena m’en soit témoin… je ne veux pas me fâcher contre toi. Surtout après ce que tu as dû endurer !

 

Psody sourit malgré lui. Même submergée par l’émotion, sa fille gardait son aptitude à avoir des raisonnements logiques.

 

*

 

Le plus grand temple de Steinerburg, situé au cœur du Quartier du Calice, était toujours aussi impressionnant. Même après être passée devant des centaines de fois, Marjan considérait toujours le bâtiment consacré à Taal et Rhya avec la même admiration et le même respect qu’au jour de son ouverture officielle aux fidèles. Elle franchit la grille d’entrée principale, et mit pied à terre. Elle confia les rênes de son cheval à un initié, et traversa le parc.

 

Au bout d’une longue minute de marche, elle se retrouva dans la cour intérieure du temple. Une parcelle de cette cour était réservée au potager. Marjan repéra mère Morgane, et vint à sa rencontre. Plusieurs jeunes enfants, Humains et Skavens, jouaient ensemble tout autour d’elle, certains couraient et menacèrent même de la bousculer, sans cesser de rire. La grande femme blonde sentit son estomac se dénouer d’un cran. Après toutes les horreurs affrontées dans la tanière de Karhi, de tels éclats de joie étaient un vrai soulagement.

 

-         Bonjour, Mère Morgane.

-         Que la bénédiction de Taal et Rhya soit sur vous, Dame Gottlieb. Que me vaut l’honneur de votre visite ?

-         Ma visite n’a rien d’honorable, ma Mère, je venais juste transmettre quelques instructions de la part de sa Majesté Ludwig le Premier.

 

La prêtresse supérieure eut un sourire bienveillant.

 

-         Ne sous-estimez pas votre valeur, Dame Gottlieb. Vous êtes une femme audacieuse et valeureuse. Je doute que beaucoup parmi nous aurait eu le courage de faire ce que vous avez accompli pour le Royaume des Rats.

-         J’ai eu la chance d’en sortir vivante et sans trop de casse. Pour l’état de mon esprit, on verra ça quand tout sera terminé. En attendant, voici la liste des actes de naissance de tous les enfants que vous avez eu la bonté d’accueillir entre vos murs.

 

Il y en avait une petite vingtaine, les autres avaient été confiés aux prêtresses de Shallya.

 

-         Y a-t-il beaucoup d’enfants dont les parents ont été prévenus ?

-         Pour le moment, on n’a prévenu personne. Tant que les conspirateurs courent toujours, nous ne devons pas faire prendre le risque aux familles de quitter leur abri. Nous vous préviendrons quand nous enverrons les messages aux concernés.

 

Marjan reconnut alors parmi les enfants une fillette Skaven en train de regarder avec attention le jardinier au travail.

 

-         Cette petite fille, là-bas… comment va-t-elle ?

-         Compte tenu de ce qu’elle a vécu, elle ne s’en tire pas trop mal, elle non plus. Elle s’appelle Branwen. Vous la connaissez ?

-         Un peu.

-         Oh, je comprends ! Elle nous a dit qu’une « grande Humaine aux cheveux d’or est venue la sauver d’un savant fou ». C’était vous ?

-         Je n’ai fait que mon devoir.

-         Si j’en crois ce que j’ai entendu, vous avez fait largement plus. Vous pouvez être fière de vous, Dame Gottlieb. Votre mère aussi aurait été très fière.

-         Je vous remercie, Mère Morgana. Hélas pour elle, j’ai lu le rapport des Shalléennes à son sujet. La pauvre petite vivait à Brebersdorf, l’un des villages qui a été complètement détruit. Elle n’a plus de famille.

-         Elle va devoir vivre avec ce fardeau, une charge bien lourde à porter pour de si jeunes épaules. Merci d’avoir transmis l’information, nous allons pouvoir l’y préparer tout doucement. Nous la garderons le temps qu’il faudra.

-         Je crois qu’elle est plus forte qu’elle a l’air, elle s’en sortira. Mais… pourquoi chez vous ? Ce n’est pas aux colombes de recueillir les orphelins ?

 

Mère Morgana fit une petite grimace.

 

-         Les exactions des Skavens Sauvages ont causé beaucoup de dégâts, et le Temple de Shallya s’est malheureusement retrouvé avec un trop-plein d’orphelins à prendre en charge. Quand ça arrive, nous avons convenu avec eux d’alléger leur charge d’un enfant ou deux. Branwen nous a dit qu’elle travaillait aux champs avec sa mère avant cette tragédie. À mon avis, ce serait une bonne chose pour elle de rester parmi nous quelque temps, pour qu’elle puisse se reconstruire par des activités qu’elle a déjà l’habitude de pratiquer. Cela l’aidera à passer le cap, et qui sait, peut-être qu’elle voudra devenir initiée ?

-         Pourquoi pas, si elle est heureuse comme ça ?

 

Marjan hésita. Allait-elle aborder la fillette ?

 

Peut-être qu’elle sera enchantée de me voir… et peut-être pas. Et si elle m’interroge sur sa famille ?

 

Cette dernière question permit à la grande femme de prendre sa décision.

 

-         Je reviendrai la voir quand tout sera terminé, je compte sur vous pour bien la traiter.

-         Vous pouvez, Dame Gottlieb.

 

C’est alors que Marjan perçut une petite lueur étrange dans l’œil de mère Morgana.

 

-         Tout va bien, ma Mère ?

-         Oui, euh… Pardonnez-moi, ma Dame. J’étais en pleine réflexion.

-         À quel propos ?

-         Eh bien… vous êtes une femme d’armes, et moi une prêtresse. Pourtant, nous nous comprenons. Vous êtes issue d’une famille attachée à ses valeurs, fière de ses traditions, et proche de la terre. Je pense que vous auriez fait une excellente membre de notre Ordre. Je vous vois très bien faire le travail au champ, prier Taal et Rhya, et garder intacte la mémoire de nos prédécesseurs.

-         Je préfère prier Ursun et Ulric, mais j’apprécie le compliment.

 

Marjan jeta un dernier regard vers Branwen, qui était en train de donner un coup de main au jardinier, puis prit congé des fidèles de Taal et Rhya.

 

*

 

Pendant ce temps-là, près de la caserne de Steinerburg, une autre scène se jouait au temple de Sigmar. Le petit édifice sobre mais solide était habité par une demi-douzaine de prêtres, soutenus par une dizaine d’initiés. Le principal responsable de cette congrégation était le prieur Arcturus. Depuis son intervention au cours de la soi-disant arrestation de Brisingr Mainsûre, il n’avait pas relâché sa vigilance. Lui-même recevait régulièrement des rapports de la part de l’un ou l’autre des investigateurs triés sur le volet. Les activités suspectes étaient hélas de plus en plus nombreuses, et le prieur hésitait quant à la conduite à tenir. Devait-il continuer à observer, ou fallait-il passer à l’action ? Et si oui, dans quelles proportions ?

 

Le grand homme chauve fut cependant soulagé lorsqu’il comprit, au fur et à mesure de la conversation qu’il entretenait depuis une demi-heure, que le représentant du Prince pouvait lui communiquer toutes les réponses à ces épineuses questions.

 

-         Oui, Nedland Grangecoq et Kristofferson Steiner ont bien travaillé, ces derniers jours. Ils ont repéré quelques-uns des membres de la Main Pourpre, suffisamment pour pouvoir agir selon le plan prévu.

-         Je serai heureux et fier d’accomplir mon devoir et de vous accompagner, Sire Gottlieb. Mais je n’aurai pas beaucoup d’autres disciples à vous confier !

-         De combien de personnes pourrait nous soutenir le Temple de Sigmar ?

-         Nous sommes six prêtres assermentés. Nous ferons tout pour que ça n’arrive pas, mais si jamais nous mourrons tous au combat, il doit bien en rester au moins un pour continuer à faire vivre le temple.

-         Cela nous fait déjà cinq personnes. Et les séminaristes ?

-         J’ai bien peur qu’ils ne soient encore un peu jeunes, Monseigneur. Le plus âgé n’a pas encore quinze ans.

-         Et alors ? Vous croyez que mon père a attendu mes quinze ans pour me faire combattre ? D’accord, ce n’était pas sur un champ de bataille contre des centaines d’hommes, mais à cet âge-là, j’avais déjà participé à des escarmouches ! C’est comme ça que j’ai eu mes premières cicatrices, et donc reçu mes premières leçons pratiques.

-         Et quels étaient vos adversaires, Monseigneur ? Des forcenés ayant à leur tête des magiciens, des prêtres et des bêtes sauvages, tous soutenus par des Démons ?

-         Hum… Bon, c’est vrai, mon père ne m’a jamais envoyé affronter le surnaturel. D’ailleurs, en y réfléchissant, je n’ai pas eu d’occasions de casser du Démon depuis qu’ils ont détruit Gottliebschloss. Beaucoup de Skavens Sauvages et leurs bestioles, mais des Démons… Vous gagnez cette manche.

 

Arcturus passa la main dans son épaisse barbe.

 

-         Allez, je devrais pouvoir quand même emmener un ou deux de mes initiés parmi les plus âgés. Seulement, ils resteront avec moi. En fait, nous serons en soutien, nous ne pourrons pas nous permettre de faire partie du premier groupe. Tout comme le Maître Mage, je suis facilement repérable pour un prêtre ou un magicien.

-         Pas d’inquiétude, nous devrions pouvoir tenir le coup suffisamment longtemps. Et puis, rappelons-nous qu’en dehors de quelques-uns d’entre eux, leurs rangs sont constitués de roturiers, de commerçants, d’artisans… en tout cas, de gens qui ne représentent pas une grande menace sur un champ de bataille. Avez-vous besoin de matériel en particulier, Prieur Arcturus ?

-         Nous avons ce qu’il faut. Chacun de nous sera équipé de son propre marteau, ainsi qu’un plastron.

-         Je pensais aux chevaux, vous aurez des chevaux ?

-         Un marteau est plus facilement maniable quand on est à pied. Tous nos Frères n’ont pas reçu un entraînement aux armes aussi poussé que le vôtre.

-         C’est une lacune, Prieur.

-         Je le sais bien, mais le Prince semble ne pas y prêter attention. Ce genre d’entraînement coûte cher en matériel, en bêtes et en instructeur, et j’en ai déjà fait la remarque plusieurs fois auprès de sa Majesté. Las, il n’a pas pour autant pris l’habitude de faire au Temple de Sigmar du Royaume des Rats les mêmes donations que celles dont il gratifie les représentants de Verena ou Shallya.

-         C’est une question qui mérite d’être remise sur la table, Prieur Arcturus, toutefois je ne pense pas que le moment soit bien choisi.

-         Non, en effet, mais je compte bien renouveler ma demande après du Prince une fois les choses terminées, si l’on s’en sort vivants.

-         Pour ça, pas d’inquiétude, Prieur. Pour votre demande, je ne désapprouverai pas. Pour l’heure, nous devons nous concentrer sur la Main Pourpre.

 

Jochen déposa sur le bureau une feuille de papier.

 

-         Vous nous retrouverez à cet endroit demain soir, une heure avant minuit, avec vos cinq frères et vos initiés. Ne lésinez pas sur les prières, le soutien de Sigmar ne sera pas de trop.

-         Nous bénirons les troupes avant d’y aller, Monseigneur.

 

Le jeune seigneur se leva, un sourire satisfait fendit son visage.

 

-         Gardez bien en tête votre idée de réclamation auprès du Prince. Il sera sans doute plus disposé à vous donner raison quand nous aurons vaincu ces maudits cultistes grâce à vous et vos disciples.

-         Je suis le métal, Sigmar est le marteau, Sire Gottlieb.

 

*

 

-         Dame Marjan ?

 

La domestique avait parlé en kislévite. En effet, pour garder un peu de l’esprit de ses origines, Dame Franzseska avait engagé en priorité des serviteurs venus du Kislev pour s’occuper des tâches liées à sa famille, à Gottliebschloss – son mari n’avait guère vu d’inconvénient à cette préférence. Après l’invasion par les Skavens Sauvages de Vellux, la Dame Gottlieb avait suivi le convoi vers la province des Royaumes Renégats qui allait devenir Vereinbarung, et les quelques serviteurs Kislévites qui avaient survécu à cette épouvantable épreuve l’avaient tous suivi. Depuis, d’autres employés venus tenter leur chance à Steinerburg avaient mis leurs talents au service de la famille Gottlieb.

 

Entendre la langue natale de sa mère faisait toujours à Marjan un petit quelque chose. Elle ne la parlait jamais en dehors de la maison familiale, même lorsqu’elle était seule avec son frère, qui la maîtrisait également.

 

-         Qu’y a-t-il ? demanda la grande femme blonde dans la même langue.

-         Un visiteur attend à la grille. Je crois qu’il s’agit du fils aîné du Maître Mage.

 

Marjan haussa les sourcils.

 

Kit est ici ?

 

Elle rajusta le col de sa tunique.

 

-         Faites-le attendre au banc près de la fontaine, j’arriverai dans quelques minutes.

-         À votre service, Dame Marjan.

 

 

Le soleil amorçait sa descente, ses rayons teintaient d’une lueur dorée tout ce qu’ils touchaient, ce qui donnait une atmosphère automnale au parc. Le Skaven brun remarqua par ailleurs que les feuilles de certains arbres commençaient à prendre les couleurs de cette saison.

 

La voix de Marjan lui fit pivoter l’oreille par réflexe.

 

-         On ne devait pas se retrouver à la Salle du Conseil ?

 

Kristofferson se tortilla les doigts.

 

-         Eh bien… C’est un peu délicat à dire, Marjan. J’ai… je me suis barré de chez moi en claquant la porte.

-         Quoi ? Attends, tu es en train de me dire que tu t’es disputé avec tes parents ?

-         Oui, confessa le jeune homme-rat.

 

La grande femme se frappa le front.

 

-         Je ne peux pas y croire ! Ta famille compte sur toi pour aller jusqu’au bout du nettoyage, et tout ce que tu trouves de mieux à faire, c’est de fuguer et te réfugier chez moi ! Franchement, tu as passé l’âge de te conduire comme un gamin capricieux, tu ne crois pas ?

-         Si seulement j’étais encore un gamin capricieux, Marjan ! Capricieux, mais insouciant, à mille lieues de toutes les responsabilités liées à la Cour ! Un gamin à qui on inculque des valeurs auxquelles il croit viscéralement, et à qui on montre le bon exemple ! Pas comme maintenant, où je me suis fait rouler par tout le monde ! Et où je n’ai pas pu être à tes côtés, au moment où tu en avais le plus besoin !

 

La jeune femme ne répondit pas, mais son visage passa de la colère à l’amertume.

 

-         Je n’ose pas imaginer tout ce que tu as dû subir pour aller dans le terrier de cette petite raclure de Prophète Gris. La peur, les humiliations, les violences… Si seulement j’avais pu t’accompagner !

-         Bah, tu sais, en fin de compte, ce n’était pas beaucoup plus terrible que quand toi, tu étais en cage dans l’Empire.

-         J’aurais dû être à tes côtés, une fois de plus ! Et mon grand-père a refusé que j’y aille, comme pour Wüstengrenze ! Il a fallu que je reste ici, à trépigner auprès de ma mère et des deux marmots, pendant que tu risquais ta vie pour nous ! C’est à croire qu’ils ne veulent pas que je te fréquente ! Alors quoi ? Puisqu’ils me voient comme un gamin, je peux bien agir comme tel !

 

Marjan soupira et leva la main.

 

-         On s’en est sortis sans trop de casse, Kit. Par contre, je ne crois pas que tu aies conscience de l’importance de ton rôle ici : tu as veillé sur ta famille, sur tes sœurs pendant que ta mère et tes frères étaient absents. Je pense que ton père aurait mille fois préféré être à ta place.

-         Ah, il aurait sans doute pu, s’il avait trouvé un moyen moins tordu !

 

Marjan s’installa sur le banc aux côtés du Skaven brun. Ses yeux clairs brillaient d’une façon que le jeune Steiner ne parvint pas à définir clairement.

 

-         Tu n’es pas le seul à avoir ce genre de pensée, Kit. En toute sincérité, j’aurais aimé que tu m’accompagnes dans ce terrier. J’étais sûre d’avoir finalement pris l’habitude, je pensais que ce genre de saloperie ne me toucherait plus jamais. Et pourtant…

-         Qu’est-ce que tu as vu de si ignoble ?

-         Les bonnes œuvres du Clan Moulder.

-         Oh… Des Mutants ?

-         Seulement le Maître Mutateur, mais j’ai surtout vu sa façon de jouer avec les petits prisonniers.

 

Un voile de sueur glacée étreignit toute la surface de la fourrure du Skaven brun.

 

-         Je n’en ai parlé à personne, Kit, mais j’ai besoin d’évacuer. Je veux que ce soit auprès de mon plus fidèle ami. Celui avec qui j’ai un peu grandi, avec qui j’ai vécu des tas de choses, et à qui je peux tout confier.

-         Tu peux tout me confier, en effet.

 

Marjan se mordit la lèvre. Malgré ses efforts, elle ne pouvait pas empêcher quelques larmes de chatouiller ses yeux.

 

-         Ils ont enlevé les petits Skavens pour en faire des fous furieux comme eux, Kit ! Ils m’ont enfermée dans leur fosse. Ils les poussaient à se battre entre eux pour survivre à la geôle !

-         C’est inhumain, mais logique. Ils veulent des Guerriers des Clans, ils tâchent d’effacer l’éducation des Humains pour leur marquer au fer rouge les lois de l’Empire Souterrain. C’est justement pour empêcher ça que tu as pris tous les risques, tu peux être vraiment fière de toi.

 

La grande femme blonde se leva brusquement.

 

-         Non, mon ami ! Je ne peux pas être fière de… de… ça !

-         Quoi donc, « ça » ? Qu’est-ce qui est si terrible que tu n’arrives même pas à dire de quoi il s’agit ?

-         Je ne suis pas une héroïne de chanson de geste, Kit ! Je suis une meurtrière !

-         Comment ça ? Qui as-tu tué ? Des Skavens Sauvages enragés ? Des esclaves qui te suppliaient pour pouvoir vivre une minute de plus ?

-         Une petite villageoise, Kit !

 

Kristofferson écarquilla les yeux, davantage surpris qu’indigné ou effrayé.

 

-         Putain de merde, je n’avais jamais fait ça, et j’espérais ne jamais avoir à le faire !

-         Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu ne peux pas avoir assassiné un enfant de sang-froid, Marjan ! Il y avait forcément une bonne raison.

-         Ouais, il y avait une raison, mais j’ignore si elle est bonne ! C’était la malepierre, Kit ! Cette pauvre petite était déjà bouffie de malepierre, à cause de ce trou du cul de Maître Mutateur !

 

Le Skaven brun ne répondit pas, il se contenta de hocher doucement la tête en signe d’assimilation.

 

-         Quand on était aux Récoltes, on ne touchait pas aux pondeuses. Ça n’aurait pas suffi à arrêter ce cycle infernal. Et surtout, ça nous aurait rabaissés à leur niveau de sauvagerie. Même pour les délivrer de l’enfer qu’elles vivaient. Chaque fois que j’en voyais une, je fermais les yeux et les oreilles de ma conscience, en me disant qu’on allait pouvoir se mesurer à l’Empire Souterrain et le soumettre d’ici deux ou trois générations. C’est ce que j’espère, Kit ! Qu’on puisse les forcer à arrêter toute cette merde et voir leurs enfants aussi heureux que les nôtres ! Cela faisait six mois que je n’avais pas vu de reproductrice. J’ai cru que c’était passé, que je pouvais passer à autre chose. Mais quand j’ai vu cette malheureuse, sur cette table d’opération, à se prendre des doses massives de malepierre… Je me suis défoulée sur le Maître Mutateur, puis j’ai égorgé la petite. Je n’ai pas voulu l’abandonner à ce triste sort, elle qui avait eu le temps de grandir un peu, et de vivre une vie normale. Sa souffrance aurait été deux fois pire. Et voilà. Moi, Marjan Gottlieb, fille d’un couple de seigneurs sévères, mais justes… j’ai tué une enfant. Tu parles d’une héroïne !

 

Elle se rassit près de Kristofferson, qui la serra contre elle.

 

-         Je vois où tu veux en venir. Pour moi, ça ne change rien.

-         Et pour Ursun ? Tu crois qu’il ne va pas me tourmenter pour l’éternité ?

-         Ton Dieu doit être suffisamment intelligent pour comprendre que tu as accordé la libération à une malheureuse victime de la folie du Rat Cornu.

-         Il n’aime pas qu’on fasse du mal aux oursons.

-         Alors il n’a pu qu’approuver ton geste. Tu as tué le vrai monstre, il ne fera plus aucune victime.

 

Marjan réussit à sourire à travers ses larmes.

 

-         Je te remercie, j’en avais besoin.

-         À ton service.

 

Les deux jeunes gens se relevèrent ensemble. Marjan prit la main de Kristofferson entre les siennes.

 

-         Écoute, n’en veux pas à ton père. S’il te plaît. On vit dans un monde qui peut être vraiment infâme, et même lorsqu’on fait tout pour être un héros droit dans ses bottes, on est parfois obligé de faire des choses pas très jolies. J’ai dû en faire dans ce terrier. Ton père vous a tous menti, mais je te jure qu’il aurait fait autrement s’il y avait eu une solution moins douloureuse. Je t’en prie, ne lui tourne pas le dos au moment où il a le plus besoin de toi. Nous sommes sur le point d’affronter le pire ennemi du Royaume des Rats. Et quand je dis « nous », je parle bien de « toi et moi », Kit. On ne peut pas refaire le début ni le milieu de cette histoire. En revanche, je te propose d’écrire la fin avec moi. D’accord ?

-         Avec… toi ?

-         Oui.

-         Toi et moi, on se battrait… ensemble ?

-         Comme au bon vieux temps.

 

Les yeux verts de Kristofferson scintillèrent. La jeune femme blonde sut qu’elle avait gagné. C’est alors qu’elle repéra une petite silhouette s’approcher, derrière le Skaven brun.

 

-         Bon, on retourne chez toi dans quelques minutes, je vais préparer quelques affaires. Je te laisse mettre les choses au point.

-         Comment ça ?

-         Avec moi, fiston, j’ai à te parler.

 

Kristofferson pivota sur ses talons, et se retrouva face à Nedland. Une fois de plus, la colère remonta le long de sa colonne vertébrale.

 

-         C’est bon, je rentre, et je vais sans doute me cogner un sermon, tu ne vas pas en mettre une couche préventive ?

-         Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, pourtant. Ton père n’est pas très content.

-         Ah oui ? Eh bien, il n’a qu’à venir me le dire lui-même, au lieu de me déléguer son complice ! D’ailleurs, Nedland, tu t’es bien foutu de moi, toi aussi ! Tes regrets, ta compassion au temple, tout ça, c’était du bidon ! Tu savais tout, et tu ne m’as rien dit !

-         J’ai obéi aux ordres, fiston. Ton grand-père reste avant tout le Prince, il m’a donné ces instructions dans un but très précis : protéger le maximum de monde. Chaque personne au courant aurait été un double risque potentiel. D’abord, que cette personne dévoile le secret, accidentellement ou intentionnellement. Ensuite, que la Main Pourpre apprenne à son tour ce secret, et passe à l’action, et donc la fuite ou l’attaque.

 

Le Skaven brun tapa du pied.

 

-         Tu as menti sur toute la ligne. Je parie que ta blessure de flèche est fausse, elle aussi.

-         En effet.

-         Tous, vous m’avez tous menti ! J’ai été élevé dans les valeurs de la noblesse, de la loyauté, de la justice, de la sincérité, et voilà comment les gens qui m’ont tout appris respectent leurs propres enseignements ! C’est désolant !

 

Le visage de Nedland se ferma.

 

-         Je peux comprendre ce point de vue, fiston. Mais au risque de te choquer, le monde ne fonctionne pas comme ça. C’est sûr, ce serait tellement facile si nous étions tous gentils, et s’il y avait le Chaos et les Skavens Sauvages qui étaient les seuls méchants, et que tout le monde suivait la même ligne de conduite. Mais notre société est plus complexe que ça, et parfois, même les personnes les plus vertueuses doivent faire des coups bas, mentir, tromper ou utiliser des méthodes pas très honorables. Quand elles le font, ce n’est pas sans raison. Dans ton exemple, si tes parents vous ont menti, c’était pour vous protéger.

-         Tu parles ! Ils nous l’ont dit eux-mêmes, ils nous ont foutu dans leur plan ! Je vais…

-         Stop !

 

Pour la première fois depuis qu’il le connaissait, Nedland décida de ne plus laisser d’échappatoire au Skaven brun. Surpris par une telle hausse de ton, Kristofferson se tut. Le trésorier prit son inspiration, et déclara d’une voix cinglante :

 

-         Nous n’avons plus de temps à perdre. Grâce à notre plan, cette bande de chtarbés a commis une erreur : ils vont organiser la fête d’adieu demain soir, et je sais où, car ils ont manqué de prudence. Un de mes contacts a repéré des activités suspectes dans un endroit isolé, à la périphérie de la ville. Ils vont convoquer leur putain d’Archidémon. Ce sera l’unique occasion de tous les démolir. Toi et moi, nous avons passé des jours à traquer ces hérétiques, et maintenant, nous sommes sur le point de coincer leurs chefs. Tu ne vas quand même pas tout flanquer par terre parce que tu es fâché contre ton papa ? Non ? Alors, cesse de faire l’enfant, retourne au manoir pour accomplir ton devoir, sinon je vais me fâcher ! Compris ?

 

Kristofferson soutint le regard du Halfling pendant de longues secondes. Heureusement, en tant qu’aîné, il avait développé un sens profond des responsabilités. Malgré la sensation de brûlure qui meurtrissait son cœur, il décida de céder.

 

-         Vous avez de la chance, vous autres. Mon père, mon grand-père, toi… Si je ne croyais pas sincèrement en l’éducation que j’ai reçue, je…

-         Tu te conduirais comme un bandit, ou pire, un Skaven Sauvage, lâche et couineur. Montre-moi que tu as une paire de balloches dans le pantalon !

-         D’accord.

 

Sans prévenir, Kit se jeta vers le Halfling, mains tendues, pour l’empoigner. Nedland eut le réflexe de reculer, mais le Skaven brun fut plus malin que lui : il pivota sur lui-même, et fouetta de sa queue les jambes de l’éclaireur. Nedland trébucha sur le rebord de la fontaine, et tomba dans le bassin.

 

Kristofferson éclata de rire.

 

-         C’est puéril, mais ça soulage !

 

Son ricanement diminua progressivement quand il s’aperçut que le petit homme ne remontait pas à la surface.

 

-         Nedland ? Nedland ? Ho, réponds !

 

Aussitôt, le jeune Steiner s’inquiéta.

 

Manquerait plus qu’il se soit cogné la tête dans le fond !

 

Il se pencha par-dessus le rebord, et plongea ses mains dans l’eau trouble. Soudain, une poigne d’acier lui agrippa le bras, et tira avec une force irrésistible. Kristofferson bascula en avant et se retrouva dans l’eau à son tour.

 

Quand il entendit le fou rire du Halfling, alors qu’il s’accrocha à la surface de granit, il grogna avec un sourire entendu :

 

-         Sale petit morpion !

-         Nous sommes quittes, suce-boules !

 

Et les deux amis, réconciliés par la blague, éclatèrent de rire ensemble de plus belle.

 

-         Ho, vous deux ! Vous allez arrêter vos conneries et sortir de là, ou faut-il que je vienne vous chercher par la peau du cul ?

 

Kristofferson et Nedland, rappelés à l’ordre par la voix de Marjan, s’empressèrent de sortir du bassin, sans cesser de rire.

Laisser un commentaire ?