Le Royaume des Rats
- C’est bon, tu peux te détendre-tranquilliser, Gab. La bataille est bien finie.
Les trois Skavens arrivèrent au niveau du temple de Valaya. Le petit Skaven gris clair écarquilla les yeux devant un spectacle singulier : tout un groupe de soldats entouraient des enfants-rats, certains vraiment jeunes. Les plus petits étaient dans les bras des enfants de son âge. Tous les enfants présents avaient l’air épuisés, mais rassurés par la présence des adultes venus les sauver.
Quelqu’un marcha d’un bon pas à leur rencontre. Gabriel reconnut l’une des meilleures amies de sa mère.
- Dame Marjan ! Vous… vous allez bien ?
- Ouais, Gab, ça va. Ah, je vois que tu as retrouvé celui que tu cherchais !
- Oui, je… je ne sais pas comment j’ai fait.
- Sans doute avec du courage, il ne fallait pas en manquer. Psody, on a la situation en main !
- Je vois-vois. Je savais que nos troupes étaient les meilleures.
Quelques-uns des soldats qui connaissaient Psody ne cachèrent pas leur surprise en le voyant bel et bien vivant. Ickert s’approcha.
- Maître Mage ? Mais… comment ?
- C’est une histoire longue-compliquée, jeune homme. Sachez juste que vous avez été là où-quand il fallait.
- Et Karhi ? demanda Marjan. Où est-il passé ? Tu l’as retrouvé ?
- Karhi est en route pour se faire punir-corriger par le Rat Cornu.
La grande Humaine blonde eut un sourire revanchard.
- Parfait, ce petit trou du cul a eu ce qu’il méritait ! T’as utilisé beaucoup de tes ressources magiques pour le vaincre ?
- Pas besoin, Marjan. Cet imbécile a voulu utiliser le masque de Cuelepok pour renforcer la magie de l’Empire Souterrain. Un mauvais mélange qui lui a pété au museau.
- Ah, le con ! ricana la femme.
Ces paroles n’échappèrent pas aux soldats aux alentours. L’un d’eux, un Skaven brun assis sur les marches du temple, ronchonna :
- Ouais, autrement dit, il aurait suffi de laisser faire les choses ! Aujourd’hui ou dans un mois, il se serait tué lui-même ! On a fait tout ça pour rien, nos gars ont crevé pour que dalle !
Marjan s’assit aux côtés du soldat, et le saisit lentement mais fermement par la mâchoire. Elle fit pivoter sa tête, et quand leurs regards se croisèrent, articula :
- À qui tu crois avoir affaire ? Ici, c’est l’Empire Souterrain ; contrairement aux Orques qui se barrent en courant dès leur chef mort, et qui ont besoin de plusieurs jours pour le remplacer si ça n’a pas été fait dans les règles du duel, les Skavens résolvent rapidement les questions de succession. Blokfiste aurait tout de suite repris les commandes, et les enfants seraient restés prisonniers. On est venu ici pour sauver nos mouflets, et c’est ce qu’on a fait.
Elle relâcha la pression, se releva, et s’adressa à la cantonade :
- C’est ce que vous avez tous fait, et je vous en remercie ! Tous les parents de Vereinbarung vous seront à jamais reconnaissants !
La jeune femme s’adressa de nouveau au maître mage.
- Psody, nous avons retrouvé et rassemblé tous les enfants encore en vie que nous avons pu. Les plus petits étaient avec les pondeuses.
- Qu’avez-vous fait d’elles ?
Marjan ne répondit pas, son sourire s’évanouit.
- Je ne m’y habituerai jamais-jamais complètement, continua le maître mage.
- C’est ce qui fait de toi un Humain, mon ami. J’ai malheureusement une nouvelle encore pire : il y a eu des pertes chez les enfants, aussi.
Gabriel avala sa salive, et regarda nerveusement Emil, afin de s’assurer que le petit Skaven Blanc fût bien en vie. Le front de Psody se plissa.
- Et où est Siggy ? Tu ne l’as pas croisé ?
- Siggy ? Je croyais qu’il était avec toi ?
Le maître mage sentit son cœur se serrer douloureusement. C’est alors qu’Ickert montra quelque chose du doigt.
- Dame Gottlieb ! Regardez !
Un cavalier en armure approchait au trot du groupe. Il était grand, son équipement décoré par des armoiries colorées, et son casque était orné d’un cimier en forme de cerf bondissant. Ce spectacle irréel, presque fantastique, laissa Gabriel complètement subjugué. Il s’arrêta devant le groupe, et demanda d’une voix puissante :
- Holà, bonnes gens ! Qui est la personne en charge du commandement ?
- C’est Dame Marjan Gottlieb, ici présente, répondit le maître mage.
- Moi, t’es sûre ? demanda l’Humaine. On a du sang noble tous les deux !
- Oui, mais tu as été dans l’armée, je ne suis qu’un magicien, rappela Psody.
- Soit. Oui, on peut dire que c’est moi. À qui ai-je l’honneur ?
- Je suis Réginald de Villefort, aide de camp du seigneur Horace de Vaucanson, ma Dame. Je suis venu à la demande d’un de vos hommes, le sergent Kürbis. Lui et ses subordonnés tiennent en respect une bande de crapules du Chaos. Votre présence est indispensable pour en finir une bonne fois pour toutes avec ces manants.
- Merci pour l’information, Sire de Villefort. Vous avez entendu, vous autres ? La pause est finie, nous devons aller les aider ! Les enfants, courage ! On est bientôt sortis !
Sur les indications des plus expérimentés, tout le groupe se prépara à repartir. Mais alors que Villefort faisait faire demi-tour à son cheval pour repartir, Psody l’arrêta.
- Attendez-attendez, Sire de Villefort !
- Qu’y a-t-il, citoyen ?
- Vous… Avez-vous vu dernièrement un Skaven à la fourrure noire, plus grand et plus fort que les autres ? Un Skaven qui aurait quitté les lieux en vie ?
- Je crains de ne pouvoir vous répondre, il me faudrait une description plus précise.
- C’est…
Le maître mage sentit une brûlure à son estomac. Comment le Bretonnien allait-il réagir ? D’un autre côté, l’angoisse de ne pas avoir des nouvelles de Sigmund fut plus forte.
- Celui qui était à la tête des troupes qui ont attaqué Pourseille.
- Ah… Vous parlez du capitaine Steiner ?
- Oui.
Le Skaven Blanc ne voulut pas laisser à Villefort le temps de répondre.
- Écoutez-écoutez, vous avez de bonnes raisons de ne pas beaucoup l’aimer, mais je vous en prie, si vous savez quelque chose, dites-le !
- L’état de santé d’un simple capitaine est si important pour vous ?
- C’est mon fils ! glapit brusquement Psody.
Villefort sentit ses sourcils se lever sous son casque.
- Comment ? Votre… Il a défié mon lige pour vous venger ! Vous n’êtes pas mort ?
- J’ai fait semblant-semblant, il ne le sait pas ! Alors ?
- C’est vrai, il était beaucoup trop passionné pour nous mentir. Ou alors, il est très bon comédien.
Le visage du Skaven Blanc se contracta de panique.
- Je vous en prie-supplie, n’infligez pas de douleur inutile-superflue à un père inquiet ! Parlez-parlez !
- Allez, Sire de Villefort, vous n’êtes pas drôle ! renchérit Marjan.
- Je n’ai jamais eu cette prétention, ma Dame. Mais soyez rassuré, le capitaine Sigmund Steiner est vivant. Je l’ai vu transporter mon lige vers votre campement, accompagné de Lombard, le porte-étendard.
Enfin, Psody s’autorisa à reprendre son souffle. Gabriel pleura d’émotion.
- Siggy… est vivant ! Après tout ce qu’il a affronté…
Il se blottit contre son père, Emil toujours calé dans ses bras. Marjan tapa dans ses mains.
- Allons, mes amis ! Quittons cet égout !
La compagnie se mit en marche, Villefort en tête. Les quelques Nains restants se décidèrent à suivre le mouvement.
Gabriel sentit l’appréhension monter de plus en plus alors qu’ils approchaient de la grande porte du karak. Un groupe de fantassins accompagnés de quelques cavaliers Bretonniens faisaient cercle autour de la bande des barbares du Chaos. Lennart Sang-de-Feu était au milieu de ses hommes, désarmé, mais il n’avait pas l’air intimidé par la situation pourtant en sa défaveur. Bras croisés, il défiait ses adversaires de sa posture déterminée.
Le petit Skaven gris clair ne savait toujours pas comment considérer ce grand gaillard en armure rouge. D’un côté, il lui avait sauvé la vie, et l’avait protégé pendant une longue partie de sa fuite à travers les tunnels. De l’autre, c’était un serviteur du Chaos, un tueur, avec sans doute de nombreuses vies sur la conscience.
Je devrais peut-être en parler à Père ?
Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques yards de l’attroupement, Sire de Villefort, toujours sur son cheval, commenta la scène.
- Comme vous pouvez le constater, nous avons capturé les Chaoteux, ma Dame.
- Joli travail, Sire Chevalier ! Mais ils n’étaient pas plus nombreux ?
- Eh bien, quelques-uns sont tombés sous les coups des Skavens Sauvages, expliqua le sergent Kürbis. Vu qu’ils attaquaient les hommes-rats en priorité, on les a laissés s’entretuer. Quand nous avons clairement eu le dessus sur les Skavens Sauvages, les survivants se sont tout de suite rendus sur ordre de leur chef.
- Voyez-vous ça !
- Remarquez, les ordres de la commandante Renata – Morr ait son âme – étaient de les capturer vivants. Au moins, nous pourrons respecter ses instructions.
- Et donc, Lennart Sang-de-Feu ne s’est pas rebiffé ?
- Pas le moins du monde, ma Dame, répondit Villefort. Comme ils ont décidé de se tenir tranquille, on ne leur a encore rien fait, mais on vous attendait pour ça. Par contre, il a insisté pour déposer les armes à vos pieds en particulier.
- Ah, vraiment ?
- Oui, ma Dame. Ce gredin a exigé que vous soyez « maîtresse de son Destin ».
- Je me charge de lui, alors, marmonna la grande femme blonde. Laissez-le venir à moi.
Les gardes obéirent. L’immense Guerrier du Chaos avança lentement vers la jeune femme. Gabriel gémit d’une voix tremblante :
- Dame Marjan ! Non ! Même sans armes, il va… vous… écrabouiller !
La jeune femme se tourna vers le petit Skaven gris clair, et lui fit un petit clin d’œil. Puis elle pivota de nouveau vers le personnage en armure rouge, elle approcha à son tour, puis lorsqu’un unique pas les séparèrent, lui fit un petit sourire. Lennart tendit les bras… et serra Marjan contre sa poitrine en éclatant de rire.
- Mais… ? gargouilla le jeune inventeur.
- Regarde, chuchota son père.
Le Guerrier du Chaos retira son casque, révélant le visage hilare de Jochen Gottlieb. Gabriel sentit de nouveau la tête lui tourner, et seuls les babillages d’Emil lui rappelaient qu’il ne fallait surtout pas perdre connaissance et le lâcher.
- Quoi ? Vous ?
Jochen s’approcha de Gabriel et s’agenouilla devant lui.
- Eh oui, c’était moi ! Désolé de t’avoir fait aussi peur, mais je ne devais pas me montrer avant que ce soit fini !
- Je ne comprends plus rien ! se lamenta le jeune Skaven.
- Fiston, t’as été extra. T’en fais pas, on va rentrer à Steinerburg, et là, tout sera clair. D’accord ?
L’Humain tapa amicalement le petit ingénieur sur l’épaule. Gabriel ne put rien faire d’autre que hocher la tête vaguement.
Psody leva la main vers le sergent.
- Sergent Kürbis, relâchez-relâchez les prisonniers, ils sont tous des nôtres !
- Quoi ? Mais je n’étais pas au courant !
- C’est normal, répondit Jochen. Même la Commandante Renata ignorait que nous étions infiltrés chez les Sauvages.
- Vous voulez dire que c’était une comédie ? Impossible !
- Et pourtant, il paraît que le Maître Mage est mort empoisonné il y a quelques semaines ? ironisa Marjan.
Le sergent fut interloqué par la boutade. Il approcha du Skaven Blanc au pelage teint, regarda mieux, repéra les cornes sciées sur sa tête, et écarquilla des yeux surpris au suprême degré lorsqu’il reconnut son interlocuteur.
- Maître… Mage ? Vous n’avez pas été… ?
- Empoisonné ? Non-non, Sergent, mais nous l’avons fait croire.
- Avec la Main Pourpre, tout le monde est suspect, Sergent Kürbis, rappela le seigneur Gottlieb. Nous avons dû prendre encore plus de précautions qu’avec l’affaire de la trahison de Schmetterling.
- C’est donc pour ça que nous avions l’ordre de ne pas vous tuer, répliqua le sergent, dont les traits se crispèrent. Je comprends, mais vous auriez quand même pu nous dire pourquoi ?
- Et prendre le risque d’en informer la Main Pourpre ? rétorqua Marjan. Mon frère vient juste de le dire, Sergent ; ces bâtards sont partout, peut-être même qu’il y en a parmi nous, en ce moment ?
Cette déclaration jeta un froid, que le maître mage s’empressa de vouloir dissiper.
- Du calme, n’allez pas voir des ennemis absolument partout-partout ! Vous avez tous combattu avec bravoure-force, et nous avons gagné grâce à vous tous. Des comploteurs auraient profité de l’occasion pour semer le trouble-chaos dans nos rangs, ce que personne n’a fait. Bravo à tous !
Les « maraudeurs du Chaos » applaudirent avec sincérité les fantassins et les Bretonniens, qui leur rendirent rapidement la pareille. Gabriel se sentit enfin soulagé. Tout le monde était content, cette horrible journée de bataille, de sang, de peur et de fuite était enfin terminée, et le plus important, il était toujours en vie, Emil aussi.
Il se sentit suffisamment motivé pour remettre les choses au point avec une personne en particulier. Il repéra le sergent Kürbis, se planta devant lui, et lui présenta le petit Skaven Blanc dans ses bras.
- Voilà pourquoi j’ai pris tous ces risques. Avouez que ça valait le coup, Sergent Kürbis, vous ne pensez pas ?
L’Humain ne répondit pas. D’un côté, il estimait toujours que Gabriel n’était pas du tout apte au combat, de l’autre il ne pouvait pas approuver l’abandon un bébé.
Cet abord n’échappa point à l’oreille du maître mage, au grand désarroi de Kürbis.
- Qu’est-ce qui te prend de déranger ce militaire avec ce genre-genre de question ?
Gabriel se rendit compte qu’il allait sans doute créer des problèmes au sergent. Il retint son souffle un court instant pour réfléchir. Une nouvelle fois, il décida d’assumer jusqu’au bout ses actes.
- Père, ce brave sergent m’a vu débarquer, il a voulu me retenir pour me protéger. Je ne l’ai pas écouté, et quand il a essayé de m’empêcher de descendre, je lui ai faussé compagnie et j’ai couru trop vite pour lui.
- Hum…
Psody leva les yeux vers l’Humain.
- C’est vrai, ça, Sergent Kürbis ?
- Oui, Maître Mage, mais j’avoue que j’aurais pu faire mieux.
- Vous n’êtes pas capable de courir plus vite qu’un enfant ?
- Je lui ai dit que s’il me touchait, j’appelais à l’aide, et je l’aurais fait punir par Opa Ludwig ! s’exclama Gabriel. Ne le punis pas, il ne le mérite pas ! Punis-moi !
Le Skaven Blanc regarda attentivement son fils, puis le sergent.
- Je ne punirai-punirai personne. Sergent, vos ordres étaient de vous battre contre les Skavens Sauvages, pas de jouer les nounous auprès d’un galopin désobéissant. Vous pouvez respirer, il n’y aura pas de conséquences. Pour vous.
« Pour vous » ? Mais alors… pour moi ? s’inquiéta le petit Skaven gris clair. Enfin, il a bien dit « je ne punirai personne » ? Mais alors… c’est quoi, cette lueur dans son regard ?
Inconscient de la vitesse à laquelle les questions se bousculaient dans l’esprit du jeune garçon-rat, le sergent s’inclina avec humilité.
- Merci, Maître Mage. C’est un plaisir de vous revoir parmi nous.
- Pas autant que pour moi, Sergent. Rompez.
- Bon, allez, la pause est finie ! s’exclama Jochen. Himmelstoss, dites à vos soldats de reprendre la route !
- Oui, Monseigneur. Vous avez entendu ? Tout le monde sort, c’est la dernière ligne droite !
Et toute la troupe repartit au pas. Au loin, la lumière de l’extérieur apparut.
Alors qu’il marchait aux côtés de son père, un petit détail revint dans la mémoire de Gabriel, ce qui le fit tiquer.
- Comment as-tu fait pour savoir que j’étais allé dans ta chapelle ?
- Nedland a installé-bricolé un perchoir de pigeons voyageurs à quelques miles de l’orée de la Forêt du Loup Blanc. Il m’envoyait tous les jours des messages sur ce qui se passait à la maison, et l’un des gars de Jochen allait les récupérer.
Enfin, ils quittèrent le terrier d’Ysibos pour se retrouver à l’air libre. Humains et Skavens accueillirent la bienfaisante chaleur du soleil avec soulagement et joie. Les petits prisonniers poussèrent des exclamations émerveillées en voyant le Brave Griffon qui flottait à quelques miles de distance, dans les cieux.
- Hé oui, les enfants, ce bateau volant est venu spécialement pour vous ! déclara joyeusement Marjan. Vous allez tous pouvoir rentrer à la maison à bord !
- Je vais le faire venir-atterrir, ajouta Psody.
Le maître mage agita ses huit doigts, marmonna quelques mots dans la langue des magiciens agréés de l’Empire, et modela une sphère de lumière verte d’un pied de diamètre. Puis il la lança en l’air. La sphère s’envola, et lorsqu’elle fut à la hauteur du Brave Griffon, explosa en une nuée de lueurs crépitantes.
Le navire volant, suspendu à l’arrêt sur place, obliqua dans la direction du camp, et avança lentement. Dans un grand bruit de moteur, le Brave Griffon descendit, et plana à une dizaine de pieds au-dessus du sol, au-dessus d’un espace dégagé, à quelques dizaines de yards des tentes. Des Nains à bord jetèrent l’ancre, puis ils sautèrent par-dessus bord, attachés à des cordages, cordages qu’ils plantèrent dans le sol pour maintenir le bateau. Le Brave Griffon toucha la terre ferme, et les moteurs s’arrêtèrent. Les hélices ralentirent, puis s’immobilisèrent.
Toutes les personnes valides approchèrent du Brave Griffon. Les enfants poussèrent des cris d’émerveillement en admirant chaque détail de cet incroyable mélange de savoir-faire naval Humain et de technologie Naine. Il y eut un coup de corne de brume, puis une longue rampe de bois se déploya sous l’un des segments de la rambarde de sécurité. Une fois la rampe en place, la rambarde s’ouvrit comme une porte.
Une première personne descendit du Brave Griffon, d’un pas rapide et assuré. Gabriel sentit son cœur s’arrêter net quand il vit sa mère poser le pied sur le sol. Psody courut vers elle, et se jeta dans ses bras. Ils échangèrent alors un long et fougueux baiser. Le petit Skaven gris clair vit qu’ils pleuraient sans retenue.
- Tout a marché comme prévu, mon amour-amour.
- J’ai eu si peur, Psody !
- Et moi, j’ai eu très mal, Heike. Si seulement j’avais pu être auprès de toi-vous tous ! Tu ne peux pas savoir à quel point je m’en veux d’avoir été absent !
Le regard de la jeune mère se posa alors sur son fils cadet.
- Gab…
- Euh… je…
- Approche.
Celui-ci sentit sa sueur geler quand il perçut la froideur de sa voix. Il obéit péniblement, et frissonna encore quand elle haussa le ton :
- Je t’avais formellement interdit de quitter le navire !
- Je ne pouvais pas…
- Tu aurais pu te faire tuer !
- Je voulais sauver Emil !
Elle s’avança lentement à son tour, posément, vers le jeune ingénieur. Quand elle vit qu’il n’y avait plus grand-chose pour le faire tenir debout, Heike ne savait pas si elle allait lui administrer la fessée du siècle, ou relâcher la pression sur son cœur et lui pardonner. Elle choisit la deuxième option en serrant contre elle le petit Skaven gris clair.
- Je devrais t’enfermer dans ta chambre et te réduire au pain sec et à l’eau pendant une semaine entière, petit diablotin ! dit-elle en versant de nouveau des larmes de soulagement.
- Mais… Père est vivant, et tu ne lui dis rien ?
Heike s’agenouilla, et posa ses mains sur les épaules de son jeune fils.
- Je le savais déjà, mon chéri. Depuis le début. Opa Ludwig aussi. Romulus et les Jumeaux aussi.
Gabriel s’impatienta.
- Tout le monde autour de moi sait tout ce qui se passe et personne ne me dit rien ! J’en ai assez d’être pris pour un idiot !
- Du calme, Gab, répondit Psody. Nous allons retrouver tes frères-sœurs, et nous vous expliquerons-raconterons toute l’histoire, c’est promis. Sois encore un peu patient-patient.
Romulus arriva sur ces entrefaites.
- Psody ! Tu vas bien ?
- Oui, mon ami, je l’ai échappée belle plusieurs-plusieurs fois ! Et toi, alors ?
- Tout va bien pour moi. Malheureusement, on ne peut pas en dire autant d’Horace de Vaucanson. Ton fils a fait tout ce qu’il a pu pour le ramener ici, mais il n’y avait rien à faire.
Le Skaven Blanc se contenta de pousser un soupir triste. Gabriel chercha le grand Skaven Noir du regard, mais il ne le trouva pas. Encore une fois, il sentit son rythme cardiaque accélérer dangereusement.
- Et où est Sigmund, Prieur ? Le chevalier de Bretonnie a dit qu’il était ici ? Où est-il ?
- Tranquillise-toi, mon enfant, répondit le prêtre de Shallya. Il va bien, mais il est parti pour guider les blessés qui ne monteront pas à bord de ton bateau volant. Tu le retrouveras à Steinerburg.
Plus ou moins rassuré, Gabriel se tut. Heike balaya rapidement du regard tous les gens autour d’elle, soldats et enfants, puis elle cria par-dessus son épaule :
- Vous pouvez venir, mes Sœurs ! Je vous préviens, il va y avoir du boulot !
Une demi-douzaine de prêtresses de l’Ordre de Shallya descendirent à la hâte, Sœur Judy en tête. Les Nains restés à bord pendant la bataille les suivaient, portant des sacs, des musettes et des caisses pleins de matériel médical. Les sœurs déjà sur place accueillirent ces renforts avec soulagement.
Marjan et Heike comptèrent les enfants, et relevèrent les noms des villages d’où ils étaient issus, quand cela était possible. Sans oser l’avouer à voix haute, la femme-rate savait déjà que certains d’entre eux ne reverraient jamais leur famille.
Quelques yards plus loin, Gabriel voyait les soldats briquer leurs armes. Il marchait lentement au milieu des guerriers Humains et Skavens, dans un état second. Il était tellement à bout de forces qu’il entendait à peine les gémissements d’Emil qui s’était remis à pleurer. C’est alors qu’une des prêtresses s’approcha.
- Eh bien, petit ? Tu ne vas pas laisser ce bébé hurler toute la journée, non ? Allez, donne-le-moi.
Et elle se pencha en avant, et tendit les mains vers lui. Ce geste provoqua chez le petit garçon-rat une brutale flambée nerveuse. Il bondit en arrière, et tint fermement Emil contre sa poitrine.
- Non ! Je ne veux pas ! Je le garde ! Laissez-moi !
La scène attira les regards. Le pauvre Gabriel avait les nerfs à fleur de peau, et percevait de plus en plus difficilement les sons et les images. Les visages qui l’entouraient lui paraissaient tous hostiles, avides de lui arracher Emil des bras. Il ne vit aucune présence amie pour le soutenir, ni l’aider.
Heureusement, Sœur Judy, qui avait tout vu, intervint rapidement et judicieusement. Elle appela d’abord d’une voix douce :
- Gabriel ?
La chaleur réconfortante de la voix de la prêtresse de Shallya fit effet. Gabriel se figea dans sa direction, sans pour autant se calmer. Sœur Judy avança d’un pas, s’arrêta, puis continua sur le même ton :
- Je peux te parler, Gabriel ? Je n’approche pas plus, d’accord ?
Comme le petit Skaven gris clair ne réagit pas, elle continua sa tentative. Elle s’agenouilla pour se mettre à la hauteur de Gabriel, et lui expliqua :
- Gabriel, tu es encore sous le choc. Ça se voit : tu trembles, tu as les yeux qui bougent très vite, tu respires difficilement… J’ai cru comprendre que tu étais descendu dans le terrier des Skavens Sauvages pour aller chercher Emil. Tu as eu la peur de ta vie plusieurs fois alors que tu voulais nous aider, et tu as réussi. Tu as été très brave, tu as pris de gros risques. Mais c’est fini. Tu es en sécurité, au milieu de tes amis et ta famille. Maintenant, regarde Emil : il a besoin de soins. S’il pleure comme ça, c’est sans doute parce qu’il a très faim, ou qu’il est malade. Qui sait ce que ces Skavens Sauvages ont pu lui faire ? Tu vas pouvoir le rendre à sa famille, mais avant ça, je dois vérifier qu’il aille bien. Je ne veux pas te l’arracher. Il faut que ce soit toi qui me le donnes. Tu veux bien me laisser prendre soin de lui, s’il te plaît ?
Sœur Judy avait trouvé les mots qu’il fallait. Gabriel secoua la tête, ferma les yeux, et se concentra de toutes ses forces. Il prit plusieurs inspirations fortes et lentes, et sentit le rythme de son cœur ralentir progressivement. Les cris du petit bébé lui parurent de plus en plus nets. Il perçut sa peur et sa douleur. Des larmes glissèrent sur ses pommettes. Il releva lentement les paupières. Sœur Judy attendait patiemment, un petit sourire rassurant aux lèvres. Il regarda de nouveau Emil, bredouilla quelque chose d’inintelligible, puis il avança à son tour vers la prêtresse, très lentement et tendit vers elle ses bras tremblants. Elle récupéra délicatement le petit Skaven Blanc, et murmura :
- Tu fais preuve d’une grande sagesse, Gabriel.
Comme elle s’éloigna, le jeune ingénieur tendit une main crispée en avant.
- Emil ! Emil !
Il allait partir en avant pour rattraper la prêtresse, mais il se retint quand elle se retourna vers lui. Elle lui sourit et le rassura :
- Ne t’inquiète pas, tu le donneras toi-même à ses parents. Fais-moi confiance, je te promets que c’est pour son bien.
Son père le rejoignit à cet instant. Il lui tapota gentiment l’épaule.
- D’ailleurs, il faut te soigner, toi aussi-aussi. Regarde-toi ! Tu as l’air d’être passé sous une Roue Infernale du Clan Skryre !
Il se tourna vers une autre prêtresse, une petite jeune fille brune au teint rougeaud.
- Ma Sœur ?
- Viens donc, répondit la jeune Shalléenne en invitant Gabriel à le suivre sous l’une des grandes tentes.
Le petit Skaven gris clair rejoignit la prêtresse. Elle l’installa sur l’un des lits de camp, et l’ausculta rapidement.
- Bien, tu as eu beaucoup de chance ! Tu n’as pas de blessure grave. Par contre, je vais te donner un petit quelque chose.
Elle fouilla dans une caisse, et en sortit une petite fiole qu’elle donna à Gabriel.
- Qu’est-ce que c’est ?
- C’est une petite dose de Nectar Apaisant d’Esméralda.
- Mais… j’ai entendu dire que ça peut rendre… comment disait Kit, déjà… « dépendant » ?
- Si tu en prends trop et trop souvent, c’est possible, mais dans cette flasque, il y en a juste assez pour t’aider à te calmer, tu ne risques rien.
Gabriel but sagement le contenu de la fiole, et effectivement, il sentit rapidement une sorte de chaleur bienfaisante émaner de son estomac, et se répandre dans tout son corps. Il poussa un soupir bienheureux.
- Il va falloir que tu te laves et que tu te changes, tu es vraiment dégoûtant ! plaisanta la prêtresse. Ne t’en fais pas, on a tout prévu. Regarde au fond de la tente, il y a un paravent. Derrière, il y a une bassine avec de l’eau chaude et du savon. On a prévu des vêtements de rechange pour les enfants prisonniers. Je vais t’en récupérer. Lave-toi et sèche-toi en attendant mon retour.
La prêtresse quitta la tente. Gabriel regarda tout autour de lui. Il était maintenant seul sous la tente. Autour de lui, les lits de camp, une dizaine en comptant le sien, étaient tous vides. Une épaisse couverture recouvrait un tas de chiffons sur la couchette à sa gauche. Dehors, des éclats de voix crevaient régulièrement le calme. La bataille était finie, et le charivari de sons et de mouvements qui ponctuait habituellement son déroulement s’était apaisé.
Le petit Skaven gris clair baissa les yeux, et regarda ses vêtements. Il se rendit compte dans quel état de saleté il était, après toutes ces mésaventures. La prêtresse avait raison : dégoûtant. Non, ce mot ne suffisait déjà plus. Il se leva prestement, et se dirigea vers le paravent, derrière lequel une bassine, un savon et une serviette l’attendaient. Gabriel se déshabilla, rassembla ses vêtements immondes en un petit paquet, et plongea sans hésiter dans le baquet, pour se laver à grande eau, longtemps et énergiquement.
Quand il se sentit enfin de nouveau propre, il sortit de l’eau, et se frotta vigoureusement avec la serviette. Puis, une fois sec, il passa la tête par-delà le paravent, et fit la grimace. Il n’y avait pas d’habits de rechange sur sa couchette.
La prêtresse doit être débordée… Je vais l’attendre.
Il s’enroula complètement dans la serviette, qui était suffisamment grande pour le recouvrir, et zigzagua jusqu’au lit de camp sur lequel il s’assit. Il dégagea sa tête, et poussa un profond soupir. Il passa en revue tous les événements qu’il avait vécus pendant les dernières heures.
- Quelle journée…
Soudain, son oreille gauche pivota nerveusement, à l’écoute d’un froissement de tissu. Il tourna la tête, et vit le tas de chiffons remuer, et se redresser. Pendant une fraction de seconde, la peur lui comprima de nouveau le cœur. Et si c’était un tueur du Clan Eshin qui avait échappé à la vigilance de toute la garnison pour le retrouver et l’égorger ? Paralysé, le jeune garçon-rat n’osa plus respirer.
- Bonjour ! lui dit alors une petite voix aiguë.
Gabriel se retrouva sans voix devant une vision complètement inattendue. Une tête aux grands yeux brillants venait de surgir de sous la couverture.
- Je ne t’ai pas entendu, j’étais en train de dormir. Ça va ?
Le petit homme-rat ne put articuler la moindre syllabe. C’était trop irréel, et pourtant, il était bel et bien en présence d’une fille de sa race, et qui venait de lui adresser directement la parole. Il baissa nerveusement les yeux, et quand il se rappela qu’il ne portait rien sous sa couverture, il crispa sa tête entre ses épaules. L’apparition rit nerveusement.
- T’en fais pas, va ! Moi aussi, je suis toute nue.
Gabriel avala sa salive. La sueur imprégnait déjà toute sa fourrure. C’est à peine s’il osait regarder la fille du coin de l’œil. Pourtant, cette vue n’était pas désagréable, surtout après toutes les horreurs qui s’étaient succédées durant la bataille.
- J’m’appelle Branwen. Et toi ?
- G… Gabriel.
Branwen était une jeune fille-rate d’à peu près l’âge de Gabriel. Ses yeux étincelaient d’un éclat d’ambre, son pelage brun clair luisait dans les rayons de soleil qui se glissaient dans les interstices du tissu de la tente.
- Toi aussi, ils t’ont enlevé ?
- Qu… qui ? Quoi ?
- Les Skavens Sauvages. Ils t’ont capturé ?
- Euh… non. C’est moi qui suis descendu dans leur trou.
Branwen oscilla entre catastrophe et admiration.
- Quoi ? Tu veux dire que tu es allé te battre contre eux ? Toi ?
- Euh… oui.
- T’as pas l’air d’un guerrier, pourtant ! T’es tout petit et tout maigre !
- Je sais.
- Alors quoi ? T’es complètement fou !
Gabriel remarqua qu’elle parlait avec un léger accent campagnard. D’où, peut-être, son franc-parler ? Il ne voulut pas avoir l’air trop intimidé.
- Je… devais le faire.
- Et pourquoi ?
Dévorée de curiosité, la fillette se leva, toujours emmitouflée dans sa couverture, et s’assit aux côtés de Gabriel.
- Raconte, raconte !
Le sang chauffa au rouge les joues du jeune Skaven gris clair quand il sentit le contact de Branwen à travers la laine. Tout confus, il réfléchit à toute vitesse. Par où commencer ?