Le Royaume des Rats

Chapitre 84 : Deux champions qui s'affrontent

7216 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/10/2023 19:47

Il n’y avait plus que quelques yards à descendre.

 

Sigmund avait dû marcher longtemps, quelques longues minutes, pour trouver un endroit de la falaise suffisamment praticable pour descendre sans trop de danger. Chaque seconde pouvait être celle de trop. D’un autre côté, il ne devait pas non plus se presser et prendre des risques inutiles.

 

Quand il estima être suffisamment descendu, il se laissa tomber dans le fond du gouffre. Puis il se précipita dans la direction où il avait vu dégringoler les deux combattants. Son cœur cognait fort dans sa poitrine. Il distingua dans la pénombre et les nuages de poussière l’imposante silhouette de Blokfiste du Clan Moulder, qui lui tournait le dos. À ses pieds, Sigmund repéra Horace de Vaucanson. Le Bretonnien était étendu de tout son long sur le sol, le dos appuyé contre la paroi rocheuse. Le Skaven Sauvage ocre avait l’air sain et sauf, sa griffe lui avait permis de descendre sans être gravement blessé. Il était penché vers l’Humain, émettant des gloussements moqueurs, et agitant les doigts prolongés de griffes de métal de sa main gauches.

 

Sigmund dégaina Cœur de Licorne. Il serra fort le pommeau, pensa à Bianka, et murmura :

 

-         Pour ta vertu, ma Licorne.

 

Puis il la brandit vers le chef de guerre Skaven Sauvage.

 

-         Blokfiste ! Laisse-le, et rencontre-affronte un adversaire à ta mesure !

 

Le Skaven Sauvage ocre pivota d’un mouvement. Il grogna de défi.

 

-         Un autre pathétique-misérable traître au Rat Cornu !

 

L’insulte n’atteignit pas Sigmund, contrairement à la perspective de se battre contre cet ennemi-là, qui l’excita davantage.

 

-         Enfin ! Espèce d’enfoiré ! C’est entre toi-moi ! Tu n’as plus nulle part où fuir, cette fois !

-         « Cette fois » ? Attends-attends…

 

Sigmund releva la visière de son casque. Le faciès de Blokfiste exprima tour-à-tour une profonde réflexion, puis une surprise désagréable.

 

-         Je te reconnais-remets ! Tu es la Vermine de Choc qui a interrompu le rituel de Karhi !

 

Sigmund eut un sourire cruel. Maintenant que Blokfiste savait à qui il avait affaire, sa victoire n’allait en être que plus délectable.

 

-         Oui, c’est bien moi, et je t’ai arraché-disloqué le bras, aussi !

-         Ha ! Mon Clan m’a rendu plus fort-fort ! Admire mon bras de rechange ! Bien plus redoutable que l’ancien !

-         J’espère que tu en as bien profité, Blokfiste, parce qu’aujourd’hui, je vais finir-achever le travail !

 

Sigmund referma son heaume et approcha, l’œil mauvais. Il repensa brièvement à tout ce qu’il avait vécu cette dernière heure : les assauts répétés, ses camarades tombés l’un après l’autre, Joop van Habron en tête, l’étrange enfant Skaven Sauvage aux yeux brillants mort dans ses bras, les mouches mutantes, la commandante massacrée de manière obscène par ce chef de guerre qui l’avait déjà ridiculisé au Domaine Nichetti… L’addition s’annonçait particulièrement salée !

 

La Rage Noire n’attendait qu’un signal de sa part pour se déchaîner, il la sentait se contorsionner dans ses intestins. Mais il parvint à garder le contrôle de ses émotions, et de son corps. En effet, si Blokfiste représentait tout ce que le jeune Skaven Noir haïssait et repoussait de toutes ses forces chez les hommes-rats, avec en supplément une rancune personnelle, contrairement à ce qu’il avait éprouvé face à Vaucanson, ce n’était pas une rage folle contre l’assassin d’un être cher qui l’animait, mais la détermination de débarrasser le pays d’un immonde fléau. La justice, pas la vengeance.

 

-         Prépare-toi à périr sous ma lame, Blokfiste du Clan Moulder !

 

Blokfiste répondit par un rugissement bestial, et se jeta en avant. Son boulet brassa bruyamment l’air. Le Skaven Noir n’était pas idiot : même avec une lame en gromril, il ne pouvait espérer parer des coups portés avec une telle masse. Non, le moindre choc lui fracasserait tous les os du bras. Il évita une première attaque, puis une deuxième. Le Skaven Sauvage ocre enchaînait les assauts sans avoir l’air de trop se fatiguer. À présent qu’il était à bonne distance, Sigmund put voir à quel point le maître mutateur qui avait opéré Blokfiste avait fait de lui une bête de guerre.

 

Le bras entier du Moulder était constitué de métal forgé, articulé par des mécanismes complexes et des rouages, et alimentés par une chaudière miniature à malepierre greffée dans l’épaule. Un cylindre large était incrusté dans son dos, directement collé à sa peau – qui avait, par ailleurs, repoussé par endroits sur la surface métallique. Cet appendice artificiel devait servir à ranger la chaîne du boulet quand elle n’était pas déployée, comme au moment présent. Afin de porter toute cette masse, les muscles du chef de guerre avaient été gonflés à la malepierre, et son torse était strié de veines proéminentes qui émettaient une légère lueur verdâtre.

 

Les griffes de sa main gauche semblaient tout aussi redoutables qu’à leur première rencontre ; sales et rouillées, elles charriaient à n’en pas douter leur lot de maladie et d’infection. Mais grâce à l’intervention héroïque de la commandante Renata, Sigmund n’aurait pas à se soucier des lames caudales. Il pouvait donc se concentrer sur les pattes du Moulder.

 

Blokfiste ne frappait pas non plus de manière échevelée. Afin de garder son souffle, chacun de ses coups était net et précis. Sigmund l’avait pressenti, ce Skaven Sauvage était d’une autre trempe que les chefaillons peureux qui se réfugiaient derrière les rangs de Guerriers des Clans sous leur responsabilité. Il savait se battre, et ajoutait à la force brute de des assauts une teinte de ruse. Plus d’une fois, le Skaven Noir évita le boulet de justesse. Et chaque fois qu’il avait l’air de relâcher son attention, le Skaven Sauvage ocre le sanctionnait d’un coup de sa patte gauche. Heureusement, Cœur de Licorne était toujours d’une grande efficacité. Une fois, les griffes de fer restèrent coincées autour de la lame de gromril ornée. Sigmund en profita pour faire basculer Blokfiste d’un coup d’épaule.

 

Le chef de guerre Skaven Sauvage roula sur les cailloux, mais se redressa d’un bond, dans le mouvement. Une violente fragrance de colère irrita les narines de Sigmund ; son adversaire perdait son calme.

 

Blokfiste voulut fracasser la tête du Skaven Noir en abattant son boulet de haut en bas, à bout de bras. Sigmund fit un pas de côté juste à temps pour éviter la masse de métal. Le sol se craquela. Le capitaine Steiner posa alors son pied gauche sur le boulet, prit appui dessus, et bondit sur Blokfiste, le genou droit vers l’avant. Il sentit une côte craquer sous l’impact. Sans perdre une seconde, il recula à vive allure, et releva Cœur de Licorne devant lui. Bien lui en prit, les griffes de fer passèrent à un demi-pouce de son visage.

 

Blokfiste glapit de douleur, et posa nerveusement sa patte gauche sur sa poitrine. Ses yeux s’injectèrent de sang. Il s’énerva davantage quand il vit la Vermine de Choc traître au Rat Cornu l’inviter à approcher d’un petit geste de la main gauche. Il tendit le bras droit en avant, et le secoua une fois pour relâcher le ressort. Le boulet de canon fut projeté vers sa cible.

 

Sigmund plongea au sol, et évita le projectile. Il se releva bien vite. Blokfiste attrapa la chaîne, et fit tournoyer le boulet de plus en plus vite, avec des ahanements bestiaux. Le Skaven Noir tâchait de ne pas se laisser distraire. Immobile, prêt à l’action, il devait surprendre son ennemi, et pour cela exploiter la plus petite opportunité. La sueur lui brûlait les yeux. Blokfiste approchait de plus en plus, balayant l’air. Enfin, le chef de guerre Skaven Sauvage lança son boulet horizontalement. Sigmund se jeta en arrière. Le boulet lui frôla le menton, et percuta de plein fouet la paroi rocailleuse de la falaise. Un fracas tonitruant ricocha à travers tout le gouffre.

 

La caverne toute entière fut soudain soumise à de violentes secousses. Une fois de plus, le boulet de Blokfiste avait endommagé la roche. Sigmund sentit tous ses poils de son corps se dresser quand il entendit le grondement caractéristique d’un éboulement. Les deux combattants virent des pierres tomber tout autour d’eux, d’abord de petite taille, puis de plus en plus grosses et nombreuses, au fur et à mesure que s’amplifiait le bruit. La falaise se fendit par endroits, et des blocs de roche se détachèrent pour tomber à leur tour.

 

Sigmund sauta dans tous les sens, nez en l’air, pour éviter les débris de muraille. Une fraction de seconde, il baissa les yeux, et vit le seigneur de Vaucanson. L’Humain, toujours allongé par terre, n’avait pas bougé. Il ne se relevait pas, non plus, et se contentait de rentrer sa tête entre ses bras repliés.

 

Mais qu’est-ce que tu fous ? Fiche le camp, vite !

 

Sigmund gémit de douleur quand il reçut un caillou sur le crâne. Il porta sa main à l’oreille, et grimaça quand il vit le sang sur son gant. Mais il n’eut pas le loisir de s’en inquiéter davantage.

 

Un nuage de poussière se souleva, et lui bloqua peu à peu la vue. Rapidement, il se retrouva aveuglé. Un choc violent sur le dos le jeta au sol, malgré la protection de sa cuirasse.

 

Enfin, au bout d’une longue minute, le grondement cessa, les cailloux arrêtèrent de tomber, la poussière flotta encore un peu, mais se dissipa vite, sous l’effet d’un courant d’air.

 

Blokfiste du Clan Moulder ricana de triomphe quand il vit qu’il était le seul encore debout. Aucune trace de la Vermine de Choc, ensevelie sous les gravats. Oui, le Rat Cornu avait parlé. Le Dieu de l’Empire Souterrain avait puni le pitoyable traître, et récompensé le fidèle serviteur. Il était béni. Karhi allait devoir le traiter comme un champion en conséquence !

 

Il se tourna vers la chose-homme. L’éboulement l’avait à peu près épargnée. Pas lui.

 

-         Ça m’a donné faim, déclara Blokfiste en reikspiel. Tu seras mon repas, chose-homme !

 

Horace de Vaucanson répondit par un simple grognement de mépris. Blokfiste secoua le bras pour rétracter la chaîne. Une fois le boulet de nouveau en place, il s’approcha lentement du chevalier. Il fit s’entrechoquer les lames de sa main gauche pour produire des étincelles. Mais alors qu’il n’était plus qu’à quelques pas de sa victime, il s’arrêta net.

 

Son oreille venait de pivoter derrière lui, perturbée par un léger bruit.

 

Il pivota sur ses talons, et regarda attentivement les alentours.

 

Rien que des tas de graviers et encore un peu de poussière.

 

Et pourtant, ce petit frottement agaçant continuait. Il pouvait l’entendre malgré le fracas des armes qui résonnait encore au-dessus de lui, alors que ses Guerriers des Clans continuaient de se battre.

 

Du coin de l’œil, il vit un petit tas de cailloux bouger, comme si quelque chose était en train de gratter à l’intérieur. D’un coup, la main du Skaven Noir repoussa un tas de terre. En quelques secondes, Sigmund s’extirpa des débris et se remit sur pied.

 

Blokfiste eut une sensation bizarre. Il était sincèrement impressionné. Même traître au Rat Cornu, ce Skaven était d’une obstination peu commune.

 

-         Tu es bien plus costaud-endurant que je pensais, en vérité !

 

Sigmund ne répondit pas. Sa respiration était rauque, or ce n’était pas la fatigue qui alourdissait son souffle, mais une furieuse colère. Il empoigna fermement Cœur de Licorne, et avança vers Blokfiste, bien décidé à en finir. Plus question de retenir ses coups ou de faire preuve de subtilité, il allait laisser éclater sa rage.

 

Tout en s’approchant, il s’attendait à voir le grand Skaven ocre se jeter sur lui, mais celui-ci n’en fit rien. Au contraire, ses traits se détendirent.

 

-         Pourquoi-pourquoi, ô Puissant du Rat Cornu ?

 

Le Skaven Noir s’arrêta, interloqué par cette question.

 

-         Plaît-il ?

-         Pourquoi fais-tu tout ça ? Pourquoi es-tu contre nous ? Pourquoi te bats-tu aux côtés des choses-hommes ? Tu pourrais être une Grande Griffe exceptionnelle ! Pourquoi t’es-tu dressé contre le Rat Cornu, alors qu’il a fait de toi un de ses Puissants ?

-         Je ne suis pas un Puissant du Rat Cornu, Blokfiste ! Je prie Verena-Shallya. Voilà pourquoi !

 

L’autre insista.

 

-         Est-ce qu’ils t’ont seulement laissé le choix ? Ou est-ce qu’ils t’ont enlevé, comme les ratons que nous avons récupérés-repris ?

-         Non. Je suis né parmi eux, j’ai toujours vécu parmi eux, mais surtout, j’ai choisi d’être l’un d’entre eux ! Si je voulais vraiment être une Vermine de Choc, qui tue tout ce qui ne lui plaît pas, qui engloutit tout ce qu’elle peut, et qui viole toutes les filles qui passent à sa portée, je le serais. Mais je resterai un Humain par le cœur, c’est comme ça que je me sens bien.

-         Et moi, je dis que tu te trompes, Fils de l’Empire Souterrain !

-         Je ne suis pas un Fils de l’Empire Souterrain ! Nous n’appartenons pas au même monde !

-         Bien sûr que si, Vermine de Choc ! Tu n’appartiens pas au monde que tu crois, mais à celui que tu combats. Tu rejettes-rejettes ce que tu es, alors qu’avec Karhi, tu pourrais tout avoir !

-         J’ai une famille aimante, Blokfiste. Qu’est-ce que l’Empire Souterrain peut me proposer de mieux ? Ton monde n’a rien qui puisse m’intéresser !

 

Le Skaven Sauvage ocre changea d’angle de discours.

 

-         Tu es un menteur-hypocrite ! Moi, j’assume ce que je suis !

-         Oui, tu es un fou furieux-dément que je vais calmer pour de bon !

-         Je suis l’instrument du Rat Cornu ! Je me sens bien en servant sa volonté, et en aidant mon peuple à vivre à la surface, selon son vouloir !

-         C’est aussi ce que je fais ! J’aide les Skavens à vivre heureux !

-         Non ! Tu le dis, mais tu ne le penses pas vraiment, Puissant. Tu ne devrais pas.

 

Sigmund se rendit alors compte que Blokfiste avait vraiment changé de comportement. Sa voix, son visage, même ses phéromones n’émettaient plus d’agressivité, seulement une sorte d’amertume.

 

-         Tu mens à toi-même. Je devine-devine… les choses-hommes t’ont obligé à renier tes instincts pour que tu sois leur petit toutou. Tu es bien plus que ça, Vermine de Choc ! Je le vois dans tes yeux. Tu es un Puissant du Rat Cornu, et je sens même que tu es béni par la Rage Noire !

-         La Rage Noire n’est pas une bénédiction ! C’est une plaie que je combats tous les jours !

-         Justement, tu devrais arrêter de lutter, et assumer pleinement qui-ce que tu es.

-         C’est ce que je fais-suis. Je suis un homme, et pas un monstre qui fracasse des enfants pour les transformer en machines à tuer !

 

Sigmund se voyait déjà arracher la tête de Blokfiste. Mais alors qu’il fit encore un pas en avant, il s’arrêta net. En baissant les yeux, il vit ses mains trembler, ses doigts glisser sur la garde de Cœur de Licorne. Comme s’il était en train de perdre le contrôle de son propre corps. Il releva les yeux, et croisa le regard du malfaisant Blokfiste. Celui-ci n’avait plus peur. Au contraire, il avait l’air presque amical.

 

-         Rejoins-nous, Puissant. Reprends la place qui te revient de droit. Tu couvrirais de gloire-joie le Rat Cornu !

 

C’en fut trop pour le jeune Skaven Noir. Il leva son épée, et hurla à s’en arracher les cordes vocales :

 

-         JAMAIS !

-         ALORS, CREVE-CREVE !

 

Blokfiste balança son bras de fer vers l’avant, et le boulet de canon partit droit vers le Skaven Noir. Sigmund avait anticipé cette attaque, bien entendu. Il fit une roulade sur le côté, et évita le projectile meurtrier. Il se releva, mais au lieu de continuer sa course vers le Skaven Sauvage, il pivota sur le côté, et abattit Cœur de Licorne, pointe en avant, vers la chaîne. La lame sinusoïdale se glissa juste dans l’interstice entre deux maillons. Il l’enfonça autant qu’il put dans le sol. Quand Blokfiste releva le bras pour ramener le boulet à lui, il sentit une résistance dans le mécanisme. Il gronda de colère. La chaîne était coincée par l’épée !

 

Le Skaven Noir courut à pleine vitesse vers le Skaven Sauvage ocre. Il leva le bras, bondit en avant, et écrasa de toutes ses forces son poing sur l’énorme museau du chef de guerre. À sa fort désagréable surprise, une violente douleur éclata dans ses phalanges. Ses doigts repliés étaient compressés sur la surface de sa cible, qui avait encaissé le coup sans broncher.

 

C’était impossible ! Aberrant ! Le nez était habituellement une zone particulièrement sensible, et un coup pareil aurait dû mettre Blokfiste hors de combat !

 

Mais ce Moulder-là avait oublié d’être idiot : comme il était conscient qu’un museau de cette taille constituait une cible aussi facile que tentante, il avait ordonné au maître mutateur qui l’avait greffé de le rendre le plus solide possible. Des muscles et des cartilages supplémentaires, des os plus solides, la peau épaisse d’un animal… en tout cas, c’était efficace.

 

Blokfiste ricana méchamment à gorge déployée, avant d’envoyer sa main gauche vers le jeune homme-rat. Sigmund eut le réflexe de lui agripper le poignet, malgré la douleur. Les lames de fer s’arrêtèrent à quelques pouces de sa joue. Chacun poussa avec moult grognements.

 

Le Skaven Noir voyait la patte griffue s’approcher peu à peu de son visage. Il redoubla d’énergie pour pousser plus fort, et eut l’idée d’envoyer un coup de genou dans le ventre du Skaven Sauvage. Blokfiste hoqueta, et Sigmund en profita pour envoyer les deux plus longs doigts de sa main gauche vers les yeux de son ennemi. Le chef de guerre couina de douleur. Il abattit sa main gauche sur le bras droit de Sigmund, l’agrippa fermement, puis l’attira vers lui. Le Skaven Noir paniqua quand il comprit la manœuvre ; Blokfiste tendit le cou en avant, et fit claquer ses puissantes mâchoires. Ses monstrueuses incisives, prêtes à lui arracher la gorge d’une seule bouchée, étincelèrent sous son énorme museau. Le casque intégral du jeune capitaine n’allait pas résister à d’aussi puissantes mâchoires.

 

Sigmund plaqua sa main droite sur le poitrail de Blokfiste, et voulut le repousser avec l’énergie du désespoir. Il n’allait pas mourir aussi salement, à cause d’une créature aussi détestable ! L’haleine fétide du Moulder provoqua en lui un haut-le-cœur. Sa main droite, toujours aussi douloureuse, était sur le point de lâcher. Les claquements de dents se firent de plus en plus proches…

 

Avec un tarin pareil, t’as dû souffrir le martyr au milieu de tous ces Pestilens !

 

Pendant une fraction de seconde, Sigmund se fâcha presque contre lui-même pour avoir en tête une réflexion aussi saugrenue. La fraction suivante, il remercia les Dieux de lui avoir soufflé ce qui constituait son salut.

 

Son idée le revigora, et la douleur se fit moins handicapante. Sans cesser de tenir bon de son bras droit, il se contorsionna pour pouvoir fouiller avec sa main gauche dans la poche de son gilet. Il sentit entre ses doigts le petit cylindre de cuir. Il serra les dents devant la difficulté de cette tâche : tout en continuant de maintenir le Skaven Sauvage le plus loin possible de lui, il fallait ouvrir le cylindre de protection et prendre le petit flacon à poire qui contenait le médicament de Sœur Judy. Surtout, ne pas le laisser tomber. Il n’avait qu’une seule chance.

 

Au bout de longues et pénibles secondes, il tenait la fiole entre le pouce et l’index. Il la sortit vivement de sa poche et l’enfonça dans l’énorme narine de Blokfiste. Le Moulder grogna de surprise. Sigmund ne lui laissa pas le temps de réagir, et pressa la poire.

 

Aussitôt, l’huile concoctée par la prêtresse de Shallya fit son effet, effet décuplé par la taille et l’efficacité de l’impressionnant museau du chef de guerre. Un torrent de larmes monta aux yeux de Blokfiste, qui se mit à haleter, puis à tousser, de plus en plus fort. Il eut le réflexe de lâcher le Skaven Noir pour se tenir la gorge de son unique main.

 

Sigmund catapulta son pied dans l’estomac du Skaven ocre. Blokfiste fut projeté en arrière. Retenu par la chaîne, il tomba sur son postérieur, hébété, le bras droit exagérément tendu en avant. Le capitaine Steiner remarqua quelque chose qui dépassait du cylindre métallique fixé dans le dos du Skaven Sauvage : un petit levier, peut-être un cliquet de secours ? Il se jeta sur le chef de guerre et poussa fermement le cliquet. Il avait vu juste : le mécanisme se mit en marche, et la chaîne se tendit, puis s’enroula pour réintégrer le baril.

 

Blokfiste fut traîné sur toute la distance qui le séparait de l’épée de Sigmund. Son faciès, sa poitrine, son ventre et ses genoux furent meurtris par les frottements. Le Skaven Noir trotta à ses côtés. Quand le moignon du bras du chef de guerre entra en contact avec la lame de gromril de Cœur de Licorne, le mécanisme se bloqua.

 

Le Skaven Sauvage ocre couina et gémit de douleur. Il posa la paume de sa main gauche par terre pour se remettre debout. Sigmund réagit dans l’instant. Il arracha son épée d’un coup sec, et l’abattit sur la main du chef de guerre.

 

Blokfiste hurla. Il essaya fébrilement de se relever, mais l’arme du jeune Skaven Noir le maintenait cloué sur la roche. Tout juste put-il se tenir accroupi, courbé en deux. Il releva la tête. Il vit alors dans les yeux de Sigmund le même brasier qui avait terrifié Qroshay juste avant sa mort brutale. Une sensation très désagréable, qu’il n’avait pas éprouvée depuis fort longtemps, comprima ses poumons et tordit ses tripes : la peur. Suant et tremblant, il demanda péniblement :

 

-         Qui es-tu ?

 

Le Skaven Noir sentit ses oreilles tiquer à cette question. Pour lui, ce fut le signal.

 

-         Je suis Sigmund Steiner.

 

Sigmund retira d’un geste Cœur de Licorne de la chair du Skaven ocre, puis s’en servit pour balayer l’air de bas en haut. Blokfiste fut emporté par le choc, mais parvint à se stabiliser et se remettre sur pied. Lorsqu’il vit son bras gauche rouler dans la poussière, il put enfin laisser sa terreur s’exprimer dans un long cri. Cri qui mourut au fond de sa gorge quand il croisa de nouveau le regard du Skaven Noir. Celui-ci cracha :

 

-         Fils du Maître Mage Prospero Steiner et d’Heike Steiner.

 

Sigmund envoya son pied à toute force vers le genou du Skaven Sauvage. L’articulation se brisa dans un craquement. Blokfiste cria de plus belle.

 

-         Petit-fils du Prince Ludwig Steiner le Premier !

 

Le Skaven Noir décocha un coup de pommeau vers la figure de Blokfiste, juste sous son nez disproportionné. Les lèvres éclatèrent, deux dents sautèrent, le sang jaillit, et le Skaven Sauvage s’étala de tout son long.

 

Sigmund releva le chef de guerre par la peau du crâne, et le cala sur ses genoux. Il tapa le cliquet du bras droit de Blokfiste, ce qui donna du mou à la lourde chaîne de combat qui se relâcha sur quelques pieds. Le Skaven Noir rengaina son épée, ramassa la chaîne, l’enroula autour du cou du Skaven Sauvage en un mouvement, et se planta devant lui. Il pencha la tête à un souffle de celle du chef de guerre, et gronda d’une voix enrouée par la colère :

 

-         Et je suis le pire cauchemar de tout l’Empire Souterrain !

 

Puis il saisit les maillons de fer à deux mains, passa derrière Blokfiste, posa son pied juste au-dessus de ses fesses, et il tira sur la chaîne aussi fort qu’il put, tout en poussant du pied. Le Skaven Sauvage tenta désespérément de se contorsionner pour se libérer, sans résultat. Sa langue sortit de sa bouche, ses yeux se décollèrent effroyablement de leurs orbites. Le jeune Steiner, fou furieux, écumait, et le sang faisait battre ses tempes telles des dizaines de marteaux sur autant d’enclumes dans une usine de Nuln. Il entendit à peine sa propre voix quand il rugit :

 

-         Tu entends, Blokfiste ? LE PIRE !

 

Quand il sentit les dernières forces qui animaient Blokfiste faiblir, il tira un grand coup sur la chaîne. Un horrible craquement retentit. Sigmund lâcha prise, et laissa tomber le corps désormais sans vie de son ennemi, qui s’effondra, flasque et désarticulé.

 

Sigmund souffla un grand coup. La pression retomba. Le rythme des battements de son cœur ralentit, sa vision se clarifia, et de nouveau il put entendre. Il baissa un index accusateur vers le cadavre noyé dans son propre sang, et murmura péniblement, la voix brisée de sanglots :

 

-         N’oublie jamais ça, saloperie de Moulder !

 

Balloté entre le soulagement et une indescriptible colère, il se laissa tomber sur une grosse pierre, enfouit son visage dans ses mains, et se mit à pleurer bruyamment. Il resta ainsi durant une longue paire de minutes, puis il se calma un peu. C’est alors qu’il entendit un petit bruit, le claquement caractéristique d’un applaudissement lent et posé.

 

-         Bien joué, mon garçon. Je n’ai pas compris un mot de votre échange, mais les gestes ont été très éloquents. Vous savez vous battre, toutefois vous avez tendance à trop vous emporter. Cela peut vous jouer des tours, croyez-moi. Tout ce qui vous manque, c’est le contrôle de vos émotions. Le jour où vous saurez affronter quelqu’un sans vous énerver autant, vous serez invincible.

 

Le jeune homme-rat se traîna péniblement l’Humain. À la vue de son ancien ennemi un pied dans la tombe, malgré toute l’aversion qu’il avait pour lui, son cœur se serra.

 

-         Comment vous sentez-vous ?

-         J’ai connu pire. Quoique…

 

Le Bretonnien retira péniblement son casque et le posa près de lui. Il avait l’air fatigué, mais ne semblait pas pour autant souffrir le martyr. En regardant mieux, le Skaven Noir constata que l’Humain avait les deux jambes brisées en des angles affreusement irréguliers.

 

-         Hé oui, jeune homme… je ne pense pas tromper la Mort bien longtemps. J’ai été heureux de vous aider. Vous en valez la peine, vous et vos amis.

 

Sigmund ne pouvait répondre. Une seule question l’obséda : comment Vaucanson pouvait-il supporter une telle douleur sans perdre la raison ou s’évanouir sur-le-champ ?

 

-         Je ne sens plus rien, répondit Vaucanson, comme s’il lisait dans ses pensées. Je crois bien… que mon dos est rompu, lui aussi. Je peux toujours bouger les bras, mais tout ce qui est sous ma ceinture… c’est comme si ç’avait disparu. Enfin, c’est le Destin.

 

Devant l’air hagard de l’homme-rat, le seigneur grimaça en prenant appui sur ses mains pour se redresser, regarda le Skaven Noir droit dans les yeux, et murmura :

 

-         Achevez-moi, Capitaine Steiner.

-         Que… vous… ?

-         Oui, vous avez bien entendu. Je suis condamné, je sens que la vie m’échappe peu à peu. Même si je parvenais à sortir de ce trou… je n’en ai plus pour très longtemps. Alors, autant mourir avec honneur, exécuté par un valeureux guerrier.

-         Moi, un valeureux… ?

-         Vous en doutiez ? Allez… prenez votre épée et coupez-moi la tête. C’est ce que vous vouliez, de toute façon.

 

Sigmund posa les doigts sur la poignée de son épée sinusoïdale, commença lentement à la sortir de son fourreau… puis suspendit son geste. Il secoua la tête.

 

-         Non.

-         Comment ? Enfin, jeune homme, vous n’allez pas me laisser mourir ici ? Abrégez mon supplice.

-         Non, Seigneur Horace de Vaucanson !

 

Et d’une main ferme, il rangea son épée. Puis il attrapa l’Humain par les aisselles, et le releva de force. Il l’assit sur un rocher, et réfléchit quelques instants. Puis il retira sa cape déchirée de partout, pour l’enrouler sur elle-même.

 

-         Qu’est-ce que vous faites ? demanda le Seigneur, de plus en plus perplexe.

 

Sans répondre, le Skaven Noir se planta derrière Vaucanson, et passa la cape enroulée autour de la poitrine de l’Humain, en la glissant sous ses bras. Il s’adossa à Vaucanson, et l’attacha ainsi solidement à son dos. Il se releva avec un ahanement déterminé.

 

-         Vous… vous n’êtes pas sérieux ?

-         J’ai promis de vous laisser regagner votre pays, et c’est ce que vous allez faire !

-         Je suis trop lourd pour vous.

-         Vous sous-estimez la musculature d’un vrai Puissant !

 

Ainsi harnaché, Sigmund partit au trot vers le point de la paroi qu’il avait descendu, avec l’intention de remonter par le même chemin.

 

Quand il fut au pied de la falaise, son assurance diminua. L’ascension s’annonçait plus délicate que la descente, alors avec un Bretonnien en armure de plates complète… Mais il n’avait pas la moindre envie de renoncer.

 

Il trouva une première pierre saillante sur laquelle prendre appui, et commença à grimper.

 

-         Vous êtes fou, commenta Vaucanson avec un petit rire.

 

Sans répondre, Sigmund fixa son regard au sommet, et tenta de faire abstraction de tout le reste : la fatigue, la douleur, le poids, la soif… Les cris, les coups et les tintements d’armes avaient cessé. La bataille était probablement terminée.

 

Ils allaient pouvoir remonter sur le plateau sans danger. Tout ce qu’il devait faire, c’était continuer à grimper, lentement mais sûrement.

 

Il posa sa main droite sur une pierre, mais celle-ci se délogea de la paroi sous son poids. Il n’eut que le temps de se raccrocher à un autre pan de roche juste au-dessus. Il serra les dents en sentant une crampe lacérer son bras.

 

-         Laissez-moi tomber, marmonna Vaucanson.

-         Taisez-vous !

-         Abandonnez-moi, tout seul, vous avez une chance de vous en tirer. Relâchez cette cape et sauvez votre peau.

-         La ferme ! La ferme, la ferme ! Gardez votre bouche fermée, ou je vous assomme !

 

Vaucanson eut encore un petit rire triste.

 

-         Vous êtes plus borné qu’un troupeau de mules !

-         La seule personne en ce bas monde plus bornée que moi, c’est ma jument ! Et encore, chacun essaie de faire mieux que l’autre !

 

Les minutes passèrent comme autant d’éternités. Peu à peu, le sommet du gouffre se faisait de plus en plus proche. Plus que quelques pieds avant de l’atteindre. Soudain, la paroi trembla une nouvelle fois. Des petits cailloux tombèrent par poignées, et de la poussière boucha le nez de Sigmund. Il sentait la roche de moins en moins stable sous ses mains puissantes. Il accéléra, se dépêcha de monter, mais les pierres sur lesquelles il s’appuyait fuyaient l’une après l’autre.

 

Deux poignes solides, gantées de fer, agrippèrent simultanément les avant-bras du Skaven Noir.

 

-         Allons, Capitaine, continuez, vous y êtes presque !

 

Sans se poser de question, le Skaven Noir mobilisa toutes ses forces dans ses jambes pour finir sa montée, aidé par les mains Humaines. Il tomba à genoux sur le plateau, et reprit péniblement son souffle.

 

-         Bien joué, messire ! le félicita Sire Reginald de Villefort.

-         Vous pouvez respirer, nous avons gagné ! ajouta Sire Guillaume de Lombard. Les derniers Skavens Sauvages sont en déroute !

 

Sigmund se releva, et regarda alternativement les deux chevaliers.

 

-         Chevaliers, je me doute que vous avez voulu sauver votre Lige avant toute chose, mais je vous remercie pour le coup de main.

 

Lombard ne répondit rien ; il se rappela des dernières paroles que le Skaven Noir avait prononcées à son attention, et ne voulut pas prendre le risque de le pousser à mettre sa menace à exécution. En revanche, l’aide de camp se montra catastrophé.

 

-         Par le Saint Graal ! Mon Lige, vous êtes grièvement blessé !

-         Bonne observation, Villefort, ironisa le seigneur Bretonnien. Ce jeune homme va m’emmener jusqu’à son camp pour que leur prêtre tente quelque chose.

-         Ah… Êtes-vous sûr de… ?

-         Il a gagné ma confiance. Quant à vous, Villefort, je vous confie le commandement de nos gens.

 

Sire Villefort frappa son épaule gauche de son poing droit.

 

-         Je serai digne de vous, mon Lige. !

-         Je n’en doute pas une seconde. Allez maintenant récupérer vos chevaux.

-         Ne faut-il point en quérir un troisième pour vous, mon Lige ?

-         Non, Villefort, je ne pourrai pas tenir dessus, je le crains. Mais ne vous en faites pas, le Capitaine Steiner semble très bien s’acquitter de cette corvée.

 

Villefort et Lombard ne furent pas longs à revenir, chacun sur un cheval.

 

-         Villefort, allez rejoindre nos troupes et finissez d’éliminer ces viles créatures. Aucune ne doit s’enfuir et risquer de revenir se venger. Pour la Dame du Lac !

-         Pour la Dame du Lac ! répondit Sire Villefort, qui talonna son destrier et disparut dans le tunnel.

 

Le seigneur Bretonnien tendit la main vers son porte-étendard.

 

-         Lombard, vous nous ouvrirez le passage jusqu’à la sortie, au cas où l’un de ces faquins traînerait encore dans les parages. Passez devant, nous vous rejoignons.

 

Lombard baissa les yeux vers Sigmund.

 

-         Capitaine Steiner, vous ne voulez pas que je vous ramène une monture ?

-         Je refuse de chevaucher un autre animal qu’Okapia ! rétorqua le Skaven Noir. Elle m’attend à l’entrée, et je vais la rejoindre !

-         C’est une perte de temps, Cap…

-         Je m’en fous ! Quand nous quitterons ce bourbier, vous serez surpris de voir à quelle vitesse elle peut galoper !

 

Le chevalier se sentit piqué au vif par le verbiage brutal de l’homme-rat. Mais il vit ensuite son lige faire un vague signe de la main, comme s’il disait « laissez tomber ».

 

-         Comme vous voudrez. Je vais m’assurer qu’aucun Skaven Sauvage ne vous attaque.

 

Puis il quitta la grotte à son tour au galop.

 

-         Il ne faut pas leur en vouloir, Capitaine. Comme vous, ils ont appris à obéir aux ordres, à se battre avec honneur, et à défendre leur pays et leurs idéaux.

-         Je ne leur en veux pas, Seigneur Vaucanson.

-         Vous êtes sûr que ça ira ?

-         J’ai laissé Okapia au temple profané, ce n’est pas trop loin. Allez, assez perdu de temps !

 

Le Skaven Noir partit à pied à la suite du porte-étendard, au pas de course, le seigneur Bretonnien toujours sur le dos.

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