Le Royaume des Rats
Marjan, Ickert et les deux Humains n’eurent pas à chercher longtemps. Quelques dizaines de yards plus loin, ils repérèrent un bâtiment Nain avec une enseigne représentant un tonneau de bière. Des cris et des pleurs d’enfant s’échappaient par l’une des fenêtres, et trois Skavens Sauvages armés de lances gardaient la porte. Seul le plus rapide eut le temps d’abandonner ses deux camarades et de fuir, pendant que les deux autres succombèrent aux furieux assauts des combattants de Vereinbarung.
Marjan ouvrit en grand la porte de la brasserie, et se trouva face à un couloir. Sur sa gauche, il y avait une porte, de derrière laquelle provenaient les sanglots. En face, une autre porte, plus solide, en bois renforcé de ferrures.
- Vous trois, allez à gauche, je sens que c’est à moi d’aller tout droit.
- Comme vous voudrez, ma Dame.
Toujours son épée à la main, Ickert avança bravement vers la porte de gauche, et baissa la poignée sans hésiter. La porte ne s’ouvrit cependant pas.
- Ah, zut ! Verrouillée !
Il ne lui fallut qu’un coup de pied pour résoudre le problème. La porte sortit de ses gonds dans un craquement sec. Le Skaven Noir et ses comparses Humains entrèrent, et contemplèrent un triste spectacle.
Les Skavens Sauvages avaient profité de l’agencement des lieux pour improviser deux cages. La pièce devait normalement contenir des fûts de bière rangés sur des étagères disposées sur les murs, avec une cloison centrale qui scindait cette salle en deux. Mais il n’y avait plus qu’un tonneau qui traînait dans un coin, éventré. Tous les autres avaient déjà été consommés par les habitants de l’Empire Souterrain, qui avaient également probablement utilisé le bois pour leurs propres constructions. Les deux espaces étaient protégés par d’épais barreaux. Dans la cellule de gauche, il y avait une petite vingtaine de Skavens, toutes des filles, dont la plus âgée devait compter quelques printemps. Toutes étaient recroquevillées au fond de leur cage, et elles tremblaient de terreur. De la paille avait été répandue sur toute la surface de la cellule de droite, et les plus jeunes Skavens, à peine âgés de quelques mois, gisaient çà et là, gémissants et pleurants. Ils étaient plus nombreux, une trentaine des deux sexes. Les Skavens Sauvages avaient pris la peine de boucher les trous entre les barreaux avec des planches clouées maladroitement pour empêcher toute évasion.
Ickert repéra la clef des cages accrochée à un petit crochet sur le mur, juste à sa gauche. Il s’empressa de la tourner dans la serrure.
- Allez, vous êtes libres ! Venez !
- Pankraz !
Une petite fille-rate sortit du groupe et se jeta dans les bras d’Ickert.
- Elsie ! Taal soit loué, tu es vivante ! Tu n’as rien ?
- Non, ça va.
Le grand Skaven Noir s’agenouilla à la hauteur d’Elsie. Ses yeux brillaient de larmes de joie.
- Je savais que tu viendrais me chercher ! s’écria la fillette.
- Je ne suis pas seul, on est toute une armée, rien que pour vous ! Vite, sortons de cette prison !
Ickert lança les clefs à Stromberg, qui put ouvrir l’autre porte. Tout en faisant cliqueter la serrure, il se demanda :
- Comment les Skavens Sauvages ont pu les nourrir ?
- Facile, répondit l’autre Humain.
Ganz, le troisième à s’être porté volontaire, était un grand homme brun avec une petite moustache. Il avait déjà participé à quelques Récoltes, et connaissait donc les méthodes des habitants de l’Empire Souterrain.
- Ils ont probablement une pondeuse mature ou deux pour leur donner du lait dans un autre bâtiment à proximité.
- Il faudra donc qu’on fouille et qu’on les trouve, peut-être qu’il y a des bébés avec ?
- Possible. Hé, Ickert, on va avoir besoin de bras !
Ickert les rejoignit, et se gratta le crâne. Il s’adressa aux petites Skavens.
- Les filles, vous pouvez nous aider : il faut que vous portiez tous ces bébés jusqu’à la sortie. Chacune peut prendre un bébé, en faisant attention. Les plus grandes peuvent en prendre deux.
- Pourquoi vous voulez pas en prendre ? zézaya l’une des petites prisonnières.
- Parce que nous devons garder nos mains libres pour vous défendre, répliqua Ickert. Et puis, en plus, je suis trop maladroit pour ça, alors que vous, vous ferez bien attention.
Les filles obéirent sagement – heureusement, elles étaient suffisamment nombreuses pour ramasser tous les nourrissons. Elsie montra du doigt l’un d’eux.
- Regarde, Pankraz, c’est Bassilus !
- Prends-le, Elsie. Ses parents sont morts d’inquiétude, tu vas pouvoir les rassurer.
- Et Mikkel ?
- Il…
Le grand Skaven Noir se retint d’extrême justesse. Ce n’était pas le bon moment d’expliquer en détail ce que la Garde Noire avait compris à Friedrichsdorf. Il se contenta de dire :
- Ta maman sera très fière de toi quand elle te retrouvera avec Bassilus. Tu viens ?
- Oui !
- Attendez ! s’exclama une autre petite fille Skaven. Il faut sauver les autres !
- Les autres ? Quelles autres ?
- Celles que l’affreux bonhomme a emmenées !
Ickert sentit encore monter une sueur froide dans son cou.
- Quel « affreux bonhomme » ?
Marjan franchit la porte renforcée qui, bizarrement, n’était pas verrouillée. Mais elle pressentait que le pire l’attendait dans cette direction. En effet, à peine en avait-elle franchi le seuil qu’une odeur très dérangeante infecta ses narines. Du sang, bien sûr, mais autre chose ; quelque chose d’artificiel, d’irritant, comme des médications. Un escalier menait à l’étage inférieur du bâtiment. Résolue à tout affronter, la grande femme blonde leva sa hache et descendit les marches.
Elle arriva jusqu’à une sorte d’antichambre éclairée par des lanternes à huile fixées au mur. L’odeur était si forte qu’elle sentit son nez couler. Face à elle, il y avait encore une porte. L’Humaine crispa la mâchoire quand elle distingua une lumière verte poindre par l’interstice entre la porte et le sol. Et sur sa gauche, une grande cage aux barreaux de fer était posée sur le plancher. Marjan approcha, et ses sourcils se relevèrent sous l’effet de la surprise.
Dans la cage, elle vit une fille Skaven, assise au fond, qui la regardait avec des yeux écarquillés de terreur. Marjan constata que la pauvrette était complètement nue, ce qui lui permit de repérer sous son pelage brun clair les formes caractéristiques de la féminité qui commençaient à apparaître.
Cette petite est à l’aube de l’adolescence, ce qui signifie… Par les crocs d’Ulric !
- Toi ! Comment tu t’appelles ? demanda-t-elle.
La petite Skaven, pétrifiée par la peur, articula péniblement :
- B… Branwen, ma Dame.
- D’accord. Moi, je m’appelle Marjan. N’aie pas peur, Branwen, je suis venue te sauver. Je vais trouver la clef de cette cage et te ramener à la maison. Mais auparavant, allonge-toi par terre, ferme les yeux, et bouche-toi les oreilles, je te dirai quand tu pourras te relever.
À la fois soulagée et terrifiée, Branwen obéit sans discuter. Marjan se tourna alors vers la porte du fond, avança à pas de loup, baissa la poignée très lentement, et entrouvrit la porte. Quand elle passa la tête par l’ouverture, son sang se glaça, puis s’embrasa à la vue d’un abominable spectacle.
Cette petite salle au plafond bas contenait quelques appareils destinés à distiller la bière. Mais quelqu’un les avait reconditionnés à un tout autre usage. Ce quelqu’un était un vieux Skaven Sauvage bossu aux membres longs et fins, drapé dans un grand manteau volé à quelque citoyen Humain, qui gloussait et ricanait en tripotant les commandes d’un panneau de cuivre. Il baissait les manettes, pressait les boutons de cette machine surmontée d’un réservoir de verre haut de deux pieds, et toute la pièce était éclairée par la lueur verdâtre qu’émettait le liquide à l’intérieur, sans doute une décoction à base de malepierre. Des tuyaux de cuivre reliaient cette machine au socle d’un chevalet sur lequel était allongée une autre fille Skaven, à la fourrure gris clair, et d’une maturité comparable à celle de Branwen.
La malheureuse était attachée, nue, à l’instrument de torture par des bracelets qui retenaient ses chevilles et ses poignets. Des tubes de boyaux souples d’animal séchés sortaient du socle et étaient plantés dans une sorte de ceinture métallique qui enserrait la taille de la fille, et dans un lourd collier. Marjan ne connaissait que trop bien ce genre d’appareillage. Les tuyaux injectaient à travers les entraves la potion de malepierre directement dans son ventre et dans sa gorge. Ce faisant, la fertilité de son jeune organisme était effroyablement démultipliée, au détriment de toute harmonie physiologique.
Tel était le sort réservé aux femelles en âge de pondre. Pour les Skavens Sauvages, rien de plus normal.
Pour la grande femme blonde, en revanche, c’était une autre histoire.
Très doucement, elle entra dans la pièce, et leva sa hache. Elle ne voulut cependant pas prendre en traître ce Skaven Sauvage manifestement trop maigre et vieux pour se battre. Aussi, elle ordonna en queekish :
- Ne bouge plus.
Le Skaven Sauvage, surpris, s’arrêta net. Sans se retourner, il demanda d’une voix chevrotante :
- Qui ose déranger-interrompre mon travail ?
- « Travail » ? répéta Marjan. C’est comme ça que tu appelles ta séance de torture ?
- Je suis Maître Mutateur, j’exécute-obéis aux ordres du Prophète Gris. Et je n’aime pas les intrus-intrus !
Brusquement, le Maître Mutateur pivota vers la femme, et dans le mouvement, il écarta les pans de son manteau. Une tête de chien écorchée greffée sur sa poitrine aboya vers elle, et son long cou s’étira de manière hallucinante dans sa direction. Marjan bondit sur le côté et évita de justesse la tête canine qui faillit la saisir à la gorge. Sans perdre une seconde, elle attrapa le manche de sa hache à deux mains, et l’abattit sur l’horrible créature. Le crâne éclata, le sang gicla, le Skaven Sauvage glapit de frustration. La tête de chien se secoua dans tous les sens, si fort que Marjan lâcha son arme. Elle recula, et chercha vite quelque chose pour l’aider à se sortir de cette situation délicate. Elle repéra alors près d’elle une table sur laquelle était disposée toute une batterie d’instruments, entre autres de longs couteaux. Sans hésiter, elle prit un couteau dans chaque main, puis se jeta sur la bête. Elle lacéra le cou avec des cris de rage qui couvrirent les couinements de douleur de la créature. En quelques secondes, le cou se rétracta, et la tête de chien reprit place au milieu du torse, puis s’immobilisa.
- On ne m’y reprendra plus, grogna Marjan pour elle-même.
- Chose-femme immonde ! cracha le Maître Mutateur, furieux. Sais-tu quelle invention de génie tu viens de détruire-gâcher ?
- Non, mais je sais que toi, tu viens de commettre une monumentale erreur.
Son regard, sa voix, son attitude ne laissèrent pas la moindre place au doute dans l’esprit du Skaven Sauvage sur ce qu’elle allait faire. Quand elle approcha de lui d’un pas décidé, il fut pris de panique, et essaya d’arracher la hache toujours plantée dans sa deuxième tête. Marjan accéléra, et l’attrapa par la peau du cou. Elle le retourna, lui écrasa la tête contre le mur de pierre, et lui tordit le bras. Le Maître Mutateur hurla de douleur en sentant ses os se briser.
- Dis-moi, qu’est-ce que je vais leur expliquer-raconter ?
- Quoi ? Qui ?
- Ses parents. Tu sais ce que c’est, les parents ?
Le Maître Mutateur renifla.
- Non ?
- Son père, sa mère, sa famille, ses amis, les gens qui l’aiment, et qui tiennent à elle… Tant de mots que tu ne connais-comprends pas, n’est-ce pas ?
Elle le décolla du mur et le plaqua au sol.
- Quels mots je vais devoir utiliser-prononcer pour leur décrire ce que tu lui as fait, espèce de dégénéré ?
Sans attendre la réponse, elle lui planta un de ses couteaux dans le dos, puis le deuxième, puis elle arracha d’un coup sec le premier couteau pour l’enfoncer entre ses côtes, puis elle fit de même avec le deuxième. Elle déchiqueta ainsi le Maître Mutateur pendant un long moment, et s’arrêta quand il n’y eut plus la moindre réaction à ses coups.
Elle extirpa sortit d’une des poches du Skaven Sauvage la clef de la cage, arracha de la tête de chien écorchée sa hache, et s’approcha du chevalet. Elle se mordit la lèvre quand elle vit l’état de la petite jeune fille. Son ventre était déjà horriblement gonflé par les pommades et les fluides de malepierre, et des veines vertes saillaient çà et là à travers sa fourrure grise sur son cou, ses bras et ses cuisses. La bouche entrouverte, elle bavait sans retenue, et ses yeux n’étaient plus que passivité bovine.
Sans espérer la moindre réponse cohérente, la grande Humaine blonde demanda :
- Hé, petite… tu vas bien ?
La jeune torturée se contenta d’émettre un vague gloussement, et des bulles de salive éclatèrent sur ses lèvres.
- Tu comprends quand je te parle ?
La jeune Skaven gargouilla de nouveau de la même façon. Marjan lui pinça alors le bras, et n’obtint qu’un autre babillement similaire. Elle en était à présent convaincue, il n’y avait plus rien à faire. La malepierre avait déjà infligé à cette malheureuse ses incurables altérations, et l’avait condamnée à être une reproductrice écervelée pour les marauds de l’Empire Souterrain.
Il ne restait plus qu’une alternative à cette funeste destinée.
Marjan sentit son cœur se comprimer en pensant à ce qu’elle allait faire. Hélas, c’était un moindre mal.
- Je déteste déjà ce que je vais faire, petite, mais c’est ça… ou une mort longue et atroce. J’espère que tu comprends.
Elle chercha désespérément dans le regard passif de la jeune fille-rate une quelconque approbation, qu’elle ne trouva pas. Elle ramassa l’un des couteaux, revint près du chevalet, se pencha doucement vers la victime. Elle tâtonna le collier de nourrissage, défit le petit crochet qui le maintenait fermé, puis arracha les deux tubes. Le dispositif tomba sur le plancher dans un tintement bruyant. Marjan eut un frisson quand elle vit deux plots métalliques directement greffés sous le menton de la prisonnière. Enfin, elle posa délicatement sa main sur le museau de la fille-rate, et murmura :
- Puisse Ulric me pardonner en ton nom, puisse Morr t’accorder le repos bienfaisant.
Elle inspira un bon coup, puis rabattit d’un mouvement sec la tête de la jeune Skaven en arrière, et lui trancha la gorge d’un côté à l’autre. Elle bondit en arrière pour éviter de se faire toucher par le sang contaminé qui jaillit de la blessure béante à gros bouillons. L’infortunée prisonnière se secoua, les bracelets qui la maintenaient cliquetèrent bruyamment, et les craquements du bois du chevalet se mêlèrent à une succession de gargouillis et d’ahanements rauques.
Marjan s’interdit de détacher ses yeux de cet épouvantable spectacle.
Au bout d’un temps heureusement fort court, mais qui avait paru une éternité pour la jeune Humaine, la petite prisonnière s’immobilisa, et sa tête se renversa sur le côté. Le silence revint dans le laboratoire.
Marjan sentit son visage brûler de colère et de chagrin. Les Skavens Sauvages et leur science épouvantable l’avaient poussé à commettre ce qu’elle estimait être un crime impardonnable. Elle fut tentée de fracasser toute la machine, mais se retint de justesse. Répandre de l’essence de malepierre sur le plancher n’était sans doute pas la meilleure idée au monde. Elle s’appuya contre le mur, se laissa glisser jusqu’à sentir le contact du bois sous ses fesses, se prit la tête à deux mains, et cessa de retenir ses larmes.
- Dame Marjan ?
Marjan releva la tête, et vit Ganz qui la regardait avec inquiétude.
- Ça va, ça va. J’arrive.
- Vous aviez raison, ma Dame. Les filles et les plus petits sont là-haut. Ickert et Stromberg sont en train de les rassembler.
- Allons les rejoindre.
Le regard de l’homme tomba alors sur la pauvre petite victime.
- Par la Barbe de Taal !
Il tomba à genoux, et vomit le contenu de son estomac. Marjan se remit debout, et l’aida à faire de même.
- Voilà pourquoi on se bat, Soldat : pour que ceci n’arrive plus jamais à personne.
- Je… comprends, ma Dame.
- Vous avez de la chance. Moi, ça fait des années que j’essaie de comprendre.
Ganz secoua la tête. Les deux Humains quittèrent le laboratoire.
- Continuez, Soldat, je vous rejoins dans une minute.
- Pourquoi donc, ma… Ah !
Trop pressé de rejoindre la grande Humaine, Ganz n’avait pas remarqué la cage avec l’autre petite prisonnière. Celle-ci, toujours immobile, tremblait comme une feuille, les mains fermement crispées sur ses oreilles. Le soldat reprit sa route, laissant les deux femmes seules.
Marjan approcha de la cage, et tapota doucement les barreaux avec la clef.
- C’est bon, tu peux ouvrir les yeux.
Branwen releva la tête, et regarda tout autour d’elle. La grande femme blonde fit de son mieux pour lui sourire tout en déverrouillant la porte de la cage.
- Ce Maître Mutateur ne fera plus jamais de mal à personne. Lève-toi, on s’en va.
- Et… Angela ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Marjan se mordit la lèvre.
- J’ai pas pu la sauver, Branwen, je suis désolée. Le poison avait déjà trop maltraité son corps.
La petite fille-rate avala sa salive, des larmes coulèrent de ses yeux.
- C’était ton amie ?
- Non… Je ne la connaissais pas avant d’être enfermée avec elle.
- N’y pense plus, tu ne pouvais rien faire. Attends…
Marjan retira sa tunique et la donna à la petite Skaven.
- Tiens, mets ça, j’ai encore mon maillot de corps.
En effet, la grande femme blonde avait l’habitude de porter un sous-vêtement pour stabiliser sa poitrine. Branwen passa la tunique avec un peu de dégoût.
- Elle est sale, mais ça vaudra mieux que rien. Maintenant, foutons le camp de ce cloaque !
Elles quittèrent toutes deux la distillerie, et retrouvèrent Ickert, Stromberg et Ganz qui montaient la garde, et tous les autres enfants.
- Les garçons sont un peu plus loin par-là, avec les autres soldats, expliqua la grande femme blonde aux petites Skavens.
- Il faudra s’occuper des pondeuses, il y a peut-être des bébés avec elle.
- Très juste, Soldat Ganz, mais nous ferons ça à la fin de la bataille. En avant !
Et le groupe fit route vers la fosse. Marjan resta en arrière, son arme toujours levée, pour s’assurer de ne voir personne les suivre. Quand les derniers enfants eurent disparu dans le tunnel, elle alla les rejoindre, lorsqu’elle s’arrêta.
Un curieux bruit venait d’agacer son ouïe.
L’affrontement contre le Maître Mutateur et la triste fin d’Angela avaient fini d’énerver Marjan, qui était d’une humeur massacrante. Ses yeux pivotèrent dans toutes les directions, à l’affût du moindre Skaven Sauvage à étêter.
Soudain, elle vit bouger quelque chose, à quelques yards de distance.
C’était le misérable esclave tout décati, enroulé dans des bandelettes, qui l’observait.
La pitoyable créature, consciente d’avoir été repérée, pivota sur ses talons et bondit sur ses pattes arrière, pour s’enfuir dans le tunnel aussi vite que ses maigres forces lui permettaient.
C’est ça, cours ! Va te faire embrocher ailleurs !
*
- On continue, Soldats ! N’abandonnons pas maintenant !
Sigmund faisait tout pour avoir l’air de maîtriser la situation et ses émotions, mais cela lui était bien difficile. Les Coureurs d’Égout avaient fait des ravages dans leurs rangs, et s’ils avaient finalement remporté cette échauffourée, le prix avait été élevé. La plupart des cavaliers avaient été tués, et les fantassins n’étaient pas entraînés pour le combat monté. Sigmund avait ordonné aux quatre derniers ouvriers Nains encore en vie de garder les chevaux devant le temple profané de Valaya. Skavens et Humains étaient à présent tous à pied. Sigmund ne voulait pas prendre le risque de se retrouver seul en avant avec Okapia. De plus, le plafond était irrégulier dans ces cavernes, et un cavalier n’était pas forcément à son avantage.
Alors qu’ils continuaient à progresser d’un tunnel à l’autre, ils débouchèrent dans une grande salle où Skavens Sauvages et Guerriers du Chaos s’entredéchiraient. Les maraudeurs de Khorne étaient moins nombreux, mais ils combattaient avec férocité. L’énorme Lennart Sang-de-Feu, en particulier, faisait virevolter les Guerriers des Clans
- Qu’est-ce qu’on fait, Capitaine ? demanda Himmelstoss.
- Laissons-les se battre entre eux, et retrouvons le Prophète Gris.
Une épéiste leva son arme vers l’une des issues, en contrebas.
- Capitaine, regardez !
Le jeune Steiner distingua la silhouette blanche et cornue de Karhi.
- Bien vu, Soldat ! Allons le chercher !
L’ouverture était située à une bonne distance, et les combattants allaient devoir traverser une caverne longue de plusieurs dizaines de yards pour rattraper le Skaven Blanc. Le chemin était en pente, et constellé de multiples stalagmites. Se frayer un chemin jusqu’à la cible n’allait pas être si simple. Sigmund regarda mieux, et grommela de surprise.
Le Prophète Gris était entouré de trois personnages plutôt singuliers.
Le premier était un Skaven Sauvage brun, très grand, portant une armure de cuir, et un long outil que Sigmund reconnut aussitôt : un attrape-choses, l’arme préférée des Skavens du Clan Moulder. C’était une longue hampe de bois au bout de laquelle était fixée une grande pince de fer garnie de clous. L’attrape-choses pouvait briser un membre ou un tronc si son utilisateur appuyait suffisamment sur la poignée.
Le deuxième, plus petit, était enveloppé dans une cape noire. Il semblait très fin, et agile. Trois épées tournoyaient entre ses mains et le bout de sa queue. Le Skaven Noir distingua aussi un éclat vert sous la capuche de sa cape noire.
Ces deux Skavens-là avaient les yeux qui brillaient d’un éclat vert intense. Sigmund n’avait jamais vu ça, et il pressentit le pire. Il allait devoir se montrer prudent avec ces deux-là ! En revanche, il ne pouvait pas voir le visage du troisième. En effet, celui-là portait un casque qui recouvrait intégralement sa tête, était bien plus petit, et engoncé dans un manteau qui le faisait paraître au moins aussi gras que le Prophète Gris.
Karhi lui-même semblait être dans une sorte de transe. Les mains sur les tempes, les yeux fermés, ses lèvres remuaient, comme s’il était en train de marmonner une formule magique.
Sigmund réagit aussitôt.
Ah non, mon gars, pas de ça avec moi !
Il sortit en un mouvement le pistolet à répétition qu’il avait gardé à la ceinture, visa le Skaven Blanc, et pressa trois fois la gâchette. Malgré la distance, l’une des balles égratigna le bras gauche de Karhi. Celui-ci glapit de douleur. Il cracha quelques ordres à l’attention du grand Skaven Sauvage à l’attrape-choses, puis attrapa par l’épaule le petit Skaven Sauvage à la cape noire, et se précipita dans le tunnel, suivi par le gros Skaven masqué. Le Skaven Sauvage à l’attrape-choses courut à l’opposée, en longeant le mur pour éviter la mêlée générale, et disparut rapidement par un autre trou.
- En avant, on se les choppe !
Et les soldats de Vereinbarung chargèrent de plus belle.
*
- Mais où est la sortie, bon sang ?
Gabriel perdait patience. D’ordinaire, il n’avait pas un excellent sens de l’orientation, mais en plein milieu d’une bataille dans une cité Naine, c’était bien pire. Avec les mouvements de troupes, il avait dû se cacher dans un coin, puis emprunter un corridor au hasard, monter un escalier, en descendre un autre… et le plus frustrant était les panneaux de signalisation. Il voyait des flèches partout, mais toutes les indications étaient rédigées en khazalide. Il glapit de frustration devant son incompréhension de la langue Naine.
Heureusement, Emil restait silencieux. Il n’avait pas l’air très rassuré pour autant, et il se cramponnait à son ange gardien improvisé. Gabriel marmonna :
- On va s’en sortir, Emil, je te le promets, on va s’en sortir…
Rien n’était moins sûr. Il continua à avancer dans le couloir, qui tournait vers la gauche, lorsque des grognements en queekish retentirent au-delà du virage. Il repéra sur sa droite un renforcement sombre dans la paroi, et bondit se cacher dedans. Il s’accroupit, baissa la tête, et couvrit de sa main libre les yeux d’Emil. Il serra les dents en entendant les bruits de pas de plusieurs Skavens Sauvages approcher.
Trois gigantesques silhouettes passèrent devant lui, sans le remarquer, trois Skavens au pelage noir, lourdement armés et protégés. Gabriel reconnut aussitôt les soldats d’élite de l’Empire Souterrain sans jamais les avoir vus auparavant.
Des Vermines de Choc !
Rien à voir avec les Gardes Noirs qu’il avait eu l’occasion de voir une fois ou deux, encore moins son grand frère bien-aimé. Ceux-là, couverts de cicatrices, au pelage abîmé par les coups, puaient la charogne, et lui inspiraient peur et dégoût.
Pourvu qu’ils ne sentent pas mon odeur, ou la sienne !
Fort heureusement pour lui, les trois Vermines de Choc étaient trop concentrées sur la bataille en cours. Gabriel entendit leurs pas et leurs grognements s’éloigner, encore et encore. Plus que quelques secondes, et…
Hélas, Emil se remit soudain à pleurer, plus intensément et plus longuement.
Le résultat ne se fit pas attendre. Les trois Skavens Noirs s’arrêtèrent net, et pivotèrent ensemble. Comprenant qu’il allait être repéré, Gabriel bondit hors de sa cachette pour s’échapper. Les Vermines de Choc couinèrent des imprécations, brandirent leurs armes, et partirent à sa poursuite.
Gabriel sentit ses intestins se nouer. Il n’allait pas pouvoir courir plus vite qu’eux ! C’est alors qu’il se souvint d’un petit détail : avant de quitter le Brave Griffon, il avait prévu un petit quelque chose pour ce genre de situation. Il extirpa de la poche de son gilet une bille d’un pouce de diamètre, et la lança dans la direction des Vermines de Choc. Le petit globe de verre cassa sur la roche, et aussitôt une épaisse fumée jaune s’éleva dans un sifflement. Surpris, les trois Skavens Noirs stoppèrent leur course, pas assez tôt ; ils se retrouvèrent à tousser, à cracher et à éternuer au milieu des vapeurs urticantes.
Gabriel atteignit une nouvelle ouverture, et s’arrêta. Il venait de débouler dans la grande salle où les Guerriers du Chaos se battaient contre les Skavens Sauvages, alors que des Humains contournaient cette mêlée pour descendre encore plus bas. Gabriel reconnut l’uniforme des soldats de Vereinbarung. À la tête de ce régiment, il distingua son frère qui faisait tournoyer sa fidèle épée Cœur de Licorne.
Siggy !
Pendant un bref instant, Gabriel fut tenté de le rejoindre au plus vite, et de se mettre sous sa protection. Mais il abandonna cette idée. D’abord, il fallait se plonger au beau milieu du combat pour ça, ensuite il risquait de le gêner.
Continue, Siggy ! Je vais trouver un autre moyen !
Il balaya du regard les alentours, lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur un immense et terrifiant colosse en armure rouge non loin de lui. Il écrasait les Skavens Sauvages tout autour de lui avec des rugissements bestiaux. Chaque coup faisait voler un Guerrier des Clans dans une gerbe de sang. Le petit Skaven gris clair était comme hypnotisé par le spectacle, autant fasciné que terrifié par la formidable puissance du Guerrier du Chaos. Soudain, le combattant se tourna pile vers lui, et après un léger sursaut surpris, tendit le doigt dans sa direction.
Gabriel fit aussitôt demi-tour et se précipita dans le couloir. Il poussa un petit cri de frayeur à la vue des trois Vermines de Choc qui avaient repris leur poursuite une fois sortis du nuage de fumée. Vite, il fonça derechef vers la grande salle où avait lieu la mêlée générale. Le guerrier en armure rouge n’était qu’à quelques pas de lui ! Il se jeta sur sa gauche et courut jusqu’à l’ouverture suivante la plus proche. Les trois Vermines de Choc furent stoppées par la masse d’armes de Lennart Sang-de-Feu.
De nouveau dans un tunnel, Gabriel courut à perdre haleine pendant une longue minute. Il s’imaginait poursuivi par l’énorme guerrier en armure rouge, mais il n’entendait pas de lourd bruit de pas dans son dos. Il jeta un petit coup d’œil derrière lui, et ne vit rien. Alors seulement, il s’arrêta, et reprit son souffle. Emil continuait de pleurer, tant et si bien que le jeune garçon-rat sentit ses oreilles saigner.
- Emil, je n’en peux plus ! S’il te plaît, calme-toi !
Peine perdue, le petit bébé Skaven ne diminua pas ses geignements. Exténué, Gabriel s’appuya contre le mur, juste à côté d’un rideau. Brusquement, le rideau s’écarta, révélant un Skaven Sauvage pas spécialement grand ou musclé, mais à l’air vicieux. Le Guerrier des Clans aboya quelques mots en queekish, et attrapa Gabriel par le bras avec lequel portait Emil. Ce fut l’agression de trop pour le petit Skaven gris clair.
- Non ! Va-t’en, sale monstre !
Une idée étincela alors dans son esprit. Il fouilla rapidement dans sa poche, et en sortit son trousseau d’outils de crochetage. Il repéra en un clin d'oeil le plus long et effilé, et le planta de toutes ses forces dans le bras du Skaven Sauvage. Celui-ci couina de surprise et de douleur, et lâcha sa proie. Gabriel en profita pour détaler aussi vite qu’il put. Tout en courant, une pensée occulta presque les cris perpétuels du petit Skaven Blanc :
J’ai blessé une grande personne ! J’ai blessé un adulte !
*
Enfin, Sigmund atteignit la porte par laquelle s’était échappé le Prophète Gris. Il lui avait fallu à peu près une minute pour traverser la grande salle. Au début, les Skavens Sauvages n’avaient pas prêté attention à eux, trop occupés à se battre contre les maraudeurs de Khorne. Mais certains avaient finalement détourné leur attention des Chaoteux pour s’en prendre aux soldats de Vereinbarung.
Himmelstoss avait alors pris l’initiative de contrer ce nouvel assaut avec les autres combattants, afin de permettre à Sigmund de rattraper le fuyard. Le capitaine Steiner avait réussi à passer à travers la ligne ennemie, et était à présent dans le couloir par où s’était échappé le Prophète Gris.
- Karhi ! Arrête de fuir, espèce de lâche, et assume tes actes !
Tout en continuant de courir, Sigmund distingua une silhouette sur le côté. C’était le gros Skaven masqué, collé au mur, immobile. Sans ralentir, le Skaven Noir balança un coup de pommeau de Cœur de Licorne dans le casque de l’individu au passage.
- Et toi, laisse-moi passer !
Un bruit de cloche retentit, et Fershitt Face Fondue tomba à terre, sonné par le choc.
*
Gabriel n’était pas sûr d’avoir pris la bonne direction. Le tunnel s’était divisé en deux voies, il avait choisi celle de droite. Or, depuis qu’il avait franchi cette intersection, il s’était demandé à plusieurs reprises si son instinct avait vu juste ?
La réponse s’imposa d’elle-même quand il se retrouva face à un mur. Pas de porte, pas de trou, pas d’échelle ou de trappe, ce n’était qu’une impasse.
- Par la balance de Verena, c’est pas juste ! s’exclama le petit homme-rat, qui voulut couvrir les crissements d’Emil, sans y parvenir.
Gabriel fit volte-face et reprit son chemin dans l’autre sens, espérant arriver à l’intersection, lorsqu’il s’arrêta, pétrifié d’angoisse.
Un grand Skaven Sauvage marchait vers lui, lentement, d’un pas régulier comme un métronome. Il portait un gilet de cuir râpé, et brandissait une longue perche de bois au bout de laquelle claquait une grande pince munie de clous. Le plus effrayant était son regard ; les yeux du Skaven Sauvage brillaient d’un éclat vert aussi déroutant que la lumière des blocs de malepierre. En fait, contrairement à tous les Skavens Sauvages, celui-ci ne ricanait pas, ne bondissait pas d’un pied sur l’autre. Il avait l’air d’être dans un état second, une sorte de transe, mais sous ce calme apparent, Gabriel devina des réflexes et une force physique hors du commun.
Il eut d’abord le réflexe de reculer, mais se retrouva bien vite dos au mur.
Tout était perdu. Gabriel ne pourrait pas contourner le Skaven à moins de le distraire en laissant le bébé derrière lui, ce qu’il refusait catégoriquement de faire. Et il n’avait plus rien dans ses poches pour le sauver. Il jeta un coup d’œil à Emil, qui hoquetait toujours. Des larmes de désespoir glissèrent sur ses joues. Il le serra contre lui, avec douceur, et ferma les yeux.
Le Skaven Sauvage, toujours l’air impassible, prit son élan, et s’apprêta à abattre son instrument sur ses proies, lorsqu’un choc violent à la tête le renversa sur le côté, avec un affreux craquement.
- Pauvre larve ! S’en prendre à des adversaires aussi peu dignes !
Gabriel écarquilla les yeux en entendant l’insulte, et son cœur se crispa à en éclater. Lennart Sang-de-Feu flanqua un coup de pied dans le cadavre encore chaud. Puis il tourna la tête vers le jeune Skaven gris clair.
- Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
Pour toute réponse, Gabriel urina de terreur dans son pantalon. L’immense Guerrier du Chaos pointa sa masse d’armes maculée de sang vers les orteils du jeune Skaven, et sa voix de basse gronda :
- Tu as l’air malin, maintenant ! Allez, tu me fais de la peine !
Gabriel ne répondit pas. Chaque muscle de son corps était crispé à en se rompre. Il gargouillait plus qu’il ne respirait. Il se tourna de manière à garder Emil derrière lui pour le protéger, et bredouilla :
- Ne nous tuez pas… s’il vous plaît !
- Quoi, tu crois vraiment que je vais perdre mon temps avec toi ? Petit imbécile ! Khorne n’a pas besoin de ton crâne, ou de celui de ce marmot. Tu me désoles ! Tiens, je vais t’accompagner jusqu’à la surface, va ! Tu iras où tu voudras.
- Que… que… quoi ?
- J’ai pas été clair ? Je ne tue pas les gniards, moi ! Il n’y a que les lâches et les minables qui frappent les enfants. Maintenant, arrête de discuter, et suis-moi !
Et le Guerrier du Chaos repartit vers la grande salle où le combat entre les trois bataillons faisait toujours rage. Gabriel hésita cependant, et resta à bonne distance. Lorsqu’ils arrivèrent au seuil, Lennart Sang-de-Feu leva sa masse d’armes.
- Attention, Guerriers de Khorne ! Ils sont trop nombreux, on se replie ! Suivez-moi, et protégez ces petits !
Les maraudeurs obéirent et rompirent le combat contre les Skavens Sauvages. Ceux-ci, cependant, ne poursuivirent pas les Chaoteux, car les soldats de Vereinbarung continuaient à les affaiblir.
Gabriel, entouré par les affreux esclaves du Chaos aux traits barbares, n’en menait pas large.
Je suis en plein cauchemar ! Tout ceci n’est pas réel, je vais me réveiller dans mon lit, à Steinerburg !
Les gémissements d’Emil, toujours dans ses bras, eurent vite fait de lui rappeler le contraire. Il crut alors entendre des hennissements.
Des chevaux ?
Emporté au milieu des douze Guerriers du Chaos restants, il n’eut pas le temps de voir la suite des événements.