Le Royaume des Rats

Chapitre 80 : Dans la tanière de Karhi

6878 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/07/2023 10:47

Le contingent mené par Sigmund continuait implacablement sa route à travers les profondeurs d’Ysibos. Le Skaven Noir était suivi par Himmelstoss et Van Habron, ses deux plus fidèles guerriers, ainsi qu’une dizaine d’Humains et Skavens à cheval. Le deuxième rang était composé de la quinzaine d’ouvriers Nains, leurs marteaux et autres outils brandis fermement. Enfin, en arrière, quarante soldats fermaient la marche.

 

Sigmund arrêta Okapia et leva la main.

 

-         Halte !

 

Tout le monde s’arrêta devant un immense bâtiment cubique, haut d’une centaine de pieds, et aussi large. Des statues colossales encadraient une double porte, dont le bois était orné de motifs complexes directement sculptés sur toute sa hauteur. La statue de droite représentait une Naine portant armure, hache et bouclier, tandis que celle de gauche était à l’effigie de la même Naine, mais qui serrait un bébé contre son tablier d’une main, et brandissait une chope de bière dans l’autre. Des vitraux ronds décoraient les murs à intervalles réguliers, et l’on distinguait un éclairage à l’intérieur qui révélait de temps à autres leurs couleurs.

 

Le capitaine Steiner baissa les yeux vers les Nains.

 

-         Dites-moi, quel est ce bâtiment ?

-         C’est un temple consacré à Valaya, Capitaine ! répondit Gunnar.

-         Qui ça ?

-         La Déesse du Foyer de notre peuple. Vous pouvez contempler son visage de guerrière et son aspect de gardienne du foyer.

-         Oh, je vois. Veuillez pardonner mon manque de culture.

-         Vous êtes pardonné, Capitaine. À première vue, en effet, ce n’est pas un lieu sacré, les temples de nos karaks sont bien plus massifs et recherchés que ça. Karak Helliglys n’était pas un lieu décisif, les Nains qui l’ont bâti n’ont pas pris le temps de faire un temple très élaboré.

-         Pourtant, il me paraît bien réussi pour quelque chose construit à la va-vite.

-         Du travail de tâcheron ! cracha l’ouvrier. Allez donc un jour à Karak Azgaraz ou Zhufbar, Capitaine. Vous verrez la différence, je vous le garantis !

 

Sigmund ne voulut pas s’embourber dans une argumentation autour de la qualité de l’architecture Naine. Il guetta une occasion de changer de sujet, et trouva bien vite quand il vit la fiancée de l’ouvrier.

 

-         Un problème, Dame Gandolfsdöttir ?

 

Le visage rond de la Naine rousse se plissa d’anxiété.

 

-         Je sens qu’il y a quelque chose de louche.

-         Dans un terrier rempli de Skavens Sauvages ? Est-ce étonnant ?

-         N’oubliez pas que nous sommes dans un avant-poste Nain, je ne serais pas surprise si je voyais des choses faites à ce temple !

 

Gunnar Simensson sentit à son tour une crampe désagréable dans son estomac.

 

-         Dites, Capitaine, ça fait combien de temps que ces Thaggoraki sont dans la place ?

-         Pas plus de quelques mois, autrement on les aurait repérés plus tôt.

 

Un ouvrier leva son marteau vers les statues.

 

-         Hé, regardez !

 

Aussitôt, les quinze Nains coururent comme un seul homme juste devant la statue à gauche de la porte, puis celle à droite. Une succession d’exclamations rageuses résonna.

 

-         Ils ont souillé Valaya !

-         Grungni les écrabouille sous son marteau !

-         Et que Grimnir les broie de ses poings !

 

Sigmund descendit d’Okapia et approcha. Il constata avec amertume que les statues avaient bel et bien été vandalisées, et étaient maculées de taches sombres qui se mêlaient aux odeurs désagréables : légumes pourris, viande avariée, et divers fluides corporels particulièrement sales.

 

Un autre ouvrier montra du doigt l’entrée.

 

-         Chef, la porte est entrouverte !

 

Sans mot dire, Gunnar saisit l’énorme anneau de bronze de l’une des lourdes portes, et tira de toutes ses forces. Le panneau de bois se mit en branle. Le capitaine Steiner s’approcha de l’ouvrier.

 

-         Maître Simensson, ce n’est peut-être pas le moment de…

 

Mais le Nain n’écoutait pas le Skaven Noir. Comprenant qu’il n’arriverait pas à le dissuader d’aller jusqu’au bout, Sigmund fit signe aux cavaliers.

 

-         Cavaliers, pied à terre ! Himmelstoss, prenez quatre personnes et gardez les chevaux. Les autres, suivez-moi.

 

Une fois la porte suffisamment ouverte, les Nains s’engouffrèrent à l’intérieur du bâtiment. Sigmund et Van Habron les suivirent rapidement, si bien qu’ils manquèrent de les percuter dans le dos. Les Nains étaient cloués sur place, à l’entrée de la nef du temple, surpris et choqués au plus haut point.

 

Bien que n’ayant jamais mis les pieds dans un temple Nain, Sigmund n’eut pas de mal à se repérer, la conception du bâtiment était très proche de celle d’un temple bâti par les Humains.

 

Le carrelage de pierre qui recouvrait le sol était également souillé de multiples taches sombres plus ou moins fraîches, ainsi que de détritus de toutes natures. C’était facile à voir, car les bancs sur lesquels avaient prié les Nains habitant autrefois la cité avaient été réduits en miettes. Les Skavens Sauvages avaient utilisé les morceaux de bois pour construire une grande estrade au fond de la nef, estrade sur laquelle ils avaient disposé un chaudron sur trépied. Et derrière l’estrade se dressait une immense construction, un Skaven géant muni de deux paires de cornes.

 

Skadia, choquée au plus haut point, montra du doigt les pieds de la statue. Ses joues s’empourprèrent

 

-         Les misérables ! Ils ont osé !

 

L’idole au Rat Cornu trônait sur un socle sur lequel étaient écrits des mots dans une langue que Sigmund ne savait pas déchiffrer.

 

-         Ce n’est pas du queekish, ça ?

-         Non, Capitaine, répondit Gunnar, les dents serrées à en éclater. C’est bien du khazalide.

-         Pouvez-vous me lire ces mots ?

-         « Gromthi Rinn ».

 

À ces mots, tous les Nains se tournèrent vers l’idole. Certains passèrent derrière la statue pour inspecter l’alcôve. Les marmonnements se transformèrent en grondements de colère.

 

-         Qu’est-ce que ça veut dire ? s’inquiéta Van Habron. Pourquoi vous êtes tous en train de vous énerver comme ça ?

 

Skadia pivota vers le Skaven Noir. Ses yeux brûlaient d’un feu de colère éblouissant.

 

-         Ces mots, Gromthi Rinn, peuvent être traduits par « Reine Ancestrale » dans votre langue ! C’est comme ça qu’on surnomme notre Déesse du Foyer. Ce qui signifie que ces Thaggoraki de malheur ont détruit une statue dédiée à Valaya pour la remplacer par cette saloperie !

 

En regardant mieux, Sigmund constata qu’effectivement, le sommet de la pierre taillée n’était pas régulier, et comportait quelques blocs de granit cassés, sans doute les restes de la statue consacrée à la divinité des Nains. Sans doute avait-elle était complètement disloquée par les habitants de l’Empire Souterrain. Et pour rajouter une couche de blasphème, l’inscription avait visiblement été volontairement dégradée par les coutelas des Skavens Sauvages.

 

-         Par le tourillon de Grungni, c’est l’insulte suprême, celle qui fait saigner le cœur de chaque Nain, sans exception ! s’écria Skadia.

 

Les propos de Gunnar se révélèrent beaucoup moins poétiques, mais tout aussi sincères.

 

-         Bordel de merde de putains de rats !

 

Ce fut comme un ordre d’attaque. Les ouvriers se jetèrent sur la statue du Rat Cornu avec des cris rageurs, et entreprirent de taper dessus de toutes leurs forces.

 

Sigmund ne voulut pas perdre le contrôle de la situation.

 

-         Holà ! Arrêtez, arrêtez ça tout de suite, je vous l’ordonne !

 

Peine perdue, les Nains restèrent sourds à ses injonctions, et continuèrent à démolir l’idole. Gunnar grimpa sur le socle et passa derrière pour la pousser en avant, pendant que ses camarades frappaient ses jambes. Les éclats de bois volaient dans tous les sens, et le vacarme faisait trembler la nef.

 

Van Habron sentit soudain son poil se hérisser, sous l’effet d’un brutal instinct.

 

-         Mon Capitaine ?

-         Oui, Van Habron, quelque chose approche. Il faut arrêter ces têtes de pioche !

 

Sigmund approcha des Nains, et cria plus fort :

 

-         Je vous dis d’arrêter ! On perd du temps, et vous allez attirer…

 

Gunnar Simensson fut brutalement projeté sur le côté sous le coup d’un violent choc à la tête. Il tomba du socle, roula sur les dalles de marbre, et ne bougea plus. Aussitôt, les autres ouvriers cessèrent toute démolition. Skadia s’agenouilla près du Nain, et poussa un cri déchirant. Elle releva la tête de son fiancé, et Sigmund sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine quand il vit une étoile de fer de quatre pouces de diamètre profondément enfoncée dans sa nuque, avec une telle force qu’elle avait été partiellement sectionnée.

 

Les oreilles du Skaven Noir pivotèrent. Son cœur bondit dans sa poitrine. Il serra à deux mains la poignée de Cœur de Licorne et beugla :

 

-         ESHIN !

 

Un épouvantable concert de couinements furieux et de glapissements rageurs retentit au-dessus des têtes. Skavens, Humains et Nains levèrent les yeux pour être frappés par un spectacle cauchemardesque.

 

Une vingtaine de Coureurs d’Égout du Clan Eshin, bien cachés dans l’obscurité, se laissèrent tomber du plafond, dagues en avant. Chacun d’eux en tenait une dans chaque main, et une troisième par la queue. Ils s’abattirent sur le régiment. Chaque Eshin amortit sa chute sur un soldat de Vereinbarung. Vingt des combattants sous la responsabilité de Sigmund furent aussitôt égorgés et éventrés dans le même mouvement.

 

Certains des soldats furent complètement pris au dépourvu, et n’eurent pas le réflexe de lever leur arme. Il ne fallut guère plus de quelques secondes pour mettre un point final à leur existence d’un coup de poignard. Les Nains, de leur côté, se jetèrent dans la mêlée, tous rendus fous de colère. Skadia, en particulier, faisait tournoyer son maillet et vociférait à s’en fendre les cordes vocales des invocations à Valaya et Grungni.

 

Sigmund balaya l’air avec Cœur de Licorne. Il savait s’y prendre avec les assassins du Clan Eshin, et leur aptitude à manier trois armes en même temps. L’astuce était de ne pas les laisser trop s’approcher, mais de ne pas non plus laisser trop de distance, et permettre ainsi l’utilisation de leurs redoutables étoiles forgées. En outre, il était parfaitement capable de mettre de côté toute notion de « combat loyal » quand il affrontait des adversaires dont la réputation de lâcheté n’était plus à prouver. Aussi, il n’hésita pas à se jeter sur un des assassins qui lui tournait le dos, et à l’embrocher sur son épée. L’Eshin couina de douleur. Sigmund ne lui laissa pas le temps de tenter quoi que ce soit. Il pivota sur lui-même, et utilisa le Skaven Sauvage comme bouclier pour éviter trois étoiles de fer lancées par un autre. Les trois projectiles crevèrent la peau de l’assassin. Le Skaven Sauvage qui avait cru liquider une Vermine de Choc traîtresse ouvrit de grands yeux ébahis. Sigmund en profita pour récupérer une des dagues de l’Eshin qu’il tenait toujours à bout de bras, et la lança directement dans le cœur de sa cible.

 

Les soldats du régiment, une fois la première surprise passée, se défendirent avec férocité. Ils étaient plus nombreux que les Coureurs d’Égout, mais ceux-ci étaient bien plus rapides et redoutables au corps à corps. La lutte fut acharnée, le sang giclait dans les deux camps.

 

Joop van Habron avait mal aux bras. Son bouclier et sa masse d’armes devenaient de plus en plus lourds. Il faisait face à pas moins de trois Coureurs d’Égout. Ceux-ci percevaient le musc de l’amertume, et cela les stimulait. Avec d’odieux ricanements, ils tourmentaient le grand Skaven Noir. Van Habron n’était pas à bout de forces, mais il sentait bien que ses coups devenaient de moins en moins nets, de moins en moins appuyés. Sa vue se brouilla. Il pensa à toute la souffrance que les Skavens Sauvages avaient provoquée dans des villages comme Friedrichsdorf. Il revit le cadavre du petit Mikkel, dont le meurtrier était peut-être un de ses trois harceleurs.

 

Il cessa de réfléchir alors qu’un voile rouge obscurcit soudainement sa vision.

 

Tous les poils de sa fourrure noire se dressèrent en un clin d’œil, la bave lui monta aux lèvres, la fatigue et la douleur s’envolèrent. Avec un mugissement animal, il bondit en avant. D’un coup de bouclier, il repoussa l’un des trois Coureurs d’Égout. Simultanément, sa masse d’armes écrasa les côtes du deuxième. Puis il virevolta jusqu’au troisième, et sa masse lui éclata le museau dans le mouvement.

 

Les assassins du Clan Eshin encore debout, soit une dizaine d’individus, entendirent et sentirent la Rage Noire qui venait d’éclater chez Van Habron. Ses effluves, habituellement émis par les Vermines de Choc, eurent pour effet de les surexciter à leur tour. Ils se désintéressèrent aussitôt de leurs cibles respectives et coordonnèrent leurs mouvements meurtriers vers l’adversaire le plus dangereux. Les Coureurs d’Égout fuyaient au moindre vrai danger, mais ils savaient combattre ensemble pour se débarrasser rapidement d’une menace qu’ils estimaient inférieure à leur force d’attaque.

 

Van Habron se retrouva donc assailli par les dix Coureurs d’Égout. Il balayait l’air furieusement, donnait des coups de masse et de bouclier, sans ralentir ni ressentir autre chose que le brasier de colère qui alimentait son corps. De temps en temps, il éprouvait une légère résistance au bout de l’un ou l’autre de ses bras, et son oreille percevait vaguement le bruit des os brisés ou de la chair écrasée d’un de ses adversaires.

 

Ceux-ci ne semblaient pas faiblir pour autant, ils continuaient à tourner autour du Garde Noir, et à le larder de coups de dague.

 

Sigmund se précipita sur les assassins, rapidement imité par les autres soldats encore en état de combattre. Il était difficile de viser avec précision qui que ce soit au milieu de cet infâme ballet de capes et de griffes.

 

La lance d’Himmelstoss traversa alors le sternum d’un Eshin. Les cinq guerriers restés hors du temple avaient rejoint leurs camarades pour leur prêter main-forte. Enfin, au terme d’une interminable minute, Cœur de Licorne faucha le dernier Coureur d’Égout.

 

Le silence revint dans le temple profané. Chacun se remit sur pied, examina ses blessures, et guetta les alentours, à la recherche d’éventuels nouvelles cibles. Plus personne en dehors des combattants de Vereinbarung.

 

Sigmund rengaina son épée et s’approcha de Van Habron.

 

-         Bien joué, Soldat Van Habron ! Audacieux, même téméraire, mais efficace !

 

Le Skaven Noir eut un faible rire, puis il s’effondra sur le carrelage.

 

-         Van Habron ? Merde !

 

Sigmund s’agenouilla près de son camarade, et siffla d’inquiétude. Van Habron portait une cuirasse, mais les assassins du Clan Eshin, entraînés pour frapper dans les points faibles, avaient cruellement lacéré le Skaven Noir sur les flancs, au cou, sous les bras, et dans les cuisses. Le malheureux se vidait de son sang, et respirait de plus en plus difficilement. Le contrecoup de la Rage Noire qui meurtrissait ses organes n’arrangeait sans doute pas les choses.

 

-         On est en train de le perdre ! s’écria un Nain.

 

Sigmund attrapa à deux mains le Garde Noir sous les aisselles, et le redressa. Il lui aboya au nez :

 

-         Soldat Joop van Habron, je vous ordonne de tenir bon, de rentrer chez vous et d’embrasser vos parents avant de vivre une longue vie durant laquelle vous aurez changé de carrière !

 

Mais le jeune Skaven Noir n’entendait plus distinctement son supérieur. La bouche débordante de sang, il se contenta de marmonner :

 

-         Je suis le dernier rempart de Vereinbarung… Je… tous les sacrifices.

 

Il vomit une dernière goulée de sang, sa tête se renversa en arrière, et il ne bougea plus.

 

Sigmund se frappa le front de son poing serré.

 

-         C’est pas vrai… Van Habron !

-         Joop, accroche-toi, mon ami ! gémit Himmelstoss.

-         Inutile, murmura un soldat. C’est la fin pour lui.

 

Le capitaine Steiner reposa précautionneusement le Garde Noir sur le carrelage, puis se releva. Il posa une main sur le bras d’Himmelstoss, qui avait déjà les larmes aux yeux.

 

-         Joop n’a pas agi en soldat, il s’est conduit comme un vrai héros. Nous lui rendrons hommage comme il se doit quand nous rentrerons à Steinerburg, je vous en donne ma parole, Himmelstoss.

-         Il voulait… il voulait juste sauver nos gosses, mon Capitaine.

-         Et nous allons lui faire honneur. Retournons au combat, et ouvrons la voie à ceux qui les trouveront et les évacueront.

 

Himmelstoss acquiesça d’un signe de tête, incapable de prononcer la moindre parole. Ses sanglots se mêlèrent à ceux de Skadia Gandolfsdöttir, qui serrait le cadavre de Gunnar contre sa poitrine.

 

*

 

Marjan, Ickert et les autres ne lambinaient pas. La jeune femme conduisit le petit groupe jusqu’à la fosse où étaient enfermés les garçons-rats. En approchant de la lourde grille circulaire, il y eut quelques commentaires surpris.

 

-         Qu’est-ce qui est arrivé à ces types ? demanda Ickert.

-         On dirait qu’ils se sont pris le plafond sur la gueule ?

 

Marjan l’avait déjà constaté à sa sortie, mais n’y avait plus pensé. Et pourtant, les faits étaient là : les deux Skavens aux yeux brillants laissés pour surveiller la fosse étaient morts tous les deux, ensevelis sous des quintaux de pierres et de gravats. La jeune Humaine ne voulut pas perdre davantage de temps.

 

-         Réveillez-vous, et pensez au plus urgent ! Les petits sont là-dedans !

 

Elle s’approcha de la grille, et cria vers les ténèbres.

 

-         Ohé, les enfants ? C’est moi ! Courage, on va vous délivrer !

 

La voix de Balin s’éleva entre les barreaux de la grille.

 

-         Oh, merci, merci ! Vous avez tenu parole !

-         Une Dame du Kislev qui vénère Ulric tient toujours parole, fiston. Vous autres, soulevez cette grille !

 

Ickert réagit aussitôt. Il se jeta sur la grue, empoigna l’un des volants, et le fit tourner de toutes ses forces, rapidement aidé par deux soldats qui manœuvrèrent l’autre. L’un d’eux éternua.

 

-         C’est quoi, cette merde ? Ces volants sont couverts de terre et de poussière ! Ils ont été maniés par un golem, ou quoi ?

-         La ferme, Stromberg, et pousse ! rétorqua l’autre.

 

En quelques secondes, l’énorme grille circulaire oscillait au bout de sa chaîne à six pieds au-dessus de la fosse. L’Humaine blonde s’empressa de redescendre.

 

-         Nous voilà ! Allez, rassemblez-vous, les soldats vont vous aider à sortir. Restez calmes, on ne se précipite pas, et tout ira bien. Ho, là-haut ? Il me faut quatre ou cinq personnes !

 

Ickert, Stromberg et trois autres soldats se laissèrent tomber dans le trou. Les petits prisonniers se mirent en rang devant eux, et furent portés hors de la fosse chacun leur tour. Marjan remarqua alors une petite silhouette allongée près du mur.

 

-         Hé, toi, qu’est-ce que tu fais ? Allez, réveille-toi et viens !

 

Le petit Skaven allongé ne réagit pas. Marjan fronça les sourcils, et s’agenouilla près de lui. Elle eut un coup au cœur quand elle reconnut Ethan, l’enfant-rat le plus affaibli. Elle posa ses doigts sur son épaule, le secoua, il ne bougea pas davantage. Enfin, quand elle colla son oreille contre sa poitrine, et qu’elle n’entendit rien, elle dut se rendre à l’évidence, et supporter la glace qui lui broya les tripes.

 

-         Pauvre Ethan… Puisse Ulric t’accompagner devant Morr.

 

Les enfants qui n’avaient pas encore été évacués avaient tout vu, et comprirent immédiatement. Quelques-uns commencèrent à pleurer. Marjan se releva.

 

-         Je sais que c’est très triste, mais hélas, les Dieux ont préféré épargner des souffrances à Ethan.

-         C’est… c’est notre faute, murmura Balin. On aurait dû lui donner plus à manger.

-         Non, fiston. C’est la faute de ces sales bâtards de Skavens Sauvages, et eux seulement. Soyez courageux, et montrez à Ethan que vous êtes plus forts qu’ils croient !

 

Pankraz Ickert avança presque timidement vers la grande Humaine blonde.

 

-         On ne va pas le laisser là, ma Dame, n’est-ce pas ?

-         Bien sûr que non, Soldat Ickert. En tout cas, pas définitivement. Nos gars ont une bonne chance de l’emporter. Quand la bataille sera finie, nous reviendrons le chercher, et nous le ramènerons avec les autres, qu’il puisse être décemment inhumé. Allez, les enfants, on file d’ici !

 

En quelques minutes, tous les enfants Skavens étaient dehors, à l’exception d’un seul.

 

Marjan s’agenouilla près du petit corps d’Ethan, et se pencha vers lui. Elle s’autorisa à verser une larme, et murmura dans le creux de son oreille :

 

-         Je ne t’abandonne pas.

 

Puis elle leva les yeux vers le ciel.

 

-         Morr, je t’en prie, sois généreux pour Ethan, et fais preuve d’un peu de patience.

 

Elle se leva d’un bond, et courut vers les autres.

 

Une fois tous sortis de la fosse, l’un des Skavens interrogea la grande Humaine du regard.

 

-         Où est-ce qu’on va, Dame Gottlieb ? On quitte cette foutue tanière ?

-         Pas tout de suite, il faut retrouver les plus jeunes. Ils sont dans une autre pouponnière, comme les filles. Ils ne devraient pas être très loin.

-         Vous en êtes sûre, ma Dame ?

-         Ils gardent les petits ratons dans le même secteur, c’était le cas dans tous les terriers que j’ai visités. J’ai besoin de trois d’entre vous !

 

Ickert s’avança.

 

-         Je vous accompagne, ma Dame, je dois retrouver Bassilus et Elsie !

 

Deux Humains levèrent la main à leur tour. Marjan considéra les trois volontaires avec une petite moue.

 

-         Bon, ça fera l’affaire. Les autres, restez ici, défendez ces gosses par tous les moyens, et attendez notre retour !

 

*

 

Gabriel était terrifié. Il se répéta pour la centième fois qu’il avait eu la pire idée de toute sa vie. Mais il était trop tard pour reculer. Et puis, il voulait retrouver Emil et l’arracher personnellement des griffes de l’infâme Skaven Blanc qui l’avait enlevé à ses parents.

 

Jusqu’à présent, il avait réussi à éviter les bandes de Skavens Sauvages, trop occupés à se battre contre l’armée de Vereinbarung. Il avait choisi une direction au hasard, puis une autre. À présent, il se trouvait au milieu d’un groupe de grands bâtiments de pierre, solides et austères. Et si les cris et les bruits de bataille résonnaient au loin, sur cette place planait un inquiétant silence.

 

Le petit Skaven gris clair passa près d’une alcôve. Une petite lueur s’alluma sur sa gauche. Par réflexe, il tourna la tête. Devant lui, une sorte de statue construite avec des matériaux divers et variés occupait le renforcement creusé dans la roche. L’artisan avait utilisé un crâne de Skaven pour la tête, et la lumière provenait d’un globe coincé à l’intérieur. Les yeux, le nez et la bouche vides du crâne s’illuminèrent d’un éclat verdâtre, tandis qu’un dispositif caché dans le torse de la statue émit un crissement aigu, en tous points semblables à celui qui avait écorché les oreilles du garçon-rat quand il avait vu le Rat Cornu en cauchemar. Affolé, Gabriel fila tout droit aussi vite qu’il put.

 

Quand il se fut suffisamment éloigné de l’horrible statue, il reprit son souffle.

 

C’était quoi, ça ? Une alarme ? Zut, j’ai été repéré !

 

Son oreille tiqua de nouveau.

 

Il venait d’entendre un petit bruit, dans un bâtiment juste à quelques yards de lui.

 

Il leva les yeux vers cette grande bâtisse, d’apparence encore plus solide que les autres, et repéra au-dessus de la porte une enseigne en forme de coffre ouvert.

 

Hum… Une banque ?

 

Il se rappela alors des paroles de Dame Gottlieb.

 

Un « endroit isolé et sûr »… Mais oui ! La banque doit être le bâtiment le plus solide !

 

Il approcha, et soudain, ses oreilles se dressèrent, il s’arrêta net.

 

Oh-ho !

 

Pas de doute, cette fois. Il entendait bien des cris. Faibles, mais reconnaissables. Les cris d’un bébé.

 

Emil !

 

Sans hésiter, il franchit la grande porte renforcée, dont les lourds verrous avaient été dissous à l’acide. Il passa devant les comptoirs, continuait à suivre les pleurs jusqu’à une lourde porte. Il tendit l’oreille. Les cris venaient bien de la pièce derrière, mais il n’entendit rien d’autre. Il posa une main tremblante sur la poignée, la baissa très lentement, mais la porte resta close.

 

Flûte ! Attends un peu, je n’ai pas dit mon dernier mot !

 

Gabriel fouilla dans une des poches de son gilet, et en sortit un trousseau auquel était attachée toute une collection de crochets. Il ne fut pas long à faire cliqueter le mécanisme d’ouverture, et la porte s’ouvrit dans un long grincement. Sa respiration devint sifflante, sa gorge était desséchée. Il osa enfin passer un œil par l’ouverture, et constata à son grand soulagement qu’il n’y avait pas de Skaven Sauvage dans la salle. Il entra.

 

C’était un bureau dans lequel on avait aménagé une sorte de laboratoire, un peu comme le sien, mais bien moins grand, et moins bien équipé. Dans un coin, il y avait un vieux matelas crevé et moisi. Un poêle en fer forgé ayant la tête d’un Nain à longue barbe chauffait la pièce en crépitant doucement. Au centre trônait un plan de travail sur lequel s’entassait tout un bric-à-brac. Le jeune ingénieur ne put s’empêcher de jeter un œil professionnel sur le matériel de Karhi, et hoqueta d’indignation.

 

Quel sagouin ! Pas capable de prendre soin de ses affaires ! Des fioles sales, des instruments rouillés… Qu’est-ce qu’il espère avec cette camelote ?

 

Les formules écrites sur les parchemins lui parurent illisibles – il ne savait pas encore lire le queekish, et ne connaissait que quelques mots à l’oral. En revanche, il repéra des schémas représentant des mécanismes qui ne lui étaient pas familiers. Il ramassa précautionneusement les plans, commença à les lire, mais il se rappela de ce qu’il avait dit à Jochen Gottlieb. Il ne voulut pas prendre le risque d’être tenté d’utiliser la technologie des Skavens Sauvages, aussi ce fut sans la moindre hésitation qu’il fourra le tout dans le poêle.

 

Comme ça, t’es mûr pour tout recommencer, charlatan !

 

Enfin, il se tourna vers le coin de la chambre d’où émanaient les gémissements. Il y avait une grande caisse en bois dépourvue de couvercle, haute de plus de trois pieds. Il approcha, et passa la tête par-dessus le rebord. Il ne sut dire s’il était soulagé ou écœuré de voir qu’il s’agissait bien d’Emil. D’un côté, le tout petit garçon avait l’air à peu près indemne, de l’autre il n’était vraiment pas content du tout de le voir. Debout dans sa chemisette souillée de taches sombres, oscillant maladroitement sur ses jambes, son nez dégoulinait et de la bave maculait son menton, et il criait, criait ! Si bien que Gabriel dut reculer, sans toutefois le quitter du regard.

 

-         Chut, chut ! Je viens t’aider, Emil ! Tais-toi, on va t’entendre !

 

Mais le petit Skaven Blanc n’arrêta pas de pleurer pour autant. Le jeune ingénieur glapit d’une voix lamentable :

 

-         Non, non, non ! Tu ne comprends pas ? Je te sors de là, petit crétin, alors arrête !

 

Il ne voulut pas approcher, encore moins poser les mains sur l’enfant, au risque de le voir hurler plus fort. Soudain, il eut une révélation en regardant la caisse : l’une des faces était munie d’un levier. Il se précipita sur le levier et le tira. L’une des parois de la caisse s’abattit, laissant le champ libre à Emil.

 

-         Allez, sors ! Maintenant !

 

Le petit garçon-rat gémit un peu moins fort, sembla intrigué pendant quelques longues secondes, mais resta immobile.

 

-         Sors, je te dis ! Sors ! Viens là !

 

Gabriel l’incita à approcher en faisant des mouvements furieux avec les bras, mais Emil ne bougea toujours pas. Pire encore, il se mit à pleurer de plus belle. Gabriel serra les poings de rage.

 

-         Mais c’est pas vrai ! Espèce de sale…

 

Soudain, il prit conscience de ce qu’il s’apprêtait à dire. Son cœur s’arrêta net. Tout devint flou autour de lui, il fut pris de vertiges. Même les cris d’Emil ne parvenaient plus à ses oreilles.

 

Alors, c’est vrai… Maître Finston avait raison ! Je ne suis qu’un misérable vermisseau ! Je ne vaux pas mieux que ces voyous !

 

Il tomba à genoux, enfouit son visage dans ses mains, et se mit à pleurer doucement à son tour.

 

Il resta une longue minute sans pouvoir bredouiller la moindre parole cohérente. Puis, il tenta de reprendre son souffle par larges goulées, la langue pendante, les yeux brûlants de larmes. Sans quitter le sol poussiéreux du regard, il articula d’une traite :

 

-         Tu as raison d’avoir peur, Emil. Je suis vraiment un pauvre minable ! Si tu es là où tu es, c’est complètement de ma faute ! Opa Ludwig a dit que le Rat Cornu n’a pas exaucé mon vœu, mais peut-être qu’un autre Dieu l’a fait ? J’ai souhaité très fort que tu disparaisses, mais je n’aurais pas dû ! J’ai été… stupide, idiot, vilain, tout ça à la fois ! J’ai cru que tu allais me prendre mon père ! Mais toi, tu n’y es pour rien ! Tu es trop petit pour être méchant ! C’est moi qui ai pensé ces choses affreuses, mais c’est toi qui en souffres, aujourd’hui ! Maintenant, je veux me rattraper, Emil ! Je veux juste que tu me donnes une chance de réparer ma bêtise et te sortir de là ! Je t’en prie, pardonne-moi, et fais-moi confiance juste une fois ! Même si tu ne comprends pas ce que je dis, je te jure que je veux t’aider !

 

Il remarqua avec un nouveau pincement au cœur qu’un long filet de salive reliait sa bouche au sol poussiéreux, et sentit son museau se plisser de dégoût. Soudain, il constata que les cris avaient cessé. Il releva la tête, et vit qu’Emil le regardait, sans plus émettre un son, avec une drôle d’expression de curiosité. Il crut halluciner en voyant le petit enfant-rat se dandiner lentement vers lui, et poser une main sur son bras. Gab se releva avec douceur, et esquissa enfin un sourire, qu’Emil lui rendit.

 

-         Oui, Emil ! On rentre à la maison ! Je vais te ramener chez tes parents !

 

Il le prit avec mille précautions dans ses bras et le souleva. Le petit ne fit aucun geste de protestation. Le jeune ingénieur fit la grimace.

 

-         Comme tu sens mauvais ! Tu t’es fait pipi dessus combien de fois ?

 

C’est en se rappelant des paroles de son père qu’il comprit qu’une telle odeur ne pouvait pas être du fait du petit Emil.

 

Ce dégueulasse de Prophète Gris l’a marqué !

 

Tant pis, il allait devoir se salir un peu, mais ce serait un moindre mal. Gabriel trottina vers la sortie. C’est alors qu’il distingua sur un établi dans le coin partiellement caché par la porte une caisse en bois vermoulu, d’où pulsait une étrange lueur verdâtre. Cet éclat le laissa subitement pantois, comme hypnotisé.

 

Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

Il avait déjà vu un éclat de ce genre. Son pelage se hérissa progressivement. Il approcha prudemment, et finalement il put voir le contenu de la caissette. Il distingua à l’intérieur trois pierres, trois gros cailloux qui brûlaient d’une lumière verte intense, un feu qui brillait, captait toute son attention, comme si une sorte d’instinct lui murmurait de tendre la main, et de rapidement empocher ces pierres. Soudain, il se rappela.

 

Le vitrail du Rat Cornu !

 

Mais oui, le regard du grand Rat Cornu dans la chapelle de son père avait la même couleur, et la même intensité que cette luminescence ! Un matériau avec de telles propriétés, dans le laboratoire d’un Prophète Gris, ça ne pouvait être qu’une seule chose :

 

DE LA MALEPIERRE !

 

Le petit garçon-rat paniqua. Si l’on exceptait son intrusion dans la chapelle de Psody, Gabriel n’avait jamais été en présence de malepierre de toute sa vie. Devait-il balancer au feu cette matière au plus vite ? Mais si ces cailloux explosaient ? Alors, les emporter pour les cacher ? Où ça ? Et puis, si quelqu’un d’autre s’en emparait, ou si un Humain touchait ces pierres, ç’allait créer un Mutant ! D’ailleurs, pouvait-il vraiment empoigner ces pierres sans le moindre risque ?

 

Les babillages d’Emil le ramenèrent à la réalité. Le bébé faisait la grimace, et avait clairement l’air incommodé et effrayé.

 

-         Tu as raison, Emil. Fichons le camp d’ici !

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