Le Royaume des Rats
- C’est une folie de l’avoir envoyé à Pourseille, Opa !
Le soleil venait de se lever. Avant le début d’une journée qu’il anticipait comme étant très longue et pénible, Ludwig Steiner était venu rendre visite à Bianka. Celle-ci ne lui cachait pas sa contrariété.
- Sigmund a passé ces derniers jours à nourrir une haine profonde envers ce Bretonnien. Bien sûr, il a fait des progrès, bien sûr, il sait se battre et commander, mais je pressens qu’il va faire un faux-pas que Vaucanson va immédiatement exploiter !
Le Prince poussa un profond soupir. Devant l’expression chargée de reproches de la jeune fille-rate, il consentit à expliquer :
- Horace de Vaucanson nous a déclaré la guerre, sans pourparlers, et en attaquant directement notre famille. J’ai dit à ton frère que de Lombard n’a pas confirmé une quelconque complicité entre Vaucanson et Mainsûre. Cependant, la coïncidence est plutôt grosse. Il a peut-être travaillé avec la Main Pourpre pour parvenir à ses fins, consciemment ou non. Parallèlement, voilà que plusieurs de nos villages ont été envahis par ces Bretonniens, et ça, c’est une certitude. Mon devoir est de défendre mes concitoyens. Sigmund est le Capitaine de la Garde Noire. Il sait se battre, il est courageux, et il ne lâchera pas l’affaire.
- Pourquoi ne pas avoir confié cette mission à Kristofferson ?
- Kristofferson s’occupe déjà de la Main Pourpre. En outre, il n’a pas l’habitude des opérations militaires. Sigmund est le plus à même de traiter ce problème-là.
- Il va se faire tuer !
- Il est capable. Horace de Vaucanson n’est pas à son avantage. D’après ce que m’a dit Maîtresse Boucledor, les Bretonniens ont une petite armée, mais moins grosse que la nôtre.
- Mais ils sont bien protégés, non ? Ils sont dans un château !
- Ils ne pourront pas résister à un siège. De toute façon, j’ai conseillé à ton frère d’utiliser les taupes boum-boum.
- Les… les taupes boum-boum ? répéta Bianka.
- Ne t’en fais pas, Sigmund saura s’en servir.
Exténuée, Bianka se laissa retomber sur le matelas avec un soupir navré. Le Prince tenta de la rassurer.
- Écoute, je sais que tu tiens vraiment à lui, plus qu’à tout autre. Je ne comprendrai jamais pleinement ce que tu ressens pour lui, mais je peux faire un effort. Je t’assure que les Bretonniens ne gagneront pas. Sigmund a affronté des adversaires plus dangereux.
La Skaven blonde ne réagit pas. Un peu gêné, le Prince recula jusqu’à la porte, lorsqu’il s’arrêta. Son front se creusa.
- Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ?
Il se rapprocha du lit, s’accroupit, et fouilla sous le meuble. Il se releva avec une petite enveloppe calée entre le pouce et l’index.
- D’où est-ce que ça sort ?
- Je l’ignore, Opa.
- Je la pose ici, tu la liras quand tu voudras.
Steiner déposa l’enveloppe sur la table de nuit de la jeune fille-rate, et quitta la chambre. Une fois la porte de ses appartements fermée, Bianka tendit le bras vers l’enveloppe, et l’ouvrit un peu maladroitement. Elle trouva à l’intérieur une carte avec des motifs imprimés qui rappelaient les dessins fins et gracieux des gravures Elfes. Trois mots étaient simplement écrits :
« Rétablissez-vous vite. »
Il n’y avait pas de signature, mais l’écriture lui rappelait quelque chose. Elle se concentra, et revit les mêmes caractères sur l’inventaire des documents qui avaient pris l’eau de pluie, une éternité plus tôt, avant la disparition de son père.
Quoi ? C’est lui qui a écrit cette carte ?
Un visage lui revint en tête. Le visage d’une personne à qui elle n’avait jamais vraiment prêté intérêt… jusqu’à peu. Une personne qui avait subi sa pression avec beaucoup de patience, qui avait travaillé sans rechigner, et qui avait eu le courage de lui exprimer son soutien à plusieurs reprises. Elle sentit les larmes lui monter encore aux yeux.
Est-ce que j’ai peur de recevoir son attention ? Est-ce que j’ai envie de la recevoir ? Est-ce que je la mérite, seulement ?
*
Kristofferson se sentait seul et impuissant.
Tout était en train de partir à vau-l’eau autour de lui.
Sa mère et sa plus jeune sœur ne quittaient plus la chambre parentale.
L’un de ses frères était parti à la guerre.
L’autre s’était complètement évaporé.
Et son autre sœur, bien qu’un peu moins de mauvaise humeur, avait passé la journée à se morfondre et à pleurer, et pas moyen de lui redonner au moins un peu le sourire. Ce n’était pas faute d’avoir essayé.
Le jeune Skaven brun se retrouvait dans une position qu’il jugeait particulièrement déplaisante : il ne savait définitivement pas quoi faire. Quoi de plus frustrant pour quelqu’un autant porté que lui sur l’action ?
La seule chose qu’il pouvait faire, c’était chercher une nouvelle piste pour repérer la Main Pourpre. Hélas – ou heureusement, il n’arrivait pas à se décider – la secte du Chaos n’avait pas donné signe de vie depuis l’extraction de Romulus. Néanmoins, il sentait pratiquement en permanence les yeux des hérétiques observer ses moindres faits et gestes. Chaque personne qui croisait son chemin pouvait être l’un d’eux. Chaque rencontre pouvait se solder par une tentative de meurtre.
Lui-même n’osait plus quitter le domaine familial. Il ne voulait cependant pas rester cloîtré dans ses appartements. Alors, afin d’avoir au moins l’impression de faire quelque chose de constructif, il patrouillait dans le parc.
Le vent soufflait, plus mordant et agressif que jamais. Les oreilles du jeune Steiner tiquaient au rythme des froissements de feuilles des grands arbres qui se balançaient de plus en plus fort.
Quelque chose de vraiment affreux est sur le point…
- Maître Steiner ?
Kristofferson sursauta, et pivota sur ses talons. Un soldat approchait de lui à pas pressés. Pendant un instant, le Skaven brun se demanda avec inquiétude ce qu’il avait pu commettre comme délit pour se faire aborder par un garde, puis il se rappela qu’il était chez lui, en position de force par rapport à ce simple garde. Il demanda plus brutalement qu’il ne l’avait voulu :
- Qu’est-ce que vous voulez ?
- Un individu est à la porte, il demande auprès de vous, Monseigneur.
Kristofferson trotta vers la grille d’entrée en maugréant. Mais lorsqu’il arriva près du portail, il s’arrêta net.
- Nedland ?
C’était bel et bien la petite silhouette du Halfling qui l’attendait derrière les barreaux, tenant son poney derrière lui par les rênes.
- Fiston ! Les gars sont nerveux, ils refusent de me laisser entrer !
Le Skaven brun s’adressa aux gardes en faction.
- Et alors, vous ne reconnaissez pas le Trésorier du Prince quand vous le voyez ?
- Le Prince nous a donné pour consigne de ne laisser entrer personne sans son autorisation ou celle d’un membre de sa famille, Monseigneur.
Kristofferson grogna de mécontentement. Il détestait être pris en faute de manière flagrante.
- Eh bien, vous avez mon autorisation de lui ouvrir cette grille et de le laisser entrer. Allez !
Le portail d’acier s’ouvrit avec un grincement, et Nedland Grangecoq pénétra dans le domaine princier. Il avait l’air fatigué, même épuisé, comme s’il avait passé les trois derniers jours à galoper sans s’arrêter. Les deux compères installèrent le poney du trésorier dans l’écurie, puis ils rentrèrent dans le manoir.
De par ses liens avoués avec la pègre, Nedland Grangecoq disposait de nombreuses ressources dans ce milieu, et avait ses entrées dans l’une ou l’autre des auberges de Steinerburg. Le salaire que lui versait le Prince lui permettait de garder une chambre confortable aussi bien à la Bénédiction d’Esméralda que dans d’autres lieux jugés bien moins fréquentables par la haute société. Toutefois, en cas d’affaire importante susceptible de le retenir quelque temps, il avait une petite chambre sommaire dans la partie de la maison réservée aux domestiques.
Le Halfling avait demandé à un serviteur de lui amener un baquet d’eau chaude, du savon et un paravent. Tandis qu’il se récurait, Nedland parlait à son ami à travers la cloison de bois amovible.
- Ouais, j’ai dû pousser Pattecourte à bout, je sens qu’il est un peu fâché contre moi, mais je devais me grouiller, compte tenu de ce que j’avais aux fesses.
- Je ne comprends pas, répondit le Skaven brun. Je te croyais en mission diplomatique ?
- Diplomatique, mon cul ! En fait… Bon, maintenant, tu peux savoir, fiston : je ne suis jamais parti en mission diplomatique.
- Qu’est-ce que tu me racontes, là ?
- La vérité, Kit. J’ai parcouru tous les recoins de Vereinbarung, en commençant par la frontière avec Sueño, dans un seul et unique but : retrouver le petit salaud cornu que j’ai laissé filer à Oropesa.
- Quoi ? Mais alors… les courriers à mon grand-père ?
- Des messages codés. Les « nouvelles » décrivaient en fait ma progression, étape par étape. J’ai fouillé, j’ai fouillé… et j’ai trouvé !
Une bouffée de chaleur embrasa le cœur de Kristofferson. Il dut se retenir d’écarter le paravent, et secouer le Halfling par les épaules pour le faire parler plus vite.
- Tu sais où sont cachés ces salopiauds de voleurs d’enfants ?
- Avec précision ! J’étais sur le point de jeter un œil dans leur tanière, malheureusement, il y a eu de l’imprévu.
- Quoi, quoi ?
- Les Chaoteux, fiston.
- Merde !
- En fait, alors que j’étais en pleine observation, toute une procession est sortie du terrier.
- Quels Chaoteux ? La Main Pourpre ?
- La secte de Tzeentch ? Ho non, rien à voir ! Il s’agissait des fous furieux de Khorne.
- Khorne ? Le Dieu des carnages ?
- Lui-même. Ils étaient menés par un grand balaise nommé Lennart Sang-de-Feu.
- Lennart Sang-de-Feu… Bon sang, je me rappelle ! Frère Arcturus a prononcé ce nom pendant le banquet !
- Eh bien, je peux te confirmer que ce gars-là n’usurpe pas son nom, ni son rang ! Lui et sa bande n’étaient pas très nombreux, mais ils avaient l’air dangereux. Attends, laisse-moi un instant.
Kristofferson entendit le clapotement de l’eau de la bassine, alors que Nedland sortait. Une minute plus tard, Nedland se tint debout face à lui. Il avait remis son pantalon, mais était resté torse nu, révélant ainsi des bandages fraîchement enroulés qui cerclaient sa poitrine.
- Sapristi !
- Ces enfoirés ne m’ont pas loupé, j’ai pris une flèche. Heureusement, elle m’a juste éraflé la couenne, et j’ai réussi à leur échapper. J’ai cru que Pattecourte allait me faire une crise cardiaque ! Malheureusement, j’ai rien pu faire pour elle !
- « Elle » ? répéta Kristofferson. Qui ça, « elle » ?
Nedland avala sa salive.
- Fiston… sois fort.
- Je ne fais que ça depuis des jours, Nedland.
- Eh bien, continue. Ces fumiers ont capturé Marjan !
Kristofferson sentit son estomac se contracter violemment.
- Marjan ?
- Je l’ai vue, de loin. Elle était en sale état, mais vivante.
- Et Jochen ? Comment était Jochen ?
- Je ne sais pas, il n’était pas dans le groupe.
- Ils étaient toute une bande pour constituer l’Expédition de la Goutte d’Encre. Tu es sûr qu’il n’y avait personne d’autre parmi les prisonniers ?
- Je n’ai vu que Marjan. Mais si Jochen est encore en vie, il doit être en train de les suivre. Tu le connais, jamais il n’abandonnerait sa sœur.
Le Skaven brun se massa lentement le front, les yeux fermés, pour tenter de garder son calme. Mais Nedland le pressa à son tour.
- Il faut que je voie ton vieux, Kit ! Il est dans son bureau ?
Une aiguille incandescente piqua le cœur de Kristofferson. Il ouvrit les yeux, et vit le visage du Halfling s’étirer en retour devant sa propre expression.
- Mon père… est mort, Ned.
Le petit homme s’étrangla, toussa plusieurs fois, et se frappa même la tête. Quand il reprit son souffle, sa voix était caverneuse.
- Ranald ait pitié… Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Empoisonné par la Main Pourpre.
- Ils ont infiltré le Royaume des Rats ?
- Oui. Depuis qu’on a enterré mon père, ils n’ont pas arrêté de foutre le bordel dans Steinerburg.
- Bande d’enfants de putain ! Je comprends pourquoi tu en parlais tantôt ! Alors on a les larbins de Khorne et Tzeentch sur le dos en même temps ?
- On a arrêté un de leurs agents, mais d’autres courent toujours.
- Ah ouais ? Quel agent ?
- Brisingr Mainsûre.
- Le Magister de Feu ?
- En personne. On a aussi arrêté Romulus.
- Comment ça, Romulus ?
- Il y avait des éléments compromettants dans sa chambre.
- Romulus ne peut pas être leur complice !
- C’est ce qu’on allait tirer au clair, mais quelqu’un l’a fait sortir de prison avant.
- Il est trop fidèle à ton grand-père pour avoir fui ! Il s’est fait enlever !
- Probablement, mais je ne sais pas par qui. Par contre, je sais qu’ils ont une espèce d’animal sauvage qui a déjà massacré deux témoins gênants dans la Souricière.
- Par les poils des aisselles de mon grand-oncle… Avec les Chaoteux de Tzeentch, nous devons nous attendre aux pires traîtrises !
*
Une heure plus tard, le Prince Steiner présidait un nouveau Conseil de Guerre. Autour de la table, outre le Prince, il y avait Kristofferson, Nedland Grangecoq, et la commandante Renata. En raison du risque de voir n’importe qui se révéler être un agent de la Main Pourpre, le monarque avait convoqué le strict minimum de personnes.
- Nous vous écoutons, Grangecoq. Où sont-ils ?
- Très précisément là, votre Majesté !
Le Halfling posa le doigt sur la carte, désignant ainsi un coin isolé entre plusieurs cités.
- La Forêt du Loup Blanc, ainsi nommée par les premières personnes qui ont répertorié cet endroit, il y a bien longtemps, je suppose qu’ils y ont vu un loup blanc ? On l’appelle également « Hvid Ulveskov », dans un dialecte qui mélange le norse et le khazalide. Avec un nom pareil, il y a des chances pour qu’il y ait des installations Naines dans le secteur.
- Vous êtes sûr de vous, Grangecoq ?
- Je vous avouerai, votre Altesse, que je n’ai pas eu le courage de descendre à l’intérieur de leur terrier pour vérifier, ils étaient déjà bien assez nombreux. Mais cela me semble très probable : je n’ai pas vu de campement Skaven Sauvage à la surface, à mon avis ils se sont terrés dans des grottes jadis occupées par des Nains. Cette forêt est très rocheuse et accidentée, un peu comme celle d’une montagne. Le genre d’endroit particulièrement apprécié par les Nains. De l’extérieur, il y a juste un grand trou au milieu d’une clairière.
- Pourtant, cet endroit n’apparaît pas sur la carte, remarqua le Prince. Vous n’aviez pas repéré ces lieux quand vous avez fait vos relevés topographiques ?
- Non, votre Grandeur. Je suis certain que ces Skavens Sauvages ont percé ce tunnel de l’intérieur, et ont coupé les arbres tout autour pour construire leurs bâtiments. Cette forêt est grande et isolée, il n’y avait personne autour pour les repérer. Ils ont bien choisi, ces petits mulots !
- Et vous confirmez que ce sont les Skavens Sauvages qui enlèvent nos enfants ?
- Qu’Esméralda m’arrache les yeux si je me trompe, votre Altesse. J’ai vu arriver un groupe qui transportait une cage avec des petits Skavens dedans.
- Si leur base est souterraine, nous allons être franchement désavantagés, observa la commandante. Ils vont tout faire pour rester dans leurs tunnels et refuser de nous affronter à l’air libre.
- Nous allons les forcer à sortir, Commandante, j’ai déjà quelques idées en ce sens, répondit le Prince.
- J’ajoute, votre Majesté, que je connais le nom de leur chef, je les ai entendus causer entre eux. Ils sont menés par le Prophète Gris Karhi, et je suis prêt à parier mes oreilles que c’est le rat qui a survécu à la balle que je lui ai envoyée au Domaine Nichetti !
- Nous verrons si c’est bien lui, Grangecoq, mais ce n’est pas tout. Vous me disiez avoir vu des maraudeurs du Chaos ?
- Oui-da, votre Grandeur. Des gredins menés par un Guerrier du Chaos de Khorne, Lennart Sang-de-Feu. Ils n’étaient guère plus d’une vingtaine, mais ils avaient l’air de combattants autrement plus redoutables que les Guerriers des Clans de l’Empire Souterrain.
- Pensez-vous que leur présence puisse beaucoup changer les choses pour notre armée ?
- Je n’en sais rien, Commandante Renata. Une vingtaine de guerriers d’élites peut tailler en pièces une centaine de bleus. Remarquez, peut-être même qu’avec un peu de chance, ils seront pris d’une folie meurtrière qui les poussera à taper sur les Skavens Sauvages ?
- Ce serait une chance, espéra Steiner. Bien, Commandante Renata, allez rassembler toutes les troupes qui ne sont pas parties pour Pourseille, et attendez mes instructions.
- À vos ordres, votre Altesse.
La soldate s’inclina et s’apprêta à quitter la pièce, mais Kristofferson la rappela.
- Attendez ! Commandante, je viens avec vous !
La commandante Renata fit la moue.
- Votre grand-père le Prince ne m’a pas donné cette consigne, Messire.
- Dame Marjan Gottlieb est leur prisonnière, et je veux aller la sauver !
Le Prince secoua la tête.
- Je suis navré, mon garçon, mais je ne peux pas te laisser partir là-bas.
Kristofferson sentit sa fourrure se hérisser de colère.
- Encore ! Opa, non ! Vous m’avez déjà refusé de lui venir en aide à Wüstengrenze !
- C’est vrai, mais j’avais de bonnes raisons pour ça. Tout comme j’en ai à nouveau aujourd’hui.
- Lesquelles ? Père est mort, Sigmund est parti à Pourseille… ma meilleure amie est en danger de mort, et je devrais rester ici, à me tourner les pouces ?
- Non, Kit ! Tu ne te tourneras pas les pouces. Ces bonnes raisons s’appellent Heike, Bianka, Gabriel et Isolde. Tous font tout pour résister à toutes les saloperies qui nous arrivent depuis le banquet, en cela, ils ont toute mon admiration. Mais tu es le seul qui puisse les protéger, physiquement. Pas un seul d’entre eux, aussi volontaire soit-il, ne sait manier une arme – d’accord, Bianka a appris, mais elle est trop malade pour se défendre toute seule. Et j’ai besoin d’avoir une confiance absolue envers la personne qui sera responsable de leur protection. Tu es le seul à pouvoir être cette personne, à l’heure actuelle.
Las de devoir encore affronter l’autorité princière, Kristofferson se laissa tomber sur un fauteuil, larmes aux yeux. Le Prince posa une main bienveillante sur son épaule.
- Kit, je t’en conjure : fais-moi confiance. Marjan est comme sa mère, elle tiendra bon jusqu’à l’arrivée de nos troupes. Quand il en aura fini avec Vaucanson, Sigmund rejoindra les forces de la Commandante Renata. Nous devrions avoir suffisamment de soldats pour pouvoir écraser ces Skavens Sauvages. Mais je suis prêt à parier ma propre tête que la Main Pourpre va en profiter pour nous faire une nouvelle rosserie. En restant au manoir, tu peux anticiper et défendre les autres.
- Je peux même te dire comment ! intervint Nedland.
Le Halfling regarda le Prince avec une étincelle déterminée dans l’œil. Pour la première fois depuis bien longtemps, il parla sans la moindre intention humoristique.
- J’ai parlé à votre fille avant de vous rejoindre. J’ai été atterré par toutes les souffrances que votre famille a endurées depuis la… fin de Prospero. Vous pouvez vous enorgueillir d’avoir pour enfants et petits-enfants des gens bien, votre Seigneurie. Des gens à qui je tiens, et que je n’aime pas du tout voir meurtris de la sorte. Ça me fout en rogne. Comme l’a aimablement rappelé feu ce brave Commandant Schmetterling, je ne suis pas un gentilhomme distingué, mais une petite frappe, un voyou. Et comme je suis un voyou, je n’hésiterai pas à utiliser tous les moyens, même les plus vils, pour extirper ces vipères hors de leur trou et les écrabouiller sous mes talons, Ranald m’en soit témoin !
Puis il s’adressa à Kristofferson.
- Garde le moral, on va renverser la situation.
- Par où commencer ? répliqua le Skaven brun. Nous n’avons plus la moindre piste !
- Toi, peut-être, mais n’oublie pas qui je suis ! J’ai des copains partout dans les endroits où les hérétiques ont l’habitude de cacher leurs miches. Laisse-moi quelques heures, peut-être un jour ou deux, et je te promets qu’on va les retrouver, nos oiseaux moqueurs !
- Ne vous jetez pas pour autant tête baissée sur eux, prévint le Prince. Il vaudrait mieux faire preuve de stratégie pour les surprendre de manière efficace.
- Ne vous inquiétez pas, votre Altesse. Je me contenterai de les repérer. Puis votre petit-fils va m’aider à les coincer intelligemment. D’ailleurs, j’en profite pour vous poser une autre question : peut-on faire confiance à Walter Klingmann ?
- Les yeux fermés, répondit Kristofferson.
- Bon, on va le mettre aussi dans le coup, alors.
- Il y est déjà, et à mon avis, il ne se fera pas prier pour participer à cette opération. Lui aussi a eu sa part de misères à cause de la Main Pourpre.
Le trésorier ricana et se frotta les mains.
- Parfait ! J’adore travailler avec des personnes motivées !
*
La propriété Steiner disposait de plusieurs salles de réception. L’une, particulièrement grande, était utilisée pour les banquets, c’était celle où le dernier souper mondain s’était tragiquement terminé. La plus petite pouvait recevoir une demi-douzaine de personnes. Cette pièce était sobre, avec juste quelques décorations sommaires, et une unique fenêtre qui donnait sur le parc, à l’arrière de la propriété.
Kristofferson fut le premier à entrer. Il fut surpris de ne voir personne. Pourtant, il entendait encore le caporal lui donner la consigne : « Sa Majesté le Prince souhaite s’entretenir avec vous à propos d’un sujet d’une importance capitale dans le Salon des Murmures, il vous y attendra sur le coup de trois heures ». Le Salon des Murmures… tel était le surnom donné à cette pièce, ainsi nommé car on n’y élevait jamais la voix. Enfin, c’était ce qui se disait entre les murs du domaine Steiner.
Dans une pièce adjacente, la pendule sonna trois coups à travers le mur. Le Skaven brun s’assit sans façon sur l’un des fauteuils, et attendit. Il n’était pas dans les habitudes de son grand-père d’être en retard, mais après tout, en ces temps troublés, bon nombre d’habitudes avaient été déjà bien secouées.
La porte s’ouvrit, et Heike entra à son tour.
- Kit, mon chéri, tu es là ?
- Oui, Mère. Opa m’a demandé de venir.
- Ah oui ? Moi aussi.
Le bois du plancher craqua derrière la mère-rate. Heike se retourna, et vit son père.
- Ah, vous voilà !
- En effet. Vous m’attendiez ?
- Euh… oui ?
- Magdalena m’a dit qu’il fallait que je vérifie quelque chose dans le Salon des Murmures.
- Vous voulez dire que vous ne nous avez pas convoqués ?
- Mais non. Et toi, Kit ? Je t’aurais demandé de venir ici, aussi ?
- C’est le caporal Schultz qui m’a fait passer le mot.
Instinctivement, Kristofferson posa la main sur le pommeau de sa rapière au moment pile où la porte donnant sur l’un des escaliers au bout du couloir s’ouvrit. Il reconnut l’un des serviteurs, Legré, qui approcha.
- Votre Altesse, un couple de paysans souhaite vous parler. Ils prétendent avoir reçu une missive urgente de votre part.
Le Prince fronça les sourcils.
- Ah, vraiment ? Bon. Kit, amène-les ici.
- Bien, Opa.
- Mais reste sur tes gardes, on ne sait jamais.
Le Skaven brun se permit une boutade cynique.
- Vous pensez que ce sont deux Démons qui auraient pris leur apparence ?
- Au point où nous en sommes, plus rien ne peut me surprendre. Allez, va !
Puis, il parla à son valet.
- Je vous remercie, Legré. Vous pouvez disposer.
Le Skaven s’inclina, et disparut. Une minute plus tard, Kristofferson revenait, suivi par Gustavus et Erika Finston. La peur et la fatigue étaient toujours visibles sur les visages des deux paysans.
- Bonjour, Maître Finston. Bonjour, Dame Finston.
Les deux paysans s’inclinèrent.
- Que Taal et Rhya veillent sur vous, votr’ Majesté.
D’un geste, le monarque invita les deux paysans à s’asseoir.
- Je vous en prie, prenez place.
Erika s’installa aux côtés d’Heike, qui lui tint la main, et son mari occupa le siège à son autre côté.
- Alors, je vous ai demandé de venir, dites-vous ?
- Dame, votr’ Altesse, répondit Erika. C’est bien c’que vous disiez dans votr’ lettre ?
- Ma lettre ? répéta Steiner.
- Oui. C’matin, y a un d’vos valets qu’est v’nu à la Bénédiction d’Esméralda. Y a d’mandé à parler à mon homme. Y lui a donné un message. Montre lui-donc, Gustavus !
Le jeune père sortit de sa poche une enveloppe au cachet brisé. Kristofferson tendit la main.
- Donnez, je vais la vérifier.
Il regarda d’abord l’enveloppe sous tous les angles.
- Il reste quelques morceaux de cire du cachet, mais je ne vois pas de dessin gravé dedans. Vous avez vu s’il y avait le sceau du Prince dessus, Maître Finston ?
- Non, j’étions trop pressé d’l’ouvrir, Monseigneur.
- On a dû d’mander à vot’valet d’nous la lire, votr’Altesse, vu qu’on entrave rien aux lettres, avoua Erika, un peu gênée.
Le Skaven brun renifla attentivement le papier, à la recherche d’un quelconque poison. Ludwig Steiner expliqua aux paysans :
- Quelqu’un nous a rassemblés ici en se faisant passer pour moi. Nous avons tous reçu cette consigne sous de faux prétextes. Kristofferson, tu as fini ?
- Oui, Opa. Il n’y a rien de suspect.
- Parfait.
Il tendit la main. Kristofferson lui remit l’enveloppe. Le Prince en sortit une feuille de papier sur laquelle des instructions simples avaient été griffonnées d’une main nerveuse.
- Hum… Je reconnais cette écriture, mais j’avoue que j’ai du mal à comprendre ?
- Qui a écrit cette lettre ? demanda Heike d’une voix angoissée.
- Eh bien, mon enfant, c’est…
- Moi !
Tout le monde tourna la tête simultanément vers la porte d’entrée. Tous ouvrirent de grands yeux surpris à la vue de Gabriel. Le petit Skaven gris clair avança, l’air très inhabituellement audacieux.
- C’est moi qui vous ai tous fait venir !
- Mais pourquoi donc, mon grand ? demanda le Prince, désarçonné.
- Parce que… parce que… parce que j’ai quelque chose à avouer. Quelque chose de grave. Et ça concerne les Finston.
Les deux paysans tiquèrent, incrédules.
- De quoi donc tu parles, fiston ?
- Attendez, Maître Finston, interrompit Heike. Je vous en prie, ne le bousculez pas, je le sens, c’est déjà très difficile pour lui.
En effet, le jeune garçon-rat était déjà tout tremblant. Mais il ferma les yeux, respira lentement, et quand il releva les paupières, il parut moins nerveux. Il focalisa ses pupilles sur les Finston, et articula :
- C’est ma faute.
- Quoi ?
- Ce qui est arrivé à Emil, c’est de ma faute.
Le Prince sentit une sueur glacée humidifier sa chemise à ces mots.
- Comment ça ? De quoi parles-tu ?
Les jeunes parents se montrèrent deux fois plus pressants.
- Quoi ? Qu’est-ce que t’as fait ?
- Parle donc, petit ! Qu’est-ce t’as à voir avec notr’ petiot ?
Gabriel inspira profondément, et expliqua :
- Je me suis faufilé dans la petite chapelle privée de Père. Vous le savez, il priait toujours le Rat Cornu. J’ai demandé au Rat Cornu de trouver Emil et de le prendre, pour en faire un de ses élus. Je lui ai dit son nom, et le nom du village où vous habitez.
Personne ne bougea, personne ne souffla mot. Tous étaient littéralement pétrifiés par ces aveux. Pendant quelques secondes d’éternité, Gabriel sentit les cinq paires d’yeux braqués sur lui le fixer avec une telle intensité qu’il se sentait prendre feu.
Les Finston furent les premiers à réagir. Gustavus se leva, immédiatement imité par sa femme.
- De quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
- Gustavus… ce n’est pas vrai !?
- Qu’est-ce t’as été raconté à c’te Rat Cornu ? Répète !
- Les Dieux Noirs… ont…
Erika tourna de l’œil, et menaça de basculer en arrière. Heike n’eut que le temps de la rattraper pour l’empêcher de tomber. Le fermier explosa de colère.
- Pourquoi t’as fait ça ? Petit diablotin ! J’te jure…
Gabriel glapit, et bondit en arrière en croisant les bras devant sa tête. Gustavus leva le poing, mais le Prince l’attrapa au poignet.
- Non ! Ne faites pas ça.
- Lâchez-moi !
Gustavus se débattit, mais il pivota, et se rendit compte de qui le retenait. Aussitôt, il tomba à genoux.
- Votre Altesse, j’vous jure ! Ma foi qu’j’supplie vot’ pardon !
- C’est bon, c’est bon, Finston. Je sais que c’est très difficile, mais je vous demande de vous calmer.
- Fais ce qu’y t’dit, Gustavus ! gémit Erika, qui avait repris connaissance. J’veux pas qu’tu finisses au cachot !
- Calmez-vous, Dame Finston. Personne ne va finir au cachot.
Il fallut quelques longues secondes pour que le silence revînt dans le petit salon. Une fois sûr d’avoir l’attention de tout le monde, Steiner murmura :
- Vous vous souvenez de ce qu’Heike a raconté le jour où vous êtes venus me voir ? Il y a quelques années, un Skaven Blanc très mal intentionné l’a enlevée devant moi. J’ai eu terriblement peur pour elle, j’étais furieux contre moi-même de ne pas avoir pu l’empêcher, mais je n’ai pas flanché. Et nous avons réussi à la sauver, en gardant notre sang-froid et en agissant avec intelligence et audace. Vous, Maître Finston, vous êtes aussi courageux que moi. Vous pouvez vous montrer aussi fort. D’autres enfants ont été enlevés. Ce sont mes sujets qu’on enlève. Je vous jure, sur la Balance de Verena, sur le Cœur Saignant de Shallya, qu’à partir de cette minute, je vais faire absolument tout pour les ramener sains et saufs, votre fils compris. Je vous ai déjà fait cette promesse à votre arrivée ici, c’est vrai, sauf que cette fois, je peux la tenir ; nous n’avions pas de piste concrète, mais les choses ont changé. Grâce à Maître Grangecoq, nous savons enfin où ces Skavens Sauvages se cachent. Nous allons donc pouvoir passer à l’action, et lancer un assaut sur leur repaire. Nous délivrerons tous les enfants. En attendant, on va vous installer provisoirement ici, pour vous remettre de ces émotions, dans une chambre d’ami. Kristofferson va vous y conduire. Kit ? Mène-les à la chambre des Lilas.
- Tout de suite, Opa.
- Vous allez essayer de vous reposer. Pendant ce temps, ma fille et moi allons mettre les choses au point avec mon petit-fils. Moi aussi, j’aimerais bien savoir pourquoi il a « fait ça » ?
En entendant ces paroles, Gabriel sentit son pelage se hérisser d’appréhension.
Personne ne va finir au cachot ? Vraiment ? Mais il peut m’arriver pire !
Il sursauta quand la porte se referma dans son dos. À présent, il était pris dans le piège. Un piège tendu par lui-même, qu’il allait devoir assumer.
- Assieds-toi, il y a la place, murmura la voix douce de son grand-père.
Le petit garçon-rat avala sa salive, et obéit. Le Prince se racla la gorge, et sans hausser le ton, demanda :
- Maintenant, dis-moi, mon petit : d’ordinaire, tu es un gentil garçon, très malin, très instruit, et bien élevé. Je veux que tu m’expliques comment quelqu’un comme toi a pu souhaiter la disparition d’un petit enfant innocent qui ne te connaît même pas ?
- Je… J’ai voulu changer les choses. J’ai cru… j’ai cru qu’il serait mieux chez les Skavens Sauvages, ils l’auraient adoré et vénéré.
Le front du Prince se creusa.
- Tu n’as jamais rencontré les Skavens Sauvages, mais tu sais comment ils vivent. Ton père et ta mère t’en ont parlé plusieurs fois, tu as vu il y a quelques mois ce qu’ils sont capables de faire, et pourtant tu as cru rendre service aux Finston ? Tu n’as pas pensé qu’ils pourraient être catastrophés si leur fils tombait entre les griffes des Skavens Sauvages ?
- Peut-être… Mais… je pensais que tout le monde serait content…
- « Tout le monde », c’est surtout toi, Gabriel. Reconnais-le. Tu es trop intelligent pour penser faire une bonne action en souhaitant voir Emil emmené par les Skavens Sauvages. Non, en réalité, tu as voulu qu’il disparaisse. D’une manière ou d’une autre, ce petit Skaven Blanc te dérangeait.
Gabriel n’avait pas l’énergie pour répondre. Sa gorge était trop douloureuse. Mais son silence était suffisamment éloquent. Sa mère eut une grimace contrariée.
- Ce n’était donc pas très gentil de ta part, Gabriel.
- Je le sais bien, Mère ! Mais je… j’ai eu très peur !
- Mais de quoi ? De quoi as-tu peur ? Comment un bébé d’une famille de paysans peut te faire peur ?
Gab renifla, releva la tête, et marmonna :
- « Ça te dirait de créer-diriger un Collège de Jade ? »
Heike tiqua en reconnaissant les mots du maître mage. Elle se tourna vers son père, qui était perplexe.
- Vous n’étiez pas là quand c’est arrivé, mais c’est quelque chose que Psody a dit à Emil quand les Finston sont venus prendre le thé.
- Ah oui ?
Le grand Humain se pencha en avant, et demanda :
- Gabriel, je crois avoir compris ce que ça implique, mais j’ai besoin d’être sûr : peux-tu me dire pourquoi tu as prononcé ces paroles ?
Plus question de biaiser ou de se taire, mais c’était ce qu’il voulait. Il se sentit animé d’une force nouvelle qui allait lui permettre de se vider. Une fois encore, il inspira profondément, et parla :
- Je n’ai jamais servi à rien. Je ne suis capable de rien. Juste fabriquer des armes qui ne servent qu’à blesser et à détruire. Des gens risquent leur vie en les utilisant, et d’autres meurent à cause d’elles. « Gabriel, fabrique-moi un fusil qui peut tirer plusieurs fois sans qu’on le recharge », « Gabriel, trouve un moyen de faire s’écrouler les fondations d’une tour de garde »… Rien que des inventions qui tuent et qui détruisent. Et je ne fais rien d’autre. Mais moi, j’en ai assez d’être un fabricant d’armes ! La science, c’est pas fait pour tuer ! C’est fait pour aider les gens ! Seulement, chaque fois que j’essaie de faire de la science pour aider les gens, c’est toujours pareil ! Il faut changer mes inventions pour en faire des armes, encore des armes, toujours des armes ! Sans mes armes, je ne suis rien, et je n’intéresse personne ! Et avec le nouveau bébé qui va arriver, et avec Emil, vous ne me voyez même plus ! Plus personne ne me voit ! Alors j’ai espéré qu’Emil ne vienne pas donner à Père ce que je n’ai jamais pu lui donner ! J’ai espéré que Père s’intéresse un peu plus à moi ! Et maintenant… maintenant Père est mort ! Et les Skavens Sauvages ont enlevé Emil ! Comme je regrette !
Il avait murmuré les premiers mots, mais sa voix s’était peu à peu élevée jusqu’à devenir suraiguë. Il s’effondra en larmes sur le tapis, et se recroquevilla, la tête calée sous ses mains.
- C’est bien ce que je pensais, observa le Prince. Juste de la jalousie.
- Mais il n’y avait pas de quoi être jaloux, Père ! Nous avons toujours élevé nos enfants avec la même attention !
- Je le sais, mais ton fils ne l’a pas compris, apparemment. Il ne faut pas te blâmer, mon ange. Gabriel a son caractère. Ça lui fait voir les choses de manière erronée, d’autant plus qu’il doit composer avec le prisme déformant de l’adolescence.
Les deux adultes attendirent. Quand Gabriel cessa de pleurer, il se releva péniblement. Prêt à tout recevoir, il regarda sa mère, puis son grand-père. Mais, curieusement, ni l’un ni l’autre ne semblait sur le point de déchaîner une quelconque fureur punitive sur lui.
Heike soupira.
- Écoute, mon chéri, ce n’est pas si grave.
- Ta mère a raison, Gab.
Le Prince n’osait rien laisser paraître, mais tout au fond de lui, il venait de se sentir allégé d’un poids très lourd. L’espace fugace d’un instant, il avait imaginé son petit-fils échafauder des plans pour provoquer un accident fatal au bébé Skaven Blanc, ou pire, coopérer avec le chef des voleurs d’enfants en lui livrant délibérément Emil. Ce qui n’était qu’un affreux hasard lui parut être une libération. Gabriel, bien que jaloux, n’avait rien à voir avec cet enlèvement.
- Tu as imaginé des choses qui ne sont pas vraies, ça t’a fait peur, et ça t’a fait faire n’importe quoi. Je n’oublie pas que tu es très jeune, et que tu as les nerfs à fleur de peau. Je ne suis pas en colère. Mais je suis quand même navré ; pourquoi avoir tout gardé pour toi aussi longtemps, si ça te donnait suffisamment de chagrin pour faire une prière à un Dieu qui t’est interdit ? Tu aurais dû en parler à tes parents, Gab ! Ou alors, si tu avais peur de leur réaction, j’étais là. On aurait parlé entre hommes ! Parler sincèrement comme tu viens de le faire, à condition que ce soit accompli dans de bonnes conditions, c’est le meilleur moyen de résoudre tous les conflits, et mieux encore, de les éviter ! Alors, pourquoi ne pas avoir dit tout ce que tu avais sur le cœur avant que tout ça n’arrive ?
Soudain, il réalisa autre chose qui le concernait directement. La réponse vint toute seule.
- Non… Il y a autre chose, Gab. Ta peur des grandes personnes t’a trop handicapé pour ça, et tu es resté muet, mais moi, de mon côté, j’ai fait l’aveugle.
Il se tourna vers sa fille.
- Depuis tout ce temps, c’est moi qui encourage ton fils à concevoir des engins de guerre, alors que son père me déconseillait de le faire. J’ai aussi ma part de responsabilité dans cette affaire.
Heike soupira, à la fois chagrinée et soulagée.
- Je vous remercie d’enfin comprendre, Père.
- Oui, mais je ne mérite pas vraiment tes remerciements.
Il ouvrit un placard où étaient rangées des bouteilles d’alcools variés, et se servit un verre de vin elfique. Heike en profita pour prendre son fils dans ses bras. Elle l’embrassa, et murmura à son oreille :
- Gab, écoute-moi bien attentivement : jamais, jamais il n’a été question de moins t’aimer, encore moins de te remplacer. Depuis le début. En fait, nous aurions dû faire plus attention. Tu as besoin de plus de signes d’affection que tes frères et sœurs, et je ne n’y ai pas prêté attention. Tu as eu peur, et tu t’es mis à penser ces vilaines choses. Mais j’aimerais que tu comprennes pour de bon que tu n’as pas à avoir peur. Tu es notre fils, Gabriel, notre enfant, et tu le resteras à jamais !
Il se détourna d’elle, s’accroupit et enfouit son visage dans ses mains.
- Je… je ne suis pas Blanc !
- Et alors ? Tu crois que, parce qu’Emil est un Skaven Blanc, il devait recevoir plus d’amour par Psody que toi ? Non, non, non ! Ton père avait proposé à ses parents de les aider pour les questions sur la magie, mais pour le reste… ce n’est pas comparable avec ce qu’il éprouve pour toi ! Gab, depuis le premier jour, depuis la première fois qu’il t’a tenu entre ses mains, il t’aime… enfin, il t’a aimé à la folie, tel que tu es ! Quand il t’a serré contre son cœur, il était fou de joie, et je peux même te dire qu’il était soulagé, aussi.
Gabriel releva la tête, et son regard se fit interrogateur. Sa mère continua :
- Mais oui ! Quand Sigmund et ta grande sœur sont nés, j’ai dit en plaisantant que le prochain enfant allait peut-être être Blanc, puisqu’on avait eu un Noir. Mais quand il a appris que je te portais, ton père s’est senti vraiment très mal ! Chaque Skaven Blanc doit être capable de supporter un terrible fardeau, et sa vie s’avère bien plus compliquée que celle des gens « normaux ». Et pour les parents, c’est loin d’être une sinécure. C’est pour ça qu’on a appelé ta grande sœur « Bianka ». Tu te rappelles ce que ça veut dire ? « Blanche » en tiléen. On l’a fait pour remercier les Dieux de ne pas nous avoir imposé une telle contrainte, et aussi pour la lier par le nom à son jumeau. Emil ne va pas vivre une existence idyllique tous les jours. Il va avoir des cauchemars, des troubles d’humeur, peut-être qu’il va déchaîner de la magie accidentellement. Or, avec toi, il n’y a rien de tout ça. Ni avec Isolde. Quand vous êtes nés, tous les deux, Psody était doublement heureux d’avoir des enfants qui ne portent pas son héritage !
Son grand-père mit un genou à terre pour se mettre à la hauteur du petit Skaven gris clair. Il posa une main sur son épaule.
- Mon petit Gab, j’ai beaucoup de respect envers les Finston, mais je crois qu’ils sont plus superstitieux qu’ils ne devraient. Je ne pense pas que ce qui est arrivé à Emil soit de ta faute. Le Rat Cornu n’aurait pas exaucé le vœu d’un enfant jaloux qui prie les Dieux Humains. Si telle était vraiment sa volonté, ce serait arrivé avec ou sans ta prière. Tu n’y es pour rien.
- Vous… vous croyez, Opa ?
- J’en suis certain. Tu n’as pas à te sentir coupable.
- Mais le Rat Cornu a emporté Père après ma demande !
- Non, c’est un assassin de la Main Pourpre qui a fait le coup, pas les Skavens Sauvages. Ça non plus, ce n’est pas de ta faute.
- J’ai mal agi, Opa… Verena me maudira pour ça !
- Verena sait aussi pardonner les bêtises d’un enfant irréfléchi, en particulier quand cet enfant fait tout pour réparer ses bêtises. Tu peux maintenant changer le cours des choses, si tu le souhaites.
- Je… mais comment ?
- Grâce à ton cerveau qui est capable de créer des machines incroyables. Bien sûr, à cause de moi, tu as surtout développé des armes, mais je sais que tu peux faire d’autres choses tout aussi utiles. Des choses que les Skavens Sauvages n’ont pas, et qui nous donneront donc un avantage. Tu peux le faire. Pour moi, pour ta mère, et surtout pour Emil.
- Pour… Emil ?
- Oui. Tu as vu comme ses parents sont inquiets ?
- J’ai vu, Opa.
- Et tu souhaites les laisser dans une telle peur ?
Cette fois, Gabriel prit le temps de réfléchir, une dizaine de secondes, durant laquelle son visage changea peu à peu d’expression, passant d’une honte abyssale à une profonde détermination. Enfin, il osa regarder le Prince dans les yeux, et déclara fermement :
- Non ! Moi aussi, je veux les aider !
- Alors, c’est le moment d’agir. Ce petit a besoin de toi, Gab. Il a besoin de ton génie. On ne réussira pas à le ramener en attaquant de front. Karhi ne voudra pas prendre le risque qu’on lui reprenne Emil vivant, il le tuera. Il va falloir utiliser la ruse, et le surprendre. Il va falloir utiliser des inventions. Tes inventions, créées par ton intelligence.