Le Royaume des Rats

Chapitre 65 : Un spectre surgi du passé

6461 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/10/2022 21:58

« La pièce tournoie avec le malheur d’un royaume.

Le Destin de deux peuples qui lui avait déplu.

Une simple pistole d’argent, irrésolue,

Dont l’enchaînement des ennuis est la somme. »

 

« Le Grand Architecte à la sagesse immense

A vu dans ce pays une nouvelle essence

De pouvoir, d’énergie. Et pour s’y installer

A lancé une pièce aux faces jumelées. »

 

« Deux faces, deux agents, pour un seul objectif.

Briser l’harmonie entre Humains et rats géants.

Faire cesser cette utopie d’esprit maladif

Et jeter ses principaux acteurs au néant. »

 

« Le premier pas fut fait par l’enfant d’Ulthuan

À la fois vipère et lion tout flamboyant.

Le sang d’une bête par lui justement placé

Fit du Maître Mage un élément du passé. »

 

« Mais si une main a mis l’épice dans le bol

Elle reçut d’un autre complice cette obole.

L’autre face de la pistole, plus fourbe.

Celle qui cache son passé au fin fond de la tourbe. »

 

« Il dit être fidèle serviteur de Shallya

Le Prince est son ami. Rien d’autre que mensonges.

La cupidité et la convoitise le rongent.

Et, avec la Main Pourpre son destin il lia. »

 

« Après moult recherches, le venin il trouva

Grâce à ses connaissances, le poison concocta

À l’autre face de la pièce l’arme confia

Puis dans son lieu de vie, il la dissimula. »

 

« Des deux faces de la pièce, laquelle est la pire ?

Celle de l’affamé de pouvoir et savoir ?

Celle prête à renier les Dieux de l’Empire ?

Toutes deux sont aussi écœurantes à voir.

 

« La pièce tournoie avec le malheur d’un royaume.

Le Destin de deux peuples qui lui avait déplu

Une simple pistole d’argent, rien de plus

Scellera l’avenir des Skavens et des hommes. »

 

 

Le Prince releva les yeux, et fixa le capitaine Walter Klingmann. Celui-ci, debout, immobile, tâchait de ne rien laisser transparaître de la peur qui envahissait de plus en plus rapidement ses intestins.

 

Ludwig Steiner parla d’une voix douce, et articula ses paroles avec précaution.

 

-         Et donc, c’est sur la foi de ce poème sans signature que vous avez fait mettre mon meilleur ami en prison ?

-         Oui, votre Majesté.

-         Puis-je savoir ce qui a motivé cette décision, Capitaine Klingmann ?

-         Mon devoir est de protéger Steinerburg de toutes les menaces, extérieures comme intérieures. Par cette dénonciation, le prieur Romulus est devenu suspect dans l’affaire du meurtre du maître mage. Ces vers désignaient de manière dissimulée le prieur Romulus, et quand le sergent Weller a fouillé sa cellule au temple, il a bel et bien trouvé une fiole de sang de Jabberwocky.

-         Il ne vous est pas venu à l’idée que Romulus pouvait être victime d’une machination ?

-         Bien sûr que si, votre Altesse, tout comme pour le mage Mainsûre. Et comme pour le mage Mainsûre, j’ai estimé qu’il était de mon devoir de le traiter sans favoritisme. Les adeptes de Tzeentch sont particulièrement vicieux, nous ne devons rien laisser au hasard, et traiter chaque suspect de la même façon que les autres, selon la procédure édictée par les lois que votre Grandeur a mis en place en créant Vereinbarung.

 

Le Prince se leva, et avança lentement vers le capitaine. Celui-ci se mit à furieusement réfléchir.

 

Dois-je me défendre s’il devient fou et tente de me tuer ?

 

Heureusement, le grand Humain n’explosa pas de colère. Il se contenta de murmurer :

 

-         Vous avez fait votre devoir, Capitaine, et je vous en remercie. Vous avez raison, j’ai mis en place les mêmes lois que dans l’Empire de Karl Franz. Et il devient de plus en plus difficile de déterminer qui est loyal et qui sert la Main Pourpre. J’ai confiance en mon ami, vous vous en doutez, mais votre impartialité vous a fait faire le bon choix. Nous déterminerons son innocence tôt ou tard. Vous, par contre, je veux que vous redoubliez d’attention. Nos ennemis peuvent être absolument partout. Ils pourraient être tentés de mettre à profit l’emprisonnement du prieur pour une traîtrise supplémentaire. Restez vigilant, et ne perdez pas la foi. Le Prince a parlé.

 

Le Skaven tacheté salua le Prince, et quitta son bureau d’un pas rapide. Une fois seul, Ludwig Steiner poussa un long soupir. Il ouvrit la porte d’une petite commode, en sortit une bouteille d’alcool norse, et s’en servit un verre.

 

-         Taal, où est-ce que tout ça va nous mener ?

 

Il regarda par la fenêtre. Morrslieb, plus haute et plus menaçante que jamais, émettait inlassablement ses lueurs vertes sur toute la ville. L’Humain secoua la tête. Les derniers jours avaient été tout aussi éprouvants pour lui ; le spectacle de son fils roulant sur le tapis, les efforts de ses petits-enfants pour rester forts dans une telle adversité, les larmes de leur mère, et cette suspicion qui montait encore et encore…

 

Tel est le prix à payer quand on est souverain.

 

Il vida d’un trait son verre, le posa sur le bois verni, et s’approcha de la vitre. Le visage du Skaven Blanc lui revint en tête.

 

Psody, où que tu sois à présent… que le Rat Cornu veille sur toi, mon fils.

 

La petite horloge du bureau sonna neuf coups. Au loin, derrière la vitre, l’écho de la cloche du temple répondit sur le même ton.

 

Il était temps pour le Prince de rejoindre sa famille.

 

Il glissa dans sa poche le poème anonyme, s’empara de la liste d’ingrédients trouvée dans l’Autre Strygos ainsi que du papier signé par tous les participants au Conseil qui avait eu lieu quelques heures plus tôt, et quitta le bureau. Au lieu de descendre dans la salle à manger privée, il gravit les marches jusqu’à l’étage des appartements des Skavens. Habituellement, il n’y montait jamais, pour leur laisser un espace rien que pour eux, mais en ces circonstances dramatiques, Heike avait proposé de prendre les repas dans les appartements de Bianka, idée approuvée par son père. La table de la salle de séjour des quartiers de la grande archiviste était suffisamment grande pour y disposer cinq assiettes, pendant que la Skaven blonde restait au lit.

 

Sur conseil du patriarche, les Skavens ne l’avaient pas attendu pour souper. Heike eut du mal à convaincre les deux plus petits de manger.

 

-         Allons, Gabriel, d’habitude, tu adores la soupe au fromage ! Que t’arrive-t-il ?

-         Je… je ne sais pas, Mère.

 

Le malheureux petit garçon-rat se sentait d’autant plus coupable qu’il mentait. Il était convaincu d’avoir poussé le Rat Cornu à s’acharner sur lui et sa famille, mais il préférait souffrir en silence plutôt que prendre le risque de provoquer une explosion générale de colère contre lui.

 

Si jamais je leur dis, ils me chasseront de la maison, pour toujours !

 

Il soupira intérieurement de soulagement quand sa petite sœur mobilisa à son tour l’attention de sa mère.

 

-         Et toi, Soso, pourquoi tu ne manges pas, toi non plus ? Magdalena a goûté la soupe, tu as bien vu que c’est sans danger !

-         J’ai pas faim…

 

Kristofferson mangeait en silence, lentement, sans dire un mot. Mais la colère qui émanait de lui était presque visible à l’œil nu. Il lui resta cependant juste assez de patience pour ne pas réprimander les deux enfants. Après tout, songea-t-il, c’était le rôle de leur mère. Son estomac se crispa quand ses oreilles perçurent les paroles de la petite fille.

 

-         Qu’est-ce qui est arrivé au Prieur Romulus ?

-         Il… il a dû s’absenter, ma chérie, répondit précipitamment Heike.

-         Mère, j’ai entendu parler des soldats. Ils ont dit qu’ils l’ont jeté en prison. C’est vrai ?

 

Heike manqua de souffle. Mais après tout, pouvait-elle mentir à sa fille ?

 

-         Hélas… Oui, ma chérie.

-         Mais pourquoi ? Ce sont les méchants qui vont en prison ! Pourquoi le Prieur ?

 

La mère-rate posa une main rassurante sur la joue de la petite Skaven.

 

-         Isolde… c’est difficile à dire. Il… Il est possible que Romulus… ait fait quelque chose de très grave.

-         Grave comment ?

 

La fillette avait les yeux écarquillés d’angoisse. Une larme glissa sur les doigts de sa mère.

 

-         Il est aussi possible, et c’est ce que je crois plutôt, que Romulus n’ait rien fait, mais que quelqu’un d’autre veuille nous faire croire qu’il a empoisonné ton père.

 

À ces mots, Isolde resta pantoise, incapable d’ajouter un mot. Gabriel se crispa et sursauta sur sa chaise.

 

-         Quoi ? Il… Romulus aurait…

-         Non, mon chéri, je suis sûre que non, interrompit vivement la mère-rate. On a trouvé une bouteille de poison dans sa chambre, mais ça ne veut pas dire que c’est lui qui a utilisé ce poison. Il aurait jeté la bouteille dans les égouts depuis longtemps pour qu’on ne le retrouve pas. Non, c’est certainement un vrai méchant qui nous a donné cette fausse preuve pour que les gardes le jettent en prison. Mais Opa va tout faire pour prouver son innocence.

 

Soudain, la voix de Bianka fusa à travers la porte ouverte.

 

-         Ce n’est pas si simple, Mère !

 

Heike sursauta en entendant le ton glacial employé par sa fille. Elle se reprit vite, et répondit avec indignation :

 

-         Tu parles du plus vieil ami de ton grand-père, Bianka !

-         Un vieil ami qui nous a plongés dans une « sacrée merde » !

-         Voyons, ne dis pas ça ! admonesta tristement Heike.

-         C’est pourtant ce que toi, tu lui as dit, dans le parc !

 

Quelque chose céda dans l’esprit d’Heike. C’en fut trop pour la femme-rate. Elle s’écroula sur la table, et fondit en larmes. Kristofferson se releva d’un bond et se précipita vers la porte de la chambre.

 

-         Bianka ! Bon sang, de quoi tu parles ?

-         De la vérité, Kit : pendant mon enquête, j’ai entendu une conversation entre Mère et Romulus, et ce n’était pas très joli !

-         Et voilà dans quel état tu la mets ! Bravo ! J’espère que tu es contente !

 

Le jeune Skaven brun s’assit à côté de sa mère, l’enveloppa de ses bras, et tenta de la réconforter. Au bout d’une longue minute, elle se calma un peu, et releva la tête.

 

-         Ta sœur a raison, Kit, ne la blâme pas pour ça. C’est vrai, j’ai dit ça à Romulus. Je n’en pouvais plus. Et d’ailleurs, je n’en peux plus, maintenant, non plus.

 

Kristofferson finit par débrider son impatience.

 

-         Je n’y comprends plus rien ! Qu’est-ce que Romulus a à voir là-dedans ?

-         C’est son passé qui est en train de le rattraper, mon garçon, annonça alors la voix grave du Prince.

 

Ludwig Steiner était sur le seuil des appartements de Bianka. Il avait l’air fatigué, comme s’il avait vieilli d’une dizaine d’années en quelques heures.

 

-         Heike, mon ange, tu devrais aller t’allonger un peu.

-         Ça ira, Père. Ce n’est pas la faute des enfants, ils ont raison.

-         Est-ce que l’on peut vous demander à quoi Mère a fait allusion, Opa ?

-         Oui, Kit. Et je peux répondre.

 

L’Humain s’assit dans l’un des fauteuils, et veilla à parler suffisamment fort pour permettre à Bianka d’entendre.

 

-         Mes enfants, pour votre bien à tous, je ne peux pas vous expliquer pour le moment tous les détails. Sachez juste que Romulus est un homme bon, et je suis sûr qu’il est tombé dans un piège orchestré par cette maudite secte. Seulement, vous devez aussi savoir qu’il n’a pas toujours été comme cela.

-         Que voulez-vous dire, Opa ? bredouilla la petite Skaven crème.

 

Le Prince réfléchit quelques instants, puis demanda d’une voix douce :

 

-         Isolde, ma chérie, tu veux devenir prêtresse de Shallya, et je t’encourage sur cette voie. Pourquoi tu veux devenir prêtresse de Shallya ?

 

Heureuse d’être interrogée sur son sujet de prédilection, la petite fille-rate répondit sans hésiter :

 

-         Parce que je veux aider les gens qui sont malades ou qui sont blessés ! Parce que je veux que tout le monde soit rassuré par Shallya, comme ça tout le monde sera heureux, et il n’y aura plus de guerre !

-         Donc, tu veux devenir prêtresse pour aider les autres parce que tu as envie de le faire. C’est très bien. Mais tu dois savoir qu’il y a d’autres personnes qui décident d’entrer dans les ordres pour d’autres raisons beaucoup moins nobles. Des gens qui ont volé, des gens qui ont fait des bêtises, et qui regrettent d’avoir mal agi. Ils veulent se racheter aux yeux des hommes et des Dieux. D’autres portent la bure pour échapper à la justice, et éviter d’aller en prison ou d’être condamnés à mort. Peut-être que tu en rencontreras, d’ailleurs. Enfin, je ne voudrais pas te faire peur. Mais, par exemple, je connais cette histoire : il y a bien longtemps, un jeune homme a commis un horrible crime. Comme il était jeune, il n’avait pas compris tout de suite ce que ce crime allait avoir comme répercussions. Lorsqu’il s’est retrouvé face aux conséquences, il a passé des mois et des mois à se détester, à vouloir se jeter de lui-même en prison. Mais il a eu une autre idée : devenir prêtre de Shallya pour pouvoir guérir le plus de personnes possible, afin de pouvoir obtenir le pardon des Dieux pour son crime, et faire la paix avec lui-même.

 

Le souverain se tut pour permettre à Isolde d’ingérer le récit. Gabriel murmura péniblement :

 

-         Et… ce jeune homme, c’est Romulus ?

-         Oui, Gab.

 

Isolde resta pétrifiée d’épouvante, la bouche grande ouverte sur un cri muet.

 

-         Romulus a fait le bien autour de lui sans faiblir ni compter des années et des années, mais malheureusement, ça n’a pas complètement effacé ses fautes. Il y a vingt ans, il a fait beaucoup de mal à un seigneur de Bretonnie. Et aujourd’hui, ce seigneur est arrivé dans le Royaume des Rats pour se venger.

-         Horace de Vaucanson… murmura Kristofferson.

-         Il a dû apprendre que Romulus était devenu un de mes proches. Même s’il ne l’a pas encore explicitement annoncé, c’est notre ami qu’il veut.

-         Vous le saviez ?

-         Je connais l’erreur de jeunesse de Romulus depuis que j’ai commencé à m’intéresser aux Skavens. Nous nous sommes promis de ne jamais la révéler. Et jusqu’à présent, tout s’est bien passé. Et tout aurait continué sans l’intervention de ce seigneur. Tout est devenu clair au moment où le porte-étendard de Vaucanson est venu me défier. Malheureusement, nous n’avons pas réussi à avoir le dessus sur eux, et le résultat est là.

-         Et Père est mort au passage ! cracha le grand Skaven brun.

 

Gabriel réussit à articuler entre ses hoquets nerveux :

 

-         Pourquoi Père ? Ce Bretonnien n’avait aucune raison de s’en prendre à lui ?

-         Hélas, mon petit, il peut arriver que quelqu’un veuille se venger de quelqu’un d’autre non pas en s’en prenant directement à lui, mais à une tierce personne aimée. Je pense que Vaucanson a envoyé un espion empoisonner ton père, puis cet espion s’est arrangé pour qu’on accuse Romulus. Je ne crois pas que notre ami soit coupable, mais je suis obligé de le garder en prison pour l’instant. Il faut qu’on puisse le faire parler, car il a peut-être quelque chose d’autre à nous révéler. Et nous devons retrouver cet espion mystérieux.

-         Opa, il n’y a pas de mystère ! geignit Bianka. C’est Brisingr Mainsûre, l’empoisonneur ! Il a travaillé pour Vaucanson et la Main Pourpre en même temps !

-         Alors… Les Bretonniens sont aussi des agents du Chaos ?

-         Je ne crois pas, Gab. À mon avis, Vaucanson ne sait pas que Mainsûre est de la Main Pourpre. D’ailleurs, est-ce seulement Vaucanson qui l’a fait empoisonner ? Ton frère est témoin : de Lombard n’a jamais clairement confirmé que ton père a été assassiné sur son ordre. Il a juste évasivement évoqué cette question, mais a nié quand je lui ai demandé si son seigneur était bien derrière ce meurtre. Peut-être que les Bretonniens sont innocents de ce crime, et qu’ils ont juste sauté sur l’occasion pour essayer de nous faire peur ?

 

Isolde s’appuya contre sa mère, et pleura en silence. Gabriel ne parvenait plus à ouvrir la bouche, et resta les yeux écarquillés à contempler le contenu de son assiette. Le Prince continua et termina son exposé.

 

-         Quoi qu’il en soit, mes enfants, je devine que c’est très difficile, mais souvenez-vous que nous devons rester forts et unis, plus que jamais. Je pense que nos ennemis ne vont pas tarder à porter ce qu’ils pensent être le « coup de grâce ». Je ne veux pas vous faire peur, mais je pense qu’il y aura très prochainement un nouveau mauvais coup. Si nous nous y préparons, nous saurons le surmonter, et ces gens-là seront bien embêtés de voir que nous sommes plus forts qu’eux.

-         Vous ne craignez pas de les voir frapper encore plus fort ? demanda Kristofferson.

-         Oh, mais j’y compte bien, car c’est précisément à ce moment-là qu’ils commettront une erreur. Quand ils verront que la situation n’est pas aussi sous leur contrôle qu’ils pensent, ils réagiront, mais il y aura forcément une faille dans leur réaction. Et c’est cette faille que nous exploiterons pour les débusquer, et finalement les arrêter !

 

Il fit un geste vers le Skaven brun.

 

-         Kit, as-tu fini ton souper ?

-         Pas encore, Opa, mais si c’est urgent, le dessert peut attendre.

-         Parfait. Suis-moi, je te prie, nous avons encore à parler.

 

Les deux hommes quittèrent la salle de séjour. Quand ils arrivèrent à l’escalier, Kristofferson s’apprêtait à suivre l’Humain vers les niveaux inférieurs, mais il fut surpris de le voir prendre l’autre direction du colimaçon, et monter. Ils montèrent sur la terrasse aménagée sur le toit du bâtiment.

 

La nuit était noire et froide, un léger courant d’air sifflait aux oreilles du jeune homme-rat.

 

-         Pourquoi venir ici, Opa ? Ne serions-nous pas mieux dans votre bureau ?

-         J’ignore si quelqu’un est caché dans le placard ou écoute mes conversations grâce à une oreille magique glissée sous le tapis. Ici, nous sommes au sommet de Steinerburg, tout est dégagé, et si un Coureur d’Égout veut venir, nous l’entendrons.

 

C’était vrai. Le manoir Steiner était bâti sur le plus haut point de la colline sur laquelle vivait la capitale du pays. La terrasse de l’aile ouest, plus haute que le bâtiment central, était l’endroit le plus élevé à des miles à la ronde.

 

-         J’ai surtout besoin de respirer. J’étouffe, il me faut un peu de fraîcheur.

-         Alors, que vouliez-vous me dire, Opa ?

 

Le Prince avança vers son petit-fils.

 

-         Je sais que Bianka a traversé le pire et qu’elle guérira, et tu m’en vois vraiment soulagé. Mais voilà, elle doit à présent se reposer. Tu es maintenant le seul apte à m’aider sur ces investigations.

-         Et Sigmund ? Il ne va pas rester indéfiniment en prison ?

-         Il n’a pas ta subtilité, et Klingmann et Demmler n’ont pas ton intelligence. Et je vais avoir besoin de ces deux qualités. J’aimerais te demander ton avis sur quelque chose.

 

Il sortit de sa poche le poème, la liste d’ingrédients et la feuille de présence.

 

-         Regarde de nouveau ces trois documents, très attentivement.

-         Oui, que voulez-vous savoir ?

-         Que penses-tu de l’écriture ?

-         C’est la même écriture sur la lettre et la liste, et l’on voit qu’elle correspond à la ligne où Brisingr Mainsûre a écrit son nom avant de mettre sa signature sur le procès-verbal du Conseil.

-         Cela prouve qu’il y a bien un imitateur ; Mainsûre n’aurait pas pu nous faire parvenir cette lettre trois heures après son incarcération.

-         N’en soyez pas sûr, Opa. Si ça se trouve, il a donné des consignes pour qu’on envoie cette lettre qu’il aurait écrit en avance, précisément pour qu’on croie qu’il s’agisse d’un imposteur et que vous l’auriez fait arrêter à tort !

 

Le Prince serra les poings, et ne put réprimer une exclamation. Il leva les bras au ciel.

 

-         Ah, je ne sais vraiment plus quoi penser, Kit ! Cette histoire commence à vraiment me faire perdre la tête !

-         Vous l’avez dit tout à l’heure, Opa : ils ne peuvent pas continuer à enchaîner les réussites. Ils finiront forcément par faire une erreur à un moment ou à un autre, et ce sera la dernière !

 

Steiner respira plus posément. Il ferma les yeux, et tâcha de se détendre. Il sentit chez son petit-fils une crispation supplémentaire. Le jeune homme-rat comprit que l’Humain avait senti, il décida d’exprimer le fond de sa pensée.

 

-         Il y a tout de même quelque chose qui me chiffonne, Opa.

-         Quoi donc, mon grand ?

-         Je trouve que ce dénonciateur anonyme arrive à point nommé, un vrai Deus ex Machina. Comme s’il avait voulu qu’on emprisonne Romulus, même si nous savons qu’il ne peut pas être l’auteur du meurtre de Père.

-         Oui, c’est dur à croire. Mais hélas, il y a des pans de son histoire que tu ne connais pas, et qui pourraient justifier ces éléments. Peut-être même qu’il est lui-même sous l’influence d’un enchantement, sans même le savoir ? En tout cas, nous avons deux suspects. Nous organiserons un procès avec les meilleurs prêtres de Verena. Ils ne pourront pas nous mentir. Et si Romulus est sous le charme du Chaos, ils le sentiront.

 

Kristofferson plissa son museau.

 

-         À votre avis, si ce n’est pas Brisingr, qui est ce dénonciateur ?

-         Je n’en ai aucune idée, Kit.

-         Et si c’était un piège ? Mainsûre et Romulus peuvent être effectivement victimes d’une machination ? Et s’ils sont coupables, quel est l’intérêt de ce messager à les dénoncer ? Tout cela est sans doute un jeu de dupes, Opa.

 

Le souverain approuva du chef.

 

-         Je pense aussi. Seulement, c’est le seul moyen que nous ayons pour confondre les membres du complot. Kit, nous avons affaire à la Main Pourpre, l’une des sectes vouées au Dieu Tzeentch. Ses adeptes sont experts dans l’art de l’intrigue à rallonges. Peut-être que nos deux lascars sont victimes des apparences, auxquelles quelqu’un aura ajouté de fausses preuves. Et peut-être pas. Quoi qu’il en soit, nous devons agir le plus « normalement » possible pour qu’ils croient que nous sommes dupes, mais nous devons rester vigilants et guetter la plus petite faille.

 

Kristofferson ne répondit pas. Il détourna le regard, et regarda les alentours, à la recherche d’un élément suspect quelconque.

 

-         Et toi, Kit ? Qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que Romulus est un traître à tes yeux ?

 

Le Skaven brun pivota vers le Prince.

 

-         Non. Il est comme votre neveu, et pour moi, c’est un oncle. Je ne peux pas croire qu’un homme faisant preuve d’une telle abnégation puisse tout flanquer en l’air. Même s’il a fait des bêtises pendant sa jeunesse.

-         Et pour Mainsûre ? Quel est ton avis sur son cas ?

-         Il est coupable, répondit Kristofferson avec une expression plus dure. Je suis curieux d’entendre sa défense, mais je donne raison à Bianka. Il n’est là que depuis quelques mois, et même s’il nous a bien aidés à Wüstengrenze, ce n’est pas incompatible avec une collaboration avec la Main Pourpre – il s’est débarrassé d’un ennemi pour pouvoir laisser le champ libre aux Chaoteux. Il a eu des comportements surprenants, voire déplacés. Je n’oublierai pas la façon dont il s’est amusé à faire douter Isolde de son projet de prêtrise !

-         Je reconnais que ce n’était pas très décent. J’avoue, je ne sais pas trop quoi penser de lui. Il n’a pas essayé de se défendre jusqu’à présent, mais peut-être qu’il est bel et bien victime des apparences ?

-         Les prêtres Verenéens clarifieront tout ça, j’en suis sûr, Opa. J’ai confiance en eux.

-         Moi aussi, mon grand. Moi aussi.

 

*

 

Romulus ouvrit d’un coup les yeux. Un petit bruit l’avait tiré de sa rêverie. C’était un léger sifflement qui provenait de la fenêtre. D’abord, le prieur crut qu’un serpent pénétrait dans la cellule, et cette idée le fit frissonner. Puis il sentit une forte odeur chimique. Comme il avait l’habitude de mélanger moult composants pour préparer les médications destinées aux patients, il n’eut pas de mal à reconnaître la teneur de l’effluve.

 

Un acide ?

 

Il tourna lentement la tête et leva les yeux vers l’ouverture. De légères volutes de fumée flottaient sur les jointures des barreaux. Puis une main gantée passa une corde autour des tiges de métal, plusieurs fois, avant de faire un nœud solide.

 

Romulus écarquilla les yeux pour tenter d’en voir davantage. Le chanvre craqua légèrement et s’étira. Le prieur se leva, et se positionna devant le soupirail. Soudain, un coup de fouet claqua, un hennissement bref retentit, et la traction arracha les barreaux, déjà affaiblis par l’acide.

 

-         Qu’est-ce qui se passe ?

 

Il fit un bond en arrière et évita de justesse une ombre, portant cape et vêtements noirs, qui passa par l’ouverture en une fraction de seconde pour se trouver devant lui.

 

Romulus inspecta rapidement l’individu de la tête aux pieds. Impossible de voir son visage intégralement couvert par un masque de cuir. Il portait des lunettes qui cachaient ses yeux. La seule chose que put discerner le prieur chez ce personnage était des membres fins et souples, et une certaine grâce dans les mouvements, y compris les plus subtils.

 

-         Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous me voulez ?

 

Le personnage masqué ne prononça pas un mot. Par contre, il montra d’un pouce énergique la fenêtre.

 

-         Oh non, ça non ! Je refuse de partir ! J’ai confiance en la justice de mon pays !

 

En un tournemain, le monte-en-l’air sortit de sous sa cape une petite arbalète de poing qu’il braqua vers Romulus. Il ne fut pas long à se décider.

 

-         Bon, si c’est comme ça que vous le prenez…

 

La silhouette inclina la tête, et repassa par le soupirail d’un bond. Romulus se hissa, et regarda dehors. La silhouette encapuchonnée l’attendait, son arme toujours pointée vers lui, tandis qu’un autre personnage finissait de détacher le cheval qui avait forcé les barreaux pour l’atteler à une calèche.

 

L’individu masqué présenta au prêtre de Shallya une paire de menottes. Romulus eut un soupir de résignation et les passa. Sur un signe de son ravisseur, le prieur monta dans la calèche. L’inconnu grimpa à son tour et ferma la porte, le cocher fit claquer son fouet, et l’attelage partit.

 

Romulus regarda plus attentivement la silhouette assise face à lui.

 

-         Je vous reconnais audacieux, mais pas très stratège. Les gardes ne vous laisseront jamais ressortir, après ça. Je me demande même comment vous avez pu entrer ?

 

Pour toute réponse, le ravisseur fit un petit geste vers la fenêtre. Le prieur tourna la tête, et vit les portes de la cour de la caserne se rapprocher. L’un des gardes postés fit un petit signe au cocher, et ouvrit la lourde porte de bois, aidé par son compère.

 

Shallya ! Ludwig avait raison ! Depuis combien de temps ont-ils infiltré nos rangs ?

 

-         Ils seront bientôt sous les verrous pour ça ! maugréa-t-il pour dire quelque chose.

 

L’homme masqué se pencha en avant, et une voix étouffée par le masque chuchota :

 

-         Double jeu, double argent, double risque, Prieur Romulus.

 

Tels furent les premiers mots que le mystérieux personnage prononça vers l’aumônier, qui ne parvint pas à mettre un visage de sa connaissance sur le timbre de cette voix. La calèche quitta bientôt le quartier, avec les espoirs de Romulus. Au milieu du tumulte de la circulation persistante malgré la nuit, le véhicule venait de devenir complètement anonyme.

 

Au bout d’une grande heure, le prieur entendit un changement dans le bruit que faisaient les sabots des chevaux : l’attelage ne circulait plus sur les pavés, mais caracolait sur un sentier de terre battue. Ils avaient quitté la ville.

 

-         Jusqu’où vous allez m’emmener, comme ça ? Et qui êtes-vous, à la fin ?

 

L’individu masqué leva la main, et la baissa lentement, faisant signe à Romulus de patienter. Au bout de quelques minutes, le cocher fit accélérer la calèche. Le ravisseur porta la main à son cou, défit quelques attaches, et retira d’un geste son masque. Le prieur écarquilla les yeux de surprise.

 

-         Vous !

-         Avec fierté, sacro-saint homme !

 

Même après avoir retiré l’attirail, les traits de l’homme assis face à Romulus restaient invisibles, et pour cause ; il portait un bandeau qui recouvrait la moitié supérieur de son chef, avec deux trous pour les yeux. Mais pour le prêtre de Shallya, cette dissimulation rendait d’autant plus reconnaissable l’individu.

 

-         Je savais que j’étais la victime d’un complot, et que j’aurais affaire à des gens inattendus, mais je ne pensais pas à vous, Yavandir Pâlerameau !

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