Le Royaume des Rats

Chapitre 66 : De bien curieux partenaires

8032 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/10/2022 15:17

Le prieur Romulus n’en revenait pas.

 

-         Je ne comprends pas ! Comment vous pouvez être à l’origine de tout ce qui nous arrive depuis des semaines ? Vous, l’un des meilleurs amis d’Heike Steiner ? Vous, qui êtes l’un des fondateurs du Royaume des Rats ? Vous êtes beaucoup trop impliqué dans son histoire… et surtout, ce n’est pas du tout votre personnalité, Yavandir Pâlerameau !

 

L’Elfe masqué eut un petit rire en entendant son nom.

 

-         Que voulez-vous, la vie est pleine de surprises amusantes !

-         À quoi jouez-vous ? Vous êtes un artiste, vous avez été plusieurs fois au service du Prince Ludwig, et vous avez même prêté serment auprès de l’Ordre des Gardiens de la Vérité de Verena, comme lui et moi. Que signifie ce manège ?

-         Je vais tout expliquer, mais auparavant, je dois prendre une précaution supplémentaire.

 

Il sortit de sa poche un petit sac de soie noire. Romulus se laissa couvrir la tête de mauvaise grâce.

 

-         Nous nous éloignons de la périphérie de la ville, Frère Romulus. Il vaut mieux éviter que vous sachiez dans quelle direction nous allons.

 

L’Humain ne répondit pas, encore sous le choc. Il repensa à toute vitesse à tous les moments durant lesquels le bateleur Elfe avait donné son temps et son énergie pour le projet de bâtir un endroit comme Vereinbarung. Il avait découvert Heike, en compagnie de Brisingr Mainsûre et d’Hallbjörn Ludviksson. Il avait été aux petits soins pour elle alors qu’elle n’était encore qu’une toute jeune adolescente terrifiée par la moindre odeur de mâle. Il l’avait régulièrement divertie, enchantée grâce aux spectacles qu’il avait interprétés devant elle, à Steinerburg, mais auparavant à Altdorf, où elle avait assisté à ses représentations dans le plus grand secret.

 

C’est impossible ! Il ne peut pas être un agent de la Main Pourpre !

 

-         Allons, détendez-vous, Prieur. Autant annihiler tout de suite le suspense : tant que vous êtes bien sage et que vous ne tentez rien d’idiot, il ne vous arrivera absolument rien de désagréable jusqu’à ce que nous ayons atteint notre objectif.

-         Excusez-moi de ne pas être détendu face à celui qui nous a tous trahis, qui a fait tuer mon meilleur ami, puis a manœuvré pour me faire mettre au cachot, avant de m’en arracher contre mon gré !

-         Pour ce dernier point, je proteste ! répondit l’Elfe d’un ton amusé. Vous devriez me remercier : bientôt, vous aurez échappé à la colère du Prince Steiner.

-         Je suis innocent, Maître Pâlerameau !

-         Bien sûr. Mais le problème est que le bon peuple que vous aimez tant a besoin de coupables. Tout désigne Brisingr Mainsûre et vous, à présent. Votre avenir dans le Royaume des Rats me paraît compromis.

-         Ne vous moquez pas de moi, Pâlerameau ! Vous savez très bien que Ludwig Steiner est tout le contraire d’un imbécile ! Il m’aurait écouté me défendre ! Or, vous m’avez empêché de le faire, vous avez même aggravé mon cas !

-         « Aggravé votre cas » ? Comme c’est drôle ! Comment votre cas pourrait-il empirer ? Vous avez été condamné à la prison, et vu ce qu’on allait vous reprocher, le bûcher vous attendait déjà.

-         Pas forcément ! Si vous m’aviez laissé dans mon cachot, j’en serais sorti légalement un jour ou l’autre, j’aurais été soumis à un interrogatoire en règle devant une commission des plus grandes prêtresses de Shallya, sous la supervision des Verenéens ! Mon innocence aurait rapidement été établie ! Au lieu de ça, tout le monde va me considérer comme fugitif ! Fuir la justice d’un pays est le meilleur moyen d’en attiser la sévérité !

 

Pâlerameau se contenta d’un petit rire. Le prieur grommela sous sa cagoule :

 

-         Enfin, mon cas n’a pas d’importance, au pire, je saurai me justifier devant Morr. J’espère qu’il en est de même pour vous, car je devine que vos crimes sont nombreux !

-         Vous comprendrez rapidement qu’il ne s’agissait pas de « crimes », mais d’ « événements nécessaires à l’arrivée d’un âge nouveau ».

-         Était-ce nécessaire de prendre la vie de mon meilleur ami ? Comment avez-vous pu assassiner le Maître Mage ? Après tout ce qu’il a fait pour tous les habitants de ce Royaume et pour les Humains en général, lui qui vous faisait confiance… et que dire pour son épouse, pour qui vous êtes un bienfaiteur ? Vous lui avez littéralement broyé le cœur !

-         Hélas, Prieur, pour faire avancer l’Histoire, il faut régulièrement faire des choix. Certains peuvent être délicats, je vous l’accorde, mais je ne me suis pas trompé.

-         Vous pensiez vraiment faire le bon choix quand vous avez mis le sang de Jabberwocky dans son verre ?

 

Le bateleur pencha la tête sur le côté, et émit un petit ricanement bref.

 

-         Je n’ai pas eu besoin de me poser la question, car ce n’est pas moi qui ai fait ça. Même avec un costume, au milieu de tous ces gens qui me connaissaient, je risquais d’être reconnu. Par vous, par Steiner, par Heike, et d’autres. Mon employeur avait cependant prévu le coup : j’ai commandé le sang de Jabberwocky auprès de Maître Bébert, et pour brouiller les pistes, il y avait un complice dont je ne connais pas l’identité engagé pour l’occasion. J’ai déposé le poison dans une cachette convenue quelque part dans Steinerburg, et l’autre est allé le chercher. Nous ne nous sommes même pas croisés, pour plus de sûreté. L’autre agent de mon employeur s’est mêlé aux cuisiniers pour « rajouter » une petite saveur au vin estalien. Grâce aux talents de ce complice, notre ami à cornes avait déjà avalé l’ingrédient qui devait se mélanger au sang de Jabberwocky plus tôt dans la journée. En fait, il était déjà condamné sans le savoir.

-         Et c’est moi qui passe pour un empoisonneur, grâce à ce complice qui, j’imagine, a mis ce qui lui restait de sang de Jabberwocky dans mes affaires !

-         Simple mais efficace, n’est-ce pas ?

-         On finira bien par retrouver ce complice mystérieux et à le faire parler.

-         Oh, ça m’étonnerait, Prieur. Juste avant que je ne vienne vous chercher, mon employeur a confirmé par une petite missive qu’il était arrivé un « fâcheux accident » à ce complice. Plus besoin de penser à lui.

-         Et qui est cet employeur, Pâlerameau ? Qui vous a payé pour tuer mon ami, faire accuser le Magister Mainsûre, et me faire envoyer en prison, prison à laquelle vous m’avez arraché contre mon gré ?

-         Patience, patience, je vous ai dit. C’est une vertu dont vous êtes bien capable de faire usage, non ? Vous avez la sagesse d’un homme de foi. Méditez sur ce qui pourrait vous avoir amené ici. Je crois que vous avez une petite idée, tout au fond de vous.

 

L’Humain grogna.

 

-         Vous n’étiez pas obligé de vous attaquer à une enfant, Pâlerameau !

-         Vous parlez de Bianka ? Oh, elle a prouvé qu’elle n’était plus une enfant, voyons, Prieur. Ses investigations dans la Souricière ont fini par déranger les mauvaises personnes. Comme elle commençait à devenir un peu trop curieuse, j’ai eu envie de l’inciter à lâcher prise. En fin de compte, ça n’a fait que renforcer sa détermination, mais bon, maintenant qu’elle est clouée au lit, plus de danger de ce côté-là.

-         Vous avez mis en danger sa vie, et celle de ses frères ! Ces gens-là sont ma famille, Pâlerameau ! Remarquez, ils ont eu de la chance. D’autres ont été massacrés après votre passage dans la Souricière !

-         Un minable petit bandit, un loqueteux oublié de tous… Qui les regrettera ? Je le répète : notre cause est bien supérieure à ces misérables petites vies.

-         Cause supérieure ou pas, vous ne l’emporterez pas chez Nethu !

-         Ce n’est pas moi l’Elfe en prison qui est à quelques jours de le rejoindre après avoir été condamné pour hérésie !

-         Vous parlez de Mainsûre, n’est-ce pas ? Évidemment, c’est aussi vous qui avez mis le Codex Manu Fatali dans sa chambre ?

-         J’avoue que je n’en suis pas peu fier ! C’est moi qui ai ajouté les annotations, avec l’écriture de Mainsûre. Ce livre était tout ce qu’il y a de plus authentique ! Les prêtres qui l’ont confisqué n’ont pas été trompés par la marchandise. Encore un petit sacrifice qui en valait la peine, ma foi. Le plus dur a été de trouver une cachette suffisamment efficace pour être crédible, tout en laissant à un investigateur chevronné une petite chance de la trouver. J’ai dû entrer plusieurs fois en catimini dans la chambre pour pouvoir desceller peu à peu les planches sous lesquelles je l’ai dissimulé. Personne n’a rien remarqué, du moins jusqu’à l’intervention de cette chère Bianka ! Enfin, ce chapitre-ci est terminé, nous pouvons passer à autre chose.

 

Le prieur en eut assez.

 

-         Yavandir Pâlerameau, cela fait des années que vous êtes à la fois au service de Ludwig Steiner et des Gardiens de la Vérité. Vous êtes le parrain d’Heike, au même titre que Mainsûre. Mais surtout, vous êtes avant tout un artiste, vous êtes du genre à faire rire, à faire rêver, à faire réfléchir les autres grâce à vos spectacles. Vous combattez tout ce qui vous semble injuste : la bêtise du paysan, la cupidité du riche bourgeois, la gravité du magistrat ou de la femme d’église qui n’a jamais esquissé un seul sourire. Toujours un pied de nez, un calembour, un trait d’esprit ou une grimace pour faire tourner en bourrique les individus qui ont besoin d’une bonne leçon. Vous êtes un artisan de la comédie qui croque la vie à pleines dents, un poète qui sait donner un éclat angélique à la plus insignifiante des choses. Alors, au moins, dites-moi : que vous est-il arrivé ? Comment ce joyeux luron prompt à s’amuser tout en divertissant les autres peut-il être membre d’une secte composée de fous furieux qui projettent de plonger le pays tout entier dans un effroyable charivari de folie, de meurtres et de mutations ? Répondez-moi !

 

Romulus ne perçut aucune réponse. Le tissu noir masquait son regard, et étouffait aussi les sons qui parvenaient difficilement à ses oreilles. Le grincement des roues était tout ce qu’il entendait. Pendant un moment, il s’imagina même être seul dans la calèche, lorsqu’une voix répondit. Une voix grave, monocorde, sans la moindre once de chaleur ou d’empathie. Le prieur sentit une brutale poussée de sueur imbiber sa bure lorsqu’il comprit que c’était bel et bien Yavandir qui parlait.

 

-         D’accord, je vais vous répondre. Après tout, vous avez été suffisamment malmené pour avoir au moins un peu de vérité en compensation. Eh bien, voilà, Prieur : ce qui m’est arrivé, c’est que j’ai finalement compris que tout ceci était futile. Rien n’a plus d’importance pour moi depuis la disparition de Katarine.

-         Katarine ? répéta le prieur.

-         Vous avez oublié cette histoire, Prieur ? Je vous l’ai racontée, néanmoins, vous devez vous en souvenir.

-         Qu’est-ce que Katarine vient faire là-dedans ?

-         Katarine était tout pour moi, Prieur. Tout ! Ma vie, mon âme, ma muse ! Jamais je n’avais aimé une femme autant que Katarine Braun. Je ne pensais même pas pouvoir éprouver ce genre d’émotion avant de la voir ! Or, Katarine m’a fait mal, tellement mal ! Une autre sensation que je n’avais jamais imaginée !

-         Oh… Je me rappelle, maintenant, Yavandir. Elle vous a quitté, n’est-ce pas ?

-         Elle a disparu sans laisser la moindre trace ! Pas le moindre mot, pas de lettre, pas une fleur sur l’oreiller ! Je lui avais tout donné, elle m’avait tout rendu, jusqu’à cette nuit fatale ! Nous nous sommes aimés pendant des heures, avec une passion que je n’avais jamais connue, pas même au plus fort de la représentation d’un de mes spectacles devant Karl Franz lui-même ! La nuit a duré une éternité de plaisir et de tendresse… et à mon réveil, plus rien ! Elle avait complètement disparu. Elle s’était dissipée comme un rêve merveilleux. Je me suis précipité dehors sans même prendre le temps de me rhabiller. J’ai cherché, j’ai cherché… et je ne l’ai jamais retrouvée.

 

Pendant un instant, Romulus hésita. Il ne savait pas s’il devait éprouver de la colère, de l’incompréhension, ou une immense pitié.

 

-         Je n’arrive pas à y croire… Tout ça pour un chagrin d’amour ?

-         Avez-vous déjà connu pareille souffrance, Prieur ? C’est pire que de sentir une patte de harpie déchirer votre épiderme, écarteler vos côtes, puis broyer votre cœur. Je ne souhaite à personne de vivre pareille douleur. Pas même à mon pire ennemi.

-         Et c’est pour évacuer votre douleur que vous avez décidé de renoncer à tous vos idéaux, trahir ceux pour qui vous comptiez vraiment et provoquer une guerre civile avec tout son lot de tragédies ? Vous êtes pathétique !

 

Le bateleur ne répondit pas. Une longue quinzaine de secondes passa. Puis, subitement, Yavandir poussa un cri de rage. Le prieur se sentit projeté sur la cloison du carrosse, et une lame froide lui mordit la peau du cou à travers le tissu. Pendant un instant, Romulus prit peur. Et si Yavandir oubliait ses engagements pour laisser libre cours à sa colère ?

 

-         Ce qui est pathétique, c’est votre assurance, Prieur. Vous croyez savoir, mais vous ne savez rien. Bien sûr qu’il ne s’agit pas seulement d’un chagrin d’amour ! C’est aussi un amer constat après le choc. La réalité a repris le dessus, avec violence, mais c’était une violence nécessaire. C’est vrai, j’ai été cet artiste. Un loufoque stupide qui n’avait aucune conscience des vraies menaces qui pèsent sur ce monde décrépit. Mais que croyez-vous qu’il se passe, pendant que nous, malheureux petits mortels, nous nous querellons comme des enfants impatients autour d’un gâteau trop petit pour tout le monde ? Les Dieux nous observent, nous jugent, et ils nous ont déjà condamnés ! Voyez donc ce qui est arrivé au fier peuple d’Ulthuan : une petite tentation de Slaanesh, et… hop ! Un peuple entier de dégénérés prêts à massacrer tout le monde juste pour le plaisir de la souffrance ! Et votre peuple ? Que croyez-vous que les Humains de l’Empire pensent du Royaume des Rats ? Vous ne le savez probablement pas, mais l’Empereur est déjà en train de préparer ses troupes en vue d’annexer votre misérable pays avant qu’il ne devienne trop développé ! Vous êtes tous perdus, tous !

 

L’Elfe relâcha son étreinte. Le craquement du cuir confirma à Romulus qu’il avait repris sa place. La voix de Yavandir continua plus calmement :

 

-         J’ai compris que j’étais dans l’erreur. Tant d’énergie gaspillée dans des activités aussi futiles ! Franchement, à quoi bon ? Bien sûr, j’aime rire, mais lorsque le jugement des Dieux se déchaînera sur le monde, le rire ne servira à rien. J’ai eu un petit aperçu de ce qui nous attendait, Prieur : le Chaos intégral, les civilisations entières balayées par la folie des hommes, sous la malveillance des Dieux qui les abandonnent. L’influence des Terres du Chaos au nord s’étend de jour en jour, et personne ne semble en avoir cure. Les Gardiens de la Vérité n’y peuvent rien, qu’ils soient au courant ou pas. Ils croient savoir, mais ils seront bien amers le jour où ils comprendront que ce savoir ne les protégera pas. Le Chaos est à nos portes. Alors autant accélérer les choses, et provoquer le changement, le vrai, et en profondeur ! Un changement que la Main Pourpre sera en mesure de contrôler à son avantage, bien sûr. Nous ne pourrons pas affronter et supporter l’influence des Terres du Chaos si nous ne nous y préparons pas. C’est ce que la Main Pourpre veut faire. Nous voulons évoluer. Seule la puissance et la grâce offertes par Tzeentch nous permettront de changer suffisamment pour cesser d’être plus bas que terre et de nous élever comme nous aurions déjà dû le faire depuis bien longtemps ! Et dans le désordre général provoqué par les Vents de Magie qui souffleront plus fort que jamais, nous serons les maîtres !

-         Des « maîtres » esclaves de votre Dieu !

-         Ce n’est pas de l’esclavage, Prieur, mais un serment de fidélité. Vous avez juré fidélité à Shallya, vous savez ce que c’est.

-         Mais vous… C’est Liadriel qui vous inspire ! Et vous écoutez Verena, également !

-         Plus maintenant, Prieur Romulus. Ils m’ont menti, ils m’ont raconté des sornettes ! Ils n’ont que faire de moi. Autrement, ils ne m’auraient pas pris Katarine !

 

L’Humain voulut faire appel à la fibre émotionnelle de son interlocuteur.

 

-         Pourtant, la dernière fois que vous êtes venu il y a six mois, vous avez une fois de plus montré votre plus beau visage ! Nous étions tous très heureux de découvrir votre spectacle ! Tout le monde était enchanté : Heike, Psody, Ludwig, les enfants, les autres invités… Ce fut votre meilleure performance !

-         La meilleure performance que j’ai donné ce soir-là, c’était de vous faire croire que j’étais toujours le même. En réalité, j’ai quitté ce rôle de saltimbanque écervelé depuis plus longtemps que vous ne pensez.

 

Ces paroles finirent de briser les espoirs du prieur. Une amertume écœurante lui monta à la bouche.

 

-         Vous avez raison. Le spectacle est bel et bien terminé pour le Yavandir Pâlerameau que je connaissais.

 

Le bateleur ne répondit rien. Romulus comprit que la conversation était finie.

 

*

 

-         Vois toi-même.

 

Kristofferson était à la fois abasourdi et très peiné. Et pourtant, les faits étaient là : le prieur Romulus, meilleur ami de son père et fondateur du Royaume des Rats, emprisonné sur ordre du Prince, avait disparu.

 

-         Il a bénéficié d’une complicité extérieure, sans le moindre doute. Tu n’as qu’à voir l’état du mur de la cellule où on l’a enfermé.

-         Je n’en reviens pas. Comment a-t-il pu ?

-         Approche ton nez des barreaux, tu sentiras des résidus d’acide. Quelqu’un a fragilisé l’acier des barreaux pour pouvoir les arracher. Il y avait une calèche. Regarde, l’un des chevaux a laissé du crottin sur les pavés, ils n’ont pas pris la peine de l’enlever.

 

Kristofferson posa la main sur le bras du capitaine.

 

-         Mon grand-père a déjà un avis péremptoire : Romulus ne peut pas être le complice des assassins du Maître Mage.

-         Et pourtant, il a bel et bien quitté la caserne !

-         Il ne peut pas avoir pris la fuite ! Il est innocent, Wally !

-         Je te crois, mais les faits sont là. Je suppose qu’on l’aurait enlevé, quant à savoir pourquoi…

 

Le Skaven brun s’énerva.

 

-         Et que faisaient tes soldats ? N’étaient-ils pas censés surveiller ? Alors quoi ?

-         Alors, on est toujours à la recherche des quatre qui étaient de garde à la porte principale, ainsi que des trois autres de la cour ! répliqua durement le capitaine. Ils ont disparu eux aussi, tous les sept.

-         Hein ? Tu veux dire que… ?

 

Le visage de Walter se crispa de colère.

 

-         Oui, Kit : tous étaient des agents de la Main Pourpre, j’en suis certain ! Tous me font passer pour un branquignol ! Un fantoche ! Eh bien, je peux te garantir que les larbins de cette secte seront sous les verrous dans les prochains jours ! Je fais maintenant une affaire personnelle de tous les livrer au bourreau ! Je précise : s’ils n’ont pas commis la folie de résister au cours de leur arrestation, parce que s’ils se rebiffent, je n’hésiterai pas à les abattre comme des chiens enragés !

 

Kristofferson leva la main.

 

-         Et prendre le risque de perdre des informations ? Non, des prisonniers sont plus utiles que des cadavres !

-         Quelle différence ça fait ? Ce ne sont que des exécutants qui ne connaissent probablement pas toute l’affaire.

-         On n’en sait rien ! Écoute, je sais que c’est difficile, mais nous devons rester concentrés et ne pas commettre d’erreur.

-         C’est facile pour toi de dire ça, Kit ! Ce n’est pas toi qui es tourné en ridicule à cause de ces gens !

 

À peine ces mots étaient-ils parvenus à son cerveau que le cœur du Skaven brun s’emballa.

 

-         Ces gens ont tué mon père, Wally ! Permets-moi de ne pas pleurer sur ton amour-propre !

 

Son regard flamboyant, ses dents serrées, son poil hérissé, les effluves de rage exhalés par tout son corps douchèrent net le capitaine. Tremblant d’inquiétude, il murmura :

 

-         Tu as raison, mon ami. Je retire ce que j’ai dit.

-         Je ne te demande pas de retirer, mon ami, je te demande de rester concentré. On va les retrouver, ces fumiers. On va les capturer, puis les convaincre de nous dire tout ce qu’ils savent sur les projets de leur saloperie de secte à la con. On va retrouver leur chef, et le couper en deux à la scie en place publique, dans le sens de la hauteur. Et surtout, on va faire comprendre aux adeptes de toutes les sectes des quatre Dieux interdits qu’ils ne sont définitivement pas les bienvenus à Vereinbarung !

 

Walter ne répondit pas. Mais il sentit son cœur se réchauffer quand il vit son camarade tendre la main et murmurer :

 

-         Pour la Vertu de notre Licorne.

 

Il serra fermement le poignet de Kristofferson et répéta :

 

-         Pour la Vertu de notre Licorne.

 

*

 

Le prieur de Shallya se réveilla en sursaut. Il fut d’abord surpris de se retrouver au milieu d’une calèche, puis il se remémora en quelques instants la triste situation dans laquelle il se trouvait. Les événements des dernières heures lui revinrent en tête rapidement : son arrestation, son emprisonnement, son extraction, la rencontre avec le vrai responsable, la confession de celui-ci, ses menaces… Au bout d’un temps indéfinissable, il s’était assoupi. Le bateleur lui avait retiré sa cagoule, et l’avait laissé tout seul.

 

Il n’a quand même pas commis cette erreur ?

 

C’est alors qu’il remarqua un petit détail : son poignet gauche était désormais libre, mais les menottes le rattachaient par la main droite à une poignée de cuivre fixée près de la fenêtre. Le prêtre se demanda s’il allait trouver près de lui quelque chose pour crocheter la petite serrure, lorsqu’il entendit la voix de Yavandir, dehors.

 

-         Ah, voilà nos amis !

 

Des sifflements stridents et caractéristiques répondirent à son salut.

 

-         Voilà la chose-Elfe !

-         Tu nous obliges à sortir le jour ! Horrible-affreux soleil ! Brûle ma peau !

 

Des Skavens Sauvages !

 

Le prieur se félicita d’avoir appris le queekish auprès de Psody, car toute la conversation qui suivit se déroula dans l’odieuse et agressive langue des fils du Rat Cornu. Yavandir maîtrisait également ce dialecte.

 

-         Détendez-vous, ce sera bientôt fini.

-         Beaucoup de Skavens trouvent que c’est plus agréable que votre égout !

 

Tiens ? Qui est-ce ?

 

Un autre protagoniste était manifestement en présence des deux hommes-rats et de l’espion. La voix appartenait probablement à une femme, Humaine, peut-être Halfling. Elle était plutôt aiguë, comme celle d’un enfant.

 

-         Au moins, vous êtes à l’heure au rendez-vous, messieurs.

-         Tu as le trésor, mini-chose ?

 

« Mini-chose »… C’est comme ça que les Sauvages appellent les Halflings. C’est une Halfling, alors ? songea Romulus.

 

-         Je l’ai. Mais avant de vous le donner, je veux voir la garantie.

 

L’un des Skavens grogna :

 

-         Tiens, voilà ! Message de notre Maître, le Prophète Gris Karhi.

 

Romulus entendit le bruit d’un parchemin déroulé, puis il y eut quelques secondes de silence, comme la petite personne devait lire le document.

 

-         Et la garantie ?

-         La… quoi ?

-         Ce que vous devez me donner maintenant.

-         Nous… nous n’avons rien-rien à te donner, mini-chose.

-         Ne me mentez pas ! Votre maître dit dans cette missive qu’il y a un premier gage d’amitié. Où est-il ?

 

Les deux Skavens répondirent maladroitement.

 

-         Euh…

-         C’est que…

-         Vous l’avez perdu ? Ou vous l’avez gardé pour vous ? éclata la petite voix.

-         Non, non ! Jamais-jamais !

-         Donne-lui, idiot-crétin !

-         Mais c’est toi qui l’as, minable-dégénéré !

 

Le prieur sentit ses lèvres se plisser de cynisme. Les deux fils du Rat Cornu étaient en train de se rejeter la faute mutuellement, conformément à l’habitude de tous les représentants de leur peuple. Finalement, il y eut une exclamation.

 

-         Voilà-voilà, mini-chose ! La bourse était dans mon autre poche.

-         Ah, c’est malin ! Donne !

 

Encore quelques secondes de silence, assorties d’un léger son de froissement de cuir.

 

-         Eh bien, vous voyez bien ! Avec un petit peu de bonne humeur, tout s’arrange !

-         Bonne humeur… tout arranger, mini-chose.

-         Maintenant, toi, donne-donne l’objet ! couina le Skaven, qui avait repris du poil de la bête.

 

Un petit soupir, puis un peu de reikspiel.

 

-         Donne-lui, Yavandir.

 

Un petit gloussement, suivi d’un grand rire.

 

-         Oui ! C’est le trésor-trésor !

-         Prophète Gris Karhi sera content ! Fou de joie !

-         Ramenez-le sans faute à votre maître, et prenez garde ! recommanda la voix fluette. Rappelez-lui qu’il a promis de me donner toute la malepierre de cette année ! C’est écrit sur cette lettre. S’il n’a pas sa part à cause de vous, je n’aurai pas la mienne ! S’il ne tient pas sa parole, je n’aurai pas ma part non plus. Et si je n’ai pas ma part… tous les Skavens de l’Empire Souterrain le regretteront, je vous le garantis !

 

Romulus sentit un frisson lui parcourir l’échine. Le temps de prononcer ces derniers mots, la voix n’avait absolument plus rien d’enfantin. Les deux Skavens Sauvages déguerpirent en sifflant.

 

-         Bon, allez, assez perdu de temps. Je suis attendu.

 

Le prieur devina que l’espion retournait vers la calèche. Il distingua les voix qui se rapprochaient.

 

-         Pourquoi t’es-tu montrée ?

-         Il le fallait. Sans moi, ça n’aurait pas fait sérieux ! Et puis, tout s’est bien passé, non ?

-         Allez, tais-toi, maintenant !

-         Sois bien sage ! répondit la petite voix avec un petit rire.

 

Yavandir rouvrit la portière et s’installa face au prieur. Il cria un « on repart ! » à l’attention du cocher.

 

-         Ah, vous êtes réveillé. Pas trouvé le temps trop long ? Désolé, mais c’était nécessaire.

-         Vous êtes complice des Skavens Sauvages !

-         Et alors ? Psody était un Skaven Sauvage, lui aussi, vous avez été son complice pendant des années, et je n’en fais pas tout un plat. Au fait… j’espère que vous n’avez pas suivi notre conversation, petit canaillou ?

-         Comment le pourrais-je ? Je ne parle pas leur baragouinage ! mentit le prieur.

-         Comment, un Gardien de la Vérité qui travaille depuis des années avec les Fils du Rat Cornu ignorerait tout de leur langue ? Désolé, Prieur, mais cela manque de crédibilité. Je suis certain que notre ami Psody vous a appris à comprendre le queekish. Mais, bah, cela n’a aucune importance, de toute façon, le résultat sera le même d’ici quelques jours.

 

Romulus en profita pour tenter d’obtenir des informations.

 

-         Dans ce cas, vous pourriez au moins me dire dans quel bourbier vous m’enfoncez ! Un meurtre, de fausses preuves, une fuite forcée, et maintenant des Skavens Sauvages et une autre complice ! J’aimerais savoir à quelle sauce on va me manger ?

-         Vous le saurez bien assez tôt, Prieur. Et pour ce qui est de ma « complice », apprenez qu’il s’agit seulement d’une très bonne amie, en qui j’ai toute confiance, et que ce n’est pas d’elle dont vous devriez avoir peur.

-         De qui devrais-je avoir peur, alors ? Des Skavens Sauvages ? Ils nous agressent déjà depuis des semaines !

-         Oui, je sais. Comme c’est tragique ! Ils s’en prennent aux enfants que vous leur avez volés, ou aux enfants de cette première génération. Quelle misère !

-         Ce n’est pas drôle du tout, Yavandir ! Des dizaines de familles sont déjà déchirées par le chagrin !

-         Ce sera le cadet de leur souci une fois la guerre commencée, Prieur. Mais les Skavens de l’Empire Souterrain ne seront pas les plus à craindre. En fait, sur conseil de mon amie, je me suis assuré de leur tranquillité en offrant à leur chef un cadeau spécial.

-         Un « cadeau spécial » ? Allons bon ! Qu’est-ce que vous leur avez donné ?

-         Le symbole du Royaume des Rats. L’objet qu’ils craignent le plus, car il a magistralement illustré à plusieurs reprises la victoire de la Lumière sur la Ténèbre. Le plus grand trésor que le sage Cuelepok a transmis à son meilleur élève, devenu un puissant Mage de Jade à Vereinbarung avant de retourner à la terre.

 

Romulus fut soudain abasourdi.

 

-         Le… vous n’avez pas fait ça ?

-         Quoi donc ? répondit Yavandir, de plus en plus amusé.

-         Vous n’avez pas donné à ces brutes le masque de Cuelepok ?

-         Gagné, mon ami ! Vous feriez fortune comme diseur de bonne aventure Strigany !

-         Comment l’avez-vous eu ? Cet objet était dans un tabernacle au fond d’une chapelle privée et secrète !

-         Qui était bien cachée, je vous le concède. Impossible à repérer de l’extérieur, avec une seule fenêtre donnant dans un réduit coincé au milieu de la structure du bâtiment, et la seule entrée dissimulée dans le cabinet de feu ce bon rat Psody. Mais mon petit doigt, ainsi que l’amie que vous avez entendue tantôt, m’ont gentiment signalé l’endroit. Mon amie a le nez très fin. Elle sent la magie. Il ne m’a pas été particulièrement difficile de trouver comment entrer dans la chapelle une fois que j’ai su où était la source de magie qui émettait cette radiation.

 

La sueur monta au front du prieur.

 

-         Vous rendez-vous compte de ce que qui va arriver, Pâlerameau ? Jamais ils ne pourront utiliser son pouvoir ! C’est un concentré de magie de Jade ! Ce Prophète Gris dont parlaient les Skavens Sauvages à qui vous l’avez remis est fou ou stupide ! S’il tente quoi de faire quoi que ce soit avec cet artefact, il va lui arriver de gros ennuis !

-         Ce n’est pas mon problème, Prieur. J’ai besoin de ressources pour mon propre projet, et seuls les Skavens de l’Empire Souterrain peuvent me la procurer.

-         De la malepierre, bien sûr. Et pourquoi avez-vous besoin de… oh ! Oh, Shallya !

 

Le sourire de l’Elfe se mua en un rire gras.

 

-         Ah, je vois que vous commencez à comprendre !

-         Tzeentch est le Dieu des Mutations ! Vous voulez provoquer une vague de Mutations, c’est ça ?

-         Oh… non ! Je vais vous surprendre, mais vous vous trompez ! Justement, Tzeentch est aussi un Dieu imprévisible. Le coup des puits empoisonnés à la malepierre, c’est éculé. Non, nous prévoyons quelque chose de beaucoup plus… monumental. Mais vous n’avez pas besoin d’en connaître davantage, ceci ne vous concerne pas.

-         Quoi que vous prévoyiez, ça ne vous apportera rien de bon, Pâlerameau ! Les Dieux du Chaos proposent toujours des marchés de dupe, et celui-là ne fait pas exception ! Quand vous aurez satisfait votre Dieu, il n’aura plus besoin de vous, et alors il vous détruira !

-         Je vous en prie, vous n’avez rien de plus inédit ? Toujours ces croyances démodées…

-         Les Dieux vivent dans des sphères temporelles sans commune mesure avec les nôtres. Leur mentalité est immuable, à notre échelle. Y compris celle du Dieu du Changement !

-         Votre Royaume des Rats est la preuve du contraire, Prieur. Il y a longtemps que le Rat Cornu aurait poussé ses chers petits enfants à tous vous dévorer s’il n’avait pas décidé de les laisser prospérer entre vos mains Humaines. Ou bien, peut-être qu’il s’apprête justement à le faire, puisque sa volonté sans commune mesure avec notre sphère temporelle est immuable ?

 

Romulus ne répondit pas, trop las pour réfléchir. Il pensa encore :

 

Oui, le Yavandir Pâlerameau qui était mon ami a quitté la scène pour de bon.

 

Il sentit encore un coup à l’estomac quand il entendit le bateleur.

 

-         Remarquez, il n’est pas encore trop tard pour vous… Peut-être que vous pourrez sauver votre peau, en fin de compte ?

-         Vous avez déjà scellé mon sort, Pâlerameau.

-         Certes, je vais vous livrer à quelqu’un, mais si vous me le demandez gentiment, je pourrai peut-être prendre la mauvaise direction au croisement suivant, et vous emmener vers une toute autre destination ? Bien sûr, mon employeur actuel serait très mécontent, mais nous n’aurons pas à craindre sa colère. Tzeentch se chargera de le réduire au silence. Bien entendu, il y aura une contrepartie : vous prêterez serment auprès de la Main Pourpre, vous renoncerez à votre Déesse, si compatissante qu’elle est en train de vous abandonner à un triste sort, et vous jurerez fidélité à Tzeentch, le Dieu de la Magie et du Changement. Alors, marché conclu ?

 

*

 

-         Jamais !

 

Kristofferson Steiner roula en boule le papier sur lequel il était en train de rassembler toutes les observations qu’il avait faites ces derniers jours pour tenter de comprendre tout ce qui se tramait à Vereinbarung.

 

-         Jamais le Prieur ne ferait ça, jamais !

 

Hélas, il n’avait pas d’autre piste plus concrète à se mettre sous la dent. Bien sûr, le poison retrouvé dans la chambre du prieur était un piège, il n’avait pas le moindre doute là-dessus. Mais comment avait-il pu disparaître comme ça ?

 

Le prieur est-il vraiment passé du côté de la Main Pourpre ?

 

Non, il était bien trop fidèle à la famille Steiner pour ça. Quelqu’un d’autre l’avait entraîné, arraché à la justice de Steinerburg. Mais qui ? Et pourquoi ?

 

Peut-être que ces fameux soldats disparus savent quelque chose ?

 

Kristofferson n’avait aucun doute à ce sujet non plus ; son ami retrouverait les gardes manquants, et peut-être d’autres sectaires infiltrés, quitte à interroger tous les éléments de la garnison un par un, et à utiliser la force. Mais cela ne suffisait pas à atténuer le ressenti du jeune Skaven brun.

 

La peur commençait à désagréablement comprimer ses tripes.

 

S’il y avait des traîtres jusque dans la Garde de Vereinbarung, cela pouvait carrément remonter jusqu’au domaine princier-même !

 

Gabriel et Isolde vont avoir de vraies raisons d’avoir peur… et je ne sais pas si je pourrai les rassurer !

 

Ce qui l’incommodait le plus était sa propre solitude : il n’avait plus aucune oreille attentive pour l’écouter, aucune épaule réconfortante sur laquelle s’épancher. Sa mère était tellement triste qu’elle s’isolait désormais dans sa chambre, sans plus en sortir. Son frère adulte était encore derrière les barreaux. Sa sœur était malade à tel point que même si sa vie n’était plus en danger, il ne fallait surtout pas déranger son repos. Son grand-père était noyé sous les obligations à traiter par rapport aux dangers extérieurs comme intérieurs.

 

Et les Jumeaux qui sont partis batifoler je ne sais pas où, à la recherche de documents qui n’existent que dans leur imagination, je parie !

 

Son oreille pivota nerveusement. Il entendit à travers les cloisons qui séparaient sa chambre de celle de ses parents les cris et pleurs de la petite Isolde, encore victime d’un cauchemar.

 

Ne pas pleurer, ne pas pleurer !

 

Peine perdue, les larmes commençaient à glisser sur son museau. Il serra les poings de frustration.

 

Marjan, Jochen… revenez, revenez vite !

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