Le Royaume des Rats

Chapitre 61 : Une soirée fort mouvementée

7452 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/07/2022 19:10

Le reste de la journée se déroula sans le moindre incident. Bianka avait un peu repris du poil de la bête, mais elle resta dans un état de semi-somnolence. Kristofferson avait fait du repérage, et déterminé les endroits où lui et ses comparses se posteraient le lendemain, pendant le Conseil de Guerre.

 

En attendant l’heure du souper, Heike, Bianka, Isolde et le Prince se reposaient dans le petit salon de musique. Steiner y avait fait amener son clavecin à grands frais. Il lui arrivait régulièrement d’égrener quelque mélodie entre deux affaires capitales. L’air qu’il jouait ce soir-là était doux et mélancolique à la fois. La musique n’était couverte que par les crépitements irréguliers du feu dans la petite cheminée.

 

Assise dans un grand fauteuil moelleux, Heike écoutait sa fille aînée.

 

-         Je progresse peu à peu sur le fonds Girotti, mais ça traîne. Plus j’ai l’impression d’avancer, plus je découvre des complications qui me rajouteront du travail !

-         Peut-être que tu pourrais demander à quelqu’un de t’aider ? Tu n’es pas obligée de tout faire toute seule ?

-         Hum… Je n’avais pas pensé à ça.

-         C’est peut-être le genre de chose à laquelle tu devrais justement penser plus souvent ? Un travail pénible peut être accompli plus rapidement s’il est exécuté par plusieurs personnes, à condition que celles-ci soient capables de le faire.

 

La jeune fille-rate ne répondit rien, mais elle sentit un fond de vérité dans les paroles de sa mère. Celle-ci se leva et s’étira. Même avec une robe aux tissus détendus, sa condition ne pouvait plus passer inaperçue.

 

-         Père, si vous le permettez, je souhaiterais aller me coucher. Je n’ai pas la force de tenir un repas entier à table.

-         Oh… comme tu voudras, mais je vais quand même demander à Magdalena de t’apporter quelque chose. Il ne faudrait pas que tu t’endormes le ventre vide.

-         Pourrez-vous lui demander de prévoir aussi le repas d’Isolde ? Nous le mangerons dans mes appartements.

-         Soit.

 

Heike se tourna vers la grande archiviste.

 

-         Bianka, ma chérie, auras-tu la gentillesse d’arroser les fleurs de la serre avant de manger ?

-         Bien sûr, Mère, tout ce que tu voudras.

 

Sans un mot supplémentaire, mais avec le sourire, la mère-rate sortit d’une poche de sa robe la clef du bâtiment vitré et la posa sur la table. Elle embrassa sa fille, son père, puis elle se dirigea mécaniquement vers la porte. Une fois sortie, Bianka se gratta la nuque et murmura, la gorge serrée :

 

-         J’aimerais tellement pouvoir faire davantage…

 

Elle avait encore sur le cœur le violent échange qu’elle avait entendu dans le parc.

 

Mais je ne dois rien dire avant la fin de l’enquête, ça pourrait brouiller les choses ! Allez, ma grande, du courage, demain soir, le piège se referme !

 

Elle se tourna vers son grand-père.

 

-         Opa, savez-vous comment je pourrais soulager son chagrin ?

-         Tu fais déjà tout ce que tu peux pour ça, trésor. Ta mère ne manque pas de ressources, mais en ces temps terribles, votre soutien à tous est primordial.

-         Dire que son enfant à venir ne connaîtra même pas son papa, murmura la jeune fille-rate. Ce n’est pas juste !

 

Le Prince serra sa petite-fille dans ses bras.

 

-         La vie n’est pas toujours juste. Je le sais très bien. Mais je sais aussi que le malheur ne dure jamais éternellement. Gardons la tête sur les épaules, retrouvons les conspirateurs de la Main Pourpre, et nous pourrons assumer pleinement la situation. En attendant, je dois me préparer, une longue journée nous attend demain. Quand tu auras fini de t’occuper des fleurs de ta mère, rejoins-nous vite pour le souper. Plus tôt nous sortirons de table, plus tôt nous pourrons aller dormir, et Verena sait à quel point nous aurons besoin de toutes nos forces !

 

Elle lui donna une petite bise.

 

-         Je vous aime.

 

Le grand Humain leva l’index, et désigna l’âtre où la bûche finissait de se consumer.

 

-         Je balancerai ma couronne au feu si c’est le prix à payer pour garder ton amour. N’oublie jamais ça.

 

La Skaven blonde quitta le salon de musique à son tour, laissant le Prince seul.

 

*

 

Gabriel se réveilla en sursaut. Il regarda tout autour de lui, et dut passer une poignée de secondes à réfléchir pour comprendre comment et pourquoi il se trouvait là où il était.

 

Je… me suis… endormi ?

 

Il était effectivement assis sur l’herbe, sous un arbre, près d’un des sentiers qui traversaient le parc du domaine Steiner. Il soupira de chagrin. D’ordinaire, il n’était déjà pas facile pour lui de trouver le sommeil. Or, depuis l’affreuse soirée où son père s’était écroulé devant lui, il n’avait pas réussi à passer une nuit sereine. La peur, la tristesse, la culpabilité agissaient de concert pour lui interdire le repos.

 

Et donc, le sommeil l’avait surpris alors qu’il avait voulu s’allonger quelques minutes sous l’arbre.

 

Avec terreur, le petit Skaven gris clair constata que le soleil s’était couché.

 

Il fait nuit, et je suis dehors ! Je suis en danger ! Je ne dois pas être dehors la nuit !

 

Affolé, il bondit sur ses pieds et se précipita en direction du manoir. Il courut à perdre haleine, se maudissant de s’être autant éloigné de son abri. Tout autour de lui, les arbres et les buissons n’étaient plus que des masses sombres, derrière lesquelles pouvait facilement se tapir un Skaven Sauvage prêt à bondir. Le vent qui sifflait à ses oreilles chuintait comme le ricanement d’un monstre. Même s’il parvenait à y voir relativement clair grâce à la lumière des étoiles et des lunes, il sentait la panique enserrer son cœur et ses poumons. Le danger pouvait venir de n’importe où. Y compris du puits décoratif ou du bassin.

 

Enfin, Gabriel parvint jusqu’à la section du parc à proximité des habitations. Devant lui, il y avait le manoir lui-même. Les lueurs des bougies et des lustres scintillaient derrière les nombreuses vitres. Un hennissement derrière lui, sur sa droite, au loin, lui rappela la présence des écuries dans cette direction. Il jeta un petit coup d’œil, et repéra Kristofferson en train de panser Weissherz. Et sur sa gauche, quelques dizaines de yards plus loin, se découpait la sombre forme de la serre.

 

Le petit garçon-rat repéra la lueur d’une lanterne à travers le verre bombé des parois du bâtiment qui abritait le potager, les fleurs et les arbres fruitiers de sa mère. En plissant les yeux, il devina la silhouette de Bianka.

 

D’habitude, c’est Mère qui s’occupe de ses plantes ? Bah…

 

Il regarda attentivement tout autour de lui… il n’y avait rien de suspect. Il était dans un terrain bien trop dégagé et trop près de la maison pour voir un Skaven Sauvage se jeter sur lui. Alors, il s’autorisa à reprendre son souffle. Peu à peu, le rythme de sa respiration revint à la normale.

 

Il n’y avait que le bruit des insectes nocturnes, accompagnés par le léger sifflement du vent nocturne. Après l’orage du matin, les nuages s’étaient dissipés, laissant un ciel constellé de myriades d’étoiles. À présent qu’il était dans un cadre plus sécurisé, Gabriel se surprit à apprécier l’environnement.

 

Il ne faut quand même pas traîner, Mère m’a défendu de rester dehors la nuit.

 

L’oreille du jeune garçon-rat pivota soudainement, attirée par quelque chose.

 

C’était un petit bruit, très bref, mais très reconnaissable : le grincement de la porte de la serre.

 

Bianka a fini ?

 

Il regarda en direction du grand bâtiment. Son museau se fronça. Normalement, il aurait dû voir sa grande sœur, éclairée par sa lanterne, en train de verrouiller le bâtiment. Mais il n’y avait point de lumière. Par contre, il vit une ombre, celle d’un individu grand, mince, qui courut silencieusement et gracieusement jusqu’à un épais buisson pour y disparaître.

 

Qui c’était ? Certainement pas Bianka !

 

Il distingua de nouveau la lumière de la lampe de Bianka à travers les carreaux de la serre. Son instinct lui fit penser à quelque chose qui l’inonda instantanément de sueur.

 

Un intrus !

 

Il décida de rejoindre la Skaven blonde au plus vite.

 

 

Bianka finissait d’arroser les tulipes. Une fois le dernier sillon abreuvé, elle jeta un coup d’œil à l’ensemble de la serre, satisfaite de voir son travail achevé. Elle alla poser l’arrosoir dans le coin à outils, lorsqu’elle sentit ses moustaches vibrer. Elle s’arrêta.

 

Qu’est-ce que c’est ?

 

Elle écouta attentivement, et perçut un très léger sifflement. Elle fronça les sourcils et pivota sur ses talons.

 

L’instant d’après, elle lâcha sa lanterne qui tomba bruyamment sur le sentier, et bondit en arrière avec un cri de panique. Auquel répondit un crissement bien plus fort et plus strident.

 

Une créature indescriptible se tenait debout devant Bianka. Il n’était pas possible pour la jeune fille-rate de la qualifier autrement que « immonde paquet de chairs, de tendons et de cartilages de couleur rose ». Grande de six pieds, elle était pourvue d’une demi-douzaine de tentacules. Une bouche garnie de crocs acérés s’ouvrait comme une plaie béante sur le devant, une autre plus petite claquetait sur son côté gauche. Une boule de couleur plus claire émergeait de son sommet comme un kyste écœurant sur lequel une demi-douzaine d’yeux était plantée de manière chaotique. Une flopée de petits pseudopodes semblables à des asticots de trois pouces de long lui tenait lieu de jambes.

 

La chose glissa lentement vers la jeune fille-rate, ses appendices de locomotion grouillaient comme un tapis de vermines. Au passage, elle écrasa la lanterne sans ralentir sa progression. Elle gronda, et ses yeux pétillants de méchanceté clignèrent à toute vitesse, de manière hypnotique. Bianka s’arracha de son état de stupeur, et décida de se défendre. Non loin d’elle, elle vit une pelle plantée dans le sol. Elle s’en empara, et se jeta sur la créature avec un hurlement de défi. Elle flanqua un premier coup sur le pilier de chair rose, puis un deuxième.

 

L’horrible chose, surprise par une telle résistance, recula sous les assauts, et se protégea de ses tentacules. Sa grande bouche gargouilla furieusement. Bianka s’apprêta à la frapper une troisième fois. Soudain, deux des appendices de la créature se tendirent en avant, et s’enroulèrent autour du manche de l’arme improvisée de la jeune fille. Elle la lâcha en toute hâte, et s’en félicita quand elle vit la chose enfoncer l’outil de jardinage dans sa gueule et l’avaler en deux bouchées.

 

Bianka serra les dents. Sans armes, le combat s’annonçait plus difficile qu’il ne l’était déjà. Un point positif, tout de même : cette hideuse apparition n’avait pas l’air animée par une quelconque intelligence, seulement des réflexes instinctifs. Elle réfléchit rapidement pour trouver de quoi rééquilibrer les chances…

 

Soudain, la créature couina de douleur, et se secoua. Bianka eut le souffle coupé quand elle vit son petit frère accroché au dos du monstre par une petite serpe qu’il avait plantée dans sa peau. La créature glapit de douleur, balaya l’air de ses bras difformes, et s’agita si violemment que Gabriel fut catapulté dans un rosier.

 

-         GAB !

 

Le monstre pivota vers l’arbuste, et s’en approcha lentement en rugissant de colère. Gabriel s’en rendit compte. Terrorisé, il cria et piailla trois fois plus fort. Très énervée, la jeune fille-rate ne perdit pas pour autant ses moyens. Elle repéra une petite hache rangée sur le râtelier. Profitant de la diversion créée par Gabriel, elle fonça vers l’outil de jardinage, l’empoigna, et sauta vers l’apparition en criant à son tour. Quand elle vit le monstre se retourner vers elle, la grande archiviste abattit son arme directement sur sa tête, pile au milieu. La hache s’enfonça dans la chair comme dans une motte de beurre. Pas une goutte de sang ne s’écoula de la blessure. En revanche, la créature poussa un grognement étonné, presque comique, tandis que tous ses yeux se focalisèrent sur l’arme coincée en elle. Puis, soudain, son corps se déchira bruyamment de haut en bas. Les deux moitiés de la créature se changèrent en deux tourbillons jumelés d’étincelles dorées qui crépitaient comme un feu d’artifice. Et en quelques secondes, les tourbillons prirent forme, pour laisser apparaître deux créatures aussi hideuses que la première, sauf qu’elles étaient moitié moins grandes, et entièrement bleues.

 

Les deux créatures restèrent quelques secondes à sautiller sur place en gloussant, puis elles se séparèrent et filèrent chacune de leur côté. Le premier réflexe de la jeune fille fut de fermer la porte à clef. Puis elle réalisa dans quelle situation était son petit frère quand elle vit le buisson de roses remuer furieusement. Gabriel, emberlificoté dans les ronces, ne pouvait pas parler. Il n’arrivait qu’à émettre des couinements suraigus de panique et de douleur.

 

-         Gab ! Calme-toi !

-         Au secours ! J’ai mal !

-         Arrête de bouger, Gab ! Par la Balance de Verena, calme-toi, je te dis !

 

Le pauvre petit garçon-rat cessa de remuer, mais continua de pleurer.

 

-         Je vais te sortir de là !

 

Elle braqua encore son regard sur le râtelier à outils, et repéra une paire de cisailles. Mais alors qu’elle s’en approcha, elle distingua quelque chose au-dessus d’elle qui se laissa tomber d’un arbrisseau. Elle bondit en arrière, et évita de justesse les petits tentacules de l’aberration bleue.

 

Elle hésita un peu. Combattre un être à l’apparence aussi dérangeante était autrement plus difficile qu’affronter un malandrin de quartier mal famé. Elle avait bien remporté le premier assaut… Et s’il était plus dangereux qu’il avait l’air ? Et s’il était capable de vomir de l’acide ? Et s’il pouvait la casser en deux ?

 

La grande archiviste se rappela qu’elle n’avait pas hésité face à la chose originale, deux fois plus grande et menaçante. Elle cessa de réfléchir, et balança sa hachette en avant. La créature évita le coup avec un sifflement moqueur, et déploya un tentacule comme un long fouet de chair. La jeune fille-rate eut le réflexe de tendre son bras gauche en avant. Elle grimaça au contact de la peau pustuleuse de la petite horreur bleue, mais ne perdit pas ses moyens pour autant. Elle tira vers elle la bête, et envoya sa hache dans son flanc.

 

La créature glapit de douleur et relâcha sa prise. Elle recula, la hache toujours plantée dans son corps. Bianka grogna de frustration en sentant son arme lui échapper, quand elle vit une petite statuette décorative non loin d’elle. Elle s’en saisit, bondit vers la créature, et lui fracassa la statuette sur la tête. La chose tomba. Bianka dégagea la hache, et cogna furieusement l’apparition qui finit par s’immobiliser.

 

À la profonde stupéfaction de la jeune fille-rate, elle se cristallisa, et explosa dans un bruit de cristal brisé en une nuée de petites étincelles dorées. Elle retint son souffle et s’éloigna, craignant d’inhaler une ou plusieurs particules.

 

-         Bianka, au secours !

 

Bianka sortit de sa torpeur, et se rappela la position désagréable du jeune Skaven gris clair. Elle se précipita de nouveau vers le râtelier, s’empara des cisailles, et rejoignit Gabriel.

 

-         Ne bouge plus, je vais couper les ronces.

 

Mère ne va pas être contente du tout, songea-t-elle. Mais n’était-ce pas un cas d’urgence ? Elle coupa une à une les branches qui meurtrissaient le petit garçon-rat. Elle le serra contre elle et le frictionna.

 

-         C’est bon, plus de peur que de mal.

 

Un piaillement grotesque résonna sous la voûte vitrée. La grande archiviste se rappela soudain la présence de la deuxième créature.

 

-         C’était quoi, ça ?

-         L’autre.

-         Quoi, l’autre ? Il y en a… un autre ?!

-         Oui.

 

Elle prit son frère par les épaules et le regarda intensément.

 

-         Gab, écoute très attentivement et fais ce que je te dis : tu vas sortir de cette serre et aller chercher de l’aide.

-         Mais… et toi ?

-         Je reste ici, il ne faut surtout pas que cette chose s’échappe. Tu fermeras la porte derrière toi à clef.

-         Te… t’enfermer toute seule avec un monstre ?!?

-         Ne t’en fais pas, si j’étais moins forte que lui, il serait déjà en train de se jeter sur moi. Il a peur de moi, il se cache, je vais le débusquer. Maintenant, va !

 

Elle le poussa vers la porte de sortie, et brandit fermement sa petite hache, bien décidée à se débarrasser de l’ignoble entité.

 

Elle se surprit presque à maudire le paysagiste qui avait dessiné les plans des lieux. La serre était très grande, et les buissons formaient un labyrinthe dans lequel il était facile de se dissimuler. En outre, et elle en avait parfaitement conscience, elle avait menti à Gabriel, pour ne pas l’effrayer plus qu’il n’était déjà. La créature pouvait très bien se cacher dans un recoin, se jeter sur elle, et lui croquer le museau avec sa bouche béante garnie de crocs pointus. La lumière de l’extérieur passait à peine à travers les vitres, même ses yeux de Skaven habitués à l’obscurité avaient du mal à distinguer clairement les alentours sans sa lanterne. Le souffle rauque, le bras levé, elle marchait sur la pointe des pieds, guettant le plus petit mouvement. Soudain, à un croisement, elle perçut une forme bleue sur sa gauche. Elle pivota et frappa de toutes ses forces… une grappe d’hortensias.

 

-         Par l’Épée de Verena ! glapit-elle.

 

Brusquement, la monstruosité jaillit de derrière elle et roula au sol. Bianka tourna sur elle-même pour tenter de l’arrêter dans sa course, en vain. Heureusement, l’aberration avait décidé de fuir devant la combativité de la Skaven blonde, au lieu de l’attaquer. La grande archiviste lui courut après. Bien vite, la petite horreur bleue se retrouva devant la porte fermée de la serre.

 

-         Tu es à moi !

 

Quand elle vit que baisser la poignée ne servait à rien, la créature se roula en boule, compactant ses muscles, pour former une petite boule bien plus dure, et elle se jeta contre la porte. Le bloc de verre inférieur se fracassa, et la créature quitta le bâtiment.

 

-         Non !

 

Bianka cracha de colère en voyant la petite chose bleue reprendre forme et s’éloigner en ricanant. Mais son cœur bondit dans sa poitrine quand elle vit la fourche à foin de l’écurie la clouer sur la pelouse.

 

-         Sœurette !

 

Kristofferson accourut aussi vite qu’il put, un maillet de bois à la main. La petite entité démoniaque crissait si fort que le Skaven brun sentit une douleur meurtrir ses tympans. Il agrippa fermement le manche de la fourche, l’enfonça davantage dans la chose bleue, et lui écrasa la mâchoire à coups de maillet une demi-douzaine de fois. Finalement, les cris se turent, l’horreur cessa de remuer. Comme l’autre, elle tomba rapidement en poussière dorée.

 

Bianka passa la main à travers le trou de la vitre pour récupérer la clef que Gabriel avait laissée sur la serrure, déverrouilla la porte, et quitta la serre à son tour.

 

-         Bianka ! Tu n’as rien ?

-         C’est bon, je vais bien. Merci pour le coup de main !

 

Gabriel les rejoignit en courant maladroitement. Le danger était écarté, la pression retomba. La jeune fille serra contre elle l’adolescent. Celui-ci ne parvint pas à dire un mot, et pleura encore.

 

-         Gab ! Sapristi, tu saignes !

-         C’est rien, Kit, juste quelques petites égratignures, mais surtout une grosse frayeur.

-         Qu’est-ce qui s’est passé ? C’était quoi, ça ?

-         Un petit Démon affilié à Tzeentch.

-         Encore et toujours Tzeentch… T’es sûre de toi ?

-         Je l’ai lu dans un des livres que j’ai consultés tantôt : c’est une boule d’énergie brute qui a vaguement pris forme. Quand tu la blesses sérieusement, elle se divise en deux.

-         J’en ai tué une. Et l’autre ?

-         Je lui ai réglé son compte. Mais… Oh !

 

La jeune fille-rate s’éloigna de Gabriel, puis se regarda nerveusement les bras, les jambes, et la queue. Elle présenta son dos à Kristofferson.

 

-         Tu vois quelque, Kit ?

-         Hum… Non, rien.

 

Elle poussa un petit soupir de soulagement.

 

-         Ouf, ce machin ne m’a pas saigné dessus, on dirait.

-         Et alors ?

-         De ce que je sais, mieux vaut éviter de toucher au sang de Démon, il peut créer des Mutations. Surtout chez Tzeentch.

 

Kristofferson regarda le maillet qu’il avait toujours en main.

 

-         On dirait que ces créatures ne saignaient pas, de toute façon… Peut-être parce qu’elles sont faites d’énergie brute, comme tu disais ?

 

Gab sanglotait moins fort. Kristofferson se permit un sourire.

 

-         T’as été formidable, sœurette.

-         Tu ne vas peut-être pas le croire, mais Gab s’est battu, lui aussi ! Il m’a bien aidée !

-         C’est fantastique ! Gab, tu peux être fier de toi !

 

Le petit Skaven gris clair cessa de pleurer, et regarda son grand frère, surpris.

 

-         Tu… tu le penses vraiment ?

-         Oui, j’en suis même sûr !

-         Je vais t’emmener voir Romulus, ajouta sa sœur avec une petite bise sur le front.

 

Les trois Skavens virent alors arriver en courant six gardes qui avaient été attirés par les cris de la chose.

 

-         Je m’occupe d’eux, murmura le Skaven brun.

 

La jeune fille-rate sentit immédiatement la tempête en train de se lever dans la voix de son grand frère. Elle prit Gabriel par la main, et tous deux s’éloignèrent bien vite.

 

-         Que se passe-t-il, Messire Steiner ?

-         Il se passe que ma famille a été attaquée par un Démon ! Qui l’a laissé rentrer, bande d’incapables ?

 

Personne n’osa répondre, ni protester. Les yeux rougis de colère, le jeune Steiner considéra les soldats.

 

-         Je peux savoir ce que vous foutiez, exactement ?

-         Notre métier, Messire ! rétorqua maladroitement le plus haut gradé, un caporal. Ce Démon est venu de nulle part, personne n’aurait pu le voir venir !

-         Ah ouais ?

 

Kristofferson pensa alors à quelque chose. Il fit un geste de la main et ordonna :

 

-         Suivez-moi !

 

Tous entrèrent dans la serre. Le jeune homme-rat ouvrit grand les yeux, chercha le petit détail qu’il espérait trouver. Ses espoirs ne furent pas déçus.

 

-         Regardez bien, ici !

 

Il montra du doigt une petite flaque d’un liquide rosâtre répandu sur les pavés du petit chemin.

 

-         Du sang de Démon, ou une cochonnerie de ce genre.

-         D’où est-ce que ça peut venir ? bégaya l’un des gardes.

-         D’une fiole, une bouteille ou quelque chose comme ça. Regardez mieux, vous verrez des tessons de verre.

 

Effectivement, plusieurs petits éclats brillants glissaient sur la surface du liquide.

 

-         Un intrus est venu et a jeté un récipient de verre ici. Ça a fait apparaître un Démon qui a attaqué ma sœur.

 

Devant l’air incrédule et contrit des Humains et Skavens qui lui faisaient face, Kristofferson éclata.

 

-         D’abord, mon père assassiné, et maintenant quelqu’un entre pour invoquer un Démon ! Et tout ça sans qu’il n’y en ait pas l’un d’entre vous pour rattraper l’autre ! Alors quoi ? Vous êtes des incapables ? Ou des crétins ? Ou bien… des traîtres ?

 

Kristofferson avait crié ces derniers mots. Les soldats sursautèrent.

 

 

Au moment où Bianka et Gabriel allaient pénétrer dans la demeure, ils furent presque renversés par le Prince qui en sortit en courant.

 

-         Les enfants ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

 

Bianka toussa plusieurs fois avant de répondre :

 

-         Une attaque, Opa. La Main Pourpre !

-         La Main Pourpre ? répéta l’Humain.

-         Ils ont… ils ont fait venir un Démon ! cria Gabriel.

-         Quoi ?

 

Pour la première fois depuis que Vellux avait enlevé Heike puis incendié sa propriété d’Altdorf sous ses yeux, Ludwig Steiner sentit qu’il menaçait de perdre le contrôle de ses émotions. Il repéra les gardes et Kristofferson qui sortaient de la serre.

 

-         Hé, vous autres ! Venez ici tout de suite !

 

Les sept hommes se retrouvèrent devant le Prince en quelques foulées.

 

-         Au rapport, soldats !

-         Messire Kristofferson a repéré l’origine de l’agression, votre Majesté, répondit le caporal. Les traces d’un liquide rosâtre avec des tessons de verre.

-         Il s’agit sans doute d’une potion contenue dans une fiole que quelqu’un aurait jetée par terre, ce qui aurait fait apparaître cette créature.

-         D’accord. Alors peut-on m’expliquer qui a fait ça, et comment il a pu entrer et sortir sans qu’on le voie ?

 

Bianka toussa plusieurs fois, la dernière fut si forte qu’elle en eut mal aux côtes. Gabriel, submergé par l’émotion, bascula en arrière et perdit connaissance. Kristofferson le rattrapa de justesse.

 

 

Quelques minutes plus tôt, Heike et Isolde étaient dans la chambre parentale.

 

-         J’avais la peur de ma vie, à ce moment-là. J’étais prise au piège, et cet affreux Skaven Sauvage voulait m’enlever. Romulus avait tout fait pour me défendre, mais le tueur était plus fort.

-         Mais… Romulus n’est pas mort ! Pourquoi ce Skaven Sauvage ne l’a pas tué, puisque c’est un tueur ?

-         Le Skaven Sauvage n’a pas fait attention. Il avait du poison sur son couteau, mais il n’a pas pris le temps de vérifier, et quand il est parti pour me rattraper, Romulus a vite pris un antidote. Et donc, ce gredin allait m’emporter loin de Gottliebschloss, quand brusquement, il est arrivé quelque chose d’incroyable.

-         Quoi donc, Mère ?

 

Isolde était tellement avide d’entendre la suite qu’elle était immobile, les yeux grands ouverts, à l’affût de la plus petite syllabe. Heike ne put retenir un petit soupir de nostalgie, suivi par un sourire triste.

 

-         Le soleil est apparu dans le ciel en pleine nuit. Ses rayons bienfaisants ont brûlé les Démons qui étaient en train de se battre dans la cour. Les Skavens Sauvages ont eu tellement peur qu’ils se sont tous enfuis, y compris l’assassin du Clan Eshin. Tu aurais bien ri si tu l’avais vu, Soso. Lui qui était si menaçant face à une femme qui ne savait pas se défendre, ses yeux noirs ont failli devenir tout blancs tellement il avait peur ! Il est parti si vite que je n’ai pas pu le suivre du regard ! Mais de toute façon, j’étais trop en contemplation devant le soleil… ou plutôt, non. Ce n’est pas le soleil qui m’éblouissait, mais la personne qui était éclairée par le soleil.

-         Qui c’était, Mère ? Qui c’était ? demanda la petite avec impatience.

 

La mère-rate prit son temps avant de répondre :

 

-         C’était ton père, Soso. Il portait le masque magique de Cuelepok, cadeau du Prêtre-Mage Slann qu’il avait rencontré en Lustrie. Grâce au pouvoir de ce masque d’or, il a appelé le soleil, qui lui a prêté un peu de sa force. Suffisamment pour chasser tous les Skavens Sauvages et réduire en cendres les Démons.

 

La petite ne dit pas un mot. Heike conclut son récit.

 

-         Si je n’étais pas déjà tombée amoureuse de lui, ce serait sans doute arrivé cette nuit-là, Isolde. Il était si beau ! Digne, calme, fort et puissant tout à la fois. Comme un Ange. Je l’aimais déjà, mais je l’ai aimé deux fois plus ce jour-là… et je l’aimerai toujours.

 

Au grand soulagement d’Heike, Isolde ne prolongea pas la discussion avec des questions comme « vas-tu te remarier ? », « aimeras-tu quelqu’un d’autre ? ». Au contraire, elle resta silencieuse. Heike se rappela de l’heure qu’il était.

 

-         Bien, à présent, il faut dormir.

-         Oui, Mè…

 

Le crissement abominable de la créature embrochée par Kristofferson atteignit soudain la fenêtre. Isolde se jeta dans les bras de sa mère. Celle-ci s’éloigna en toute hâte de la fenêtre. Elles quittèrent la chambre à coucher.

 

-         Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ? gémit la petite fille-rate, affolée.

-         Je n’en sais rien !

 

Heike descendit l’escalier, sa fille toujours sur les bras. À l’étage précédent, elle croisa Magdalena qui courait dans le sens inverse.

 

-         Magdalena ! Je t’en prie, reste avec Isolde !

-         D’accord, mais pas d’imprudence !

 

La mère-rate posa la petite par terre, et continua de descendre. C’est à peine si elle entendit au-dessus d’elle la voix d’Isolde supplier :

 

-         Ne me laisse pas !

 

Sans ralentir, elle continua sa course éperdue jusqu’à l’extérieur. Sa condition l’empêchait d’aller aussi vite qu’elle voulait, ce qui ne manqua pas de la contrarier. Elle jura entre ses dents, tout en demandant pardon à l’enfant à venir dans son ventre. Au bout d’un temps qui lui sembla beaucoup trop long, elle rejoignit finalement son père et les trois Skavens. Son cœur s’arrêta net quand elle vit son plus jeune fils dans les bras de l’aîné.

 

-         Gabriel !

 

Elle se jeta presque sur Kristofferson. Steiner s’empressa de la rassurer.

 

-         C’est rien, juste quelques égratignures.

-         Qu’est-ce qui s’est passé ?!?

-         Nous avons été attaqués par une créature du Chaos.

 

La pauvre mère-rate faillit manquer d’air.

 

-         Comment est-ce possible, par la Pitié de Shallya ?

-         C’est ce que je demandais aux gens dont c’est le métier, rétorqua le Prince. Vous dites que vous n’avez rien vu de suspect ?

-         Négatif, votre Altesse. Ce sont les bruits émis par la chose décrite par Messire Kristofferson qui nous ont alertés.

-         La silhouette !

 

Tout le monde fit silence. Gabriel avait ouvert les yeux. Conscient d’avoir un indice capital à révéler, il rassembla ses forces, et gémit :

 

-         La silhouette… J’ai vu une grande silhouette.

 

Le Prince se pencha vers lui.

 

-         Une silhouette ? Quelle silhouette ? Dis-nous, mon grand, je te prie.

-         Très grand… très mince… très gracieux. Comme un danseur.

 

Bianka sentit son nez se froncer. Elle se gratta furieusement entre les oreilles.

 

Encore cette silhouette gracieuse ! Tiens, ça vaut le coup de demander quelque chose.

 

-         Est-ce que tu l’as entendu rire ?

-         Euh…

-         Elle n’avait pas une voix magnifique, ta silhouette ?

-         Je n’ai rien entendu. Mais je l’ai vu quitter la serre ! C’est pour ça que j’ai voulu rejoindre… Bianka !

-         Et tu as très bien fait, petit frère, le rassura Bianka. Tu m’as peut-être sauvé la vie ! Mais nous devons t’amener au temple de Shallya tout de suite.

-         Est-ce nécessaire ?

-         Je le crois, Opa. Il n’a peut-être pas été griffé que par les ronces du rosier.

 

Heureusement, le petit Skaven gris clair n’avait pas entendu cette hypothèse.

 

-         Alors, prenez une petite calèche, ce sera plus sûr !

-         Oui, Opa !

 

En vérité, il valait mieux éviter de prendre le risque de voir Gabriel s’évanouir et tomber de cheval. Heike s’avança :

 

-         Je viens avec vous !

-         Tu es sûre, ma chérie ? demanda le Prince.

-         Je ne peux pas laisser Gab tout seul au temple !

-         Mais Isolde ? Tu ne peux pas la laisser toute seule, non plus ?

-         Oh, non, c’est vrai !

 

Bianka posa une main bienveillante sur le bras de sa mère.

 

-         Il vaut mieux que tu restes avec elle. Elle est plus petite que Gabriel, elle a plus besoin de toi. Moi, je resterai au temple cette nuit.

-         Tu feras ça ?

-         C’est mon petit frère ! répondit-elle avec un sourire d’évidence. Je rentrerai avec lui demain matin.

 

Heike parvint péniblement à sourire.

 

-         Quelle chance d’avoir des enfants comme vous ! Allez, faites vite !

 

Kristofferson et Bianka pressèrent le pas vers l’entrée du domaine Steiner, Gabriel toujours dans les bras du Skaven brun.

 

Une fois ses enfants éloignés, Heike s’autorisa à extérioriser son angoisse.

 

-         Un assassin a tenté de tuer ma fille en appelant un Démon dans ma serre !

 

Elle serra les poings, et laissa couler ses larmes.

 

-         Père… je vais finir par craquer ! Je n’en peux plus !

 

Ludwig Steiner serra sa fille contre lui.

 

-         Moi aussi, je commence à en avoir assez. Je te promets que nous allons bientôt en voir le bout. Va vite retrouver Soso.

 

La mère-rate se dandina aussi vite qu’elle put vers la maison. Le Prince pivota vers les gardes, qui n’avaient pas bougé, et déclara d’une voix glaciale :

 

-         Quant à vous, je vous promets que vous ne verrez plus jamais la lumière du jour si vous ne m’avez pas trouvé le coupable dans les prochaines vingt-quatre heures !

-         Votre Maj…

-         Exécution !

 

Comme un seul homme, les six gardes prirent leurs jambes à leur cou et déguerpirent sans demander leur reste.

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