Le Royaume des Rats

Chapitre 60 : Le Piège à Sconse

7546 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/06/2022 19:48

Un fracas terrible réveilla Isolde en sursaut. Elle bondit de son lit, et se jeta dans celui de sa mère. Heike, déjà assise sur le matelas, enlaça sa fille.

 

-         Ce n’est rien, ma chérie. C’est juste un orage.

-         Oh… J’ai peur, Mère !

-         Il n’y a aucune raison pour ça. Tiens, je vais te montrer.

 

La mère-rate se leva, et ouvrit la fenêtre. Dehors, la pluie tombait à torrent, l’eau crépitait sur la terre des sentiers du parc, et le vent sifflait entre les branches des arbres. Et régulièrement, des éclairs traversaient le ciel dans de puissants roulements.

 

Isolde sursauta quand elle entendit un craquement plus fort et plus assourdissant que les autres. Mais quand elle vit sa mère toujours sereine, elle fronça le museau.

 

-         Tu n’as pas peur ?

-         Bien sûr que non, Soso. Nous sommes bien à l’abri, et ça peut être un spectacle incroyable à regarder. Viens voir !

 

Poussée par la curiosité, la petite fille-rate avança lentement vers l’ouverture au-delà de laquelle les éléments se déchaînaient sans relâche. Heike la prit dans ses bras, et l’approcha de la fenêtre.

 

-         Contemple.

 

Isolde fut un peu réticente, mais peu à peu, la peur s’estompa au profit de la fascination. En effet, il y avait quelque chose d’inhabituel, d’incroyable dans le spectacle de l’orage. Quelque chose de presque magique.

 

Les grondements la firent cependant frissonner.

 

-         Comment tu fais pour ne pas avoir peur ?

-         Eh bien… Déjà, ici, nous ne craignons rien, nous sommes bien au chaud, en sécurité. Ensuite, je choisis de ne pas avoir peur. C’est quelque chose qui arrive de temps en temps, ça peut être dangereux si on ne fait pas attention, mais pour le reste, ce n’est pas la peine d’avoir peur. C’est juste une grosse pluie. Elle abreuve les champs et les plantes, et lave les rues des quartiers pauvres. Il faut juste que ça ne dure pas trop longtemps et que ce ne soit pas trop fort.

-         Magdalena m’a raconté que c’est un signe que les Dieux sont en colère !

-         Peut-être, mais je ne vois pas ça comme une colère des Dieux. Je préfère penser qu’ils sont en train de faire la fête. Ils rient, ils dansent, ils soufflent, ils boivent, ça fait du bruit et des étincelles, et l’eau de leurs gobelets tombe sur nous.

-         Ah, oui ! Mais alors, s’ils font la fête, pourquoi est-ce qu’il y a parfois des arbres qui sont arrachés par le vent, ou des tours frappées par la foudre ?

-         Hum… Parfois, quand on s’amuse beaucoup, on ne fait pas toujours attention à ce qu’il y a autour de soi. Tiens, par exemple, toi, quand tu joues avec Teresa, vous riez, vous faites les folles, vous vous poussez, vous vous roulez dans l’herbe… est-ce que ça ne t’est jamais arrivé de renverser ou de casser quelque chose ?

 

Heike avait prononcé ces mots avec un sourire malicieux. Sa fille éclata de rire.

 

-         Les Dieux savent drôlement s’amuser !

-         En effet, Soso.

-         Tu crois que Père joue avec eux ? demanda innocemment la fillette-rate.

 

La pauvre mère-rate sentit son cœur se compresser à cette question.

 

-         Je ne pense pas, mon trésor. Rappelle-toi que le Dieu qui veille sur ton père est le Rat Cornu. Le Rat Cornu n’est pas dans le ciel, il est dans les souterrains.

-         Alors… Père est maintenant près du Rat Cornu ?

 

La petite comprit qu’elle avait posé la question de trop quand elle vit des larmes couler sur les joues de sa mère.

 

-         Oh, excuse-moi, Mère…

-         Ce n’est rien, ma chérie. Ce n’est pas grave. Juste… je suis désolée. Je ne sais pas où est ton père. J’aimerais pouvoir te répondre, mais ça ne m’est pas possible. Bien, il se fait tard, allons prendre le petit déjeuner. Il ne faudrait pas être en retard et faire attendre Sœur Esther quand elle sera là.

-         Oui, Mère !

 

Les deux femmes quittèrent la chambre.

 

 

Bianka, debout depuis déjà une bonne heure, regardait rêveusement la pluie glisser le long de la vitre de la fenêtre. Elle s’était réfugiée dans un petit cabinet discret situé dans un recoin du manoir où il y avait peu de circulation. L’unique porte de cette pièce ne donnait d’ailleurs pas directement sur le couloir, mais obligeait celui qui l’empruntait à traverser un salon. Cette salle comprenait un petit bureau équipé pour pouvoir travailler, ainsi qu’un buste représentant une vieille femme dans une alcôve. Cette statue représentait l’une des tantes du Prince. Telle était la raison pour laquelle le cabinet était surnommé « chez Tante Jutta ».

 

D’ordinaire, la jeune fille-rate n’aimait pas tellement sentir le regard sévère de ce visage de pierre posé sur elle. Elle n’était pas la seule ; le buste avait la réputation de rendre l’atmosphère du cabinet plutôt désagréable, à l’image de son modèle. Ludwig Steiner tenait toutefois à garder le plus de traces possible de sa famille, conformément aux traditions suivies par les plus grandes dynasties de monarques. D’ailleurs, ce cabinet était si peu fréquenté qu’il servait plus ou moins de « dépôt » où le Prince laissait les documents qu’il n’avait pas envie de jeter, mais qui n’étaient pas spécialement compromettants.

 

Pour l’heure, l’esprit de Bianka était tellement tourmenté qu’elle n’y prenait pas garde. La vraie Tante Jutta pouvait débouler dans le cabinet pour la réprimander, elle n’aurait sans doute pas réagi.

 

Elle se demandait pour la septième ou huitième fois comment justifier auprès de la grande prêtresse Rebmann ses absences au temple. Même petite-fille du Prince avec un statut avantageux gagné à la sueur de son front, elle avait des comptes à rendre auprès de la responsable du temple. Jusqu’à présent, elle avait toujours réussi à trouver une raison crédible pour pouvoir investiguer ici et là sans que la grande prêtresse lui posât des questions gênantes, mais elle se sentait à court de bonnes idées.

 

En plus, après mon coup de sang d’hier, ça ne va pas arranger les choses… songea-t-elle en se frottant distraitement le nez.

 

Soudain, elle eut une inspiration. Pourquoi n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Elle n’avait qu’à prétendre que son état psychique ne lui permettait pas un travail efficace ! Entre la disparition de son père, les différentes crises pesant sur la famille Steiner et son manque manifeste de sang-froid, il ne serait pas très difficile de convaincre la grande prêtresse Rebmann de laisser à Bianka quelques jours pour se reposer. « Repos » qu’elle mettrait à contribution pour continuer son enquête et piéger sa cible.

 

La porte du cabinet s’ouvrit sans prévenir sur Ludwig Steiner.

 

-         Bonjour, Bianka.

 

Immédiatement, la joie de la Skaven blonde s’arrêta net.

 

-         Bonjour… Opa.

 

Le Prince pénétra dans le bureau de Tante Jutta, et ferma la porte derrière lui. Bianka déglutit silencieusement, son instinct lui hurlait aux oreilles que les prochaines minutes allaient être très désagréables.

 

-         Alors, ma chérie, tu arrives à tenir le coup ?

-         C’est plutôt difficile, Opa. Hier, j’ai réprimandé un clerc au temple.

 

Autant mettre ça sur le tapis tout de suite !

 

-         Ah oui ? Est-ce qu’il le méritait ?

-         Non, Opa. Tout ce qu’il voulait, c’était me soutenir.

-         Hum… Nous vivons tous une période très difficile, pour sûr. Nous pouvons agir plus vite que nos pensées, et nous laisser dépasser par nos émotions.

-         Je… je tâcherai de lui présenter mes excuses.

-         Si tu le juges nécessaire. Mais je ne pas venu parler de ça.

-         Très bien. Alors, que puis-je faire pour vous, Opa ?

 

Le Prince se plaça près du bureau, tapota la surface boisée du bout des doigts, et articula :

 

-         Cesser de me prendre pour un simplet, sourd et aveugle.

 

Le couperet tomba. Une furieuse démangeaison galopa le long de la colonne vertébrale de la Skaven blonde.

 

-         J’ai senti Gabriel plus nerveux que d’habitude. Je n’ai pas eu beaucoup de mal à le persuader de m’expliquer pourquoi.

 

C’est pas vrai !

 

-         Ne t’énerve pas contre lui, ma petite Bianka. Il s’inquiète énormément, et je crois que toi et Kristofferson lui donnez de bonnes raisons pour ça. Déjà qu’il doit encaisser l’enterrement de ton père, alors que sa sève bouillonnait plus que d’habitude depuis quelque temps déjà, voilà qu’on lui confie un secret bien lourd à porter. Eh bien ? Qu’est-ce que tu me caches ?

 

Bianka sentit sa gorge se nouer. Son grand-père avait parlé avec douceur, mais son visage était resté neutre. En outre, son odorat de Skaven avait perçu les effluves typiques de la colère. Elle connaissait ce ton et cette expression, et savait que cela présageait une violente tempête. Le bruit du bois résonnant sous les doigts de l’Humain la mit encore plus mal à l’aise.

 

-         Opa, je vous aime de tout mon cœur. Après mon père, vous êtes l’homme auquel je tiens le plus…

-         Rajoute d’abord ton frère Sigmund, je ne suis pas jaloux.

 

Le Prince connaissait bien le lien particulier qui unissait la jeune fille-rate au Skaven Noir. Celle-ci n’en fut que plus gênée.

 

-         Oui, euh… Bref, avec tout le respect que je vous dois, je…

 

Steiner cessa de tapoter le bureau.

 

-         Bianka, tu es ma petite-fille, pas une vulgaire domestique. Je te connais bien, je sais que tu es une jeune personne intelligente et volontaire. Ton père n’est plus là, c’est un fait, c’est terrible, mais nous devons aller de l’avant. Et je ne peux pas accepter que ma propre famille risque de se retourner contre moi.

-         Ce n’est pas moi qu’il faut craindre, Opa !

-         Alors, qui ?

 

La jeune fille-rate sursauta. Elle se gratta sous l’aisselle, le cœur battant. Le Prince avait crié. Il frappa le bureau du plat de la main, et répéta :

 

-         Qui est à craindre ? Qu’est-ce que tu insinues ? Assez de cachotteries, Bianka ! Maintenant, il faut me dire ce que tu mijotes, et qui tu as entraîné dans tes manigances !

-         Non ! s’écria à son tour l’aînée des filles Steiner. Si je parle, vous mourrez !

 

Steiner releva la main, le visage crispé d’une expression surprise.

 

-         Opa, Père a été assassiné par quelqu’un que je soupçonne proche de vous.

-         Alors, révèle-moi son nom. Je prendrai les bonnes mesures.

-         Non ! Je ne peux pas vous dire qui, pas encore !

-         Et pourquoi pas ?

-         Parce que si vous savez qui c’est, vous ne pourrez pas agir de manière objective en sa présence. Et même si vous réussissez à garder votre calme devant cette personne, elle dispose d’autres moyens pour déceler vos intentions ! Elle vous tuera avant de prendre la fuite. Et si j’accuse ce tueur sans preuve solide devant témoin, nous ne pourrons pas l’arrêter. Il en profitera pour s’échapper, puis il frappera de nouveau ! Et vous serez sans doute le prochain !

 

La grande archiviste semblait prête à pleurer. Persuadé de sa sincérité, Steiner laissa redescendre la colère.

 

-         D’accord, d’accord, je te crois. Avant toute chose, rassure-moi : ce n’est pas ta mère, ou un de tes frères ?

-         Non.

-         Bien. Gab m’a dit que la Main Pourpre est dans la place.

-         Ce n’est pas nous qui lui en avons parlé, Opa, je vous l’assure ! Nous avons fait exprès de lui cacher ces choses pour ne pas l’effrayer davantage.

-         Vous avez bien fait. Je suppose qu’il a écouté une de vos conversations à votre insu. Qui d’autre sait que cette secte est à Vereinbarung ?

-         À ma connaissance, seul Kristofferson sait que nos indices mènent à la Main Pourpre. Non ! J’ai dû interroger des clercs de Verena pour en avoir la confirmation devant le Sergent Weller, qui a dû faire son rapport auprès de Wally.

-         Hum, ça ne fait pas beaucoup pour l’instant, mais qui sait jusqu’où ça peut aller ?

-         Je m’en suis rendue compte trop tard, Opa. La Main Pourpre a des ramifications dans toutes les couches de la société ! On ne sait pas qui peut être impliqué ! Ils peuvent être partout !

-         C’est vrai, et je comprends ton inquiétude.

-         Quelle idiote j’ai été d’avoir demandé ces informations à deux clercs, devant un membre de l’Armée ! Si ça se trouve, toute la garnison est déjà au courant !

-         Bon, ne panique pas, nous allons trouver un moyen de confondre ton suspect.

 

Bianka respira, et son cœur reprit un rythme plus détendu.

 

-         Peux-tu me dire combien de gens tu soupçonnes ?

-         Pour le moment, une seule personne, mais je pense qu’elle a des complices. En tout cas, un témoin a repéré au moins deux criminels.

-         D’accord. Pour arrêter cette personne, il faut des preuves. Sais-tu où trouver des preuves ?

-         Oui, je dois juste m’assurer que la personne ne soit pas dans ses appartements.

-         Très bien. Tu dis que c’est quelqu’un de proche de moi. C’est donc quelqu’un de puissant ?

-         Oui.

-         Qui fait partie des personnalités importantes de Vereinbarung ? Il a un siège au Conseil de la Ville ?

-         Euh… Je crois, oui.

-         Tu es sûre ? demanda Steiner en haussant un sourcil. J’ai senti comme une hésitation dans ta voix.

-         Je suis sûre que cette personne s’est impliquée dans la vie de Steinerburg, et pas qu’un peu, mais je ne peux pas vous dire son nom ou sa fonction de manière directe.

-         Je vois. Attends, j’ai une idée.

 

Le Prince prit une feuille de papier, et s’appliqua à coucher dessus une quinzaine de noms. Puis il la tendit à la Skaven blonde.

 

-         Est-ce que ton traître potentiel figure sur cette liste ?

 

Bianka balaya chaque ligne du regard. Au fur et à mesure qu’elle lisait, son angoisse montait. Soeur Judy Hoffnung, la grande prêtresse Rebmann, le frère Arcturus, la commandante Renata… Tant de noms qu’elle souhaitait ne pas voir sur cette liste. Et un nom refusait obstinément d’apparaître. Un seul nom, celui de…

 

Oui !

 

Elle poussa un soupir de soulagement en voyant l’avant-dernière ligne.

 

-         Je peux voir cette personne, Opa.

-         Parfait. Alors voilà ce que je te propose : j’envoie tout de suite un courrier urgent à tous ces gens pour les convoquer demain à deux heures dans la Salle du Conseil. Tu resteras dans les parages. Quand tu verras la personne suspecte arriver, tu t’éclipseras discrètement pour te rendre chez elle. Hum… mais si cette personne est puissante, elle vit dans un lieu aisé, avec du personnel qui pourrait te retenir.

-         J’utiliserai un document du Temple de Verena pour mener une enquête de manière complètement officielle. Je peux avoir un tel document. On me laissera entrer, ou dans le cas contraire, ça ne fera que confirmer mes soupçons. De plus, l’obstruction d’une enquête officielle peut amener de gros ennuis à son responsable ! Le personnel devra me laisser passer, ou je reviendrai avec la Garde.

-         Excellente idée ! Par contre, si la Grande Prêtresse vient te chercher des poux sur la tête pour avoir utilisé un mandat sans son autorisation, je lui dirai que tu as agi sur mon ordre, ça te dédouanera.

-         En parlant d’ennuis, vous ne craignez pas un coup tordu pendant ce Conseil ?

-         Je laisserai des gardes à la porte, en espérant qu’ils n’aient pas touché un pot-de-vin. C’est un risque à courir, mais nous ne pouvons plus nous permettre de laisser les choses traîner en longueur. De toute façon, aucune des personnes sur cette liste ne serait assez inconsciente pour se trahir sans raison devant tout le monde. Et donc, tu vas chez ton suspect, et tu fouilles. Ne t’en fais pas, le Conseil durera tout l’après-midi, tu devrais avoir le temps. Une fois que tu auras trouvé une preuve, prends-la avec toi, prends tout ce que tu peux, et viens interrompre la réunion. Tu frapperas à la porte, et tu diras que… par exemple, tiens !

 

Steiner ouvrit un tiroir du bureau et fouilla parmi les papiers stockés à l’intérieur. Il en sortit un courrier qu’il avait reçu deux mois auparavant, toujours dans son enveloppe décorée aux armoiries du Prince Calderon. Il la tendit à la grande archiviste.

 

-         Voilà, ça fera l’affaire. C’est un courrier de politesse de Calderon, rien de très important. Écoute bien ces instructions : tu diras que Clarin m’a adressé une missive très urgente. Je ferai mine de ne pas m’y intéresser, mais tu insisteras. Je te demanderai de me la donner, mais tu ne l’auras pas amenée. Alors, je te prierai d’aller me la chercher, et aussi d’aller m’apporter du thé. Tu demanderas pourquoi je ne fais pas appel à un serviteur, je répondrai que je ne me fie plus à personne. Ces petits détails seront très importants, mon ange, car il faut qu’on fasse croire que nous sommes en train de perdre confiance les uns les autres.

-         Et que nous risquons de nous retrouver dans une position de faiblesse que notre espion saura exploiter !

-         Exactement. Je te préviens : j’aurai l’air énervé contre tout le monde. Aussi, il ne faudra pas prendre pour argent comptant les reproches que je te ferai.

-         Oui, Opa, je comprends. Devrai-je vous rendre la pareille ?

-         N’hésite pas à le faire. Il y aura besoin de seize tasses, tu viendras avec un petit chariot. Pendant que je prendrai le temps de lire le courrier, tu me serviras. Je reprendrai ensuite le Conseil pendant que tu rempliras les autres tasses. Mais surtout, et c’est le plus important : lorsque tu serviras ton suspect, tu feras un signe pour le désigner. Après quoi, tu finiras le service, et tu te retireras le plus naturellement possible. La réunion continuera, mais avant de la terminer, je retiendrai les personnes les plus fiables et le suspect, et j’appellerai Magdalena pour qu’elle te fasse venir, je lui dirai que j’aurai des courriers à te faire rédiger. Tu viendras avec tes preuves, tu les montreras, et on confondra ton criminel.

-         D’accord. À quel signe pensez-vous ?

-         Il faudrait un geste discret que personne ne pourrait reconnaître comme étant un signe.

-         Un éternuement ?

-         Il y a de l’idée, mais ça manque de discrétion.

-         Et si je rajustais mon pendentif ?

-         Oui, tu feras ça. Moi, de mon côté, je mettrai deux sucres dans mon thé pour montrer que j’ai bien vu ton signe. Tu sors, tu retournes dans tes appartements, et tu attends Magdalena.

-         Très bien.

-         Encore une chose :

 

Le Prince se leva et fit encore quelques pas. Le plancher craqua sous ses chaussures vernies.

 

-         La Salle du Conseil n’a des fenêtres que d’un côté, et elle se situe au premier étage. La personne que tu soupçonnes peut s’échapper par la fenêtre. Je veux que tu répètes à ton frère Kristofferson tout ce que je viens de te dire, et qu’il reste avec des hommes de confiance dans le jardin, au cas où notre oiseau tenterait de s’envoler.

-         Ne peut-on pas faire appel à Sigmund ?

-         Il est encore en prison, mon cœur. Il doit purger sa peine. D’ailleurs, vu l’état dans lequel il est, je crains qu’il ne soit pas en bonne condition pour ce genre d’opération. Non, Kristofferson sera idéal. Il n’aura qu’à attendre avec ses deux amis, Klingmann et Demmler. Mais tu pourrais peut-être… Oui ! Même s’il reste en cellule, tu peux aller voir Sigmund et lui expliquer au moins les grandes lignes de notre plan. Juste le minimum nécessaire, il peut y avoir des oreilles indiscrètes dans la prison. Demande-lui juste quels seraient les trois membres de la Garde Noire les plus fiables pour aider Kit et ses amis. Six hommes, ça suffira pour arrêter un fuyard.

 

Et ce sconse sera pris au piège ! pensa la jeune fille-rate, qui imaginait déjà la triste figure du coupable sur le billot. Elle était transportée par le soulagement et l’excitation. Bientôt, elle prendrait sa revanche, et allait devenir un véritable instrument de justice ! Verena ne manquerait pas de l’applaudir ! Quelque chose, néanmoins, tempéra sa détermination.

 

-         Mais… si jamais je m’étais trompée ? Si ce suspect n’était pas le bon ? Si je ne trouvais rien dans son repaire ?

-         Nous verrons, nous trouverons une autre stratégie. Mais j’ai confiance en ton jugement. Qui que ce soit, tu démasqueras le coupable.

 

*

 

La pluie s’était arrêtée, et les rayons du soleil éblouissaient la jeune fille-rate. L’eau de pluie s’évaporait par endroits, notamment sur les pavés de l’entrée principale de la propriété, à l’image des soucis de Bianka, soulagée et heureuse. Non seulement ses recherches n’étaient pas compromises, mais le Prince allait pouvoir grandement accélérer les choses. Son grand-père était un homme intelligent, son plan ne pouvait pas échouer.

 

Il fallait en référer à Kristofferson qui travaillait toujours à la caserne avec Wally. Par ailleurs, elle devait rendre visite à Sigmund. Mais auparavant, il restait un petit quelque chose à mettre au point.

 

Elle monta au sommet de l’aile Est, là où était situé le laboratoire de Gabriel. Elle frappa énergiquement plusieurs coups à la lourde porte de bois. Au bout d’une longue trentaine de secondes, Gabriel ouvrit.

 

-         Oh ! Salut, Bianka.

-         Bonjour, Gabriel.

-         Ben… entre.

 

La jeune fille-rate s’assit prestement sur l’un des tabourets. Elle décela immédiatement la fragrance de peur.

 

-         Eh bien, Gab, ça n’a pas l’air d’aller, en ce moment ?

-         Oh… Je… j’essaie de me débrouiller. De ne pas… perdre la tête.

-         Dommage que tu n’aies pas perdu ta langue !

 

Gabriel poussa un soupir, le soupir de quelqu’un qui s’apprêtait à recevoir ce qu’il avait longtemps redouté. Aussi, il décida de ne pas faire l’ignorant.

 

-         Opa t’a parlé ?

-         Oui, il m’a parlé. Il m’a dit des choses qui ne m’ont pas tellement plu.

 

Devant le silence du petit garçon-rat, la jeune Skaven blonde monta d’un ton.

 

-         On t’avait pourtant averti qu’il ne fallait pas que tu te mêles de tout ça, Gabriel Steiner. Tu nous as espionnés !

-         Je n’ai pas fait exprès, Bianka ! J’avais trop chaud, j’ai ouvert la fenêtre, et c’est là que je vous ai entendus.

 

Bianka se reprocha sa négligence. Son petit frère n’avait pas complètement tort. Mais elle n’en resta pas là.

 

-         Et tu ne devais pas en parler à Opa Ludwig, non plus ! Pourquoi tu m’as désobéi ?

-         Parce que… parce que j’ai dû choisir entre toi et Opa… et j’ai choisi Opa. Il m’a interrogé tôt ce matin, et je n’ai pas voulu lui mentir. J’ai dû choisir entre dire la vérité à mon Prince, ou cacher tes activités. J’ai choisi d’être honnête.

 

La jeune fille-rate poussa un sifflement de mauvaise humeur, mais cette explication lui parut sensée. Gabriel s’empressa d’ajouter :

 

-         J’ai très peur, Bianka ! Tu vas dans des endroits dangereux, tu risques de rencontrer des bandits, et maintenant, il y a carrément des disciples du Chaos ! Je ne veux pas qu’il t’arrive malheur ! Ou à Kit !

 

Au fur et à mesure qu’il parlait, il ressentait la gravité de la situation monter, comme ses propres larmes. Quand il repensa à ce que Kristofferson lui avait confié la veille, alors qu’il l’avait cru endormi, il éclata en sanglots. Bianka le serra contre elle.

 

-         Chut, ne t’en fais pas, va, ce n’est pas grave.

-         J’en ai… tellement… assez ! Des méchants ont tué Père, ils nous menacent, ils sont partout, et quand on veut se défendre ou se protéger, on se fait punir !

-         C’est vrai, tu as raison, ça suffit comme ça. On va retrouver ces méchants. Et Sigmund va nous y aider.

-         Comment il peut faire ?

-         Tu vas voir. Viens avec moi, on va aller le voir.

-         Tu veux dire… en prison ?

 

Le petit garçon-rat parut subitement foudroyé par cette perspective. Sa grande sœur tâcha de le rassurer.

 

-         Il n’y a pas que des pervers ou des assassins irrécupérables, en prison, Gab. Parfois, il y a des gens qui ont fait des bêtises, et qui les regrettent. C’est un moyen de les punir sans être trop sévère.

 

Quelque chose poussa Gabriel à finalement accepter d’accompagner Bianka. Il ne sut définir précisément quoi. L’envie de voir son grand frère qu’il n’avait pas vu depuis déjà plusieurs jours ? Une curiosité malsaine de pouvoir explorer ce lieu redoutable pour la première fois, et du bon côté des barreaux ?

 

 

Gabriel regretta sa décision quand il vit la caserne. Le bâtiment lui sembla encore plus sévère et menaçant que le temple de Morr, et les statues de Sigmar et Verena élevées de part et d’autre de la porte d’entrée lui rappelèrent le poids de leur jugement sur ses frêles épaules. C’est à peine s’il perçut la présence des militaires autour de lui, ou s’il eut conscience des couloirs aux murs de pierre qu’ils traversèrent pour arriver jusque dans un couloir où s’alignaient les cellules. Sur leur passage, des prisonniers Skavens restèrent muets comme des tombes.

 

Enfin, ils arrivèrent à la dernière cellule. Gabriel, arrivé le premier, repéra immédiatement dans un coin sombre la couchette sur laquelle était assis son grand frère au pelage noir.

 

-         Siggy !

 

Le Skaven Noir releva la tête, et un éclatant sourire illumina son visage.

 

-         Gab ! Bianka !

-         Salut, Siggy !

-         C’est bon de te voir, murmura Gabriel, la gorge nouée.

 

La jeune fille-rate blonde jeta un petit coup d’œil vers les autres cellules.

 

-         Ils sont plutôt calmes, je m’attendais à entendre un torrent de propositions salaces.

-         Ils savent qui tu es et qui je suis, Bianka. Et donc, ils savent ce qui pourrait leur arriver s’ils te parlaient mal en ma présence.

 

Le nez de Bianka se fronça d'irritation.

 

-         Je ne suis pas sûre d’apprécier d’être ta petite chose fragile à protéger, Siggy ?

-         Tu l’as toujours été pour moi.

-         Oui, mais peut-être que ça pourrait changer ? Kristofferson t’en touchera deux mots.

-         Si tu le dis. Comment va Soso ?

-         À ton avis ? Toutes les nuits, elle pleure. Tous les jours, la servante est obligée de manger devant elle une portion du contenu de son assiette pour lui montrer qu’il n’y a pas de poison dedans.

-         Quelle misère…

 

Gabriel profita de la pause pour exprimer son ressenti :

 

-         Tu ne devrais pas être ici, Siggy ! Ce n’est pas juste !

-         Bien sûr que si, Gab. C’est comme ça. J’ai fait une bêtise, et quand on fait une bêtise, il est normal d’être puni.

-         C’est ce sale Bretonnien qui devrait être en prison ! Pas toi !

-         J’ai attaqué un messager officiel, Gab. C’est une très grosse bêtise.

-         Tu… Tu sors bientôt ?

-         Je ne sais pas, mais je ne devrais pas être retenu ici trop longtemps. Peut-être dans une semaine, dix jours au plus.

-         Désolée, Siggy, mais nous ne pouvons pas beaucoup parler.

-         Tu as raison. Qu’est-ce que tu veux, Bianka ?

 

La jeune fille-rate se pencha en avant.

 

-         Je ne peux pas dire trop de choses, mais… Kit et moi avons mené une enquête pour trouver l’assassin de Père. On a trouvé des indices qui nous ont conduits à un suspect.

-         Quoi ? Oh, par exemple !

-         Je ne peux pas en dire plus, il a très probablement des complices infiltrés ici. Tout ce que je veux, c’est que tu me dises quels seront les trois Gardes Noirs auxquels tu te fies le plus.

-         Facile !

 

Sigmund donna sans hésiter trois noms. Bianka les nota, et remercia son frère jumeau. Il était temps de partir. Sigmund prit doucement la main de Gabriel dans les siennes, à travers les barreaux.

 

-         Gab, surtout ne t’en fais pas pour moi. Ici, je suis bien traité, j’ai une cellule pour moi tout seul, sans mauvaise compagnie, et je mange correctement. Tout va bien.

 

Bianka murmura une dernière fois :

 

-         Hé, fais gaffe à tes fesses !

-         Le premier qui tenterait de les toucher sans ma permission perdrait les deux bras.

 

Les deux jeunes hommes-rats prirent congé du Skaven Noir.

 

 

Une fois dans la cour, Gabriel renifla, et s’essuya les yeux.

 

-         Venir était une mauvaise idée.

-         Pourquoi tu dis ça ?

-         Parce que… Pauvre, pauvre Sigmund ! Encagé comme un fauve !

-         Il s’en remettra. Tu sais, ce n’est pas la première fois.

-         Il avait l’air d’un criminel ! Quelle honte pour lui ! Comme c’est affreux ! Je n’aurais pas dû venir.

-         Et pourtant, quand il t’a vu, il s’est senti beaucoup mieux. Je t’assure, ça lui a fait très plaisir de te voir.

-         Tu crois… qu’il n’avait pas… honte… que je le voie en prison ?

-         Je te l’ai dit, il s’en fiche de ce genre de chose.

 

Bianka rejoignit Walter et Kristofferson. Pendant que Gabriel attendit dans une petite pièce à côté du bureau du capitaine, la Skaven blonde raconta à son frère et son ami le tournant inattendu que venait de prendre leur enquête, à présent que le Prince s’en était mêlé. Sans entrer dans les détails, elle leur résuma le plan suggéré par Steiner. Walter s’empressa d’écrire un ordre de mission destiné au sergent Demmler, ainsi qu’aux trois Gardes Noirs désignés par Sigmund.

 

Tout le monde était d’accord pour l’exécution du plan. Bianka restait inquiète.

 

-         Wally, vraiment, sois très, très prudent ! N’importe qui peut être un serviteur de la Main Pourpre !

-         J’ai confiance en Pol. Et si Sigmund se fie aux trois dont il m’a parlé, alors je ferai comme lui.

-         Sans doute, mais ça n’empêche pas la prudence, répliqua Kristofferson.

-         Je porterai les ordres de mission moi-même, il n’y aura pas de risque d’intermédiaire indiscret.

-         Rappelle-toi que le plus modeste égoutier peut être un de leurs yeux ou une de leurs oreilles… comme le plus haut placé des militaires.

 

Alors que Kristofferson prononçait ces mots, Walter décela dans l’œil de son ami une petite lueur qui le perturba.

 

-         J’espère que tu ne vas pas commencer à me soupçonner, mon ami ?

-         Non, sois tranquille. Je t’ai toujours connu, tu serais incapable de trahir le Royaume des Rats.

-         Je pourrais te retourner le compliment.

-         Remarque, des enfants de Prince qui complotent contre leur aïeul pour prendre le pouvoir, ça s’est déjà vu, se permit d’ajouter cyniquement Bianka.

-         Tout comme des traîtres à la couronne, rétorqua le capitaine sur le même ton.

 

Walter décida de mettre les choses au point.

 

-         Kit, Bianka, vous êtes comme ma famille. Je suis enfant unique, vous le savez, mes frères et ma sœur, ç’a toujours été vous et Siggy. Je fais ce que je peux pour faire honneur à l’éducation que mes parents Humains m’ont inculquée. Votre père était un peu comme mon oncle, je veux retrouver et punir son assassin autant que vous. Je veux prouver que les Skavens valent autant que les Humains pour ce qui est de l’abnégation et du sens de la justice. Rappelez-vous-en, et ne doutez jamais de ma fidélité.

 

Le frère et la sœur avait la même détermination dans l’œil. Tout doute était complètement dissipé. Kristofferson déclara solennellement :

 

-         Demain, nous démasquerons un vrai traître, et après-demain, nous trouverons et neutraliserons ses complices. Restons unis face à l’adversité, et nous délivrerons notre Royaume d’une menace insidieuse, pour la Vertu de notre Licorne !

-         Pour la Vertu de notre Licorne, répétèrent en chœur Bianka et Walter.

 

Ils se séparèrent sur ces mots. Kristofferson raccompagna Gabriel jusqu’au domaine Steiner, tandis que Bianka regagna le temple de Verena.

 

Elle s’enferma dans son bureau. Quand elle fut sûre et certaine d’être seule, elle s’autorisa enfin à évacuer sa tension par les larmes.

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