Le Royaume des Rats
Chapitre 59 : Un pas de plus dans la folie
6856 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 09/06/2022 11:04
- Entrez !
La porte s’ouvrit sur Marius Weller. Le sergent, toujours digne dans son uniforme impeccable, se mit au garde-à-vous.
- Que Sigmar vous protège, Grande Archiviste.
- Que Verena guide vos pas, Sergent.
Bianka remarqua que l’Humain s’était rasé le menton, et arborait une moustache bien taillée.
- Que puis-je pour vous, Sergent ?
- Je viens sur ordre du Capitaine Klingmann. Il m’a ordonné de faire appel à vos connaissances dans le cadre d’une enquête.
- Ah oui ? Bon, entrez, fermez la porte, et asseyez-vous donc.
L’Humain obéit. Une fois installé, il toussota, et regarda gravement la jeune fille-rate.
- Tôt, ce matin, j’ai effectué une patrouille à la Souricière. Ces derniers temps, il y a plus de grabuge que d’habitude, rapport à la Loi Martiale. Il y a eu notamment de l’agitation, et plusieurs meurtres.
Bianka tâcha de dissimuler son sourire. En vérité, Walter avait manœuvré de manière à permettre à Weller d’officialiser l’avancement de l’enquête secrète des Steiner. Il fallait à présent feindre l’ignorance la plus totale.
- C’est regrettable, mais qu’y a-t-il d’étonnant ? La Souricière est le quartier le plus mal famé de toute la ville, ce genre de chose est monnaie courante.
- Vous avez raison, Grande Archiviste, mais cette fois, moi et mes gars avons constaté deux choses très inhabituelles. En premier lieu, un important personnage du milieu de la pègre a disparu.
- Un chef de gang ?
- Plutôt un contrebandier. Il possédait une auberge qui servait de plaque tournante à de nombreux trafics, le Fier Sigmarite.
Nous y voilà.
- Il est mort ? demanda la Skaven blonde avec un air innocent.
- Je ne sais pas, Grande Archiviste. Il a littéralement disparu. Nous avons fouillé les lieux de la cave au grenier, et nous avons trouvé quelque chose de suspect.
- C’est-à-dire ?
- Des traces de sang dans le cellier. Elles avaient été lavées, mais maladroitement et partiellement, il en restait. Nous sommes en train d’interroger le personnel, mais jusqu’ici, personne n’a rien révélé de constructif.
- Vous croyez que Maît… mes talents pourraient vous aider ?
Fais attention, idiote !
Le sergent ne parut pas remarquer la subite poussée de sueur chez la jeune fille-rate qui avait failli se trahir en révélant le nom de la victime, nom qu’elle n’était pas censée connaître.
- Peut-être, mais je dois d’abord finir mon explication, si vous le permettez, Grande Archiviste.
- Je vous en prie, Sergent.
Et tâche de ne pas l’interrompre cette fois avec tes questions à la mords-moi le nœud ! s’ordonna-t-elle intérieurement et rageusement.
- Comme je vous le disais, le propriétaire du Fier Sigmarite, Maître Herbert Lorne, a disparu, et ses employés ne m’ont pas encore dit ce qui lui était arrivé.
- Vous pensez qu’il aurait été assassiné ?
- C’est bien possible. Ses serveuses prétendent qu’il est parti. Peut-être que c’est vrai, peut-être pas. Le sang sur le parquet pouvait être le sien, ou celui de quelqu’un d’autre qu’il aurait tué avant de prendre la fuite. Je n’en sais encore rien.
- J’en suis navrée pour vous, mais que puis-je y faire, Sergent ?
- J’y viens, Grande Archiviste. En regardant mieux, nous avons repéré une trace à part. Quelqu’un a laissé une empreinte de sa main ensanglantée sur un tonneau.
- Peut-être la victime ou l’assassin qui se serait pris une giclée de sang, et appuyé sur ce tonneau ?
- C’est aussi ce que j’ai pensé, Grande Archiviste, mais il y a la deuxième chose étonnante.
- Quelle est-elle ?
- Le Capitaine Klingmann m’a demandé d’investiguer du côté de l’Autre Strygos. Vous connaissez ?
- Vaguement… Ce n’est pas un quartier où des étrangers circulent régulièrement ?
- Si fait. Et donc, on lui a rapporté qu’il y a eu un incendie dans ce secteur, j’ai donc reçu l’ordre de mener une enquête à ce sujet. Nous avons exploré le bâtiment incendié, et nous avons trouvé un cadavre.
- Ah… Humain ou Skaven ?
- Humain. Il s’appelait Otto Rademacher. C’était un vétéran de l’armée à qui on avait supprimé la pension suite à sa complicité dans une arnaque. Rademacher avait perdu la main droite après une bataille, d’où sa mise à la retraite anticipée.
- De quoi est-il mort, Sergent ?
- Ma foi… J’aimerais le savoir, Grande Archiviste. Quelque chose l’a littéralement massacré. Un homme ordinaire n’aurait pas pu laisser ce bonhomme dans un état pareil.
- Verena ait pitié, murmura la jeune fille-rate.
- Et c’est là qu’il y a le deuxième élément dont je vous parlais tantôt, Grande Archiviste : une disparition, puis un meurtre sauvage dans le quartier voisin, mais dans les deux cas, on a retrouvé une trace de main peinte avec du sang à proximité. Comme Rademacher n’avait plus de main droite, c’est son assassin qui a laissé cette empreinte.
Encore une fois, Bianka dut se retenir de glousser de satisfaction. Tout correspondait, ses raisonnements avaient devancé de manière juste ceux de l’armée. Peut-être allait-elle pouvoir reprendre la traque grâce à des indications fournies par le sergent ? Mais il ne fallait pas trop se précipiter.
- C’est peut-être bien l’assassin, mais êtes-vous sûr qu’il ait laissé une telle trace intentionnellement ? Peut-être qu’il a voulu essuyer sa main ?
- Je ne crois pas, Grande Archiviste. Il y a tout de même des matériaux plus appropriés pour s’essuyer qu’un tonneau ou une poutre couverte d’échardes. Et puis, l’empreinte est nette, comme si on avait appliqué la main à la façon d’une estampille. Elle n’a pas dégouliné ou laissé une traînée. Et c’est là que vous allez pouvoir m’aider, Grande Archiviste.
- Comment ?
Le sergent Weller lissa sa moustache, et posa ses doigts sur le bureau.
- J’ai besoin de savoir ce que pourrait signifier ce symbole de main de sang. Vous devriez avoir quelque document écrit sur ce sujet ?
- Oh, je suppose, oui. Vous n’avez pas ça à la caserne ?
- Non, nous avons des rapports, mais rien sur ce symbole-là. Nous avons déjà dû affronter des bandes de voyous ralliés sous un signe de ce genre, mais c’est la première fois qu’apparaît cette main.
Bianka se leva prestement.
- Très bien, Sergent, allons donc vérifier.
- Je vous suis, Grande Archiviste.
La Skaven et l’Humain déambulèrent dans les couloirs. Pendant la marche, Bianka expliqua :
- Nous n’allons pas directement en salle de lecture, Sergent. Il y a beaucoup de livres, et nous pouvons gagner du temps en sachant exactement où chercher.
- Que comptez-vous faire ?
- Vous allez voir.
Ils étaient à présent dans le réfectoire. Plusieurs clercs et prêtresses étaient en train de prendre leur repas. Bianka repéra deux d’entre eux, assis face à face. Elle s’approcha de leur table.
- Bonjour, Grande Archiviste.
- Bonjour, Frère Sander. Bonjour, Samuel.
- Bonjour, Bianka.
Devant l’air surpris du sergent Weller, Bianka consentit à expliquer :
- L’initié Heifetz était au service de mon grand-père depuis son arrivée à Steinerburg jusqu’au printemps dernier. Je l’ai toujours connu. Et il concentre ses études sur le crime organisé. Il en connaît donc un rayon sur les bandes et leurs symboles.
- Je vois. Mes frères, je vous salue. Je suis le Sergent Marius Weller, et je mène une enquête sur plusieurs affaires de disparition et de meurtre sordides.
Le sergent répéta en quelques mots le déroulé de sa matinée. Les deux hommes écoutèrent attentivement. Weller parla plus posément quand il arriva au moment où il explorait la cave à vins du Fier Sigmarite.
- Sur la scène du crime, j’ai découvert une empreinte. C’était celle du plat entier d’une main ensanglantée, avec tous les doigts.
- Peut-être la victime elle-même qui se serait tenu la blessure, puis appuyée au tonneau ?
- Pas moyen de le savoir, je vous rappelle qu’il n’y avait pas de corps. Et puis, il y a eu cette deuxième victime, bien plus concrète. Un ancien mutilé de guerre, manchot de la main droite. Or, sur le mur, au-dessus de lui, il y avait la même empreinte, de main droite.
- Cela confirme que c’est quelqu’un d’autre qui laisse volontairement une empreinte, reprit la jeune fille-rate. Une trace de sang en forme de main, ça vous dit peut-être quelque chose, Frère Sander ? Samuel ?
Les deux hommes se regardèrent sans mot dire, puis l’initié Samuel murmura :
- J’ai peut-être l’explication, Bianka, mais si c’est bien ce que je pense, il faut absolument en parler à ton grand-père.
- Surtout pas ! s’exclama Bianka nerveusement.
Un tel sursaut surprit les trois hommes. La jeune fille-rate réalisa ce qu’elle venait de faire. Elle voulut tempérer les choses.
- Enfin… je veux dire… En ce moment, avec toutes les affaires qu’il doit gérer, entre la mort de mon père, les enlèvements d’enfant, et les relations de voisinage, je pense qu’il m’écoutera plus volontiers si c’est moi qui lui transmets l’information. Qu’en pensez-vous, Sergent ?
- Hum… Vous avez sans doute raison, Grande Archiviste.
*
Quelques heures plus tard, Bianka refermait le lourd volume de l’Excidium Ordinis Milia Capitum. Elle se prit la tête à deux mains, et sentit les larmes lui monter aux yeux, tandis qu’une sensation de peur terrible lui nouait l’estomac. Elle venait d’encaisser des pages et des pages compilant rumeurs, rapports, légendes et témoignages illustrés de nombreuses gravures, chacune plus épouvantable que la précédente. D’ordinaire, une telle lecture ne lui était pas du tout agréable. Mais l’idée de penser qu’une menace de cet acabit planait sur le pays la mit dans un état de nervosité qu’elle ne pensait pas atteindre si vite.
Le sergent Weller avait rejoint la caserne aussitôt la conversation avec Sander et Samuel terminée. Elle avait dû affronter cette tragique réalité toute seule. Elle voulut plus que tout retrouver Kristofferson. Elle se leva précipitamment, le livre sous son bras, et quitta son bureau.
Elle entra nerveusement dans la salle de lecture. Elle courut presque jusqu’au rayon où elle avait retiré le livre. Mais alors qu’elle voulut le remettre en place, ses mains se mirent à trembler, et elle laissa échapper l’épais bouquin. Le choc fut si bruyant qu’il fit écho sous la voûte.
- Saloperie ! cracha Bianka entre ses dents.
Elle se pencha nerveusement pour ramasser l’Excidium Ordinis Milia Capitum. Au moment où elle le reposa sur l’étagère, une voix demanda juste derrière elle :
- Grande Archiviste ? Ça ne va pas ?
Elle sursauta avec un glapissement, et pivota sur ses talons. Devant elle se tenait Bernhardt, le bibliothécaire. Loin de sa bonhommie habituelle, il semblait interloqué jusqu’à l’inquiétude.
- C’est bon, Bernhardt, juste un faux mouvement. Tout va bien.
- Vous êtes sûre ? Vous avez une drôle de mine, Grande Archiviste.
Bianka se gratta derrière l’oreille, et considéra avec surprise et agacement son interlocuteur.
- Je vous dis que tout va bien, Bernhardt !
- Vous avez passé des heures enfermée dans votre bureau. Vous devriez peut-être vous reposer un peu ? Dans les circonstances actuelles, ça vous ferait du bien ?
La jeune fille-rate ne sut que répondre, prise par surprise par une idée qui lui sembla plus qu’aberrante.
- En quoi mon état de santé vous concerne, au juste ?
- Eh bien… ça m’embête de vous voir dans cet état-là.
- Et alors ? Ce n’est pas mon problème ! Enfin, je veux dire, c’est votre problème ! Enfin, non, je…
Soudain, Bianka décida qu’elle n’allait pas se mettre à conjecturer avec un subalterne. Elle décida de couper court au dialogue.
- Et puis je n’ai pas à me justifier ! Occupez-vous plutôt de votre travail !
La violence de cette réponse fit reculer d’un pas le Skaven gris clair. Bianka sentit sa crainte. Il tremblait, les effluves de la peur émanaient de tous ses pores. Et pourtant, il se risqua à bredouiller :
- J’aimerais pouvoir vous aider, Grande Archiviste.
- Je n’ai pas besoin de votre aide, Bernhardt ! J’ai besoin que vous me fichiez la paix ! La paix ! Vous comprenez ça ?
La colère avait donné un violent coup de fouet au système nerveux de la Skaven blonde. Ses joues et son front étaient devenus brûlants, sa queue raclait le sol, sa respiration était sifflante. Soudain, elle se rendit compte de l’apparence qu’elle devait avoir à ce moment précis. Elle repensa à ce que sa mère lui avait conseillé. L’image d’Okapia lui revint en tête.
Je dois arrêter de ruer dans les brancards comme une jument effarouchée !
Elle leva la main, et se retourna lentement.
- Je… je… ne…
Pendant un instant, elle espéra entendre le bibliothécaire lui rendre la pareille. Elle méritait vraiment de se faire crier dessus. Et pourtant, il se contentait de la regarder en tremblant, prêt à tout recevoir.
Mais comment fait-il pour me supporter ?
Elle ne put se poser la question plus longtemps, et éclata brutalement en sanglots bruyants. La pudeur la poussa à prendre la fuite et à quitter le temple en courant. Bernhardt n’osa pas la suivre.
Deux Humains, Paulus et Rutger, avaient assisté à la scène. Ils s’avancèrent vers le Skaven ventripotent, qui restait toujours les yeux fixés sur la porte, complètement interdit. Paulus ironisa :
- Hé bien ! On dirait que la rivière écarlate est en train de déborder !
- C’est à se demander comment le tapis est resté propre sous ses pas, ajouta Rutger.
Bernhardt grogna :
- Hé, ne dites pas ce genre de cochonceté, ce n’est pas gentil !
- « Pas gentil » ? répéta Paulus. Attends, cette Grande Archiviste de mes fesses te traite comme de la merde devant tout le monde alors que tu voulais juste la soutenir, et c’est nous qui sommes « pas gentils » ?
- Elle vaut mieux que ça, se défendit un peu mollement le Skaven ventripotent. Franchement, elle… il ne faut pas lui en vouloir. La pression sur sa famille est très forte, entre la disparition de son père et la venue des Bretonniens. Tu ne crois pas, Rutger ?
L’Humain grisonnant pencha la tête sur le côté, avec un petit soupir de lassitude.
- Écoute, mon pote : pour ton bien, cesse de trouver des excuses à cette connasse. D’accord, en ce moment, pour elle, ce n’est pas la joie. Mais est-ce que ça fait une différence ?
- Oui, elle est encore pire qu’avant, répondit Paulus.
- Et donc, est-ce qu’elle a le droit de te traiter de cette façon ? Pas plus que d’habitude ! Tu ne penses pas ?
- Euh… Peut-être, oui.
Paulus fit la grimace.
- Tu n’as pas mis beaucoup de conviction dans ce « oui ».
- Et alors ?
- Alors, ça veut dire que tu ne penses pas ce que tu dis. Et ça, ça laisse deux possibilités : ou bien tu as trop la trouille pour oser lui répondre, ou bien tu es amoureux d’elle. Dans les deux cas, pour le bien de tout le monde, je t’invite à aller jusqu’au bout. Je vois trois issues à ce problème : ou tu fuis loin de cette furie, ou tu fais un rapport auprès de la Mère Supérieure que Rutger et moi confirmerons comme quoi son attitude n’est pas acceptable.
- Ah. Oui, bon. Et… la troisième issue ?
Cette fois, Paulus se permit un sourire mauvais.
- Ou tu la baises.
Les deux Humains rirent en chœur en voyant leur camarade s’étouffer.
*
Bianka était rentrée au Domaine Steiner. C’était la fin de l’après-midi, le soleil se rapprochait peu à peu de la ligne d’horizon. Assise sur un banc du parc, elle essayait désespérément de vider son esprit, de se détendre. Mais elle n’y parvenait pas.
Était-elle en train de perdre la raison ? Comme son grand frère, voilà qu’elle était victime de sautes d’humeur. Contrairement à lui, il n’y avait pas la présence de la Rage Noire dans son sang pour l’expliquer.
Elle revoyait encore et encore la scène qu’elle avait faite à Bernhardt. Ce n’était pas la première fois ces derniers temps que d’autres personnes faisaient les frais de telles explosions émotionnelles. Et si des gens tels que le Mage Flamboyant et sa collègue n’avaient eu que ce qu’ils avaient mérité, pouvait-on en dire autant du bibliothécaire ?
Une larme lui chatouilla le museau.
Elle ne savait plus quoi penser.
Pendant un temps indéfinissable, elle resta immobile, et ne bougea que pour se frotter le nez ou se gratter sous le bras. Il ne lui était pas possible de mesurer complètement et précisément la teneur du danger. Cette menace avait des ramifications partout où elle sévissait. Ses membres pouvaient faire partie de toutes les catégories sociales. Peut-être même qu’elle avait croisé l’une ou l’autre de ses âmes damnées sans le savoir ?
Soudain, son oreille pivota. Quelque chose avait attiré son attention. C’était la voix de sa mère. Trop loin pour comprendre les mots, mais son humeur était perceptible.
Bianka ouvrit les yeux et tourna la tête. Elle ne pouvait pas voir Heike, elle devait être en train de marcher le long du sentier derrière les buissons. Ses paroles se clarifiaient au fur et à mesure qu’elle approchait.
- Je suis à bout, Prieur. Comme mon père, comme mes enfants… je n’en peux plus.
- Je comprends votre désarroi, mon enfant, répondit la voix de Romulus. C’est tout-à-fait…
- Non, vous ne comprenez pas ! trancha soudainement la mère-rate avec une agressivité qui ne lui était pas coutumière.
Bianka ne bougea pas, elle n’osa pas respirer. Ses nerfs tendus, sa bouche desséchée, elle était à l’affût de la plus petite syllabe.
- Vous ne savez pas ce que c’est que de vivre ce que je vis. Ce que ça inflige à l’enfant que je porte, qui sera peut-être déjà mort de peur et de chagrin à peine venu au monde. Vous ne savez pas ce que c’est de voir ses enfants dépérir, puis se détruire face à un si gros problème !
- Heike, vos enfants sont comme les miens. Si je peux faire quelque chose pour vous soulager, dites-le.
- Très bien. Alors faites revenir mon pauvre Psody, maintenant !
- Oh, vous savez que c’est impossible.
Cette affirmation laissa place à un silence de mort. Soudain déchiré par le cri d’Heike.
- Tout est de votre faute, Romulus ! Vous et votre passé, vous nous avez précipités dans une sacrée merde, mon pauvre Psody le premier !
- Mon enfant, je vous assure que je suis sincèrement désolé pour…
- Je m’en fous, vous entendez ? Je-m’en-fous ! Je n’en peux plus ! J’en ai assez !
Bianka devina l’Humain restant muet devant un tel déferlement de rage. Qui ne cessa pas pour autant.
- Maintenant, si vous voulez vous rendre utile à quelqu’un, retournez dans votre temple, et priez Shallya pour qu’elle protège votre âme ! Et surtout, laissez-moi tranquille ! Laissez-nous tous tranquilles !
La jeune fille-rate blonde resta littéralement pétrifiée par ce qu’elle venait d’entendre. Elle devina les pas des sandales de Romulus, en train de s’éloigner. Puis elle entendit encore Heike, qui bredouillait entre ses larmes :
- Mon amour… Tu me manques tellement ! Tu manques tellement à nos enfants ! Shallya, Déesse de la Compassion, je t’en prie, soulage notre peine à tous !
Bianka fut tentée de rejoindre sa mère pour la réconforter, mais elle n’en fit rien. Quelque part, au fond de son cœur, elle sentit que si elle bougeait, cette dispute viendrait forcément prendre place dans la conversation, ce qui embarrasserait la mère-rate d’une part, et la mettrait peut-être en danger !
Romulus a quelque chose à voir là-dedans ? Que peut bien être le « passé » qui a coûté la vie à mon père ? Serait-il… Non, pas lui ! Pas possible !
Son oreille pivota quand elle entendit sa mère soupirer. Heike reprit son chemin vers la maison, sa fille toujours cachée.
*
Juste avant de passer à table pour le souper, Bianka avait demandé à Kristofferson de la rejoindre pour faire le point. Une fois le repas terminé, l’aîné de la fratrie se rendit dans ses appartements, accompagnés de son plus jeune frère. Gabriel se mit rapidement au lit.
- Allez, bonne nuit.
- Tu… tu ne te couches pas ?
- Pas tout de suite, j’ai encore quelques trucs à faire. Ne t’inquiète pas, je ne quitte même pas l’étage. Dors bien.
- M… Merci.
Kristofferson se pencha vers son petit frère. Gabriel se jeta presque à son cou, avec un sanglot étouffé. Le Skaven brun le serra contre lui, et quitta la chambre. Il traversa son appartement, et se retrouva dans le couloir. Il tourna à droite et se dirigea vers la porte des appartements de Bianka. La jeune Skaven blonde était logée entre Kristofferson et Gabriel, qui vivait habituellement au plus près de l’escalier.
Bianka regardait rêveusement Mannslieb par la fenêtre ouverte. L’éclat argenté de la lune était plus apaisant que les reflets verdâtres de Morrslieb. Elle avait passé les quinze dernières minutes à ordonner ses idées, pour pouvoir les présenter au mieux, sans rien oublier, ni les mélanger.
Elle se retourna quand elle entendit frapper à la porte.
- Entrez.
La porte s’ouvrit sur Kristofferson.
- Ah, te voilà. Assieds-toi.
Le Skaven brun prit place dans un fauteuil, et joignit les extrémités de ses doigts.
- Walter et moi avons interrogé tous les suspects du Fier Sigmarite. J’ai même reconnu les quatre larrons qui ont voulu te mettre à la casserole. Je peux te dire qu’ils faisaient beaucoup moins les fiers-à-bras.
- Et eux, ils t’ont reconnu ?
- Oui, mais Wally peut être très persuasif pour inciter les gens à faire patte douce. De toute façon, aucun d’entre eux n’avait la tête à fanfaronner. Comme on s’y attendait, ils ont bien retrouvé le corps, ils l’ont rapidement balancé dans les égouts. Mais aucun n’a pu nous dire comment Bébert a fini comme ça. Son assistante, Bessie, avait une sacrée trouille. C’est elle qui l’a découvert.
- C’est la peur qui les empêche de parler ? Ils protègent le tueur pour éviter des représailles ?
- Non, ce n’est pas la peur, c’est l’ignorance. Bessie a dit que son patron avait régulièrement des accrocs avec des rivaux, bien sûr, mais jamais ça ne finissait d’une manière aussi violente. Qu’il se soit fait mettre en pièces aussi salement, sans la moindre revendication, c’est complètement inédit dans l’histoire de la Souricière. Tous les employés de Bébert croient que c’est un fauve qui en a fait de la viande hachée, probablement une bête dressée. Ou alors, un fou furieux enragé comme il n’y en a jamais eu. En tout cas, ils m’ont tous dit la même chose : ils ne couvrent pas le tueur. Ce tueur les effraie tellement qu’ils veulent absolument qu’on l’arrête, quitte à se laisser mettre en prison pour qu’ils soient à l’abri jusqu’à ce qu’on le trouve. Seulement, ils n’ont aucune idée de son identité, encore moins de l’endroit où il se cache.
- Quelle misère…
- Et toi, alors, tes recherches ?
Un léger grincement retentit au dehors. Bianka n’y prêta pas attention, et s’exclama :
- Je n’irai pas par quatre chemins, Kit : on est dans une sacrée mélasse !
- Sans blague.
- Je ne plaisante pas ; tout ceci va bien plus loin que je ne le croyais. Tu parlais de Mutants, hier, et maintenant de bête dressée pour tuer… Hélas, tu as peut-être raison, Kit.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
Bianka se mordit la lèvre inférieure. Comment présenter une chose pareille ?
- J’ai retrouvé la signification de la trace de main dans un livre consacré aux sociétés secrètes.
- Ah oui ? Alors ?
- Alors… Kit, je ne sais pas comment te le dire autrement… voilà : le pays tout entier est menacé par une secte du Chaos.
- Hein ?
- Cette main, c’est le signe de reconnaissance de la Secte de la Main Pourpre, l’une des pires sectes affiliées à Tzeentch, le Dieu du Chaos du Changement !
- T’es sérieuse ?
- J’ai l’air de rigoler, Kit ? Je viens de passer des heures à lire des articles et des rapports sur ce sujet. C’est une secte réputée très dangereuse, d’autant plus redoutable qu’elle trouve ses membres aussi bien dans les quartiers les plus pourris qu’au milieu des plus grandes fortunes !
- Comme la plupart des sectes. Qu’est-ce qu’elle a de plus que les autres ?
- On ne parle pas de n’importe quelle secte, Kit. On parle d’adorateurs de Tzeentch.
- Je n’ai jamais affronté d’esclaves du Chaos. Le simple fait de prononcer le nom de ces Dieux est interdit, car ça porte malheur. Qu’est-ce que les adorateurs de Tzeentch ont de différent qui les rende si dangereux ?
La Skaven blonde toussa.
- Ils servent le Dieu du Changement, cela signifie qu’ils cherchent à évoluer par les transformations. Les Mutations sont des cadeaux de leur Dieu. Ils utilisent la malepierre durant leurs cérémonies, même si ça doit les réduire en tas de chair informe à terme. J’ai lu la copie d’un rapport où le puits d’un quartier d’une grande ville avait été touché par la corruption. Des cultistes de Tzeentch avaient versé un sac de poudre de malepierre dedans. Il a fallu isoler le quartier, et brûler tout ce qu’il y avait à l’intérieur.
- Par la Balance de Verena…
- Ça, c’est pour le terrain. Mais le danger qu’ils représentent au niveau sociétal est bien pire : quand ils décident de s’installer quelque part, ils sapent tout ce qui a attrait au pouvoir déjà en place pour pouvoir instaurer l’anarchie. Tzeentch raffole des complots et autres manœuvres compliquées destinés à renverser l’ordre établi. Réduire un gouvernement en miettes est la meilleure façon de s’attirer ses faveurs.
Kristofferson tapa des mains.
- C’est ça qu’ils cherchent ! Ils ont tué Père parce qu’ils savaient que ça déclencherait un monstrueux foutoir !
- Foutoir alimenté par les enlèvements d’enfants par les Skavens Sauvages et la déclaration de guerre des Bretonniens !
- Par le Marteau de Sigmar… Il faut prévenir Opa !
- Pas encore, Kit ! Il faut d’abord suffisamment d’éléments pour confondre notre suspect ! En attendant…
Elle ne parla cependant pas de Romulus, préférant traiter un problème à la fois.
- Nous devons garder les yeux et les oreilles grands ouverts.
- Quelle sera la prochaine étape de l’investigation ?
- Je ne sais pas exactement. Maintenant que nous savons à peu près avec quel genre de personnes fricote notre cible, je suppose que nous devrions chercher des éléments concrets pour prouver sa culpabilité.
- Tu crois que ta cible a des contacts avec les Bretonniens et les Skavens Sauvages ?
- Je n’en sais rien. Personnellement, je ne pense pas, mais avec les sbires de Tzeentch, il faut s’attendre aux situations les plus tordues.
Kristofferson s’assit contre le rebord de la fenêtre, croisa les bras, et regarda la Skaven blonde avec gravité.
- C’est un jeu dangereux, sœurette. J’espère que tu en as conscience.
- Nous le savons depuis le début, Kit. Et ce qu’on a vu aujourd’hui le confirme. Mais nous devons continuer ! Pas question de laisser les cadavres s’amonceler, encore moins de voir le Royaume des Rats prendre feu et ses habitants devenir des Mutants putrides !
Le grand Skaven brun se permit de bailler.
- Tu as raison, Kit. Allons nous coucher, j’espère avoir l’inspiration demain matin.
- J’en suis sûr, sœurette.
L’aîné des enfants Steiner se leva et quitta la chambre, la tête pleine d’interrogations et d’inquiétudes. Il espérait qu’une bonne nuit de sommeil les aidât à trouver par où continuer.
Il entra dans sa chambre sur la pointe des pieds. Ses yeux de Skaven, héritiers de dizaines de générations passées dans les cavernes sombres, pouvaient nettement distinguer l’intérieur de la pièce avec la seule lumière de la lune. Il jeta un petit coup d’œil vers le coin où était placé le lit de Gabriel, et fut agréablement surpris de constater que le petit Skaven gris clair était assoupi. Kristofferson approcha doucement, et eut un sourire attendri. Gabriel ronflait légèrement. Il avait dû s’endormir brutalement, compte tenu de sa position : allongé sur le dos, la couverture et les draps à ses pieds, sa chemise de nuit retroussée sur sa poitrine, il reposait bras et jambes écartés comme une grenouille en train de se dessécher sur un caillou.
Avec moult précautions, Kristofferson repositionna Gabriel plus confortablement, rajusta son vêtement, et le borda. Il s’accroupit près du lit, et murmura à son oreille :
- J’aimerais tellement pouvoir faire plus… Ce n’est pas facile pour moi non plus, tu sais.
Le jeune Skaven gris clair ne répondit que par un ronflement plus sonore. Kristofferson chuchota encore :
- Je t’aime, petit frère.
Il déposa une petite bise sur son front, se releva, se changea rapidement, puis ferma les volets et la fenêtre avant de s’allonger dans son propre lit.
Il n’avait pas remarqué la petite larme qui glissa le long de la joue duveteuse du petit garçon-rat.