Le Royaume des Rats

Chapitre 58 : L'Ange et la Bête

7966 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/05/2022 17:37

Filles et Fils du Rat Cornu,

 

Je suis enfin pleinement installé dans ma petite ville près de Disneyland. Hélas, au gré d’une promenade, je suis tombé sur une embuscade du Clan Pestilens. Après leur avoir échappé pendant plus de deux ans, c’était fatal, j’ai contracté la Covid. Un vendredi 13, en plus !

 

Je vous rassure, je suis loin d’avoir été salement touché, je pense n’avoir eu droit qu’au stade minimum. Trois jours plus tard, ça allait déjà beaucoup mieux, et je pense qu’au moment où vous lirez ces lignes, ce sera du passé.

 

Comme quoi, vous le voyez, la bête vicieuse rôde toujours. Prenez soin de vous, restez près de vos proches, et profitez des choses vraiment importantes.

 

Gloire au Rat Cornu !

 

 

Les Steiner durent s’aventurer jusqu’au fond d’une impasse. La luminosité ambiante diminuait au fur et à mesure qu’ils approchaient, tout comme la température. En revanche, la sensation d’étouffement augmentait aux côtés de l’odeur de charogne et d’ordures. Enfin, arrivés au pied du bâtiment, ils s’arrêtèrent, et levèrent les yeux. Bianka leva le doigt vers l’une des fenêtres.

 

-         Là, au dernier étage.

 

La paroi de l’immeuble, déjà bien sinistrée par des années sans entretien, était noircie. Les deux jeunes Skavens furent tous deux irrités par l’odeur de cendre mouillée qui leur agressa les narines. Bianka fronça les sourcils.

 

-         Je me demande si ce n’est pas une perte de temps ?

-         Toute piste est bonne à suivre.

-         Justement, t’es sûr que c’est une piste ? Je vois juste un immeuble qui a pris feu. Rien de passionnant !

-         Mon instinct me dit le contraire.

-         Bon, alors écoutons ton instinct. Tu l’as dit, toute piste est bonne à suivre.

 

Et les deux jeunes gens franchirent la porte d’entrée.

 

Le bâtiment était une ancienne caserne désaffectée. Construite maladroitement sur un terrain instable, une partie s’était effondrée quelques dizaines d’années plus tôt. Le dortoir principal, au rez-de-chaussée, était devenu un véritable dépotoir, où s’accumulaient les détritus. Quand Bianka et Kristofferson passèrent devant la double porte, des dizaines de rats fuirent à leur approche. La jeune Skaven blonde grinça.

 

-         Ne traînons pas, Kit !

-         Regarde, l’escalier est au fond, là-bas.

 

Les Steiner approchèrent des marches poussiéreuses. Kristofferson dégaina silencieusement sa rapière, et monta le premier. Le bois craqua sous leurs pieds de manière très inquiétante. Contre toutes les attentes de la Grande Archiviste, l’édifice était toujours debout quand ils atteignirent le dernier étage, celui des mansardes. Là où l’on avait l’habitude de parquer les paperasseries et les membres du personnel de la caserne qui n’étaient pas en capacité de porter les armes. Un unique long couloir s’étirait tout droit au sortir de l’escalier, et de chaque côté, les portes, toutes arrachées à leur chambranle, se succédaient. Huit portes à gauche, huit portes à droite, la lumière du jour franchissait les seuils des salles qui surplombaient la rue.

 

Kristofferson sentit son poil se hérisser. Il ne sentit aucune présence Humaine ou Skaven, seulement des rats et des cafards. L’odeur persistante de bois brûlé humide mena rapidement les deux jeunes gens à la bonne porte.

 

-         C’est là !

 

Kristofferson passa la tête par l’ouverture. L’atmosphère était étouffante, le soleil cognait fort sur le toit du bâtiment. Le léger courant d’air qui glissait à travers la vitre brisée n’empêchait pas la poussière et les particules de cendres en suspension d’irriter les poumons.

 

-         J’entends des mouches, murmura Bianka.

-         Oui, moi aussi. Je sens que ça ne va pas être très drôle.

 

Il eut un mouvement de recul. Son nez avait repéré un autre effluve sous l’incendie. Il sentit la main de la jeune fille-rate blonde sur son bras.

 

-         Kit, je sens une odeur de sang.

-         Moi aussi, et ce n’est pas étonnant !

 

En effet, dans un coin de la pièce, il y avait le cadavre d’un clochard. Le corps du malheureux avait été déchiré en deux. Ses tripes étaient éparpillées sur le plancher. Les insectes nécrophages dansaient tout autour en un odieux ballet, au rythme d’une symphonie bourdonnante funeste. Bianka jeta un coup d’œil à son tour, et murmura :

 

-         Au temps pour ton instinct.

-         Quelle horreur… Qu’est-ce qui a bien pu arriver à ce pauvre type ?

-         La même chose que Maître Bébert. On est bien sur la bonne piste.

-         Mais de quoi ? Quel rapport entre cet incendie et le tueur de l’aubergiste ?

-         Il n’y a pas trente-six moyens de le savoir : fouillons.

-         Je vais examiner notre victime, essaie de trouver quelque chose. Ton œil expert devrait dénicher un indice.

 

Rien n’était moins sûr : tout ce qui n’avait pas été dévoré par les flammes avait été noyé par l’eau que les habitants du quartier avaient réussi à faire monter jusqu’à la mansarde. Bianka examina le coin qui semblait être le point de départ de l’incendie. Elle s’agenouilla, et commenta ce qu’elle vit à voix haute :

 

-         Cet endroit devait être une réserve de vieux chiffons, ou de tissus, ou de draps. Le genre de placard où on range les tissus. Oh, j’ai l’impression qu’il y a les restes d’un matelas. Oui, on a mis le feu à ce matelas. Il y a des feuilles de papier… je n’arrive pas à lire ce qui est écrit dessus, elles sont déjà toutes fichues.

 

En effet, les quelques pages qui traînaient par terre étaient entièrement noires, et tombaient en poussière au contact des doigts de la Skaven blonde.

 

-         Hé, sœurette, pourquoi cet incendie, à ton avis ?

-         Pour détruire le corps, je suppose ?

-         Je ne pense pas. Si quelqu’un avait vraiment voulu cramer ce type, il l’aurait mis au milieu des chiffons avant d’allumer le feu.

-         Hum, bien vu. Alors, tu crois que le tueur voulait qu’on le découvre ?

-         Laisse-moi réfléchir… Est-ce que la marchande Strigany nous a parlés d’un meurtre ?

-         Non, elle a fait allusion à l’incendie, rien d’autre.

-         C’est bien ce qui me semblait aussi. Donc, pour le moment, personne ne l’a retrouvé. S’il avait été déjà là au moment où les habitants du quartier ont découvert l’incendie…

-         La marchande aurait été au courant, compléta Bianka.

-         D’ailleurs, il n’y a qu’à le regarder, il n’a pas l’air d’avoir été touché par les flammes. Non, je crois que ce cadavre est tout frais. Ce bonhomme est entré dans cette pièce après l’incendie, et il a vu quelque chose qui l’a laissé dans cet état.

-         Ton raisonnement se tient. Si tu as raison, tu devrais peut-être penser à être enquêteur pour mon Ordre ?

-         Pas assez d’action à mon goût, répondit le Skaven brun, qui préférait l’aventure et les batailles.

 

Bianka continua à balayer du regard les alentours. Soudain, son œil se focalisa sur quelque chose. C’était une feuille de papier, partiellement brûlée, mais dont une bonne moitié de la surface avait été épargnée par les flammes. Le côté lisible de la feuille était ondulé à cause de l’eau, et les caractères griffonnés dessus étaient difficilement déchiffrables. L’encre s’était étalée en taches informes.

 

Néanmoins, quelques mots étaient encore compréhensibles. C’était vraisemblablement une liste, rédigée par une main qui savait tenir une plume. L’écriture était élégante, fine, presque aérienne. Les lettres virevoltaient de ligne en ligne avec aisance.

 

-         J’ai trouvé une liste d’ingrédients.

-         Quel genre ?

-         « Trois œufs de perdrix, quatre onces d’os de lézard pilés, deux yeux de hibou »… Pas sûre d’avoir envie de goûter au résultat d’une telle recette. Par contre, elle a été écrite par une personne cultivée.

-         Comment t’arrives à t’en rendre compte ?

-         Pas de faute d’orthographe, une écriture droite et harmonieuse, il est clair que l’auteur est une personne lettrée, et pas un roturier.

-         Peu de roturiers savent écrire, Bianka.

-         C’est vrai, mais je sens d’autant plus que c’est une personne vraiment habituée à écrire qui a rédigé cette liste.

 

La jeune fille-rate blonde glissa précautionneusement la lettre dans sa sacoche.

 

-         Et toi, ton cadavre ?

 

Elle ne voulut pas se rapprocher. Le Skaven brun ne s’en offusqua pas, et consentit à expliquer :

 

-         Il était vivant avant de se faire couper en deux. Au vu de l’expression qui crispe son visage, il a éprouvé à la fois la peur de sa vie et une souffrance comme jamais il n’avait ressenti. Vu ses vêtements et son état de saleté, je suppose que c’était bel et bien un gars qui habitait dans le coin. Peut-être qu’il logeait justement ici, même provisoirement ? En tout cas, cette personne a vu qui ou quoi a tué Maître Bébert.

-         Sur cette question-là, pas de doute possible !

-         Bien. Ça nous fait deux morts de la même façon, alors qu’on suit la même piste, dans le même coin de la ville, pendant un intervalle de vingt-quatre heures.

-         Hé, je pense à quelque chose.

 

Bianka évita du regard la masse inerte du clochard, et eut un petit sourire triomphal.

 

-         Regarde, juste au-dessus de lui, sur cette poutre !

 

Le Skaven brun leva le museau, et fronça les sourcils. Il vit une empreinte sur le bois rugueux, celle d’une main couleur de sang.

 

-         C’est la même chose qu’au Fier Sigmarite !

-         Sapristi ! Remarque, il s’est peut-être appuyé sur la poutre avant de mourir ?

-         Vérifie sa main droite.

 

Kristofferson saisit délicatement le bras du cadavre, et retroussa délicatement sa manche. Il eut un petit rire nerveux.

 

-         Non, ce n’est pas lui.

-         Sa main n’est pas pleine de sang ?

-         Quelle main ?

 

Le corps n’avait pas de main droite. Son bras avait été amputé au-dessus du poignet, la chair du moignon avait fondu autour de l’os.

 

-         C’est une vieille blessure qui a été cautérisée il y a des années. Ce type mangeait sa soupe de la main gauche depuis longtemps.

-         Qui que soit son assassin, il a fait comme avec Maître Bébert.

-         Nous sommes encore sur la bonne piste !

-         Oui, mais elle s’est éteinte avec ce pauvre…

 

Soudain, Kristofferson leva la main. Bianka se tut. Le Skaven brun venait d’éprouver une sensation très désagréable. Son oreille bougea au son du plancher qui crissait sous les pas timides de quelqu’un. La jeune fille-rate resta muette, et fit un léger hochement de tête. Elle aussi avait entendu. Rapière en main, Kristofferson approcha sans bruit de la porte, et pointa son museau dans le couloir. Il vit alors, dans la semi-obscurité, une silhouette sombre qui marchait sur la pointe des pieds vers la sortie.

 

-         Hé, vous !

 

Aussitôt, la forme bondit en avant avec un glapissement effrayé, et s’engouffra en courant dans l’escalier. Les deux Skavens se précipitèrent à sa poursuite.

 

Ils dévalèrent les marches à toute vitesse. L’individu avait de l’avance, mais il ne paraissait pas très habitué à la course. Kristofferson garda les yeux sur lui, soudain, il entendit un violent craquement, suivi d’un cri de frayeur. Il s’arrêta net et se retourna. Bianka avait la jambe coincée dans un trou, le bois vermoulu avait cédé sous son poids.

 

-         Bianka !

 

Par chance, la jeune fille-rate ne menaçait pas de basculer à travers la planche. Kristofferson la saisit par les bras, et tira. Elle couina de douleur en sentant le bois râper sa cheville. Heureusement, sa fourrure protégea sa peau, elle avait eu plus de peur que de mal.

 

Le bruit de course du fuyard ramena les deux jeunes gens à la course.

 

-         Allez, sœurette, il va nous semer !

 

Kristofferson et Bianka reprirent leur course. Ils se heurtèrent l’un contre l’autre quand ils tentèrent de franchir la porte simultanément. L’homme-rat passa finalement le premier, et bondit en avant. Il vit l’individu tourner au coin de la rue. Il avait eu le temps de distinguer leur proie. C’était un Humain plutôt petit qui flottait dans ses habits couverts de crasse. Il s’agissait plus probablement d’un mendiant que d’un espion.

 

-         Il est là-bas !

 

La jeune fille-rate dut relever sa robe pour pouvoir courir. Elle rejoignit son frère, et tous deux s’engagèrent à leur tour dans le passage. Ils débouchèrent sur une impasse pleine de caisses, tonneaux et autres conteneurs. Mais personne n’était visible.

 

-         Verena ! Il ne s’est quand même pas envolé !

-         Envolé, je ne crois pas. Par contre, il s’est enterré !

 

Kristofferson montra du doigt la bouche d’égout mal replacée au milieu de la ruelle.

 

 

Le raclement caractéristique de l’acier sur le pavé ricocha sur les murs, puis le bruit des barreaux qui vibraient sous le poids de quelqu’un descendit, et s’enfonça dans les entrailles de Steinerburg.

 

Au bout de quelques secondes de silence, l’homme sortit de sous un tas de chiffons sales. C’était un Humain d’assez petite taille, maigre, avec une tête ronde au front dégarni et une grosse moustache brune sous un nez proéminent. Ses petits yeux noirs clignèrent. Il regarda la bouche d’égout avec un petit ricanement, tout en marchant vers la sortie de l’impasse. Mais il s’arrêta net quand il vit la fille-rate sortir de l’angle de la ruelle. Elle sourit.

 

-         Belle course, et belle tentative, mon brave ! Bon, trêve de plaisanterie, je dois vous parler.

 

L’homme recula en glapissant de panique. Il se précipita sans réfléchir vers la bouche d’égout. Aussitôt, le grand Skaven brun jaillit en un immense bond, bras tendus en avant. Épouvanté, le mendiant tenta de faire demi-tour, il ne réussit qu’à glisser sur les pavés humides. Il se releva, et voulut courir vers la Skaven blonde. Peine perdue, les deux bras de l’homme-rat se refermèrent sur lui. En une seconde, il fut immobilisé.

 

Il se débattit, cria de terreur, se contorsionna, mais pas moyen d’échapper à l’étau de fer des muscles du Skaven brun. Persuadé d’être sur le point d’être égorgé, il éclata en sanglots.

 

-         Au secours ! Pitié ! Ne me faites pas de mal ! Je ne sais rien ! J’ai rien fait !

 

Kristofferson et Bianka en étaient à présent certains ; ils avaient affaire à un malheureux qui fuyait quelque chose d’inhabituellement effrayant. La Skaven blonde prit les devants. Elle se planta devant le miséreux, et parla d’une voix qu’elle voulut rassurante :

 

-         Pas d’inquiétude, mon bon monsieur, nous venons en amis ! Nous voulons juste vous parler ! Nous ne sommes pas des criminels ! Regardez !

 

Elle sortit de sous sa tunique son pendentif.

 

-         Nous travaillons pour l’Ordre de Verena. Nous ne sommes pas des inquisiteurs ! Seulement des enquêteurs ! Et si vous nous aidez, on pourra vous récompenser !

 

À la vue du symbole de Verena, le clochard se calma un peu, et renifla.

 

-         Vous… vous n’êtes pas venus me tuer ?

-         Bien sûr que non ! Pourquoi cette idée ?

-         Je… j’ai cru que vous étiez avec…

 

L’Humain toussa bruyamment plusieurs fois, et cracha. Bianka essuya d’un revers de la main quelques gouttes de salive tombées sur la fourrure de son menton.

 

-         Comment vous appelez-vous ?

-         J’m’appelle Arnulf, votre Seigneurie.

-         Très bien, Arnulf. Nous voulons juste comprendre ce qui s’est passé cette nuit. Si vous nous racontez ce que vous avez vu, nous vous paierons un bon repas, et on vous laissera tranquille. D’accord ?

-         D… d’accord.

 

Bianka fit un geste à son frère.

 

-         Lâche-le.

 

Kristofferson obéit, et le mendiant reprit son souffle.

 

-         Alors, mon pauvre ami, qu’est-ce qui s’est passé ? Vous avez vu quelque chose, n’est-ce pas ?

-         Oui, M’dame. J’étais venu voir Otto. Otto, c’est mon pote. Il habite dans ce bâtiment. Quand j’ai appris qu’il y avait eu un incendie, j’ai eu peur pour lui. Alors, j’ai attendu que les gars éteignent le feu et que la fumée soit partie. Je ne sais plus trop combien de temps j’ai attendu, mais finalement, j’ai pu entrer. Je ne voyais pas Otto, j’ai pensé qu’il était parti je ne sais pas où ? Et donc, je suis entré dans cette maison, c’est là où il crèche. Sauf qu’il était pas là. J’ai voulu l’attendre, alors je me suis couché dans la pièce en face de celle où il a l’habitude de dormir. J’ai pas voulu l’attendre dans sa piaule, ça sentait trop le brûlé pour moi.

-         Otto dormait là où il y a eu le feu ?

-         Oui, M’dame ! Et donc, j’ai commencé à roupiller, lorsque j’ai entendu le bruit de l’escalier. Il craque fort, l’escalier, vous savez ? Ça m’a réveillé. Sauf que j’ai pas voulu me lever tout de suite, j’étais encore fatigué. J’ai voulu être sûr que c’était Otto. Je suis resté dans mon coin sans bouger, mais j’ai vu par la porte une silhouette. C’était un zigue que je connaissais pas, M’dame !

 

Le cœur de Bianka accéléré sous le coup de l’excitation.

 

-         À quoi ressemblait ce « zigue », Arnulf ?

-         Ma foi, je ne peux pas vous décrire sa tête, il portait un manteau avec une cagoule. Mais il était très grand, et tout fin, aussi. Il se déplaçait d’un pas léger, comme un danseur ! Je l’ai vu entrer dans la chambre d’Otto, puis il a disparu de l’encadrement de la porte. Je ne savais pas trop quoi faire, alors j’ai décidé de ne pas bouger. Comme j’étais dans le noir, il ne m’a pas vu.

 

Kristofferson sentit son estomac se nouer.

 

Si mon instinct ne se trompe pas, ça t’a sauvé la vie !

 

-         C’est là que le type s’est mis à parler. Ça m’arrive de temps en temps de parler tout seul, mais j’ai pas compris quand quelqu’un d’autre lui a répondu !

 

Le jeune Skaven brun demanda :

 

-         Vous dites que vous avez vu une seule personne entrer dans la chambre, mais qu’il y avait deux voix distinctes ?

-         Sur le Marteau de Sigmar, je vous le jure, Messire ! J’étais sûr d’avoir vu un type seul, et pourtant, il y avait deux personnes qui parlaient !

-         Vous êtes sûr que ce n’était pas quelqu’un qui attendait dans la chambre d’Otto ?

-         Non, non, Messire ! Je vous jure, j’avais vu personne avant l’arrivée du danseur !

-         Vous avez entendu de quoi ils parlaient ?

-         Non, M’dame. Ils parlaient tout doucement, je ne comprenais pas. J’ai juste entendu qu’ils avaient tous les deux des voix… incroyables.

-         « Incroyable » comment ? Les voix étaient graves, rauques, comme celles d’Orques ?

-         Non, Messire, pas du tout ! Au contraire ! C’était des voix très douces, très chantantes. Quand j’étais petit, et que j’habitais à Nuln, un jour, mon vieux m’a emmené à l’opéra. Les voix d’hier étaient aussi belles qu’à l’opéra !

 

Les deux Skavens sentaient la perplexité taillader leur front.

 

-         Et puis… il y a eu… il y a eu comme un bruit de flammes. Comme quand on brûle quelque chose. Et ça a fait plein de lumières de toutes les couleurs ! J’ai cru qu’ils allaient relancer un incendie. Mais je n’ai pas osé bouger, j’avais trop peur ! C’est alors qu’Otto est arrivé. Il avait déjà pas mal picolé, il avait du mal à mettre un pied devant l’autre.

 

On arrive au moment crucial, songea la Skaven blonde. Surtout, ne craque pas, et raconte !

 

-         Otto est entré dans sa chambre. Il a tout de suite beuglé qu’il était chez lui, et qu’il voulait pas voir d’étrangers. Alors, l’une des voix a dit quelque chose. Et puis, soudain, Otto, il a plus rien dit. Et j’ai… j’ai… j’ai entendu un bruit épouvantable ! C’était comme… le rugissement d’une bête ! Elle grondait si fort que j’ai eu du mal à entendre Otto gueuler comme un âne ! Ça a duré quelques secondes, et puis la bête a arrêté de rugir. Et j’ai entendu un rire. C’était un rire mélodieux comme une chanson ! C’était le rire d’un Ange !

 

Le pauvre homme était à bout de nerfs. Ce récit l’avait obligé à revivre ces affreux événements. Il tomba à genoux et éclata en sanglots.

 

-         Otto, mon ami ! Je suis tellement désolé ! J’aurais pu t’aider ! Mais j’ai eu la trouille, j’ai pas osé ! Je suis qu’un lâche ! Pardonne-moi, Otto !

 

Bianka s’accroupit à son côté, et posa une main sur son épaule.

 

-         Ne vous en faites pas, Arnulf. Vous avez voulu protéger votre vie, c’est normal. Si vous étiez entré dans la chambre d’Otto, cette Bête vous aurait fait subir le même sort. Vous ne pouviez rien faire pour votre ami.

 

Arnulf se moucha sur son bras, et bredouilla :

 

-         Vous êtes sûre, M’dame ?

-         Oui, tout comme je suis sûre que votre histoire va beaucoup nous aider. On va retrouver cet Ange et cette Bête, et nous veillerons à ce qu’ils ne puissent plus jamais recommencer. Je vous le promets.

 

Le clochard pleura moins fort. Il se gratta le crâne, et continua péniblement son récit.

 

-         J’ai eu tellement peur que j’ai préféré ne pas bouger. Je voulais être sûr que les deux soient partis. La silhouette gracieuse a de nouveau passé la porte, puis elle a descendu l’escalier. J’ai attendu que l’autre voix s’en aille, mais elle n’a jamais quitté la chambre d’Otto. Et puis, j’ai vu le jour qui commençait à se lever, et enfin je vous ai vus arriver, tous les deux.

-         Mon pauvre ami… Toute la nuit, à avoir peur de voir arriver cette Bête ! Je comprends pourquoi vous avez tenté de fuir !

-         J’aurais dû vous prévenir, mais j’ai eu trop peur !

-         Ça n’aurait rien changé, répondit Kristofferson. De toute façon, il n’y avait personne d’autre que votre copain quand nous sommes entrés.

-         Maître Arnulf, avez-vous vu encore quelque chose d’étrange ?

-         Heu… Non, M’dame.

-         Parfait.

 

Bianka fouilla dans sa poche, et en sortit une petite bourse. Elle en sortit une poignée de pièces d’or, et les donna au mendiant.

 

-         Tenez, ça vous permettra d’acheter de nouveaux habits et d’aller à l’auberge quelque temps. Faites juste attention à ne pas montrer ça à n’importe qui.

-         Oh, je… que Shallya vous bénisse, M’dame.

-         Allez faire une prière pour elle au temple, et tâchez de trouver un moyen de vous sortir de la rue. Vous valez mieux que ça, Maître Arnulf.

-         Je… je vous le promets, M’dame !

 

Le miséreux tourna les talons et quitta l’impasse à pas vifs. Les deux Skavens se regardèrent l’un l’autre.

 

-         Qu’est-ce que tu en penses, Kit ?

-         Ma foi, je ne sais pas. Je ne pense pas qu’il se soit moqué de nous, ou qu’il ait essayé de nous mentir. Mais ce n’est pas clair.

-         Tu crois qu’il a mal vu, ou qu’il a rêvé ?

-         Le cadavre de son pote Otto est bien réel.

-         Oui, mais pour le reste, j’ai vraiment du mal à y croire ! Deux types ? Alors qu’une seule personne a monté, puis descendu l’escalier ? Par où est passée l’autre ? Et où était la Bête ?

-         Une Bête capable d’un tel carnage, d’autres auraient pu la voir passer, en effet…

-         Et le « rire de l’Ange » ? Si c’est un Ange qui a fait ça, il a des orientations plutôt tordues ! Et comment expliquer les « flammes multicolores » ?

-         Peut-être que…

 

Kristofferson sentit son cœur se crisper.

 

-         Peut-être qu’on a affaire à un Mutant.

-         Un Mutant pourrait faire ça ?

-         S’il est équipé pour ça, oui.

-         Je pense à autre chose, Kit : un Mage pourrait connaître une magie qui lui permettrait de partir sans faire de bruit ou de se téléporter.

-         C’est comme ça qu’il aurait pu quitter l’auberge ou ce bâtiment sans se faire voir ?

-         C’est une possibilité, en effet.

-         Quel genre de Mage est capable de ce genre de chose ?

 

Bianka se gratta l’oreille. Soudain, sa queue fouetta nerveusement le sol. Elle venait de se remémorer un moment fort désagréable.

 

-         J’ai entendu que les Mages du Collège Gris étaient capables d’utiliser le Vent d’Ulgu pour façonner les ombres.

-         Ça se tient.

-         La personne qui m’a appris ça ne m’a pas laissé un bon souvenir, ho non !

-         Attendons d’avoir des preuves avant d’accuser quiconque.

-         Je n’accuse personne. J’observe, et je rassemble : nous avons affaire à deux individus, avec des voix mélodieuses. La personne à qui Bébert a arraché la broche était très probablement un Elfe, qui sait bien parler. Sur ces deux personnes entendues par Arnulf, l’une est capable de faire apparaître des flammes magiques. C’est sûrement elle qui a mis le feu au bâtiment, et qui est revenue pour vérifier que le travail était terminé. Et si on parle de magie d’illusion, une personne sachant utiliser le Vent d’Ulgu pourrait être impliquée. Or, je vois au moins un citoyen sur lequel tous ces critères se croisent.

 

Le Skaven brun leva le nez. La matinée était déjà bien avancée, l’heure de déjeuner était proche.

 

-         Il n’y a rien d’autre ici. Ni dans ce quartier. Nous devrions rentrer à la maison, puis en parler à Wally.

-         Entièrement d’accord avec toi, Kit. Sa position devrait lui permettre de faire une enquête plus approfondie au Fier Sigmarite.

-         Et puis, il faut bien s’occuper de ce pauvre gars, on ne peut pas le laisser pourrir dans cet abattoir.

 

Les deux Skavens ne restèrent pas davantage dans l’impasse. Kristofferson replaça correctement la plaque d’égout, puis ils quittèrent l’Autre Strygos.

 

Chemin faisant, Kristofferson s’étonna du silence de Bianka. Il remarqua son visage plongé dans une profonde réflexion.

 

-         Quelque chose te tracasse encore plus ?

-         Oh, ce n’est rien. Je pensais juste à ce pauvre gars. Il ne saura sans doute jamais à quoi il a échappé. En tout cas, il ne faut pas le lui souhaiter. Mais je me demande si j’ai bien fait ?

-         Fait quoi ?

-         Je lui ai donné de quoi manger pour au moins un mois. J’espère qu’il ne va pas tout boire, ou qu’il ne va pas se faire dépouiller.

 

Le grand Skaven brun ne répondit pas. Bianka continua :

 

-         J’en avais parfaitement conscience. Si ça se trouve, on lui a déjà tout volé, ou il est en train de tout jouer dans un tripot sordide.

-         Après la nuit qu’il a passée, j’en doute fort, à mon avis, il va plutôt quitter la ville. Mais si tu as des craintes comme ça, pourquoi lui avoir fait l’aumône ?

-         Je ne sais pas. Quelque chose m’a poussée à l’aider.

-         Tu as fait preuve de générosité. Tu as raison, peut-être que ça ne va rien donner de bon. Mais c’était gentil de ta part.

-         Je n’ai pas fait ça pour lui, Kit, mais avant tout pour moi. C’était purement égoïste.

-         Donner de l’argent à un mendiant pour l’aider, je ne vois pas en quoi c’est égoïste ? Jamais il ne te rendra ces couronnes, tu as fait un don désintéressé.

-         Aucun don n’est désintéressé, Kit. J’ai été la première à en tirer quelque chose de positif ; le simple bien-être qu’on ressent quand on a fait quelque chose qu’on estime juste est déjà un avantage en soi. Quand tu donnes quelque chose de ton plein gré, il y a toujours au moins cet intérêt, et ce quelle que soit la valeur du don que tu fais.

 

Kristofferson fit un petit clin d’œil.

 

-         Et d’ailleurs, ça va finir par se voir.

-         Comment ça ?

-         Ce « bien-être », c’est aussi contagieux que la mauvaise humeur. Les gens apprécieront d’autant plus ta compagnie si tu t’appliques à te montrer plus ouverte.

 

Ce fut au tour de Bianka de garder le silence.

 

*

 

Ils avaient préparé leur coup.

 

Avant de partir pour la Souricière, la veille, Bianka avait expliqué à sa mère qu’elle allait devoir rester au temple de Verena toute la nuit pour continuer le travail sur le fonds Girotti. La mère-rate n’avait rien observé d’inhabituel, la Grande Archiviste avait déjà dormi dans l’une des cellules du temple. Kristofferson, de son côté, avait averti que Walter avait eu besoin de lui pour une course urgente.

 

Bianka et Kristofferson dinèrent avec le Capitaine Klingmann dans une petite auberge discrète du Quartier du Marteau. Là, Walter les écouta avec inquiétude. Il leur promit de prendre les dispositions nécessaires pour faire un peu de ménage à l’Autre Strygos. Puis il leur conseilla de rester à la caserne, le temps de vérifier qu’aucun individu suspect ne les attendît dehors. Une heure plus tard, ils sortirent tous les deux du grand bâtiment militaire, et se rendirent successivement au temple de Verena pour remercier la Déesse de la Justice, puis au cimetière derrière le temple de Morr. Ils se recueillirent ensemble devant la tombe du Maître Mage. Bianka eut les larmes aux yeux quand elle promit à voix haute de retrouver et neutraliser l’assassin de son père, mais sa détermination ne faiblit pas.

 

La ruse avait réussi. Une fois revenus au domaine familial, en fin d’après-midi, personne ne leur posa la moindre question. Le souper se fit dans la même ambiance morne qui étouffait le Domaine Steiner depuis quelques jours.

 

À l’heure du coucher, Gabriel était encore tourmenté. Il tentait vainement de dormir, mais le sommeil refusait obstinément de poindre. Cela devait s’entendre, car lorsqu’il se releva et resta assis sur son lit dans l’obscurité, la voix de Kristofferson le fit sursauter.

 

-         Eh bien, Gab ? Ça ne va pas ?

-         Oh ! Je… je suis…

 

Le grand Skaven brun se leva en grommelant, et ouvrit les volets. La lumière verte de Morrslieb se déversa dans la chambre comme un mauvais présage. Kristofferson alluma une bougie. Il vit son petit frère, emmitouflé dans sa couverture, grelottant jusqu’au bout de la queue.

 

-         De quoi as-tu peur ?

-         Je… je n’ai pas peur !

-         Tu trembles comme une feuille.

-         C’est que… j’ai froid !

-         À cette époque de l’année ?

 

Gabriel toussa d’énervement.

 

-         Rien ne t’échappe !

-         Je sens ton inquiétude, Gab.

-         Bien sûr que je suis inquiet. Évidemment que je suis inquiet ! Les assassins, les Bretonniens, qu’est-ce qui va nous tomber dessus, comme malheur ?

 

Le grand Skaven brun secoua la tête.

 

-         Il n’y a pas de raison d’avoir peur, Gab.

-         C’est facile pour toi de dire ça ! Tu es grand, tu es fort, tu es capable de te défendre ! Pas moi !

-         C’est ce que j’allais te dire, Gab : ici, nous sommes à l’abri. J’ai demandé à Walter de nous fournir ses meilleurs éléments. Ils sont entraînés à repérer les espions.

 

Gabriel fit une moue douteuse.

 

-         Vous avez fait des recherches, toi et Bianka ?

-         Oui.

-         Vous avez trouvé quelque chose ?

-         Peut-être.

-         C’était effrayant ?

-         Non, mentit Kristofferson sans hésiter. Hé, arrête un peu les questions, et dors !

 

Kristofferson referma les volets et posa la bougie sur la petite table près de son lit. Le petit garçon-rat ne se rallongea pas. Le Skaven brun sentit sa patience diminuer dangereusement quand il distingua dans la pénombre des sanglots étouffés.

 

-         Gab ! Arrête un peu, tu es ridicule.

-         Je suis terrifié, Kit ! Ce n’est pas incompatible !

-         Combien de fois il faudra te le dire : ici, nous sommes à l’abri du danger. La garde a été doublée, Wally m’a laissé de bons soldats, et avec la Loi Martiale et le couvre-feu, les bandits peuvent circuler beaucoup moins facilement. De toute façon, ça ne sert à rien de te faire du mauvais sang, si quelqu’un arrive à franchir toutes nos lignes de défense pour nous massacrer, c’est que les Dieux l’ont voulu. Nous, on fait tout pour que ça n’arrive pas. Ça ne sert à rien de faire l’enfant !

 

Gabriel ne répondit pas, il hoquetait entre ses larmes. Exaspéré, Kristofferson cracha :

 

-         Au lieu de te lamenter sur ton sort, tu ferais mieux d’agir, Gab : si ça t’inquiète vraiment, mobilise ton intelligence pour fabriquer quelque chose qui pourrait repérer les intrus, donner l’alerte, et les faire fuir.

-         Ça existe déjà, Kit : on appelle ça « chien ».

 

Cette réponse désarçonna l’homme-rat.

 

-         Un chien ? Tu crois que ça arrangerait les choses d’avoir un chien ?

-         Et pourquoi pas ? En tout cas, ça pourrait me rassurer, et apporter un peu de bonne humeur à la maison, on en a tous bien besoin !

 

La famille Steiner n’avait pas beaucoup d’animaux de compagnie. En dehors des chevaux qui restaient d’ailleurs à l’écurie, il n’y avait que le petit chat d’Isolde qui circulait dans les couloirs et le jardin de la propriété. Kristofferson réfléchit quelques instants… et finit par trouver l’idée plutôt pertinente.

 

-         Mouais… ce n’est pas idiot. Tu devrais en parler à Mère ?

-         Peut-être qu’elle prendrait cette demande plus au sérieux si elle venait de toi ?

-         Peut-être, oui. Bon, je lui en parlerai tantôt, si ça peut t’aider à dormir.

 

Un peu rassuré, le petit Skaven gris clair s’étendit sur son matelas et ferma les yeux. Kristofferson n’eut pas à attendre très longtemps avant d’entendre les légers ronflements de son frère. Satisfait, il souffla la bougie, et partit à son tour vers le pays des songes.

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