Le Royaume des Rats

Chapitre 57 : Changement de cap imprévu

7581 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/05/2022 23:25

Bianka fit nerveusement bouger ses moustaches.

 

Les deux heures étaient écoulées, il était temps de se confronter à Maître Bébert.

 

Une fois de plus, la jeune fille-rate franchit le seuil du Fier Sigmarite. À peine avait-elle passé la porte d’entrée qu’elle sentit la moiteur ambiante lui coller au pelage. Conformément aux instructions du gros tenancier, elle descendit dans la salle de spectacle. Une fois en bas de l’escalier, elle plissa les yeux de dégoût.

 

Des lampes éclairaient péniblement une pièce très grande, et basse de plafond. L’odeur irritante de la sueur se mêlait aux vapeurs de l’alcool et aux effluves des rejets naturels. De nombreuses tables étaient disposées un peu partout sur les dalles usées, devant une estrade haute de six pieds. Deux femmes Humaines fort peu vêtues se trémoussaient au rythme d’une musique envoûtante devant un parterre de mâles braillards, qui applaudissaient, sifflaient et beuglaient des obscénités. Dans un coin, tout au fond, à l’opposé de l’entrée, les clients pouvaient commander au comptoir. La serveuse était la grosse Humaine à qui Bianka avait donné son sac d’or. Elle apostropha la jeune fille-rate quand celle-ci approcha.

 

-         Ah, c’est toi, la musaraigne !

-         Est-ce que Maître Bébert est toujours disposé à faire affaire ?

-         Sans doute, mais il viendra quand il voudra, pour le moment, il est occupé à la cave.

-         Il doit me présenter à quelqu’un. Je suis venue à l’heure.

-         Pas mon problème !

-         Bon, est-ce que je peux le rejoindre ?

-         Je t’ai dit qu’il travaille à la cave ! Quand il est en bas, personne ne doit le déranger, il vérifie les stocks ! Alors tu l’attends bien gentiment, ou tu vas voir ailleurs si j’y suis ! Et dans les deux cas, tu la fermes !

 

La jeune Skaven blonde n’ajouta rien, consciente que la question suivante serait certainement très mal perçue, sans le moindre doute.

 

-         Et on commande, ma petite ! Pas question que tu occupes une place pour rien ! Consomme, ou fiche le camp !

 

Bianka posa une couronne devant la serveuse.

 

-         Servez-moi votre bière la plus douce dans votre verre le plus petit.

 

La grosse femme grommela avec mauvaise humeur, mais empocha la pièce, et servit la jeune fille-rate. Bianka attendit, sa queue remuait doucement sous son manteau.

 

De longues minutes passèrent, durant lesquelles la Grande Archiviste sentit une petite angoisse monter. Et si Walter avait eu raison ? Et si un piège était en train de se refermer sur elle, lentement, mais sûrement ?

 

Le tintamarre ambiant commençait à lui faire mal aux oreilles. La lubricité des clients aux pieds des deux danseuses désormais complètement nues la révulsa davantage.

 

Elle décida de prendre les devants.

 

Elle surveilla du coin de l’œil la serveuse, et guetta une occasion. Enfin, quand la grosse femme quitta son poste pour réprimander un buveur un peu trop entreprenant, elle saisit sa chance. Elle se glissa silencieusement derrière le comptoir, poussa la porte qui menait à la cave à vin, et la referma doucement derrière elle.

 

Elle était au sommet d’un grand escalier étroit qui s’enfonçait dans les profondeurs, éclairé par des lampes accrochées à intervalles réguliers. Le bruit de la salle de spectacle était partiellement étouffé par la porte et les murs de pierre, mais il restait perceptible.

 

Bianka inspira un coup, et descendit lentement, marche après marche. Chaque pas la rapprochait d’une chausse-trappe mortelle, elle en était sûre. Elle pensa avec angoisse à ce qui l’attendait. Allait-elle se retrouver devant une demi-douzaine de malandrins qui allaient lui passer les chaînes avant de l’abandonner dans une cellule ? Maître Bébert était-il lui-même en train de « profiter » d’une de ses employées à l’abri des regards ?

 

Allez, ma fille ! Pense à Kit qui a pris une balle dans les côtes ! Pense à Siggy qui risque la mort tous les jours quand il n’est pas au trou ! Sois aussi forte qu’eux !

 

Enfin, elle arriva en bas de l’escalier, face à une autre porte. Elle l’ouvrit tout doucement, et pointa le museau par l’interstice.

 

Elle était sur le point d’entrer dans une immense cave basse, dont la surface était similaire à celle de la salle de spectacle. Il y avait des dizaines de tonneaux répartis en une douzaine d’allées, et des centaines de bouteilles alignées sur des étagères.

 

À première vue, personne en vue. En dehors de la musique et des rires provenant d’au-dessus, il n’y avait pas non plus de bruit. En même temps, il était facile de se cacher derrière un tonneau.

 

Bianka repéra alors non loin de la porte un balai. Avec un petit sourire aux lèvres, elle franchit la porte, et saisit l’outil fermement à deux mains. Elle retira la tête du balai, et se sentit moins vulnérable. Toujours sur la pointe des pieds, elle parcourut la cave sur toute sa longueur. Quand elle arriva près du fond de la pièce, elle s’arrêta net.

 

L’odeur du sang agressa soudainement son odorat délicat.

 

Du sang, beaucoup de sang, coulait entre les dalles, à quelques yards de sa position, entre deux rangées de tonneaux.

 

Immédiatement, sa gorge s’assécha d’angoisse.

 

Une telle quantité de sang ne pouvait pas impliquer autre chose que la présence d’un cadavre.

 

La sueur imprégna le pelage couleur des blés de la jeune fille-rate. Mais elle décida de ne pas se laisser effrayer. Courageusement, et prudemment, elle marcha vers l’allée. Quand elle arriva à l’intersection, elle serra les dents à se faire mal à la mâchoire pour ne pas crier.

 

C’était bien un corps.

 

Celui d’Herbert Lorne.

 

« Maître Bébert » avait définitivement fini sa carrière.

 

Cela n’étonna guère la Grande Archiviste. Un homme dans sa position avait de nombreux ennemis et rivaux, et tôt ou tard, une fin pareille n’était que logique. Ce qui était plus surprenant et terrifiant, c’était la manière dont avait été arrondi le point final de son existence.

 

En effet, Maître Bébert avait été littéralement coupé en deux.

 

Quelque chose avait comme tracé une ligne droite entre sa hanche droite et son aisselle gauche, et avait tranché la chair, les muscles et les os en suivant cette ligne. Les deux moitiés gisaient l’une à côté de l’autre.

 

Bianka eut un haut-le-cœur. Heureusement, elle n’avait rien à vomir. Elle fit un effort de concentration conséquent afin de regarder un peu mieux le cadavre. Les bordures de la blessure n’étaient pas nettes comme si l’aubergiste avait été cisaillé d’un seul coup précis. Au contraire, de multiples fragments de chair jaillissaient de la plaie béante.

 

On dirait qu’il a été découpé à la scie ? Était-il encore vivant ?

 

Difficile à dire, la jeune fille-rate n’était pas une spécialiste. Mais sa conviction augmenta quand elle vit le visage de Bébert. Loin de son assurance ironique et mielleuse, il affichait une affreuse grimace qui mêlait une terreur inimaginable et une douleur à faire perdre la raison. Sa peau était désormais blanchâtre, mais aucun signe de poison, au premier abord.

 

Bianka secoua la tête. Elle se força à sortir de l’état second dans lequel elle était plongée. Il ne fallait surtout pas traîner. Il était plutôt évident que si quelqu’un la surprenait près des restes de Bébert, tous les bandits du quartier la poursuivraient pour lui faire la peau !

 

Pas de panique ! Trouve un indice avant de filer !

 

Elle vit alors que la main droite de l’aubergiste était crispée sur quelque chose. Elle approcha avec circonspection, en évitant de marcher dans la flaque de sang, saisit entre ses mains délicates la grosse pogne de Bébert, et écarta les doigts boudinés. Elle dut s’y reprendre à deux fois avant de complètement décrisper la main. Elle trouva alors un petit objet.

 

Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

C’était une sorte de petit pliage en tissu coloré. Plus précisément, une fleur de tissu fixée à une broche en cuivre, au bout de laquelle était attaché un petit fragment d’étoffe déchirée.

 

Bianka ne réfléchit pas plus d’une seconde. La broche était déjà dans sa poche. Elle releva le nez, et soudain, elle repéra quelque chose d’autre devant elle.

 

Sur l’un des tonneaux, juste au-dessus de la tête de Bébert, il y avait une trace écarlate. En regardant mieux, la Skaven blonde comprit qu’il s’agissait d’une tache en forme de main. Plus précisément, c’était une empreinte de main droite.

 

Elle regarda de nouveau le cadavre.

 

Non, sa main n’est pas pleine de sang. Peut-être celle de son assassin ?

 

Avec tout le sang qui avait giclé sur les tonneaux, le plafond et le dallage, le meurtrier avait dû s’appuyer sur le mur. Bébert s’était peut-être défendu ? Mais un autre détail la laissa perplexe : il n’y avait aucune trace de pas sur le sol. Or, le tueur avait forcément dû laisser des traces de pas, une trainée rouge, n’importe quoi du genre, même s’il avait tué l’aubergiste par surprise. Avait-il eu la précaution d’enlever ses chaussures ? Avait-il bondi sur les tonneaux ? Avait-il seulement eu l’idée d’effacer les preuves de son passage ? Et puis, après une telle boucherie, comment est-ce que personne n’avait rien entendu ?

 

Ça, encore, ça peut s’expliquer : un type tout seul au fond d’une cave sous une salle de spectacle, peu de chance pour qu’on l’entende !

 

Il était temps pour la jeune fille-rate de décamper. Elle tâta sa poche pour s’assurer d’avoir toujours la broche, puis elle se releva, s’éloigna de Bébert, toujours en faisant attention où elle posait les orteils, puis elle courut vers l’escalier, qu’elle gravit quatre à quatre.

 

Une fois au sommet, elle entrouvrit la porte. Coup de chance, la serveuse n’était pas derrière le comptoir. Elle cala son bâton sous sa cape, se glissa jusqu’à la salle de spectacle, se déplaça le plus naturellement du monde vers le grand escalier, le cœur battant. Puis quand elle fut au sommet, elle allait quitter les lieux, mais elle s’arrêta net. Une petite intuition venait de germer dans son esprit.

 

Mieux vaut passer par derrière !

 

Elle se glissa vers la cuisine, repéra la petite porte réservée au personnel, qu’elle franchit sans hésiter. Son cœur accéléra quand elle entendit quelqu’un l’apostropher.

 

-         Hé, vous ! Que faites-vous là ?

 

Sans prendre le temps de se retourner, elle se mit à courir, et se retrouva dehors. Elle était dans une espèce de cour où étaient entreposées les poubelles. Devant elle, une ruelle étroite s’étirait sur quelques yards avant de tourner à gauche. Elle s’engouffra dans le passage, et s’empressa de se cacher derrière le coin.

 

Enfin, elle s’autorisa à souffler. Elle s’appuya contre le mur, baissa la tête, inspira à pleins poumons, et eut un petit sourire satisfait. Qui se figea quand elle entendit :

 

-         Et alors, on s’est perdue, gamine ?

 

Bianka releva les yeux. Un Humain, très gros, au crâne chauve marqué par une longue cicatrice difficilement cachée par un bonnet, était appuyé contre l’un des tonneaux d’une longue rangée entreposée près du mur. Il sentait une forte odeur de vin bon marché. La Skaven prit une attitude désinvolte.

 

-         Non, tout va très bien, j’ai juste envie de prendre l’air.

-         Vraiment ? T’as l’air plutôt essoufflée… Tu ne serais pas en cavale ?

 

L’Humain eut un méchant sourire. Bianka décida de changer de ton.

 

-         Sois gentil, et occupe-toi de tes grosses fesses, ou sinon, je les botte ! répliqua-t-elle, bien décidée à ne pas se laisser intimider.

 

Le gros homme fit un pas en avant, en levant les mains. Bianka leva son bâton.

 

-         Approche encore, et je te fracasse le crâne.

-         Mais c’est qu’elle est méchante ! ironisa une voix derrière elle.

 

Bianka glapit légèrement et pivota sur ses talons. Deux individus qu’elle avait repérés dans le Fier Sigmarite avançaient tranquillement dans sa direction : un autre Humain, très grand et très maigre, et un Skaven au poil gris, à qui il manquait une incisive.

 

L’affrontement semblait inévitable. La Grande Archiviste tenta tout de même :

 

-         Ça va, les gars, lâchez-moi, je ne veux pas d’histoire.

-         Tu t’imagines que le patron va te laisser déguerpir comme ça ? demanda le gros homme.

-         Hé, j’ai conclu un accord avec Maître Bébert !

-         Ouais, mais cet accord ne tient plus debout, annonça le grand maigre.

-         Il n’a jamais tenu debout, d’ailleurs, ricana le Skaven.

-         Assez bavassé ! Donne-nous ton or ! ordonna le gros homme.

 

Les trois individus étaient à présent autour de Bianka.

 

-         Foutez-moi la paix, tous les trois, ou ça va très mal se terminer !

-         Oh, comme j’ai peur, au secours ! chantonna le grand homme maigre.

-         Tu devrais le savoir, petite fille : c’est dangereux pour les pucelles de se promener toutes seules dans la Souricière.

-         Pauvre imbécile. Vous croyez vraiment que je ne le sais pas ?

 

Le gros homme n’était plus qu’à quelques pas d’elle. Elle brandit son arme, et se retourna brusquement avec un gracieux balayage. L’extrémité de son bâton heurta la tête du Skaven dans un craquement sec. Celui-ci roula sur les pavés, et se recroquevilla en gémissant de douleur.

 

-         Espèce de garce !

 

Le grand homme maigre sortit un coutelas de sa ceinture, et courut dans sa direction. Elle allait le recevoir, mais le gros, plus proche, se jeta sur elle. Bianka eut le réflexe de lui enfoncer son bâton dans le ventre, sans se retourner. L’Humain tomba à genoux, le souffle coupé. Puis elle lança son arme en avant, et fit un premier mouvement, puis un deuxième, immédiatement suivi par un troisième. Le grand Humain maigre fut successivement frappé au bras armé, puis au flanc, et il tomba à la renverse, les jambes balayées par l’arme improvisée.

 

Bianka leva de nouveau son bâton, prête à s’en servir.

 

-         Filez, bons à rien !

 

Les trois bandits n’affichaient plus la moindre arrogance. Ils se relevèrent péniblement. Le Skaven aida son compère à se relever, le gros homme se traîna près d’eux sans quitter Bianka des yeux, et tous trois clopinèrent jusqu’au Fier Sigmarite.

 

Bianka souffla, baissa son arme, et eut un petit sourire. Soudain, elle réalisa que, dans la bagarre, elle avait parfaitement exécuté l’enchaînement que lui avait enseigné Sigmund. Le résultat avait été plus que convaincant. Elle sauta de joie.

 

-         Youpi, hourra ! J’y suis arrivée !

 

Elle voulut reprendre son chemin, et passa sans y prendre garde près de la rangée de tonneaux. Soudain, un quatrième malandrin jaillit de l’intérieur d’un des tonneaux derrière elle, l’attrapa d’une main, et posa son couteau sur sa gorge.

 

-         Et maintenant, puissante princesse guerrière, tu fais quoi ?

 

Bianka ne répondit pas. Elle vit juste que la prise était maintenue par des mains Humaines. L’individu maugréa :

 

-         Tu as quand même un sacré culot de venir seule, petite salope.

 

La jeune fille-rate eut un sourire ironique.

 

-         Qui a dit que j’étais venue seule ?

 

À quelques yards au-dessus, une voix ordonna :

 

-         Mords-le !

 

Par réflexe, le bandit leva le nez. Bianka en profita pour lui saisit le bras, et planta ses dents dans son poignet de toutes ses forces. L’Humain glapit de douleur et lâcha sa dague. Bianka le repoussa d’un coup de coude dans les côtes. Kristofferson se laissa tomber du haut du toit de l’une des maisons pile sur le bandit. Il l’allongea par terre de force, lui tordit les bras, et s’assit sur lui. Puis il se pencha en avant, et chuchota à son oreille :

 

-         Traite encore ma sœur de « salope », et je te broie la tête sur les pavés !

-         Pitié !

-         T’as rien vu, tu ne sais pas qui on est, ni d’où on vient, et tu ne pourras jamais nous reconnaître. C’est compris ?

 

Le Skaven brun serra davantage sa prise.

 

-         Aïe ! Oui, j’ai compris ! Je ne dirai pas un mot !

-         Très bien !

 

Kristofferson sortit en un éclair sa rapière, et asséna un coup de pommeau sur la tête du ruffian qui ne bougea plus, assommé. Le Skaven brun se releva. Bianka fit un geste de la tête vers la sortie.

 

-         Il vaut mieux partir d’ici, les gars de Bébert vont sans doute être quelque peu contrariés quand ils vont découvrir que leur patron n’est plus en mesure de payer leurs gages.

-         Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

-         J’ai pas été claire, Kit ? Quelqu’un a massacré l’aubergiste, et ils vont croire que c’est moi !

-         Par le Marteau de Sigmar !

-         Filons !

 

Les deux Steiner sortirent de la ruelle, et quittèrent d’un pas rapide la Place du Veau Ventru sans se retourner.

 

 

Ils ne s’autorisent un arrêt qu’au bout d’une demi-heure de marche, et après avoir vérifié pour la septième fois de ne pas avoir été suivis.

 

-         Quelle fripouille, ce Bébert ! Si c’est comme ça qu’il traitait tous ses clients, je me demande comment il a pu rassembler une telle clientèle !

-         Je t’avais dit que tu prenais des risques.

-         Oui, mais peut-être que tout se serait bien passé s’il ne s’était pas fait trucider par une bête sauvage !

-         Une quoi ?

 

Bianka posa sa main sur son front. Elle se pencha vers Kristofferson, et parla doucement.

 

-         Maître Bébert a été carrément déchiqueté et coupé en deux, comme si une énorme créature l’avait attaqué !

-         Diantre !

-         Et aucune trace de cette bête ! Rien ! Pas de marque, pas de poils, pas de crocs ou de griffes, juste le sang du type. Ah oui ! Aussi une empreinte de main sur le mur, qui n’était pas la sienne.

-         Tu en es sûre ?

-         C’était une trace de main droite, et Bébert n’avait pas de sang sur sa main droite. En revanche, il avait ceci.

 

Avec un sourire triomphal, la Grande Archiviste sortit de sa poche la broche ornée d’une petite fleur de tissu.

 

-         Qu’est-ce que c’est ?

-         J’ai ma petite idée, il faut juste que je vérifie au calme. Rentrons à la cachette.

 

Les deux Skavens se remirent en route. Kristofferson voulut complimenter sa sœur.

 

-         Hé, tu t’es bien débrouillée face à ces trois couillons, je le reconnais. Mais fais attention, je ne serai pas toujours là pour sauver tes miches si tu te fais surprendre.

 

Bianka poussa un petit soupir agacé.

 

-         Évidemment, je suppose qu’une femme « ne peut pas se débrouiller seule dans ce monde dangereux » ?

-         Bien sûr que si. Et si tu continues à t’entraîner, tu sauras anticiper et neutraliser ce genre de pauvre type. Déjà, tu as bien maîtrisé les trois premiers enchaînements, c’est une très bonne chose ; Siggy t’a bien formée !

 

La fille Skaven voulut changer de sujet. Elle rajusta sa ceinture.

 

-         Comment vous autres, les hommes, vous pouvez bien vous sentir dans ce genre de vêtements ? Ça serre aux jambes !

-         Question d’habitude.

-         J’ai l’air cloche, comme ça !

-         Non, je t’assure, ça te va bien. Autant les femmes peuvent porter les habits d’homme sans que ça soit ridicule, autant l’inverse paraît difficile. Tu me vois avec une robe ? Pire : tu imagines Siggy avec une robe ?

 

Bianka s’autorisa enfin à relâcher la pression. Elle éclata de rire.

 

*

 

L’enseigne du Squig Farceur représentait un Gobelin traîné par un Squig sur un chemin caillouteux, la cheville coincée dans l’étrier. Les Squigs étaient des créatures de chair et de crocs totalement imprévisibles que les Orques encourageaient à leur façon les Gobelins les plus « braves » à chevaucher. Ils pouvaient constituer une sérieuse menace sur un champ de bataille, et quiconque les avait combattus pouvait confirmer qu’ils ne devaient pas être sous-estimés. Les autres considéraient les Squigs comme des sources d’amusement, en particulier quand ils imaginaient leurs malheureux cavaliers ballotés ou dévorés par leur monture.

 

C’était dans cet état d’esprit que le propriétaire avait baptisé et décoré son établissement. Cela avait fait grincer des dents des Sigmarites, qui jugeaient qu’une telle désinvolture était un manque de respect envers les combattants tombés face aux Peaux-Vertes, mais ils n’avaient pas estimé que cela valût pour autant une punition.

 

La nuit était tombée, et les quelques clients dans la salle à manger n’étaient pas spécialement bruyants. Humains et Skavens se mélangeaient sans trop de difficultés, tous unis qu’ils étaient dans la médiocrité. La Loi Martiale avait sensiblement réduit le nombre de clients, aussi le tenancier n’était pas regardant sur la qualité.

 

Les chambres étaient alignées au premier étage. Bianka et Kristofferson s’étaient installés dans l’une d’elles. La pièce comportait en tout et pour tout un lit double, une table et deux tabourets. Bianka était installée à la table, et regardait attentivement sous tous les angles la petite fleur de tissu.

 

-         Tu as déjà vu ce genre d’étoffe ?

-         Non, mais je crois savoir ce que c’est, et d’où ça vient ; j’ai longtemps parlé avec Miranda Schmidt pendant le mariage de Fritz.

 

Le Skaven brun ne put réprimer un petit pincement de cœur à ce nom. La jeune fille-rate blonde ne s’en rendit pas compte.

 

-         Elle m’a parlé, notamment, de l’artisanat de Sylvanie.

-         Le pays des Vampires ?

-         Celui-là même. Si je me réfère aux descriptions et aux échantillons qu’elle m’a montrés, ce genre de tissu, ces couleurs et cette finition de la broche elle-même laissent à penser que cet objet vient de ce coin-là de l’Empire.

-         Quelqu’un est venu de loin pour assassiner cet aubergiste.

-         Pas forcément, Kit. La Sylvanie peut très bien être ici, d’une certaine façon.

-         Qu’est-ce que tu veux dire ?

 

Bianka lança à son frère le petit regard vainqueur qu’elle affectionnait tout particulièrement quand elle faisait profiter son entourage de ses connaissances.

 

-         Je précise que cette broche est issue de l’artisanat Strigany.

-         Les quoi ?

-         Les Strigany. C’est une communauté de gens originaires de Sylvanie, mais qui ont leurs coutumes, leur Histoire, et leurs propres lois. Ils sont itinérants, et vont d’un pays à un autre avec leurs caravanes de roulottes. Ils vivent généralement de petits larcins, de petits trafics, ou du commerce d’artisanat. Certains pratiquent même la chiromancie, l’art de lire les lignes de la main. Ils ne restent jamais bien longtemps au même endroit, généralement les « citoyens respectables » ne les tolèrent sur leurs terres qu’un temps limité avant de les faire partir, s’ils ne leur ont pas déjà interdit le séjour.

-         Tu crois que notre criminel serait un Strigany ?

-         Pas nécessairement. Il pourrait très bien avoir acheté ou reçu ce petit bijou.

-         Entre ici et la Sylvanie, ça en fait, des occasions !

-         Sur le chemin, je ne peux pas me prononcer, mais ici, c’est une autre histoire. Tu n’as jamais entendu parler de l’Autre Strygos ?

-         Hum, ça me rappelle vaguement quelque chose. J’ai dû entendre ce nom pendant une patrouille avec Wally.

-         En vérité, « Strygos » est le nom de l’ancien royaume d’où sont probablement originaires les ancêtres des Strigany actuels. Quant à l’ « Autre Strygos », c’est le surnom du quartier de Steinerburg où se réfugient les Strigany quand ils sont de passage.

-         Oh-ho ! Et où est donc ce quartier ?

-         Juste à côté de la Souricière, Kit. Je pense que nous devrions y faire un tour.

-         Ah oui, ça y est, je le situe. Ouais, je n’y suis allé qu’une fois, c’est le pire endroit de toute la ville. Nous irons demain matin, alors. Ce sera moins dangereux, et je commence à avoir sommeil.

-         Alors, allons nous reposer, on aura besoin de toutes nos forces.

 

La jeune fille-rate se leva, et s’étira. Le Skaven brun posa les tabourets contre le mur.

 

-         Tu n’as qu’à prendre le lit. Moi, je vais prendre mes précautions.

 

Kristofferson tira la table et la cala devant la porte. Il se glissa entre les pieds du meuble, et s’allongea sur son manteau. Bianka était un peu gênée.

 

-         Il y a assez de draps pour qu’on puisse partager le matelas sans se toucher.

-         Dans ce cas, donne m’en un, ça ira. J’ai connu pire.

 

Avec un petit soupir résigné, la jeune Skaven blonde retira l’un des draps, et le passa à son frère. Puis elle s’allongea toute habillée sur le matelas rembourré de paille, et ne tarda pas à s’endormir.

 

*

 

Le soleil était déjà haut lorsque les deux Steiner approchaient des abords de l’Autre Strygos. Bianka avait adopté une tenue de roturière, plus féminine et confortable. Sur conseil de son frère, elle avait toujours une dague dissimulée sous sa cape.

 

-         J’ai vu circuler quelques doléances au temple. Ce quartier n’a pas grand-chose à envier à la Souricière, du point de vue de la criminalité. Mais je crois savoir qu’il y a un esprit communautaire plus important. Il est principalement habité par des Sylvaniens venus tenter leur chance. Curieusement, ce sont ceux qui tolèrent le mieux les Strigany.

-         Pourquoi est-ce curieux ? Ils viennent du même pays, non ?

-         Certes, mais paradoxalement, la Sylvanie est le pays où ils sont le moins les bienvenus. Ici, les Sylvaniens sont aussi déracinés que les Strigany, j’imagine que ça crée des liens de solidarité.

-         Qu’est-ce qu’ils sont venus faire si loin de chez eux, à ton avis ?

 

Bianka jeta un œil navré à Kristofferson.

 

-         Comme toi, je n’ai jamais quitté le Royaume des Rats. Mais j’ai parlé à des gens qui sont allés en Sylvanie. Ce n’est pas pour rien qu’on surnomme ces terres le « Pays des Vampires ». La vie y est désespérée, les gens fatalistes sont broyés par les Seigneurs locaux, qui sont soit des Vampires, soit des marionnettes sous l’emprise des Vampires. Les moins « usés » se rassemblent parfois et quittent le pays pour tenter leur chance ailleurs. Le gros des habitants de l’Autre Strygos sont des descendants d’immigrés venus il y a des décennies. Ils vivaient dans quelques villes éparses, et ont décidé de se réunir ici quand Steinerburg a été fondée.

 

Avant l’arrivée de Ludwig Steiner et ses enfants, la parcelle des Royaumes Renégats qui allait devenir Vereinbarung n’était pas complètement déserte. Toute l’intégralité des villes du Royaume des Rats ne s’était pas constituée en six ans. La colline où Steinerburg avait été construite soutenait déjà quelques bâtiments érigés par un Prince précédent, mais la ville ressemblait alors davantage à un fortin où se réfugiaient les désespérés. L’heure de gloire de ce Royaume-là avait été révolue depuis des décennies. Le principal problème était le manque d’eau courante : après quelques catastrophes naturelles et actions de sabotages, l’eau n’arrivait plus en quantité suffisante dans cette partie des Royaumes Renégats. Il y avait quelques grandes villes aux frontières, près des rivières et des forêts, mais pas de quoi vivre une vie de rêve.

 

Ludwig Steiner avait acheté cette parcelle de terre aux Princes voisins, aucun d’eux n’avait voulu risquer de perdre une fortune à la faire revivre, ou à exploiter ses ressources cachées. L’audacieux marchand de Talabheim avait eu cette audace. Le point de départ de la naissance de Vereinbarung avait été la construction de l’aqueduc. Le retour de l’eau avait permis la floraison de cette capitale, et des habitants des petites villes s’étaient rapidement rapprochés, puis installés. Et parmi ces arrivés, il y avait eu plusieurs dizaines de Sylvaniens, qui avaient depuis établi leurs quartiers.

 

Bianka avait la sensation de pénétrer dans un quartier avec son esthétisme et ses règles. Les bâtiments neufs étaient clairement d’une architecture différente du reste de la ville, construits en bois peint avec des couleurs vives. Les habitants étaient râblés, avaient le teint sombre, portaient des vêtements d’étoffes grossières, et parlaient dans une langue aux consonnes roulantes et aux voyelles gutturales.

 

Kristofferson observa :

 

-         Il n’y a aucun Skaven ici. Pour la discrétion, c’est raté.

-         Tant pis. Ne traînons pas.

 

La jeune fille-rate pressa le pas vers une sorte de place publique. Des artistes, jongleurs, musiciens et saltimbanques exerçaient leur art, tandis que de nombreux petits commerçants proposaient des marchandises variées sur leurs étalages.

 

-         Là !

 

L’un des vendeurs, une vieille femme aux cheveux gris protégés par un foulard, installée dans un fauteuil, présentait sur son tréteau des petits bijoux : des anneaux, des colliers, des boucles d’oreille, et des broches, dont certaines étaient faites en tissu ouvragé et plié. Plusieurs étaient bien en forme de fleur.

 

La vielle Humaine comprit que quelqu’un s’intéressait à sa marchandise. Elle se leva et s’appuya sur sa canne. Elle parlait un reikspiel correct alourdi d’un fort accent.

 

-         Bonjour, jeunes gens ! Alors, quelque chose vous plaît ?

-         Salutations, ma Dame, répondit Kristofferson. En fait, nous… comment dire…

-         Vous avez là une belle collection de broches ! coupa Bianka.

-         Ah oui, c’est ma spécialité, ma petite demoiselle. Je tiens cet art de ma mère, qui avait elle-même appris à les fabriquer auprès de sa mère, et ainsi de suite depuis quatre générations. Vous en voulez une ?

-         En vérité, j’en ai déjà une. J’aimerais être sûre que c’est du véritable artisanat Strigany, et pas une escroquerie.

-         Faites-moi voir, mon enfant ?

 

La Skaven blonde sortit de sa poche la broche trouvée sur Bébert, et la déposa dans la main tendue de la vielle femme. Elle colla le bijou à son œil fatigué, fit la moue, et le rendit à Bianka.

 

-         Oui, c’est bien une des miennes. Regardez les initiales gravées sur la petite plaquette. Vous trouverez les mêmes sur mes autres articles.

-         Vous souvenez-vous à qui vous avez vendu cette broche, ma Dame ?

-         Ma foi, jeune homme, c’est difficile. C’est ce que je vends le mieux.

 

Bianka sentit la déception lui monter au cœur. Une fois de plus, la seule piste qu’ils avaient était sur le point de s’évanouir. La vieille femme s’en aperçut.

 

-         Oh, je suis navrée si je vous déçois, chère petite. C’est si important pour vous ?

-         Je… je ne peux pas…

 

Bianka s’appuya contre l’épaule du Skaven brun, et étouffa un sanglot. Kristofferson tenta :

 

-         Quelqu’un a causé un grand tort à notre famille, et tout porte à croire qu’il a possédé cette broche. Nous ne voulons pas vous causer des problèmes, ma Dame. Nous souhaitons arrêter cette personne avant qu’elle ne fasse plus de dégâts.

-         Je comprends. J’aimerais bien vous aider, si seulement… oh ! Attendez !

 

La marchande saisit le poignet de Bianka.

 

-         Ne pleurez pas, je me rappelle qu’il y avait quelque chose !

-         Quoi donc ? demanda-t-elle en relevant la tête, les yeux embués de larmes.

-         Dernièrement, j’ai reçu un client qui avait l’air plutôt bizarre. Je crois bien que c’est lui qui m’a acheté cette broche.

-         Qu’avait-il de remarquable ?

 

La vieille Humaine leva le doigt.

 

-         On était en plein jour, il faisait beau temps, et pourtant il était masqué. Il portait une cape sombre avec une cagoule, et même un bandeau avec des trous pour les yeux. Je ne pouvais voir que son menton et sa bouche.

-         Il avait une cicatrice, ou quelque chose comme ça ? demanda la jeune Skaven blonde.

-         Non, et c’est ça qui était remarquable : il était imberbe, pas un poil de barbe. Et ses dents étaient splendides. Quand il souriait, ça faisait des étincelles. Il avait aussi une voix très belle, et il savait parler comme un savant.

-         Un savant avec une voix d’artiste et des dents de diamant, en effet, c’est plutôt inhabituel.

-         Il n’était pas Humain, jeune homme. C’était un Elfe.

-         Un Elfe ? répéta Bianka.

-         Oui. J’en ai vu quelques-uns, sur les routes, notamment près d’Athel Loren. Quand j’étais jeune, ma famille a été jusque là-bas. Je suis capable de reconnaître un Elfe quand j’en vois un. Ce client était bien un Elfe. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, il a dit qu’il était un… comment a-t-il dit, déjà ? Ah oui ! Un « voyageur de passage ». Il voulait un souvenir, et a choisi cette broche. J’espère que ça vous aidera, les enfants.

-         Plus que je ne l’espérais, ma Dame, répondit la Skaven blonde.

 

Bianka fouilla dans sa poche, et donna une couronne d’or à la vieille femme. Une paille pour la jeune fille-rate, un mois de salaire pour l’artisane. Son œil pétilla, et un petit rire jaillit de sa bouche édentée.

 

-         Merci pour votre générosité, ma belle !

-         Je fais ce que je peux.

-         Non, je vous jure, vous avez l’air d’être une brave fille, et vous m’êtes sympathique, même si vous n’êtes pas du quartier. Ce n’est pas comme les gardes, qui ne manquent pas une occasion de nous rabaisser. Surtout après l’incendie…

 

Une aiguille incandescente piqua l’estomac de Kristofferson.

 

-         Quel incendie ?

-         Bien sûr, Messire, vous n’êtes pas au courant ; une baraque a pris feu la nuit dernière. Il y a eu une sacrée panique ! Heureusement, on a réussi à éteindre les flammes assez rapidement, mais ce n’était pas grâce à la patrouille ! Ils n’ont même pas voulu voir s’il y avait des victimes !

-         Où donc ça s’est passé ?

-         Dans la grande maison commune, là-bas, Messire.

 

Le frère et la sœur échangèrent un regard. Aucun des deux n’eut besoin de dire un mot à l’autre. Le Skaven brun remercia encore l’artisane, et tous deux se dirigèrent d’un bon pas vers le bâtiment.

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