Le Royaume des Rats

Chapitre 56 : Pour la Vertu de notre Licorne !

7135 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/04/2022 10:14

Enfants du Rat Cornu,

 

Et voilà, j’ai quitté la vie parisienne, sans le moindre regret. Je suis retourné à Bussy-Saint-Georges, ville nouvelle située à quelques kilomètres de Disneyland Paris. Cette fois, j’y resterai longtemps. C’est sans doute la meilleure idée que j’ai eue depuis quelques années, je me sens revivre.

 

Il m’a fallu un peu de temps pour me réinstaller, et le rythme d’écriture en a un peu souffert, naturellement, mais heureusement, l’inspiration ne s’est pas tarie ; j’espère juste que la suite sera à la hauteur !

 

J’aimerais remercier les quelques personnes qui m’ont envoyé des messages, des commentaires, elles se reconnaîtront. Il n’y en a pas beaucoup, mais leur valeur en est d’autant plus précieuse. N’hésitez pas à commenter, poser des questions, je prendrai toujours le temps d’y répondre. Et ça vaut pour les dessins sur DeviantArt, les artistes qui ont joué le jeu méritent d’être applaudis.

 

Gloire au Rat Cornu !

 

 

-         Vous êtes sûr que tous les comptes sont là ?

-         Affirmatif, Grande Archiviste.

-         Il n’y aurait pas un feuillet égaré, ou quelque chose de ce genre ?

-         Non, Grande Archiviste, les pages sont numérotées, je vous invite à les vérifier.

 

Le préposé de la Guilde des Marchands était un Halfling au visage débonnaire. Pour l’heure, il affichait un air plutôt contrit, vexé que quelqu’un puisse mettre sa parole en doute. Le statut de Bianka l’empêchait cependant de protester ouvertement.

 

La jeune fille-rate lui rendit le lourd classeur qui contenait toutes les listes des importations et exportations de la ville. En effet, chaque jour, la Garde faisait l’inventaire de toutes les marchandises qui entraient et sortaient de Steinerburg, chaque semaine, la Guilde des Marchands enregistrait ces données. Bianka venait de passer plusieurs heures à consulter avec attention les relevés sur les vingt derniers jours. Hélas, pas de sang de Jabberwocky.

 

Bien sûr, avant d’enquêter à la Guilde des Marchands, elle avait épluché l’inventaire du temple de Shallya, et celui de Verena. Elle avait profité de son statut au temple de Verena pour consulter ces registres sans avoir à se justifier auprès des différents interlocuteurs. Elle avait toutefois veillé à ne pas trop attirer l’attention, sa hiérarchie et son grand-père ne devaient pas encore savoir.

 

Dans les deux cas, elle avait eu la même réponse : durant cette période, ni les apothicaires Verenéens, ni les colombes Shalléennes ne s’étaient procuré officiellement cet ingrédient aussi rare que coûteux.

 

Il ne fallait surtout pas laisser transparaître la moindre frustration.

 

-         Merci pour votre collaboration, mon brave.

-         Je vous en prie, Grande Archiviste.

 

Bianka sortit du bâtiment de la Guilde des Marchands, contrariée et déçue. Peut-être son frère aurait eu plus de succès ? Elle regarda l’horloge du temple de Verena qui n’était qu’à quelques pas. Bientôt l’heure du goûter, l’heure à laquelle elle avait donné rendez-vous à Kristofferson.

 

Quelques minutes plus tard, elle était installée à l’une des tables d’un salon de thé, la Mélopée de Lileath. Cet établissement appartenait à Danilys et Sulaya Lunerousse, deux sœurs Elfes venues tenter leur chance dans le Royaume des Rats. Les Elfes étaient rarissimes dans Vereinbarung, peut-être pouvait-on en compter une dizaine, pas plus. Leurs talents étaient d’autant plus appréciés, et Bianka ne manquait pas une occasion de déguster les pâtisseries raffinées des sœurs Lunerousse. Mais si, habituellement, elle se faisait un plaisir d’échanger quelques mots avec les propriétaires, aujourd’hui, la Grande Archiviste était tendue.

 

Bianka n’avait pas choisi de se rendre dans ce salon de thé seulement pour consommer. La Mélopée de Lileath disposait de plusieurs alcôves où les invités pouvaient s’entretenir avec un risque d’oreilles indiscrètes grandement réduit. Les accords et partenariats officieux se réglaient en grand nombre entre ces murs, et les infidèles pouvaient profiter de la compagnie de leur amour caché à l’abri des regards. La Grande Archiviste comptait bien profiter de la sûreté des lieux.

 

Elle touillait de sa cuiller en argent, de plus en plus lentement. Les yeux plongés dans le thé brunâtre, elle contemplait les volutes de fumée et les remous dans la boisson, les myriades de petites bulles qui apparaissaient et crevaient dans les tourbillons. Enfin, elle sentit quelqu’un approcher, et prendre place face à elle. Elle releva la tête. C’était Kristofferson.

 

-         Ah, te voilà !

 

Il n’était pas seul. Bianka reconnut aussitôt le Skaven tacheté à ses côtés.

 

-         Oh, bonjour, Wally !

-         Salut, Bianka.

 

Le Capitaine de la Garde de Vereinbarung s’assit à son tour. La serveuse approcha, chacun commanda quelque chose à boire. Une fois les tasses posées sur la table, les trois Skavens purent se mettre au travail.

 

-         Les garçons, je n’ai rien trouvé. J’ai épluché tous les comptes de ces trois dernières semaines, il n’y avait pas la moindre goutte de sang de Jabberwocky.

-         Peut-être que le sang de Jabberwocky peut se conserver longtemps ? suggéra Walter. Et si c’était une fiole arrivée il y a trois ans ?

-         C’est vrai, je pourrais continuer à chercher de ce côté-là, mais vu la quantité de registres à consulter, j’en aurais pour des mois rien que pour cette année, si je trouve quelque chose. Or, le temps nous est compté.

-         Et encore, il faudrait que le poison soit arrivé par les voies légales, rappela Walter. Or, et c’est plutôt comme ça que ça s’est passé à mon avis, ce poison a pu être amené par l’empoisonneur lui-même, qui l’aura caché sur lui, sur son cheval ou dans sa charrette, avant de franchir les portes.

-         Comment aurait-il pu cacher une fiole de poison sur son cheval ?

 

Walter eut un petit rire nerveux.

 

-         Si je te disais comment certains bandits font transiter en cachette des marchandises grâce à leurs juments…

 

La jeune fille-rate avala sa salive en associant ce genre de méthode à Okapia, la fidèle monture de son frère jumeau. Instinctivement, elle eut une petite douleur dans les tripes. La voix de Kristofferson la ramena à la conversation.

 

-         Il faudrait qu’on trouve une autre piste. Wally, tu as une idée ?

-         Hum… Peut-être, oui.

 

Les yeux de Bianka scintillèrent.

 

-         Nous t’écoutons.

-         C’est simple : nous cherchons une marchandise particulièrement rare, chère, et interdite. Sa vente comme son achat et son utilisation sont illégaux. Comme je l’ai dit, il est possible que l’assassin ait lui-même apporté cette substance. Mais il est également possible que quelqu’un d’autre lui ait livré.

-         Un intermédiaire ? Ça n’augmente pas les risques ?

-         Peut-être, mais cela reste une possibilité. Si ça se trouve, on a affaire à une bande ? L’un ordonne l’assassinat, le deuxième fournit l’arme du crime et le troisième met le poison dans le verre. Le tueur a pu commander le sang de Jabberwocky et le réceptionner quelque part. Or, ce « quelque part » n’est pas si difficile à cerner. Cela me gêne de le reconnaître, mais avec tout le travail, tous les efforts que la Garde fournit, une ville de la taille de Steinerburg a forcément au moins un comptoir caché pour les activités criminelles. C’est là où nous devons chercher.

 

Bianka tapota la surface de la table en signe de mécontentement.

 

-         Si seulement Nedland était là ! Il saurait déjà où est ce comptoir !

-         Nedland est officiellement le Trésorier de la Couronne, Bianka. Ça pourrait le mettre dans une situation compromettante, que ce soit au niveau officiel ou envers ses partenaires de l’ombre.

-         Tu crois que c’est le genre de chose qui le ferait reculer, Wally ? ironisa Kristofferson. Surtout pour coincer l’ordure qui a empoisonné Psody ?

-         Cela ne change rien à l’affaire, il n’est pas là. Mais ça ne veut pas dire qu’on n’a aucun endroit où chercher, les amis. J’ai votre attention ?

 

Le frère et la sœur semblaient littéralement pendus à ses lèvres. Le Capitaine Klingmann regarda à droite et à gauche, plissa les yeux, pencha la tête en avant, et murmura :

 

« Vous connaissez sans doute la Souricière, le quartier le moins bien fréquenté de Steinerburg. La plus grande auberge de ce coin de la capitale est le Fier Sigmarite. C’est un immense établissement, à quatre étages, avec deux dortoirs et plusieurs dizaines de chambres individuelles. Ce n’est pas un taudis, l’argent y circule allègrement, mais il est notoire que ce sont les activités criminelles qui sont derrière cette prospérité. Régulièrement, la Garde tente bien de les faire cesser, mais les gérants ne sont pas des amateurs, ils savent comment acheter le silence ou l’imposer. »

« Le propriétaire officiel actuel est un Humain nommé Lorne, Herbert Lorne, il est surnommé "Maître Bébert". C’est un malin, nous savons qu’il touche des pots-de-vin pour permettre à des gens louches de pratiquer des activités bien moins honorables que la gestion honnête d’une auberge exemplaire. Il a cependant de bons appuis, chaque fois que nous avons tenté une action contre lui, il a eu les moyens d’engager des Clercs de Verena pour le sortir du pétrin. J’espère qu’un jour, on finira par le coincer, mais en attendant, il est tranquille, et ne manque pas une occasion de se moquer de moi. »

« Quoi qu’il en soit, le Fier Sigmarite sert de plaque tournante à de nombreux trafics. Il m’est arrivé d’en surprendre un ou deux, mais chaque fois, Maître Bébert a réussi à passer entre les mailles du filet. Oui, il connaît parfaitement les ficelles du métier, et je ne serais pas surpris qu’il soit Prêtre de Ranald, en sous-main. En tout cas, il est lié à ce culte, je l’ai déjà vu porter des bijoux avec la croix de Ranald. Bien entendu, ça ne suffirait pas à l’envoyer derrière les barreaux. Ça ne m’empêche pas d’être sûr et certain qu’il y a des marchandises louches qui transitent par son auberge. Donc, il faudrait, d’une manière ou d’une autre, investiguer discrètement de ce côté. »

 

Le Capitaine Klingmann se tut. Il attendait une réponse, mais deux choses le surprirent : sa rapidité, et son autrice.

 

-         Moi, je vais y aller.

 

Kristofferson sentit ses moustaches vibrer.

 

-         Ce n’est pas une bonne idée, sœurette !

-         Et pourquoi pas, Kit ?

-         Je suis d’accord avec ton frère, Bianka. Si tu entres dans cette auberge, tu vas te faire manger toute crue.

-         Et pourquoi ?

-         Tu es la fille du Maître Mage.

-         Et alors ? Tu crois que quelqu’un va me reconnaître ? Autant Kit et Siggy, tout le monde les a déjà vus, autant moi, je ne suis pas du genre à m’afficher partout !

-         C’est à moi de le faire, répondit son grand frère.

-         Kit, nos oiseaux s’attendent justement à te voir. Ils ont reçu plusieurs fois la visite de Walter, s’ils ont pu se dissimuler à temps, c’est qu’ils surveillent la Garde de près. Ils doivent déjà connaître le meilleur ami du Capitaine : toi. D’ailleurs, tu as déjà fait quelques patrouilles avec lui, entre deux Récoltes. Moi, par contre, ils ne me soupçonneraient pas d’aller jeter un œil dans cette auberge, encore moins si je me déguise.

-         Ce n’est pas la question, Bianka. Une jeune fille seule qui se rend pour la première fois dans ce genre d’endroit risque fort de ne plus jamais en sortir.

-         Qu’est-ce que je risque ? Une main aux fesses ? Et après ?

 

Kristofferson sentit monter l’inquiétude. Sa petite sœur semblait bien décidée à se lancer à l’assaut du Fier Sigmarite.

 

-         Bianka, ce ne sont pas juste deux-trois ruffians qui soulèveraient ta jupe pour rigoler ! On parle de bandits qui sont à la tête de réseaux de prostitution ! Maître Bébert pourrait faire de toi une de ses ribaudes !

 

La jeune fille-rate acquiesça de la tête.

 

-         Tu pourras rester près de moi ? Enfin, à bonne distance ? Comme ça, si vraiment ça tourne mal, tu pourras toujours me couvrir ?

-         Hmm… Ce serait mieux, mais ça reste tout de même dangereux !

 

Les yeux de Bianka étincelèrent.

 

-         Kit, toi et Siggy avez affronté le danger plusieurs fois contre les Orques et les Skavens Sauvages. Maintenant, c’est mon tour. Je veux prendre le risque. Je veux savoir où transiterait le poison et remonter jusqu’au client précédent. Je veux agir. Toi, tu peux m’aider. De toute façon, est-ce que tu as autre chose à proposer, Kit ?

 

Le Skaven brun dut admettre les choses. Il regarda la jeune fille-rate dans les yeux.

 

-         Non, c’est vrai. D’accord, faisons comme ça. Mais tu vas me promettre de ne prendre aucun risque inutile devant ce type. Pas question de fanfaronner ou de l’insulter, sinon il va te réduire en miettes.

-         C’est promis, je tiens trop à la vie.

-         Quel est ton plan, précisément ? Pour rencontrer Bébert, il faudrait un bon prétexte. Tu comptes te faire passer pour une apprentie cuisinière ?

-         Non, pour une future cliente. Pourquoi me réduire tout de suite à la cuisine, Wally ? Je prétendrai travailler pour une personne anonyme qui souhaiterait se débarrasser d’un rival de la même façon que le Maître Mage. Je propose de l’argent pour le rencontrer et faire affaire avec lui.

-         Hum, je ne sais pas. Quel intérêt ? Au mieux, il va effectivement te trouver du sang de Jabberwocky, mais rien ne nous dit qu’on arriverait à repérer d’où ça vient. Et de toute façon, ça ne nous dira pas qui a eu la dose qui a tué ton père !

-         Oh, tu as raison. Mhh… Ah !

 

Pendant une demi-seconde, Bianka se demanda si l’étincelle qui venait de briller dans son esprit tenait du génie, de la folie, ou de la bêtise.

 

-         Je vais prétendre être une complice du tueur. Je dirai qu’il y a besoin d’une nouvelle dose pour liquider le Prince, cette fois.

 

Kristofferson faillit presque bondir de sa chaise.

 

-         Quoi ? Tu es folle !

-         J’y vais au culot !

-         C’est du suicide !

-         Il y a neuf chances sur dix pour que ça rate, Bianka, renchérit Walter. D’abord, il ne te connaît pas encore, le fait de voir un nouvel interlocuteur va l’interpeller. Ensuite, il y a probablement un signe de reconnaissance que tu ne connais pas : une phrase, un geste, n’importe quoi de ce genre. Enfin, le vrai meurtrier a sans doute déjà convenu de la suite de son plan avec Bébert, il n’a peut-être même pas besoin de revenir le voir ! Dans tous les cas, tu te feras griller !

 

La jeune fille-rate cracha de frustration.

 

-         Ah, comment faire ?

-         Tu peux toujours t’en tenir à te première idée : si tu lui demandes du sang de Jabberwocky et que tu réussis à le convaincre de t’en vendre, il fera de nouveau appel à ses réseaux. Je demanderai à mes Gardes de se montrer plus vigilants, on suit chacun des larbins de Bébert, et on mettra bien la main sur le fournisseur. Il nous décrira bien le client à qui il a donné la dose précédente.

-         Si c’est le même fournisseur, observa Kristofferson. En plus, tu peux être sûre que Bébert comprendra qu’il y a une embrouille, et tu seras la première qu’il soupçonnera. Dis, Wally, ton Bébert, il pourrait traquer ma sœur jusque chez nous ?

-         C’est possible, s’il est suffisamment énervé pour ça. Bianka, Kit a raison, cet aubergiste n’est pas un marrant.

 

Bianka ferma les yeux, respira un bon coup, releva les paupières, et focalisa son regard sur le Capitaine.

 

-         Des gens qui ont tué le Maître Mage dans le manoir familial pendant une réception où tout le gratin de Steinerburg était présent ne sont forcément pas des marrants, Wally. La seule piste que nous ayons à l’heure actuelle, c’est ce poison. C’est maigre, ce sera dur à exploiter, et il y a des risques. Je peux choisir de les prendre. Je peux aussi choisir de me terrer dans mon lit, et de me tourner les pouces jusqu’au prochain meurtre. Qui sera la prochaine cible ? Le Prince ? La Matriarche de Shallya ? Ma mère… peut-être moi ? Eh bien, je refuse de rester à attendre que ces gens « pas marrants » continuent leur macabre entreprise.

 

Kristofferson reconnut la lueur qui animait les yeux de sa sœur, alors qu’elle parlait ainsi. C’était l’éclat de détermination qui enflammait le regard de Sigmund quand il partait au combat. Il ne put réprimer un léger sourire.

 

-         Je resterai à distance, mais je ne serai jamais très loin. Ça ira ?

-         Ouais.

 

Walter fit la grimace.

 

-         Vous êtes de la famille princière, je ne peux pas vous empêcher de prendre cette initiative… mais je désapprouve.

-         Désapprouve si tu veux, Wally, mais aide-nous comme tu peux.

 

Le Skaven tacheté eut un petit rire.

 

-         Je te reconnais bien, Bianka. Comme quand on partait en croisade contre le Chaos !

-         Nous n’étions que des enfants, Wally, tempéra Kristofferson. Aujourd’hui, on ne joue plus.

-         Non, mais nous pouvons rester confiants. Bianka, tu es très intelligente, et toi, Kit, tu es le meilleur épéiste du pays. Moi, je ne pourrai pas aller à la Souricière, mais je tâcherai de vous aider de mon mieux. Pour commencer, je demanderai au Sergent Marius Weller de patrouiller dans ce coin les prochains jours, sans rien lui dire de plus pour le moment. C’est un homme fiable, droit et loyal, on peut lui faire confiance, même sans le mettre complètement dans la confidence. Autre chose : prévoyez de vous installer dans une autre auberge quelques jours. Pas forcément à la Souricière, mais pas non plus au Quartier de la Balance. Personne ne doit vous voir revenir au Domaine Steiner tant que vous devrez traiter avec la pègre. Ils ont des yeux et des oreilles partout, et si les hommes de main de Bébert te voient quitter leur territoire pour retourner dans le quartier riche, ils vont comprendre qui tu es vraiment. Je connais une ou deux auberges, je vous les conseillerai. Et surtout, si jamais ça tourne mal par rapport à Bébert, ne réfléchissez plus et venez me trouver. Avec la Loi Martiale, il ne pourra pas se permettre de faire des vagues.

-         Raison de plus, Wally ! J’aurais dû y penser plus tôt ! C’est précisément le bon moment, il est en position de faiblesse !

-         Ou, au contraire, il est plus vigilant et mieux entouré que jamais. Garde bien ça en tête !

 

La jeune fille-rate blonde tendit la main, et la posa sur la table.

 

-         Pour la Vertu de notre Licorne !

 

Immédiatement, les deux autres comprirent la signification de ce geste. Kristofferson posa sa main sur celle de sa sœur, et répéta avec détermination :

 

-         Pour la Vertu de notre Licorne !

 

Enfin, Walter joua le jeu. Comme lorsqu’ils s’imaginaient sur le point d’affronter une épreuve particulièrement redoutable au cours de leurs jeux, le Skaven tacheté posa sa main sur celle de Kristofferson, et déclara à son tour :

 

-         Pour la Vertu de notre Licorne !

 

*

 

La Souricière… Le quartier le plus peuplé de la capitale du Royaume des Rats était également celui où il faisait le moins bon vivre. C’était le lot de toute ville de cette taille, malheureusement ; même avec la meilleure volonté du monde, il était impossible d’empêcher le banditisme d’y faire son lit. Et donc, tout le secteur était vicié de l’intérieur comme à l’extérieur.

 

Au moment où les colons s’étaient installés six ans plus tôt, une grande partie de ce qui constituait la ville de Steinerburg était déjà construite, mais elle n’était constituée que de ruines poussiéreuses. Les premiers citoyens avaient travaillé d’arrache-pied pour restaurer ces bâtisses serrées, sales et instables. Gotrek Gurnisson avait consacré une journée à analyser le terrain et donner des directives pour en faire un endroit salubre. Puis il s’était consacré aux gros chantiers, en particulier celui de l’aqueduc. Les ouvriers avaient fait du bon travail, et moins d’un an plus tard, tout le quartier avait l’air neuf. Hélas, il ne s’écoula pas plus d’une quinzaine de mois avant que l’endroit ne tombât dans la déchéance. Rapidement, les rues se retrouvèrent jonchées de détritus, les bâtiments souillés par des traces de dégradations volontaires ou accidentelles, et les habitants ne s’embarrassaient guère d’entretenir les demeures.

 

Plus inquiétant, la proportion de gardes diminuait progressivement, d’année en année, et la criminalité augmentait de manière proportionnelle. Tout le quartier était dirigé en sous-main par des syndicats criminels et autres réseaux tenus par les adorateurs de Ranald. Plus d’un Sergent de la Garde avait tenté de faire un peu de ménage. Certains avaient rapidement présenté leur démission, d’autres avaient mystérieusement disparu. Le Capitaine Klingmann enrageait, mais que pouvait-il faire ? Régulièrement, il en parlait avec la Commandante Renata. Celle-ci lui répondait toujours la même chose : la défense des frontières du Royaume des Rats était sa priorité. Et le récent rapport de la Garde Noire laissait à penser que les choses n’allaient pas s’améliorer.

 

Et donc, les regards agressifs, les gestes déplacés, les actes suspects constituaient le quotidien des habitants de la Souricière.

 

L’après-midi touchait à sa fin. Le soleil continuait à éclairer de ses rayons la grande Place du Veau Ventru, un nom qui jouait de manière ironique avec l’innocence d’un animal, associé à un lieu qui n’avait aucune innocence. La Place du Veau Ventru formait un immense carré de terre battue, entouré par des bâtiments hauts, sombres et étroits. La boue maculait rapidement les pieds des gens lorsque la pluie était tombée. Ce n’était pas le cas pour l’heure, mais ça n’empêcha pas à un frisson de dégoût de parcourir l’échine de Bianka, quand elle vit son objectif droit devant elle.

 

L’auberge du Fier Sigmarite était à l’image de son nom : immense, aussi large que haute, elle s’élevait sur quatre étages parés de nombreuses fenêtres, et dans chaque angle, un escalier extérieur engoncé dans une galerie permettait de circuler entre les paliers par dehors. Le bâtiment était particulièrement vivant ; de la musique s’échappait du soupirail qui donnait à la grande salle de spectacle au sous-sol, des rires, des cris et des exclamations fusaient à travers la bâtisse, sans interruption.

 

Bianka avala sa salive, rajusta sa capuche, et releva son écharpe, puis elle avança bravement vers la porte d’entrée.

 

Avant de passer à l’action, elle avait réfléchi longtemps à sa présentation. Bien évidemment, il n’était pas question d’investiguer chez le chef d’un syndicat criminel en robe de Grande Archiviste, ni même dans l’une des précieuses tenues qu’elle portait quand elle ne travaillait pas au temple. Non, elle avait choisi des vêtements simples, aux couleurs ternes et banales, et donc idéales pour pouvoir se noyer dans une foule. En vue d’une éventuelle confrontation, elle avait prévu des habits pratiques : gilet de cuir, tunique légère sans manches, et pantalon.

 

Pendant un moment, elle avait pensé à se faire passer pour un jeune homme, mais elle avait vite renoncé. La société marginale de Steinerburg acceptait volontiers les femmes vêtues d’habits masculins, notamment chez les mercenaires ou les monte-en-l’air, il n’y avait donc rien de choquant. En outre, elle ne risquait pas de commettre un impair.

 

En revanche, et sur ce point-là, elle était fermement convaincue, pas question de laisser supposer sa véritable identité. Avec l’aide de Kristofferson, elle avait mis au point une petite histoire à raconter à Maître Bébert.

 

L’heure était venue pour cette histoire et sa fausse identité d’être mises à l’épreuve.

 

L’intérieur du Fier Sigmarite correspondait exactement aux attentes de la jeune fille-rate. Sombre, bruyant, à l’atmosphère chaude et moite. La clientèle était essentiellement composée d’Humains. Les hommes étaient sales et leurs visages durs. Les femmes étaient vulgaires, et riaient grassement. Les quelques Skavens semblaient misérables, en particulier les membres du personnel, impitoyablement rudoyés par les saoulards.

 

Bianka récita mentalement une courte prière à Verena, pour avoir la force d’aller jusqu’au bout, puis elle se dirigea d’un pas assuré jusqu’au comptoir. Une grosse Humaine aux lèvres épaisses portait un foulard par-dessus une épaisse chevelure jaune et huileuse. La serveuse finit par se rendre compte de sa présence, et l’apostropha.

 

-         Qu’est-ce que tu veux, petite musaraigne ?

-         Je veux parler à ton patron.

-         Rien que ça ! ironisa la femme avant d’éclater d’un rire aussi gras qu’elle. Je crois que le patron a autre chose à foutre.

-         Maître Bébert voudrait perdre une occasion de gagner du fric ?

-         Et qui le lui apporterait, ce fric, petit ragondin ? Toi ?

 

Sans mot dire, Bianka posa sur le comptoir une bourse. La grosse femme desserra les cordons, et jeta un œil à l’intérieur. Le petit sac de cuir était rempli de couronnes d’or.

 

-         Oh, ben toi, alors…

-         C’est pour une entrevue. Il y a plus de pognon à se faire.

 

La serveuse ricana.

 

-         D’accord, Votre Seigneurie. Qui dois-je annoncer ?

-         Snoops.

-         Rien d’autre ?

-         Non, rien d’autre. Et grouille-toi, moi aussi, j’ai autre chose à foutre.

 

Le visage de la grosse femme se renfrogna.

 

-         Tout de suite, Dame Snoops.

 

Une longue minute plus tard, la grosse serveuse revint, et montra d’un pouce énergique la porte derrière elle.

 

-         Le patron accepte de te voir. T’as intérêt à ne pas le gruger.

-         Je n’en ai pas l’intention, répondit Bianka sans faiblir.

 

L’escalier menait à une unique porte au premier étage. Bianka frappa. Une voix grogna :

 

-         Entrez !

 

La jeune fille-rate obéit, et pénétra dans le bureau du tenancier.

 

Une fois encore, Bianka avait vu juste, et son interlocuteur était conforme à ses attentes. Herbert Lorne était un Humain de taille moyenne, aux épaules larges. Ses vêtements amples et tape-à-l’œil dissimulaient péniblement un énorme ventre. Son visage rougeaud était affublé de deux petits yeux porcins par-dessus un nez d’alcoolique, et encadré par des tifs moins jaunâtres que ses dents proéminentes. Le sommet de son crâne était dégarni, ses sourcils broussailleux.

 

Bianka repéra immédiatement une bague portant la croix de Ranald sur l’un de ses doigts boudinés. Elle décida d’utiliser la manière courtoise. Elle s’inclina.

 

-         Bonsoir à vous, Maître Herbert Lorne.

 

Maître Bébert afficha un sourire peu ragoûtant.

 

-         Bonsoir, jeune fille, dit-il d’une voix mielleuse.

-         Je vous remercie d’accepter de me recevoir si rapidement.

-         Je ne perds jamais l’occasion de faire des affaires, et quand ça m’arrive, je ne perds pas de temps non plus. Alors, que puis-je faire pour vous, chère… Snoops, n’est-ce pas ?

-         C’est ça. Eh bien, je n’irai pas par quatre chemins, Maître Bébert : j’ai besoin que quelqu’un disparaisse.

 

L’aubergiste écarquilla les yeux, et feignit l’indignation.

 

-         Comment ? Je ne suis qu’un honnête commerçant ! Ma clientèle est honorable, mes employés sont des gens obéissants et dévoués, mais votre discours laisse à penser qu’il y aurait un tueur à gages dans le Fier Sigmarite ? C’est insultant !

 

Bianka ne lâcha pas sa prise.

 

-         Il y a quelques jours, un tragique et épouvantable accident est arrivé au Maître Mage. Un homme aussi bien informé que vous est forcément au courant ?

-         Oui, ma petite dame, je le suis. Pauvre, pauvre Skaven Blanc !

-         J’ai appris qu’il avait eu une… violente indigestion.

-         C’est possible, mais je ne vois pas le rapport avec moi ?

-         J’y viens, Maître Bébert. Je sais de source sûre qu’il y avait un assaisonnement tout particulier dans son assiette.

-         Ah, vraiment ? Un « assaisonnement tout particulier » ?

-         Oui. Quelque chose de plutôt difficile à digérer quand on n’a pas l’estomac d’un Troll du Chaos.

-         Une épice particulièrement forte ?

-         Plutôt une sauce. Une sauce extraite d’un animal difficile à dénicher.

 

La bouche de Maître Bébert se tordit en un sourire cruel.

 

-         Ho ho, je vois.

-         Mon employeur a entendu dire qu’il serait possible de se procurer un autre échantillon de cette sauce extra-forte dans le secteur. Bien entendu, il est prêt à mettre le prix.

-         Hum… En es-tu certaine, petite musaraigne ? Qui est ton employeur ?

 

Il devient plus familier. Il veut me faire confiance, ou avoir le dessus ?

 

-         Je ne peux pas vous le dire, Maître Bébert.

-         Tu sais bien qui te paye pour me parler ? Cette bourse d’or que m’a remise ma cousine, tu ne la sors quand même pas de ta poche ?

 

Hé si, gros lard, pensa amèrement la jeune fille-rate.

 

-         Non, mentit-elle. Mais deux raisons m’empêchent de répondre à votre question, Maître Bébert.

-         J’écoute.

-         La première, c’est que j’ignore son nom. Je ne sais même pas à quoi il ressemble, il a toujours communiqué avec moi masqué, ou par messages interposés. Je ne saurai même pas dire si c’est un homme ou une femme, encore moins quelle sorte de sang coule dans ses veines. La seconde, et je pense que vous approuverez, est que si je le savais, il me coûterait d’en parler à quiconque.

 

Pendant qu’elle énuméra cette deuxième raison, Bianka se tapota la joue avec l’index et le majeur croisés. Bien que ne faisant pas partie des adorateurs de Ranald, elle connaissait quelques-unes de leurs petites astuces pour communiquer plus sincèrement entre eux. Nedland Grangecoq avait accepté de lui révéler les gestes les plus courants, comme les doigts croisés discrètement devant un interlocuteur de la même coterie. L’Humain rabattit la main droite derrière son coude gauche, mais laissa dépasser ses deux doigts, également croisés. Il eut l’air de se détendre un peu.

 

-         Bon. Je n’ai pas une once de cette sauce en stock, ma jolie. Mais, par contre, je peux te présenter à quelqu’un qui pourrait éventuellement en trouver… à condition que tu lui donnes une bourse aussi pleine que celle que tu m’as donnée.

-         Ce quelqu’un aura une telle bourse.

-         Parfait. Dans ce cas, reviens dans deux heures.

-         Il aura le temps de trouver la sauce d’ici deux heures ?

-         Non, mais tu lui passeras la commande, après avoir convenu d’un prix. Tu descendras à la salle de spectacle, c’est l’escalier au fond à gauche du hall d’entrée. Là, je viendrai te chercher, je t’amènerai à la personne que tu cherches, et tu pourras parler affaires.

 

Bianka fit un petit signe de tête. Elle fit un pas en arrière, mais Bébert leva la main.

 

-         Attention, Snoops. Je ne te connais pas, je ne sais pas qui est ta cible, et tant que ça ne gêne pas mes propres affaires, je m’en tamponne. Mais essaie de me doubler ou de me foutre dans une sale histoire, et c’est dans ton cul que je viderai mes propres bourses ! T’as compris ?

-         Oui, Maître Bébert, répondit la jeune fille-rate sans laisser transparaître la moindre peur.

 

Elle quitta la pièce, redescendit l’escalier, et se retrouva dehors. Elle soupira de soulagement.

 

Bien joué, ma belle !

 

Il était plus que temps de retrouver Kristofferson au lieu convenu pour faire un rapport de la situation. Même si elle savait qu’il n’était pas loin, leur entrevue devait se faire à l’abri des regards des nombreux complices de Maître Bébert.

 

Tout en marchant, elle jeta des coups d’œil de tous les côtés, pour être sûre de ne pas être suivie. Elle ne repéra rien d’anormal. Par contre, elle vit droit devant elle le triste spectacle de deux Humains en pleine rixe. Tous deux avaient l’air saouls, et leurs vêtements maculés de boue ainsi que l’odeur irritante qui émanait d’eux laissaient penser qu’ils n’avaient pas pris de bain depuis des semaines.

 

Le premier poussa le deuxième qui vacilla et roula dans le caniveau, sous les ricanements des gens de passage. Le miséreux encore debout éclata de rire, mais son rire fit rapidement bloqué par quelque chose. Bianka s’arrêta, à la fois écœurée et fascinée par la scène. Le mendiant se prit la gorge à deux mains, tenta de reprendre son souffle. La jeune fille-rate hésita, se demanda s’il fallait rester à l’écart ou lui porter secours ? L’homme tomba à genoux, et vomit violemment un flot verdâtre de matières.

 

Hum… Il a l’air malade, je ferais mieux de m’éloigner.

 

Elle traversa la rue boueuse et pressa le pas.

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