Le Royaume des Rats
Une tempête glaciale s’abattit aussitôt sur l’assemblée.
Heike, debout devant son compagnon qui gisait à ses pieds, essaya de dire quelque chose. Elle ne parvint qu’à vaguement gargouiller quelques syllabes absconses d’une voix caverneuse. Ses yeux se levèrent au plafond, sa respiration s’arrêta, et elle tomba en arrière.
- Mon ange ! s’écria Ludwig Steiner.
Le Prince bondit et rattrapa sa fille par les aisselles.
Sigmund glapit de surprise.
Bianka sauta de sa chaise, et montra la porte du doigt.
- Que personne ne sorte ! Gardes, bloquez les issues !
Les gardes réagirent immédiatement, et fermèrent les portes. Ceux qui patrouillaient dans le jardin, attirés par les cris, se postèrent devant les portes qui menaient à l’extérieur.
Les yeux de Gabriel se verrouillèrent sur le cadavre de son père. Il s’entendit murmurer :
- Quel con, ce Rat Cornu…
Il se rendit pleinement compte de ce qu’il venait de dire, et de sa propre part de responsabilité. Tout devint noir autour de lui, alors qu’un craquement terrifiant résonna à ses oreilles. Ou bien, était-ce un ricanement ? C’en fut trop pour le petit Skaven gris clair. Il bascula de sa chaise à son tour, et perdit conscience.
Kristofferson se jeta sur son petit frère et tenta de le ranimer à coups de gifles, sans succès.
- Gab ! Gab, non !
- Kit, laisse-moi faire ! ordonna le Prieur Romulus.
- Viens m’aider ! commanda à son tour le Prince.
Le grand Skaven brun approcha, saisit délicatement sa mère par les chevilles. Les deux hommes transportèrent la mère-rate hors de la salle à manger, accompagnés par Dame Helga Schmidt, qui ouvrit les portes à leur passage.
Mère Morgana, la prêtresse de Rhya, s’agenouilla à son tour près du corps du Maître Mage. Elle examina attentivement l’écume sur les lèvres du Skaven Blanc, se pencha en avant, et renifla prudemment.
- Je connais cette odeur, c’est du sang de Jabberwocky… Par les cheveux de Rhya !
La prêtresse se releva d’un bond, et tendit la main vers la table.
- Ne touchez plus à rien ! Il y a du poison !
Un concert de cris répondit à cette injonction. Griekov demanda d’une voix forte :
- Comment pouvez-vous en être sûre, ma Mère ?
- Je connais les effets du sang de Jabberwocky, Maître Griekov ; c’est un liquide toxique, très désagréable à avaler, qui peut vous occasionner des crampes d’estomac pendant des heures. Mais si vous le mélangez à un autre ingrédient dans les bonnes proportions, il devient alors un poison foudroyant !
- C’est vrai ! s’exclama Lorelei Bäsenhau. Le Brise-Cœur agit de cette façon. C’est un mélange du sang de Jabberwocky avec du sang d’Amphisbène. Je le sais, j’ai un oncle qui a été assassiné comme ça.
- Ce n’est pas du Brise-Cœur, Dame Bäsenhau, répondit la Mère Supérieure. Le Brise-Cœur est absolument inodore. Là, je sens bien l’odeur du sang de Jabberwocky, ce qui signifie qu’il a été mélangé à autre chose qui n’en a pas annulé le parfum. En outre, le Brise-Cœur prend une bonne dizaine de minutes pour agir, or il n’a pas fallu dix minutes au Maître Mage pour trépasser.
- En effet, peut-être que c’est un nouveau mélange plus efficace ? suggéra Branka Isildursdöttir.
Maître Barisson s’approcha du Prieur Romulus.
- Il va comment, le petit bonhomme ?
- Hum… Juste un choc émotionnel, il s’en remettra. Il faudrait le mettre au lit.
- Vous voulez que je m’en charge ?
Romulus regarda le Nain, puis Bianka.
- Bianka, emmène Maître Barisson jusqu’à la chambre de ton frère, puis revenez, tous les deux.
Sans la moindre difficulté, le Maître Ingénieur jeta le petit homme-rat sur son dos, et suivit Bianka jusqu’à la sortie. Le prieur se releva, et chercha Sigmund du regard.
- Sigmund ! Va vite chercher le Capitaine Klingmann ! Il faut qu’il interroge tout le monde !
Le grand Skaven Noir se précipita hors de la pièce, ravi de pouvoir quitter ces lieux tellement alourdis par la gravité de la situation.
*
Dans un petit salon du manoir, le Prince tournait en rond. Les interrogatoires étaient encore en cours, et vu le nombre d’invités, tout ne se terminerait pas avant une heure du matin. Heike était assise dans un fauteuil confortable, sa fille Isolde sur les genoux. La petite dernière de la fratrie était comme abrutie sous le choc, incapable d’articuler le moindre mot. Sa mère avait dû lui apprendre la terrible nouvelle, et la malheureuse enfant n’avait tout simplement pas réussi à l’assimiler.
Bianka se tordait nerveusement les doigts et remuait sur son canapé. Le prieur Romulus était appuyé sur le rebord d’une fenêtre.
Le Prince Steiner semblait fou de rage et de chagrin.
- Mais pourquoi je ne l’ai pas écouté ?! J’aurais dû engager d’autres magiciens plus tôt, et constituer un Collège de Jade il y a au moins un an ! Psody connaissait la Magie de la Vie, il avait tout pour se soigner, si seulement il avait pu ! Un Druide aurait atténué le poison, ou même l’aurait purgé !
- Si je puis me permettre, Ludwig… chuchota le prieur.
- Quoi ?
Bianka sursauta. Jamais elle n’avait vu son grand-père dans un tel état. Elle pressentait le pire.
- Cela n’aurait rien changé. Même si on avait eu à notre disposition un Collège de Jade terminé avec des Druides, ça n’aurait pas suffi : tu as vu comment le poison a vite agi, le temps de trajet entre le manoir et le Collège aurait déjà été trop long.
- Oui, mais peut-être qu’un Druide aurait pu faire quelque chose ! Je…
Soudain, le grand homme s’arrêta net.
- Oh, c’est inutile. Pourquoi tergiverser ? Ce qui est fait est fait.
- Qu’est-ce qu’on doit faire, à présent, Opa ? demanda Isolde.
Le grand Humain s’agenouilla pour être à la hauteur de la petite fille-rate.
- Mon petit trésor, il va falloir être très, très courageuse. Nous allons vivre des moments très difficiles. Raccroche-toi à ta mère, à ta sœur, et à tes frères. Nous allons chercher, puis trouver qui a fait ça à ton père. Pour commencer, la Garde fait son enquête auprès des invités. Tous les gens qui étaient au souper devront répondre à leurs questions.
- Même vous ?
- Même moi. Même ta mère. Tout le monde.
Le Prince leva les yeux vers la sœur aînée d’Isolde.
- Bianka ?
- Oui, Opa ?
- Tu accompagneras Gabriel.
- Comme vous voudrez, Opa.
Ludwig Steiner leva les yeux vers la Skaven blonde.
- La seule chose que je veux, Bianka, c’est votre fidélité à tous. Je sais que je l’ai, je veux être sûr de la garder. Le monde entier peut me trahir, je m’en aurai cure tant que ma fille et ses cinq enfants sont avec moi. Allez, va rejoindre ton frère.
Quelques minutes plus tard, Bianka et Gabriel étaient tous deux assis à une table, dans un autre petit cabinet. Face à eux était installé Walter Klingmann, le Capitaine de la Garde de Steinerburg. Deux soldats étaient postés près de la porte.
Gabriel éprouvait une sensation très désagréable, un mélange de chaleur étouffante, de frissons glacés, le tout se conjuguait à une peur terrible. Même s’il faisait tout pour ne rien laisser paraître, il sentait son cœur battre si fort qu’il menaçait d’exploser.
Le Capitaine lui parla calmement.
- Écoute, fiston, tu me connais un peu ; Kit est mon meilleur ami, je sais que tu n’es pas un méchant garçon, et je ne crois pas que tu aies quoi que ce soit à voir avec cet affreux malheur.
Que tu dis ! songea le petit Skaven gris clair, persuadé que le Rat Cornu allait désormais tout faire pour le briser. Klingmann, inconscient de cette tempête intérieure, continua :
- Cependant, tu peux m’aider. Tu as peut-être vu quelque chose qui pourrait nous permettre de comprendre ce qui s’est passé, exactement. Plus on en saura, plus on aura de chances de retrouver le coupable. D’accord ? Tu veux bien m’aider ?
- Ou… oui, Capitaine.
- Bien.
Bianka posa sa main sur l’épaule du jeune garçon-rat.
- Walter, n’oublie pas que c’est un enfant sensible que tu interroges. Si tu le mets trop mal à l’aise, la conversation se termine.
- Pas de souci, Bianka, nous allons y aller doucement.
Bianka et Walter se connaissaient depuis suffisamment longtemps pour garder un ton familier entre eux. Le Skaven tacheté prit son inspiration.
- Gabriel, avant de te mettre à table, est-ce que tu as remarqué quelque chose d’inhabituel ? Est-ce qui s’est passé un truc pas normal ?
Gabriel serra les dents. Puis il tenta de marmonner quelque chose :
- Non…
- Pas un serviteur qui avait l’air bizarre ? Pas un cuisinier qui faisait une drôle de tête ?
- Non, non…
- D’accord, tu n’as rien vu d’anormal. Ensuite, tu es arrivé dans la salle à manger. Est-ce que tu te rappelles de ce que tu as ressenti ?
- En quoi est-ce important, Walter ? demanda alors Bianka.
- Les enfants ont souvent une perception de détails qui nous échappent, à nous autres adultes. Ils ont cette aptitude à remarquer des choses dont nous sommes blasés depuis longtemps, et ces choses peuvent faire toute la différence. Alors, Gabriel ?
Une fois encore, Gabriel avala sa salive. Son esprit était tellement confus qu’il n’arrivait plus à déterminer l’ordre chronologique des événements de la soirée.
- J’ai bousculé le Nain.
- Le Nain ? Tu parles de Maître Aghnar Barisson ? Il m’a dit la même chose.
- C’est… grave ?
- Non, pas du tout. En plus, ça prouve que tu me dis la vérité. Par contre, il m’a précisé que c’est arrivé juste avant de commencer le fromage.
- Oh… Oui, oui, c’est vrai ! « Tu ne veux tout de même pas rater les spécialités de Maître Collodi, n’est-ce pas ? »
Klingmann se gratta la tête. Il se rappela d’un trait de caractère particulier du petit garçon-rat.
- Bianka, répéter une phrase est une façon pour ton frère d’appuyer une affirmation, c’est bien ça ?
- Oui. C’est sans doute notre mère qui lui a dit ça.
- D’accord. Et donc, Gabriel, tu confirmes encore les dires de Maître Barisson, les spécialités de Maître Collodi, ce sont bien les fromages. Mais voilà, ça, c’est arrivé juste avant le drame. Avant les fromages, il y a eu l’entrée et le plat de résistance. Tu as peut-être vu quelque chose pendant ce laps de temps. Tu peux réfléchir ? C’est très important, Gabriel.
- Réfléchir… important…
Gabriel ferma les yeux. Il se revit sur le seuil de la porte de la salle à manger. La voix de son père lui ordonne sèchement de s’installer. La servante dépose l’assiette devant lui…
- Miam, miam… Du pâté de gigot d’agneau !
Le Capitaine griffonna quelques notes.
- C’était le plat de résistance, avec la tourte. Tu ne te souviens pas de l’entrée ?
- Il est arrivé en retard, précisa Bianka.
- Je vois. Et donc, tu as remarqué quelque chose à ce moment ?
Le petit Skaven gris clair se concentra. Il ressentait tout au fond de lui-même qu’il y avait quelque chose de capital. Quelqu’un l’avait déconcerté. Mais qui ?
- Deux Humains m’ont regardé bizarrement.
- Ah oui ? Lesquels ?
- Je ne connais pas leurs noms.
- Bon, est-ce que tu te souviens où ils étaient assis ?
- À gauche d’Opa Ludwig…
Klingmann prit en main un papier, le plan de la salle. Il le montra au petit ingénieur.
- Le Prince était assis là. Ta place était ici, à sa droite. Tu peux me montrer là où étaient ces deux Humains ?
- Euh…
- Est-ce que tu saurais me les décrire ?
Ça, oui, il le pouvait. Il revit les visages inquiétants qui le fixaient intensément.
- Un grand homme à la barbe d’or, qui parlait avec un autre qui avait une petite moustache.
Klingmann regarda plus attentivement le plan. Il demanda :
- Bianka, tu as une idée de qui ça pourrait être ?
- Oui, Wally. Si j’en crois le plan de la salle et le témoignage de mon frère, il s’agit sans doute de Vladimir Bäsenhau et Nikita Griekov.
- C’est aussi ce que je pense. Mais, Gabriel, tu es sûr qu’ils te regardaient curieusement ?
- Ils… ils m’ont fait peur.
- D’accord, je le note.
Bianka n’émit pas un mot, mais elle sentit une légère fragrance d’inquiétude émaner du Capitaine. Klingmann était le fils adoptif des Bäsenhau, il ne pouvait rester complètement neutre à l’évocation de son père. Le Skaven tacheté voulut passer à la suite.
- Tu te souviens d’autre chose ?
Encore une fois, Gabriel sentit ses méninges tambouriner contre son crâne alors qu’il se concentrait. Il restait un dernier détail. Il fallait qu’il en parle au Capitaine Klingmann.
Ces yeux… ces yeux émettent leur propre lumière !
Une lumière d’un éclat vert, malveillant, qui ne l’avait jamais lâché, y compris dans le parc.
Non, cet éclat-là, dans le parc, avait une autre couleur.
Et une autre figure !
- Oh, attendez ! J’ai vu quelque chose de bizarre !
- Quoi donc, Gabriel ? Vas-y, raconte-moi tout.
- Des yeux violets.
- Des yeux violets ? répéta le Capitaine.
- Quelqu’un avec des yeux violets me regarde.
- Tu peux être plus précis ? demanda Bianka.
- Je… J’avais besoin de sortir dans le jardin, j’avais trop chaud. Alors, j’ai quitté la salle à manger.
- Continue, l’encouragea Klingmann.
- J’évite un invité, puis une servante, puis encore un invité, et je suis dehors. Je ne dois pas trop m’éloigner, Mère me l’a déconseillé.
- Alors, tu ne t’es pas aventuré dans le parc ?
- Pas pendant la nuit. C’est dangereux, les Skavens Sauvages pourraient se cacher ! Je dois obéir à mes parents.
- C’est très bien, Gabriel, tu fais ce qu’il faut faire. Les « yeux violets » dont tu parlais, où sont-ils ?
- Ils sont… ils sont sur la terrasse.
- La terrasse ? La grande terrasse juste à la sortie de la salle à manger ?
- Ou… oui. Je voudrais me rafraîchir.
- Tu as vu quelqu’un d’autre sur la terrasse, ou tu étais tout seul avec les yeux violets ?
- Non, pas tout seul. Les gardes étaient là. Je les vois passer derrière. Une fois qu’ils sont passés, ce grand monsieur fait des gestes bizarres. Comme s’il voulait parler à quelqu’un d’autre avec des signes.
- Tu crois qu’il y avait quelqu’un d’autre pour l’observer ?
- Je ne sais pas, mais j’avais l’impression que oui.
- Des yeux violets, ce n’est pas banal. Tu saurais me dire qui c’était ?
- Bien sûr ! C’était le Maître Mage Flamboyant !
À ces mots, Bianka sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Elle tâcha de ne rien laisser paraître, mais dut se mordre les lèvres pour retenir une exclamation.
- Brisingr Mainsûre, le Mage du Collège du Feu ?
- Oui, oui ! C’était lui !
- Tu en es sûr, Gabriel ?
- Absolument sûr !
Le pauvre Gabriel sentit la sueur inonder son front, et ses joues lui semblèrent si brûlantes que les larmes lui montèrent aux yeux. La jeune fille-rate s’en aperçut.
- Walter, as-tu encore d’autres questions ?
- Non, Bianka, ça ira.
- Parfait. Dans ce cas, je crois qu’on en a fini.
- Bien sûr.
Walter fit un sourire rassurant.
- Tu peux partir, Gabriel. Tu as été très bien. Grâce à toi, on devrait pouvoir faire avancer l’enquête.
Le petit Skaven gris clair avala sa salive. Il bondit de sa chaise, et se précipita hors de la pièce en couinant. Restés seuls, les deux adultes soupirèrent à l’unisson.
- Désolé d’avoir dû lui faire subir cela, Bianka, mais c’était nécessaire.
- Tu as fait ton travail, Wally, et je te remercie de ne pas l’avoir bousculé.
- Hé, je tiens à lui, moi aussi. Tu peux le rejoindre, j’ai déjà ton témoignage.
- Auparavant, permets-moi de te suggérer de surveiller de près le Maître Mage Mainsûre.
- Hum… Tu penses qu’il a quelque chose à voir avec cet assassinat ?
- Je n’ai pas encore de certitude, mais j’ai ce gaillard à l’œil depuis quelque temps, et ce que je vois ne me plaît pas. Si ce n’est pas lui qui a… mis le poison, je ne serais pas étonnée d’apprendre qu’il fait partie du complot.
- Très bien, je garderai ça en tête. Bon, ton frère était le dernier sur ma liste. Je vais recroiser les témoignages, et je ferai mon rapport auprès de ton grand-père. Entretemps, je poserai quand même la question à Mainsûre.
Bianka se leva, mais Klingmann fit encore un geste de la main.
- Bianka, je dois la vie que je mène actuellement à ton père. Si je peux faire quoi que ce soit pour vous autres, ordonne.
La Grande Archiviste essaya tant bien que mal de sourire malgré son visage fripé de tristesse. Sans un mot, elle quitta la pièce.
*
Une heure plus tard, alors que la nuit était bien avancée, le Capitaine Klingmann faisait son rapport auprès du Prince, dans son bureau. Le Prieur Romulus était assis près de la fenêtre.
- Les premières précautions sont prises, votre Majesté. Jusqu’à nouvel ordre, aucun des invités n’aura le droit de quitter le Quartier de la Balance, et tous les membres du personnel de votre domaine devront rester dans le périmètre, sauf autorisation signée de votre part ou de celle du Commandant Renata.
- Parfait, Capitaine. Que pouvez-vous me dire ?
- Les témoignages ne se contredisent pas pour le moment. Toutes les personnes à qui j’ai parlé ont joué cartes sur table, et nous devrions pouvoir reconstituer le déroulé de la soirée. Par contre, pour des raisons d’objectivité, j’ai demandé au Commandant Renata de procéder à l’interrogatoire de mon père.
- Oui, vous avez bien fait, Capitaine Klingmann. Il avait quelque chose à dire en particulier ?
- Pas spécialement, votre Altesse. Il confirme notamment avoir assisté à l’entrée de votre petit-fils Gabriel, mais n’avait aucune mauvaise intention à son égard.
- J’entends bien.
- En revanche, il a lui-même décelé un petit détail : au moment du deuxième service, mon père a remarqué que votre fils s’est claqué la nuque, comme si on l’avait piqué.
- Hum… Romulus ?
Le Prieur se racla la gorge.
- J’ai pris le temps de l’examiner avant de venir ici, pas de trace de piqûre ou de fléchette empoisonnée.
- Prieur, vous croyez que mon père a eu une hallucination ?
- Non, Capitaine Klingmann, mais Prospero peut très bien avoir eu une démangeaison nerveuse. Ça arrive à tout le monde. Mère Morgana a raison, c’est le mélange de deux ingrédients séparés qui a dû lui ôter la vie. En attendant, Ludwig, si tu le permets, je pense qu’on devrait le transporter au temple de Morr.
- Il va falloir le faire, en effet. Mais finissons-en d’abord avec le Capitaine.
Ludwig Steiner inspira avant de poser la question cruciale :
- Avez-vous un suspect en vue, Capitaine Klingmann ?
- Pas encore, mais je vais élargir l’enquête sur les invités, ce qu’ils faisaient avant de venir, et ce qu’ils font maintenant. Il y a néanmoins un dernier petit détail qui a retenu mon attention.
- Je vous écoute.
- Votre petit-fils Gabriel a surpris le Maître Mage Mainsûre en train de faire des « signes bizarres », comme s’il communiquait avec quelqu’un d’autre.
- Ah oui ?
- J’ai interrogé une deuxième fois Maître Mainsûre à ce propos, sans préciser le nom du témoin, je vous rassure. Le Magister m’a simplement dit qu’il adressait une prière à Hoeth, son dieu.
- Hum-hum… Et vous le croyez ?
- Non. Mais je ne connais pas suffisamment la culture des Hauts Elfes pour lui donner tort ou raison. Il m’est arrivé d’improviser une petite prière à Sigmar ou Verena face à l’adversité.
- Oui, enfin, dans un jardin, pendant un souper de détente, invoquer un dieu de la Magie, cela me paraît plutôt curieux, même pour un Elfe. Par contre, tâchez de le surveiller d’un peu plus près que les autres, Capitaine. Même si vous ne lui avez pas dit, il doit se douter que c’est Gabriel qui l’a vu. Et je n’aimerais pas qu’un Mage Elfe s’avise de menacer mon petit-fils, ou qui que ce soit d’autre qui porte le nom de Steiner. Mainsûre doit en avoir conscience, Capitaine. Ai-je été clair ?
- Limpide, votre Majesté.
- Bien. Vous avez fait du bon travail, Capitaine. Allez dormir un peu. Vous commencerez votre enquête officielle demain matin, je vous ferai parvenir un document recommandé en ce sens.
Walter s’autorisa à laisser parler son cœur.
- J’ai autant envie que vous de retrouver et arrêter ce criminel, votre Majesté. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour ça.
- J’en suis convaincu. En attendant il va falloir qu’on officialise cette tragédie. Vous pouvez disposer, mais avant de retourner à la caserne, j’ai encore besoin de vous.
- Que dois-je faire, votre Majesté ?
- Allez vite au temple de Verena, et dites-leur de faire sonner le tocsin. Nous déclarons la mise en vigueur de la Loi Martiale.
- À vos ordres, votre Majesté.
Walter s’inclina, et quitta la pièce d’un pas décidé.
*
Quand il arriva aux portes de la grille qui entourait le grand temple de Verena, Walter repensa à la Grande Archiviste. Il n’était pas aussi proche d’elle que de son frère Kristofferson, avec qui il avait grandi, mais il appréciait tout de même sa compagnie, un peu comme celle d’une petite cousine. D’ailleurs, il faisait partie des quelques personnes qui bénéficiaient de sa confiance. Aussi, il ne pouvait pas s’empêcher de compatir. Non seulement le Maître Mage avait été son bienfaiteur, comme tous les Récoltés de Vereinbarung, mais en plus, il avait eu la chance de le connaître personnellement. Le sage et bienveillant Skaven Blanc allait beaucoup lui manquer.
Pendant qu’il marchait vers l’entrée du temple, il repensa à ces journées passées à jouer avec Kristofferson, Sigmund et Bianka, quand ils étaient enfants. Les trois garçons se voyaient déjà accomplir de grands exploits comme dans les légendes, à combattre des dragons et sauver des princesses. Il eut un faible sourire en entendant de nouveau la voix fluette de la fillette qu’était alors la Grande Archiviste. Bianka avait été très claire : pas question pour elle de jouer perpétuellement le rôle de la bête princesse qui attendait son sauveur. Aussi, au cours de leurs jeux, elle avait été, tour à tour, fée bienveillante grâce à laquelle les preux chevaliers réalisaient leurs prouesses, aventurière rusée et audacieuse qui terrassait les plus redoutables adversaires avec son intelligence, ou encore reine toute-puissante qui faisait trembler les nations rivales à qui les vaillants combattants obéissaient avec dévotion.
Que de moments de bonheur vécus ainsi dans les couloirs de la propriété Steiner, le parc, la serre, pendant que les parents des deux familles discutaient affaires !
Et puis, avec le temps, les enfants avaient grandi. Le monde avait peu à peu révélé son vrai visage. Et s’ils s’autorisaient à rêver de temps en temps, pendant les moments de calme, ils avaient été confrontés plus d’une fois à la réalité brute.
Le monde peut être enchanteur, mais se montre bien plus souvent effrayant, cruel ou désolant. Les gentils ne gagnent pas toujours. Les méchants ne sont pas toujours punis. Et les héros ne connaissent pas assurément une fin héroïque.
La vie de Prospero Steiner n’avait pas trouvé une conclusion digne de lui.
Cela motivait d’autant plus le Capitaine Klingmann. La tristesse qui embrumait son cœur devint ardente comme la roche volcanique.
Les méchants ne sont pas toujours punis… mais je punirai celui-là comme il le mérite ! Verena et Sigmar m’en soient témoins, je retrouverai l’assassin du père de mes amis et je l’exécuterai moi-même ! Oh, oui !
Il baissa les yeux, et constata qu’il serrait nerveusement la poignée de son marteau de guerre. Il avala sa salive, et frappa à la porte du temple.
Au bout d’une longue minute, quelqu’un vint lui ouvrir. C’était Frère Samuel Heifetz, l’ancien serviteur de la famille princière, qui était de surveillance du temple cette nuit-là. L’Humain ventripotent reconnut le Skaven tacheté.
- Walter ? Qu’est-ce qui se passe ?
- Frère Samuel, par ordre du Prince, je dois vous demander de sonner le tocsin.
- À cette heure-ci ? Mais pourquoi ?
- Le Maître Mage Prospero a été assassiné ! C’est la Loi Martiale !
Le visage rond de Frère Samuel devint plus pâle que Mannslieb.
- Par la balance de Verena ! Quelle horreur !
Quelques minutes plus tard, toutes les cloches de tous les temples retentirent en un affreux tintamarre qui ricocha sur les murs de toute la ville. Bientôt, les citoyens de Steinerburg sortirent dans les rues, hébétés, indécis, puis affolés. Les soldats passaient à cheval, et annonçaient la mise en place de la Loi Martiale. Ils promirent aux plus sceptiques l’affichage d’avis officiels sur les panneaux d’information dès le lendemain matin. Les gardes assignés aux portes de la ville abaissèrent les herses, repoussèrent les personnes voulant entrer, et gardèrent à l’intérieur ceux qui désiraient sortir.
Une silhouette solitaire était perchée sur le toit d’une des plus grandes propriétés du Quartier de la Balance, accroupie face à la lune Morrslieb. Toute la ville était à ses pieds, et les rues grouillaient d’activité forcenée comme une fourmilière bottée par un violent coup de pied. Alors que l’oreille se délectait de la mélodie disgracieuse, un sourire satisfait s’étira dans l’obscurité.