Le Royaume des Rats

Chapitre 48 : L'Expédition de la Goutte d'Encre

7159 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/10/2021 17:35

Lettre de Sœur Carolina Kuhlmann, prêtresse du Temple de Shallya de Wüstengrenze, à Kristofferson Steiner, écrite le huit Brauzeit de l’année deux mille cinq cent trente du Calendrier Impérial.

 

Mon ami,

 

Les moissons se terminent, les paysans sont satisfaits, et honorent les dieux, qui leur accordent leurs bienfaits en retour. Même si le souvenir de la bataille contre les Orques est encore douloureux dans bien des esprits, la vie a repris son cours, et les braves gens de Wüstengrenze ont confiance en leur avenir.

 

Le chantier de Maître Barisson est très impressionnant. Les fiers représentants du peuple des Nains font honneur à leur réputation de bâtisseurs. Les travaux progressent à une vitesse incroyable, et pourtant je n’ai aucun doute sur la solidité de ces nouvelles constructions. J’ignore s’ils ont un secret pour tenir une telle cadence. Une potion magique ? J’ai plutôt l’impression qu’ils marchent à la bière. Le travail jour et nuit ? C’est possible. Je crois qu’il y a au moins trois équipes pour se relayer toute la journée, le chantier ne s’arrête donc jamais. Bien sûr, le bruit est perpétuel, et certains habitants se plaignent de ne pas pouvoir dormir. Qu’importe ! Il y aura toujours des mécontents, et je suis prête à parier que les mêmes auraient reproché aux Nains de ne pas travailler assez vite s’ils arrêtaient le chantier au coucher du soleil.

 

Il y a régulièrement quelques petits incidents, mais rien de bien grave. Les Nains ont tendance à moins se blesser quand ils travaillent dans leur domaine d’expertise. La pire blessure dont j’ai dû m’occuper était un pied fracturé. J’ai demandé à l’ouvrier si c’était raisonnable de travailler la nuit, à la lueur des torches, il m’a répondu en riant que les yeux des Nains, habitués depuis des éons à l’obscurité des tunnels, n’étaient pas incommodés par l’obscurité nocturne, à condition qu’il y ait un éclairage minimum.

 

Le rythme de progression est soutenu, mais vu l’ampleur des travaux, il est possible que les prévisions de Maître Barisson, qui avait estimé une durée de trois ans, soient en réalité inférieures au temps réellement nécessaire. Cela ne me pose pas de problème. Personnellement, je préfère un chantier qui dure cinq ans, peut-être dix ans, mais avec un ouvrage assez solide pour tenir deux siècles, plutôt qu’un travail bâclé, fini en deux ans, et qui risque de s’écrouler quarante ans plus tard.

 

Au cours de mes moments de détente, je réfléchis à ma propre situation. Ainsi qu’à ta proposition. J’ai besoin de peser le pour et le contre encore un peu, mais je dois avouer que la perspective de travailler à Steinerburg m’enchante. Si l’on excepte les conséquences du chantier sur l’humeur des habitants, Wüstengrenze est un endroit désormais paisible, et si cette perspective plaît à Shallya, j’aimerais pouvoir m’investir davantage dans une grande ville comme la capitale, où je sens que mon aide sera plus déterminante. Je n’y ai passé que quelques jours à mon arrivée à Vereinbarung avant d’avoir été mutée à Wüstengrenze, et d’après ce que j’ai entendu, j’y aurais beaucoup de choses à réaliser pour faire avancer ma propre cause, celle de l’égalité entre hommes et femmes, tu t’en souviens.

 

J’aimerais rester encore un peu sur le chantier, je pressens quand même que cela vaudra mieux tant que le gros œuvre n’aura pas été achevé, mais une fois que nos valeureux ouvriers en arriveront aux finitions, je pense qu’ils pourront se passer de moi. Je vais en parler à la mère supérieure tantôt. C’est une personne aimable et compréhensive, je ne pense pas qu’elle s’oppose à cette idée. Mais attention ! Si je viens à Steinerburg, je compte sur toi pour être mon guide, au moins les premières semaines, car je n’ai jamais vécu dans une ville de cette taille ! Qui sait, peut-être que nous serons accompagnés d’une nouvelle petite consœur prénommée Isolde ? En tout cas, j’en serais ravie !

 

Voilà, je pense avoir fait le tour des nouvelles pour aujourd’hui. Chaque fois que je fais mes prières à Shallya avant d’aller me coucher, j’ai une petite pensée pour ta mère et l’enfant qu’elle porte. Je souhaite que la Déesse de la Compassion veille sur eux, mais je ne m’en fais pas, tout ira bien. Après tout, Heike est encore en pleine forme après cinq enfants !

 

J’attends ta prochaine lettre. D’ici là, continuons à œuvrer pour l’harmonie entre nos deux peuples, et que nos dieux nous guident toujours sur la voie de la raison !

 

*

 

Kristofferson était enchanté. Il adorait recevoir des lettres de son amie Carolina, la prêtresse de Shallya de Wüstengrenze. La perspective de la voir accepter de venir au temple de Steinerburg le réjouit davantage.

 

Il décida de lui envoyer une réponse au plus vite. Il sortit son nécessaire d’écriture, prit une feuille de papier, et réfléchit à la formule pour commencer cette nouvelle missive.

 

Il n’eut pas le loisir de se concentrer bien longtemps. En effet, quelqu’un frappa à la porte.

 

-         Entrez.

 

La porte s’ouvrit sur Marjan Gottlieb.

 

-         Salut, Kit !

-         Bonjour, Marjan !

 

Les deux jeunes gens se firent l’accolade.

 

-         Tu as l’air en pleine forme, aujourd’hui !

-         J’ai reçu des nouvelles de Wüstengrenze, et tout a l’air de bien aller, là-bas aussi.

-         Ah, Sœur Carolina, je suppose…

 

Le souvenir de la tragédie de Wüstengrenze pesait toujours un peu sur le cœur de la jeune femme, mais elle tâcha de ne rien laisser paraître.

 

-         Je suis venue t’annoncer notre départ.

 

Le sourire du jeune Skaven brun s’estompa.

 

-         Alors, ça y est ? C’est pour de bon, cette fois ?

-         Hé oui, Kit. Nous avons tout planifié, rassemblé les hommes, établi le trajet, et collecté les réserves.

-         T’es vraiment sûre que c’est nécessaire ?

-         Nous devons accroître nos connaissances sur les Skavens Sauvages. Ton grand-père a toujours fait ça, ton père l’a bien aidé, maintenant c’est notre tour. Plus nous en saurons sur nos ennemis, mieux nous serons capables de nous battre contre eux.

-         Et pourquoi le Clan Eshin ? C’est le plus secret de tous.

-         Justement, il est temps qu’on dévoile ses mystères. Et le monastère de Tiān shǔ est le meilleur point de départ.

-         Qu’est-ce que tu en sais ?

-         Son nom, Kit : « Tiān shǔ » signifie « Rat Céleste » en cathaysien.

-         C’est tellement loin, et c’est tellement dangereux…

-         Nous ne partons pas tous seuls, voyons ! On a une compagnie entière avec nous, je te rappelle !

-         J’aurais tellement aimé me joindre à vous autres…

-         Les Cathaysiens ne connaissent pas de Skavens amicaux, tu le sais. Tu te ferais vite découper en rondelles.

 

Kristofferson eut l’air tellement contrit que la jeune femme le secoua un peu.

 

-         Ne t’en fais pas, on ne partira pas très longtemps ! D’ici quelques années, on reviendra avec une foule de trésors ! Des connaissances qui nous aideront à combattre le Clan Eshin, peut-être même qu’on trouvera des formules alchimiques pour neutraliser la malepierre ? Le genre de truc que même ton père ne connaît pas ?

-         Quelques années sans vous, ça va être vraiment très long…

-         Je pense que tu auras bien assez de préoccupations pour ne pas penser à nous trop souvent. Et puis, le réseau de communication des Gardiens de la Vérité sera toujours efficace. Nous tâcherons d’avoir toujours un contact dans l’une ou l’autre des grandes villes proches des lieux que nous explorerons. Je t’assure, l’expédition de la Goutte d’Encre sera un succès.

-         La « Goutte d’Encre » ? répéta le jeune Skaven brun. Pourquoi ce nom ?

-         Parce que cela évoque l’encre du Cathay, la plus noire et la plus subtile du monde, tout comme l’encre des parchemins qui retracent les connaissances de la main qui a tenu la plume, le tout sans être trop explicite – il ne faudrait pas que trop de gens soient au courant.

-         Tu ne crois pas que le Clan Eshin pourrait vous tailler en pièces ?

-         Nous resterons vigilants, mais de toute façon, les Cathaysiens nous soutiendront. En fait, nous n’irons pas tout de suite au monastère de Tiān shǔ. D’abord, nous nous établirons à Shang Yang, la ville la plus occidentale du Cathay.

-         Ils vont vous accueillir, comme ça, sans réticence ?

-         Juste après la mort d’Iapoch, j’ai envoyé un courrier aux autorités locales. Nous avons reçu leur aval pour nous y installer quelque temps.

-         En à peine quatre mois ? C’a été rapide !

-         Il y a quelques Gardiens de la Vérité sur place, ils ont facilité les choses. Là, nous nous mettrons au service du gouverneur de Shang Yang pendant un an, le temps pour nous d’apprendre la langue du Cathay, et les us et coutumes les plus importants. Nous profiterons aussi de ce laps de temps pour obtenir les autorisations pour visiter les monastères où sont conservés les textes sacrés. Une fois cette période d’adaptation terminée, nous pourrons commencer nos investigations.

-         Et donc, Tiān shǔ sera votre première étape.

-         Je suis sûre qu’on en trouvera d’autres, d’ici là.

 

Le jeune Skaven brun ne sut pas comment continuer la conversation. Marjan s’en rendit vite compte.

 

-         Je t’assure que tout ira bien. En plus, ça permettra à ton grand-père de faire des échanges commerciaux avec le Cathay, ce qui n’est pas rien ! Je te jure, le temps va passer très vite.

-         Bon courage.

 

Encore une fois, Kristofferson et Marjan se serrèrent dans les bras l’un l’autre, puis la jeune femme blonde quitta le bureau.

 

 

Pendant ce temps, Jochen voulut saluer lui aussi ses amis de la famille Steiner. Alors que sa sœur était entrée directement dans la propriété, il avait fait le tour pour aller vérifier dans le parc. Il repéra Bianka et Sigmund, assis sur un banc. Les deux jumeaux sourirent à son approche.

 

-         Hé, salut les amis ! Tout va bien ?

-         Ouais, Jochen !

 

Le jeune seigneur se rappela d’un petit détail qu’il voulut régler avant de passer à sa principale préoccupation.

 

-         Dis donc, je ne sais pas ce qu’elle a, ton Okapia, en ce moment, mais c’est pas la joie ! Elle a failli briser la mâchoire de mon canasson !

-         Hum… Je crois que c’est la saison des amours, en ce moment. Dis, ton cheval n’aurait pas essayé de la saillir ?

-         Euh… Oui, je suppose.

-         Alors, ça explique tout. Elle doit être en chaleur, et donc plus nerveuse que d’habitude.

-         Je croyais que les juments en chaleur se laissaient défoncer le cul par tous les mâles qu’elles pouvaient et qu’elles les repoussaient après, et pas pendant !

 

Les oreilles de Bianka tiquèrent, mais elle ne dit rien. Elle en avait entendu d’autres. Elle s’amusa même à répondre simplement :

 

-         Il faut croire qu’elle est comme son maître, Jochen : plus forte que ses instincts naturels. Et je la comprends ; à sa place, je ne laisserais pas ta bourrique me grimper dessus !

 

Le Skaven Noir éclata de rire quand il vit l’air hagard du grand Humain, surpris d’entendre la Grande Archiviste parler ainsi.

 

-         Bon, en fait, je voulais vous dire qu’on part, Marjan et moi.

-         Pour le Cathay, c’est bien ça ?

-         Oui, mon frère.

 

Bianka ne put réprimer un soupir.

 

-         J’aurais tellement aimé partir avec vous ! Vous allez voir tellement de choses !

-         Tu penses à quoi, Bianka ?

-         Les immenses étendues, les bâtiments avec une architecture incroyable, les coutumes d’un peuple raffiné, aux traditions millénaires…

 

Jochen sourit en voyant les étincelles dans les yeux de la jeune fille-rate. Il ajouta :

 

-         Moi, je pensais aux Hobgobelins, aux barbares qui violent leurs victimes avant de les dévorer, aux courants de fanatisme qui t’enverraient à l’abattoir en un claquement de doigt…

 

Bianka fit une telle grimace que Sigmund éclata de rire.

 

-         Qu’il est bête, ce garçon ! Les hommes, tous les mêmes ! La violence, le sang, et les coups de rein, vous autres n’avez que ça en tête ! Eh bien, pars ! Je n’aurai plus à supporter ton humour vaseux !

-         Allez, je suis sûr que mon humour vaseux te manquera dès demain matin !

-         Tu as de beaux rêves, à défaut de belles pensées.

 

Le jeune seigneur Gottlieb demanda alors au Skaven Noir :

 

-         Et donc, ce que tu disais hier ?

-         C’est confirmé, notre grand-père a donné son accord. Le temps de faire mes adieux à la famille, et je pars aussi.

-         T’as raison, mon frère. Rien de tel que la famille.

 

D’ailleurs, faut encore que je voie aussi celui-là… songea le grand jeune homme.

 

 

Trois coups résonnèrent sur le bois épais de la porte. Une petite voix aiguë répondit :

 

-         Oui, entrez !

 

Jochen entra dans le laboratoire du jeune Gabriel. Il n’avait jamais franchi la porte de cette pièce plus d’une fois ou deux depuis son installation. Élevé dans un traditionalisme pur et dur, il n’était vraiment pas à l’aise avec la science ou la magie. La quantité incroyable de plans accrochés aux murs, les livres sur les étagères, les éprouvettes sur les paillasses, tout ceci finit de le mettre mal à l’aise.

 

-         Oh, c’est vous, Maître Jochen.

 

Le grand homme repéra la petite silhouette engoncée dans ses vêtements de cuir. Contrairement à ses aînés, Gabriel appelait les Jumeaux Gottlieb par des titres plus formels. Ce dont les deux Humains ne s’embarrassaient pas.

 

-         Salut, fiston !

 

Gabriel ne bougea pas. Il ne fit même pas un sourire.

 

-         Que… Que puis-je pour vous ?

-         Je pars pour le Cathay, je ne reviendrai pas avant longtemps.

-         Oh… C’est pour des recherches, n’est-ce pas ?

-         Oui.

 

Curieusement, Gabriel n’était pas bégayant ou inondé de sueur. Certes, il ne parlait que par des phrases courtes, mais il n’avait pas l’air excessivement nerveux pour autant. Être dans son laboratoire, au milieu de ses plans et de ses créations, devait lui conférer un sentiment de sécurité. Ou alors, parvenait-il à surmonter sa timidité handicapante ?

 

Il fait des progrès, le petit.

 

Le jeune seigneur voulut rompre la glace. Il fit mine de s’intéresser à un étrange engin posé sur l’établi.

 

-         Qu’est-ce que c’est, ce truc ?

-         Ce « truc » est ma dernière invention, répondit Gabriel d’un air pincé. Je l’appelle l’ « arquebuse-ter-quater ». Elle vaut au moins trois à quatre tireurs à elle seule.

 

Jochen regarda l’objet d’un peu plus près. En effet, cela ressemblait vaguement à une arquebuse. Le jeune Gottlieb n’était pas spécialement à l’aise avec ce type d’arme, mais avait suffisamment de connaissances en la matière pour savoir reconnaître un modèle tout-à-fait inhabituel. Cette arquebuse était pourvue de trois canons montés en triangle, et trois barillets étaient fixés sur sa crosse. Une manivelle fixée sur la droite reliait le tout par un impressionnant jeu d’engrenages et autres mécanismes.

 

Il n’y avait pas de fioriture, de décorations recherchées, aucune recherche esthétique particulière. Cette arme était purement utilitaire.

 

-         Elle n’est pas très jolie.

-         Ce n’est pas fait pour être joli, Maître Jochen, c’est fait pour tuer !

-         T’as jamais vu une belle arme bien ouvragée ? Regarde l’épée de ton frère, elle est impressionnante, et en plus elle est efficace.

-         Cœur de Licorne est de l’artisanat Nain, je ne prétends pas avoir le même talent qu’un forgeron âgé de plus de cent cinquante ans. Et les armes d’apparat qui ne sont pas fabriquées par les Nains cassent beaucoup plus vite, surtout quand il y a des rouages.

-         Et ça marche bien, cette arme ?

-         Essayez-la, elle n’est pas chargée.

-         T’es sûr ?

-         Je n’utilise jamais la poudre noire dans cette pièce, un accident est vite arrivé.

 

Jochen souleva délicatement l’arquebuse, la braqua vers le mur du fond, saisit la poignée, et tourna. Dans un concert de cliquetis, il vit les trois barillets tourner simultanément sur eux-mêmes. Leur mouvement était ponctué par des claquements réguliers, celui des chiens qui se rabattaient à vide sur les trois cheminées des trois canons.

 

-         Qu’en pensez-vous ?

-         Mouais… Pas mal.

 

Gabriel sentit son poil se hérisser.

 

-         « Pas mal », c’est tout ? C’est une technologie avant-gardiste, et je vous défie de trouver une arme de ce calibre plus efficace !

-         Les ingénieurs de Nuln ont déjà inventé ça.

-         Les ingénieurs de Nuln n’ont jamais dépassé les huit canons. Quand vous tournez la manivelle, vous avez jusqu’à dix-huit balles qui passent à travers ces trois canons. De quoi mettre en charpie un régiment entier si vous faites feu dans un couloir.

 

Jochen se gratta le menton.

 

-         C’est un peu comme une mitrailleuse ratling, non ?

 

Le petit Skaven gris clair se tourna vers l’Humain. Son regard était rageur.

 

-         Ne me confondez pas avec les bouchers du clan Skryre ! Ils fabriquent des machines qui tournent à la malepierre. Elles sont pourries de l’intérieur, tout comme les cerveaux malades qui les conçoivent ! Mes armes sont propres, et elles tuent proprement !

 

L’Humain fut d’abord surpris, puis l’étonnement laissa place à l’agacement.

 

-         Hé, doucement, fiston ! Moi, j’ai été exposé à la guerre quand ton père n’était même pas né ! Mon père m’a fait voir des champs de bataille alors que je n’avais pas dix ans, et je peux te garantir que les armes qui « tuent proprement », ça n’existe pas.

-         Pas la peine de me faire la leçon ! Je sais que la guerre, c’est ce qu’il y a de pire. J’ai eu un aperçu il y a six mois, et ça ne m’a pas plu ! Je déteste la guerre, et toute la violence qui se déchaîne quand elle éclate !

-         Alors pourquoi tu fabriques des armes ? En plus, aussi meurtrières ?

 

À ces mots, Gabriel explosa.

 

-         Parce que le Prince me l’a ordonné !

 

Et il attrapa une bouteille d’encre posée sur le bureau, et la lança contre un mur. Elle se brisa en une longue traînée noire.

 

-         Ho, du calme ! cria Jochen.

-         Sortez de mon laboratoire !

-         Tu veux que je te rappelle comment on salue normalement une grande personne ?

 

Le petit Skaven saisit le balai qui traînait dans un coin de la pièce, et se précipita sur Jochen avec un crissement de rage en le brandissant tel un gourdin. En un geste, le jeune seigneur saisit d’une main l’arme improvisée, l’arracha à Gabriel, et de sa main libre lui colla une gifle si violente qu’il le projeta sur une petite table. Les tubes à essais, fioles et autres outils tombèrent sur le parquet dans un grand fracas, et Gabriel roula sur le sol, et ne bougea plus.

 

Jochen laissa négligemment tomber le balai sur le plancher, et resta à regarder quelques instants le petit inventeur, sans bouger ni parler. Le jeune homme-rat était prostré, gémissait doucement, et versait des larmes, sans oser lever la tête.

 

-         Ah ça, mais que se passe-t-il ?

 

L’Humain se retourna, et se retrouva face à Kristofferson et Bianka. Sans laisser paraître la moindre émotion, il haussa les épaules et murmura :

 

-         Je faisais juste mes adieux.

-         De quoi ?! s’exclama Bianka, incrédule.

-         Je vais conseiller à votre grand-père de lui payer des cours de politesse !

 

Jochen dégaina son épée et l’abattit sur le balai, le coupant en deux d’un geste net. Puis, avec un dernier regard en biais vers le Skaven toujours à terre, marmonna :

 

-         Ça ne lui fera pas de mal.

-         Contrairement à toi, sombre brute ! glapit la jeune fille-rate.

 

Elle se précipita vers Gabriel et s’agenouilla près de lui. Elle le serra délicatement dans ses bras tout en lui murmurant des paroles réconfortantes. L’Humain, qui avait attendu une toute autre réaction, resta interloqué. Kristofferson s’en aperçut et chuchota à son oreille :

 

-         Jochen, on peut sortir ?

 

Les deux hommes quittèrent la pièce, descendirent l’escalier, et gagnèrent rapidement le jardin. Une fois sûr d’éviter les oreilles indiscrètes, le visage de Kristofferson s’alourdit de reproches.

 

-         Tu es un grand guerrier, Jochen, mais j’avoue que tu me déçois. Il n’y a pas tellement de gloire à vaincre un gamin maigrelet.

-         Ho, je n’ai fait que lui parler ! C’est lui qui a voulu me mettre ce balai dans la tronche !

 

L’homme-rat s’arrêta, et fit face à Jochen.

 

-         Certes, mais tu n’étais pas obligé de lever la main sur lui à ton tour !

-         Il peut s’estimer heureux, si je ne m’étais pas retenu, je l’aurais cassé en deux.

-         Voyons, Jochen ! Gab est un gosse ! Un gosse qui a des problèmes !

-         Gab a toujours eu des problèmes, Kit.

-         Pas autant que maintenant ! Justement, il commence à nous inquiéter ! Gab est plutôt fragile dans sa tête d’ordinaire, mais depuis quelques semaines, il a l’air plus perturbé que d’habitude. On pense justement lui en parler avec nos parents et le Prince. Or, pour cela, il faut qu’il soit dans de bonnes dispositions, et tes « adieux » viennent de tout flanquer par terre ! Il va falloir au moins une semaine pour qu’il s’en remette, à présent !

-         Oh, le pauvre ! J’en pleurerais presque ! ironisa l’Humain.

 

Quelque chose changea subitement dans le regard et l’intonation de Kristofferson, et cela mit Jochen mal à l’aise.

 

-         Ce n’est pas une blague, mon ami. Gabriel est un cerveau très brillant, mais aussi très instable ! Ses inventions sont d’une efficacité redoutable, mais on ne sait pas ce qui se passerait s’il perdait la tête ! C’est un gamin qui se sent un peu paumé, en ce moment. C’est le passage à l’âge adulte qui approche, et tu sais comment sont les enfants quand ça arrive ; ils contiennent plus difficilement leurs émotions, ils rejettent l’autorité parce qu’ils veulent exister et s’imposer, et quand quelque chose ne leur plaît vraiment pas, ils craquent et réagissent de manière démesurée. Gabriel est en plein dedans ! Alors, pour le bien de tous, il faut se montrer compréhensif, et pas agressif ! Même s’il a voulu te taper à coups de balai, tu es suffisamment entraîné pour éviter l’attaque et le stopper sans lui faire mal comme tu as fait ! En plus, même s’il t’avait atteint, je ne pense pas que ta vie aurait été particulièrement menacée. Tu as flanqué une beigne à un gosse perturbé, Jochen ! Reconnais que ce n’est pas très constructif, ni honorable ! Il n’y a que les lâches et les minables qui frappent les enfants.

 

L’Humain ne sut quoi répondre. Quelque part, au fond de lui, quelque chose lui disait que les paroles de son ami étaient justes. Kristofferson continua :

 

-         En plus, Gabriel n’est pas du genre à chercher les coups. Tu ne l’aurais pas contrarié, des fois ?

-         Bah… un peu, d’accord. Mais bon, il s’énerve pour pas grand-chose.

-         Dans le doute, dès que tu sens ce « pas grand-chose », tu changes de sujet. Autant les soldats avec qui on travaille, tu peux les traiter de tous les noms, ça les fera ricaner, autant mon petit frère, tu ne dois jamais prendre le risque.

 

Jochen poussa un soupir.

 

-         Tu as peut-être raison. Vu comme ça, j’y suis allé un peu fort.

-         Bon, je suis content que tu le comprennes.

-         Tu crois que je devrais aller m’excuser ?

-         Surtout pas. Je pense qu’au contraire, il vaut mieux que tu ne le revoies pas avant votre départ.

-         Je suis sincère, frère.

-         Je n’en doute pas, frère, mais lui ne sera pas disposé à t’écouter, et tu gâcherais ta salive.

-         D’accord. Très bien, tu le connais mieux que moi.

 

Sans ajouter un mot, Jochen se dirigea vers la sortie du domaine Steiner.

 

 

Dans le laboratoire, Bianka consolait toujours Gabriel. Celui-ci cessa finalement de gémir.

 

-         Allez, c’est terminé.

-         C’est pas ma faute ! Il a été méchant avec moi !

-         Et il t’a frappé, comme ça, sans raison ?

 

Gabriel dut avaler sa salive avant de répéter :

 

-         Il a été méchant avec moi !

-         Écoute, c’est pas grave. De toute façon, il va partir, et il ne reviendra pas avant des années. Tout sera oublié, et plus personne n’y pensera plus.

 

Finalement, le petit homme-rat se releva péniblement.

 

-         Je me sens mieux quand tu me rassures.

-         Oui, mais tu sais, tu ferais mieux d’apprendre à te débrouiller. Je ne serai pas toujours là pour te rassurer.

-         Je… je sais, je… sais. Je vais me remettre au travail.

 

Gabriel essuya ses yeux et retourna d’un pas mécanique vers son atelier. Bianka poussa un petit soupir.

 

J’aimerais tellement te voir plus heureux, plus serein !

 

*

 

Le vent balayait la poussière sur les pavés de la grande place de la porte Est. Le convoi était à présent prêt à partir. Les Jumeaux Gottlieb étaient en tête, devant un petit bataillon d’une quinzaine d’Humains, hommes et femmes. Les trois enfants aînés du couple Steiner étaient au premier rang des personnes rassemblées sur la place. Les badauds curieux se mêlaient aux familles des membres de l’expédition.

 

Le Prince en personne finissait un discours d’encouragement.

 

-         Et c’est pourquoi, Dame Gottlieb, Seigneur Gottlieb, votre mission est aussi importante. La connaissance est le plus précieux des trésors : elle nous élève, elle nous permet de mieux comprendre le monde, et ainsi de ne plus avoir peur. Vous ne nous ramènerez pas seulement des informations sur les perfides membres du Clan Eshin, vous serez également le bras tendu vers la civilisation du Cathay. Quand j’étais commerçant à Altdorf, je n’ai pas eu l’occasion de faire des affaires avec ce peuple. Je l’avoue, c’était une source de frustration. Mais aujourd’hui, grâce à votre concours, j’espère pouvoir enfin tisser des liens entre Vereinbarung et cette si lointaine contrée. Je suis sûr que nous avons beaucoup à échanger ! Cette Goutte d’Encre ponctuera la première ligne du premier paragraphe d’un long chapitre de notre Histoire sur une relation fertile entre nos deux pays !

 

Quelques applaudissements ponctuèrent ces paroles. Steiner reprit :

 

-         Vous tous, qui vous êtes portés volontaires pour cette expédition, je vous félicite. Soyez sûrs que la Couronne se souviendra de votre abnégation à votre retour. Bien sûr, je préfère être sincère : votre absence prolongée pèsera sur nos cœurs, peut-être que l’inquiétude chuchotera parfois des idées de crainte à nos oreilles. Mais le Cathay a la réputation d’être une terre bien tenue en main par son peuple. Les Cathaysiens sont dignes de confiance par tradition. Tant que vous respectez le protocole, votre personne sera sacrée. Et je sais que vous représenterez le meilleur que le Royaume des Rats ait à offrir. Que Verena, Shallya, Taal et Rhya veillent sur vous tous ! Que votre retour soit suivi du tracé d’une nouvelle route commerciale entre Vereinbarung et l’Empire du Dragon Céleste !

 

Une nouvelle fois, la foule applaudit, cette fois de manière plus franche. Bianka repéra du coin de l’œil la crinière flamboyante de Brisingr Mainsûre. Elle sentit un léger rictus agacé titiller ses lèvres.

 

Je ne sais pas si je dois te remercier ou te maudire de ne pas partir avec eux.

 

Le Magister applaudissait franchement, presque exagérément. Il cria même « Vive le Prince ! » à plusieurs reprises. Le Prince leva le bras vers les immenses portes. Les soldats en poste activèrent le mécanisme d’ouverture, et les panneaux de bois renforcé s’écartèrent et s’ouvrirent complètement dans un grand craquement. Marjan et Jochen se mirent en selle, imités par les quinze volontaires. Les conducteurs des chariots contenant les provisions firent claquer les fouets, et le convoi tout entier franchit la double porte, toujours sous les applaudissements.

 

Durant toute la manœuvre, Kristofferson n’avait pas quitté Marjan des yeux. Lorsque les portes se refermèrent lourdement, il ne put réprimer une petite larme.

 

Que Verena veille sur ta route… mon amie.

 

Il s’était retenu d’extrême justesse de l’appeler autrement.

 

 

Quelques dizaines de minutes plus tard, Bianka faisait ses adieux à Sigmund, à la porte Ouest. Les douze Skavens Noirs finissaient de se préparer et se mettre en selle.

 

-         Pas de cérémonie d’encouragement pour toi et tes hommes ? Opa n’est pas très équitable.

-         C’est moi qui lui ai suggéré de ne pas faire de départ en grandes pompes. J’ai la désagréable intuition que la discrétion est de mise.

-         « Discrétion » ? Treize Skavens Noirs au même endroit, je connais plus discret !

-         Oui, évidemment ! Enfin, tu as compris.

 

Sigmund haussa les sourcils quand il vit l’expression de Bianka. Celle-ci ne lui avait jamais rien caché. Et son visage affichait une sincère inquiétude, pour ne pas dire une angoisse certaine.

 

-         Hé, qu’est-ce qui ne va pas ?

 

La jeune Skaven à la fourrure couleur de blé regarda à droite, puis à gauche, puis elle se pencha en avant, et murmura :

 

-         Tu m’as appris à me fier à mon instinct quand je ressens un danger. Et justement, il y a quelque chose qui me perturbe depuis quelques jours.

-         Quoi donc ?

 

Le museau fin de la fille-rate se plissa d’agacement, ainsi que sous l’effet d’un coup de vent.

 

-         Je n’en sais rien, et ça m’énerve, justement. Mais je pressens que quelque chose est en train de nous guetter.

-         Tu veux dire… là, maintenant ?

-         Non, pas spécialement. Je pense plutôt à une force dans l’ombre, une intelligence vicieuse qui chercherait à nous affaiblir par traîtrise avant de frapper là où ça fait le plus mal. Peut-être en plusieurs points simultanément.

-         Un peu comme les Orques et les Skavens Sauvages d’Iapoch ?

-         Non, pire que ça. Je n’arrive pas à le décrire plus précisément, Siggy, mais c’est ce que je ressens. Je…

 

Une larme coula sur sa joue.

 

-         Je t’en supplie, ne joue pas au héros. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûre que ce n’est pas le moment.

 

Sigmund posa délicatement sa grosse main sur l’épaule de sa petite sœur.

 

-         Nous ferons au plus vite. Si ça se trouve, c’est juste un enfant perdu qui a déjà été retrouvé par les villageois. Mais si c’est plus grave, nous reviendrons à Steinerburg et je demanderai à Opa d’envoyer plus de monde. Je ne prendrai pas de risque inutile, et je n’en ferai prendre à personne de la Garde Noire. Je te le promets.

 

Il essuya la larme sur la pommette duveteuse de la jeune fille-rate, l’embrassa une dernière fois, et monta sur Okapia. Bianka caressa le museau de la jument.

 

-         Okapia, prends bien soin du gros nigaud qui est en train de te casser le dos.

 

Elle sourit faiblement quand elle distingua une petite lueur complice dans l’œil de l’animal. Sigmund talonna sa monture, suivi par ses soldats, et les treize Skavens Noirs franchirent les portes de Steinerburg.

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