Le Royaume des Rats

Chapitre 49 : La première Marche Noire

7696 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/10/2021 21:18

La pluie cessa enfin de tomber, et le ciel s’éclaircit. La terre du sentier s’était transformée en boue. Une boue liquide, sur laquelle il était difficile de marcher sans glisser. Même les chevaux, pourtant entraînés à se déplacer sur ce genre de terrain, hésitaient, et régulièrement un sabot dérapait. Avec l’automne, les arbres perdaient leurs feuilles, et si le spectacle d’un tapis d’or et de cuivre était plaisant à regarder, le chemin était d’autant moins praticable.

 

Cela faisait une bonne heure que les treize membres de la Garde Noire marchaient aux côtés de leurs montures. Le sentier qui menait à leur objectif était à ciel ouvert, et les nuages filaient à une vitesse incroyable sous l’action du vent qui sifflait entre les branches.

 

-         Soldat Ickert ?

-         Oui, Capitaine ?

-         Sommes-nous encore loin de l’objectif ?

-         Non, Capitaine, quand nous serons sortis du bois, nous arriverons.

 

Pankraz Ickert tendit l’index en avant. On pouvait voir les premières maisons de Friedrichsdorf à l’horizon.

 

-         Quand nous serons sortis de sous les arbres, la terre devrait être moins glissante, sans les feuilles mortes, nous pourrons remonter sur les chevaux ?

-         Affirmatif, soldat Bärlocher.

 

Même si la distance entre l’orée de la forêt et le village était courte, Sigmund estimait qu’arriver à cheval était un spectacle plus marquant pour les autochtones. Une demi-heure de marche pénible plus tard, la Garde Noire se retrouva enfin à l’air libre. Le Capitaine ordonna à ses soldats de se remettre en selle.

 

Okapia marchait au pas, placidement, suivie par les autres. Ondulant au rythme des sabots sur les cailloux, Sigmund regarda distraitement les champs qui s’étendaient de chaque côté du chemin. Il grommela. Les terres avaient l’air clairement négligées, pleines de mauvaises herbes et les cultures poussaient péniblement malgré le climat encore doux.

 

-         Dites-moi, Soldat Ickert, il y a beaucoup d’habitants à Friedrichsdorf ?

-         Pas spécialement, mon Capitaine.

-         D’autres Skavens Noirs ?

-         Non, je suis le seul, mon Capitaine.

 

Le Capitaine Steiner comprenait ce que cela impliquait, même s’il ne l’avait pas vécu lui-même.

 

Le seul Skaven Noir de tout le village, en plus sujet à la Rage Noire, ses relations avec les autres n’ont pas dû être faciles tous les jours…

 

-         Hum… Il y a beaucoup de Skavens à Friedrichsdorf ?

-         Non, mon Capitaine. À part moi, vous trouverez Elsie, Jodokus le fils du bourgmestre, sa femme Gretel, leur petit bébé, et le porcher, Pietro. Lui et moi, on a grandi ensemble.

-         Beaucoup des habitants travaillent aux champs ?

-         À peu près les deux tiers, mon Capitaine, mais ça reste peu. En plus, il y a eu une épidémie l’hiver dernier, et plusieurs paysans sont morts. C’est pour ça que les champs ont l’air à l’abandon ; il n’y a plus assez de monde pour bien les entretenir. Et si ce village doit maintenant faire face à des problèmes de disparitions, il ne tiendra probablement pas plus d’une saison.

-         J’en suis désolé, Soldat Ickert.

-         Vous n’y pouvez rien, mon Capitaine. J’envoie de l’argent à ma famille, d’autres qui sont partis tenter leur chance à Steinerburg en font autant, seuls les dieux peuvent faire quelque chose de plus.

 

Le Capitaine réfléchit une poignée de secondes avant de répondre :

 

-         Je peux en parler à mon grand-père, le Prince. Il y a moyen qu’on vous envoie de la main-d’œuvre, le temps pour ce village de retrouver une stabilité économique.

-         Vous croyez qu’on pourrait faire ça ?

-         Avez-vous entendu parler de Klapperschlänge ? C’est un petit village non loin de la frontière qui a été rasé par les Orques il y a quelques mois. On a terminé sa reconstruction il n’y a pas très longtemps. Votre village natal peut être le prochain ? En tout cas, à notre retour, je ferai mon rapport auprès du Prince, et j’en profiterai pour glisser un mot en votre faveur.

-         Ce serait très généreux de votre part, mon Capitaine.

-         Non, Soldat Ickert, ce sera juste mon devoir.

 

Le silence se fit sur ces paroles. Enfin, quelques minutes plus tard, la Garde Noire était aux portes de Friedrichsdorf.

 

 

Ce petit village comptait une vingtaine de chaumières qui entouraient un petit temple consacré à Taal et Rhya, les dieux les plus appréciés par les paysans. Les gens sortaient par groupes du bâtiment religieux. L’arrivée de treize cavaliers Skavens Noirs en armes ne manqua pas de susciter des réactions de surprise et de crainte.

 

-         Pied à terre ! ordonna Sigmund.

 

Les treize Gardes Noirs descendirent de leurs montures comme un seul Skaven. Un silence déroutant plana sur la place du village. Sigmund le rompit.

 

-         Ohé, braves gens ! Qui est votre bourgmestre ?

-         C’est moi, répondit une voix derrière le Skaven Noir.

 

Un Humain de grande taille, très mince, avec une énorme moustache rousse, approcha timidement du Capitaine.

 

-         Je suis Oliver Haas.

-         Enchanté, Maître Haas. Nous sommes la Garde Noire.

-         La Garde Noire ?

-         C’est un régiment spécial créé par Son Altesse le Prince Ludwig Steiner. J’en suis le Capitaine, je m’appelle Sigmund Steiner.

-         « Steiner » ? Comme le Prince ?

-         C’est mon grand-père par adoption, Maître Haas. La Garde Noire compte uniquement des Skavens Noirs dans ses rangs, et avec le temps, ce sera un régiment de guerriers d’élite. En attendant, nous sommes venus pour vérifier quelque chose. Soldat Ickert ?

 

Le Skaven Noir désigné par Sigmund s’avança. Le bourgmestre sembla surpris de le voir.

 

-         Pankraz ? Déjà de retour ?

-         Oui, Oliver.

 

Sigmund perçut quelque chose qui lui déplut : une odeur de gêne émanait de l’Humain. Comme si le fait de voir le Soldat Ickert le perturbait.

 

Je suppose que ce type devait être soulagé de le voir partir.

 

Comme pour confirmer cette pensée, Maître Haas bredouilla d’une voix faussement enjouée :

 

-         Ah… bien. Et alors, qu’est-ce que tu viens faire ici ?

-         Est-ce qu’on a retrouvé Elsie et Mikkel ?

 

Ickert toussa presque lorsque son nez fut agressé par une violente poussée acide. Maître Haas transpirait la peur. Le jeune Skaven Noir sentit le rythme de son cœur accélérer. Le bourgmestre semblait de plus en plus mal à l’aise.

 

-         Tu es… revenu pour ça ?

-         Oui, et j’aimerais que tu me répondes, Oliver. Qu’est-ce qui est arrivé ?

 

Sigmund entendit la colère monter dans la voix d’Ickert. Il décida de prendre les devants.

 

-         Nous sommes venus pour les retrouver, Maître Haas, et pas pour vous créer des problèmes. S’ils n’ont pas reparu, mais que vous n’êtes pas responsable, vous n’avez rien à craindre.

-         Je… je vais chercher leurs parents.

 

Le bourgmestre pivota sur ses talons et marcha d’un pas rapide vers l’une des maisons à l’opposée. Sigmund remarqua alors qu’Ickert serrait le poing. Il s’approcha de lui et murmura :

 

-         Tranquillisez-vous, Soldat Ickert, on va arranger le problème.

-         Je n’aime pas ça, mon Capitaine. J’ai l’impression qu’ils nous cachent quelque chose !

-         Vous les connaissez mieux que moi. Pensez-vous qu’ils soient capables de nous mentir ?

-         Non, mon Capitaine. J’ai toujours vécu parmi eux, depuis que votre père m’a Récolté. Je n’ai pas eu des rapports très faciles avec eux. Mais ce ne sont pas des menteurs. Le problème vient d’ailleurs. Il y a une grosse menace dans l’air.

 

Deux Humains arrivés tardivement s’avancèrent alors, et embrassèrent le Soldat Ickert. Sigmund comprit aussitôt qu’il s’agissait de ses parents adoptifs. Ils semblaient en effet être les seuls à être vraiment heureux de le voir. Maître Haas revint alors, accompagné de deux femmes Humaines. La plus grande des deux était blonde, avec les cheveux tressés en deux longues nattes qui encadraient un visage au teint rougeaud. L’autre était large, plus âgée, et son visage vérolé était partiellement dissimulé sous une tignasse brune.

 

-         Voici Hannah Gleiber et Beatrix Kirsche, dit le bourgmestre en montrant successivement la blonde et la brune. Hannah est la mère d’Elsie, et Mikkel est le petit garçon de Beatrix.

 

Les deux femmes semblaient prêtes à pleurer. Pétri de compassion, Sigmund demanda :

 

-         Gardez espoir, la Garde Noire est arrivée, on va les retrouver. Où sont donc vos maris, mes Dames ?

-         Ils… ils ont disparu, Monseigneur.

-         Eux aussi ?

-         Ils sont partis à la recherche des enfants le soir de leur disparition, et depuis, on ne les a pas revus.

 

Sigmund se tourna vers Ickert.

 

-         Vous disiez qu’Elsie et Mikkel n’étaient pas rentrés alors que vous partiez pour Steinerburg, c’est bien ça ?

-         Affirmatif, mon Capitaine.

-         Hum… Vous avez mis deux jours pour arriver à la capitale ?

-         Un jour et demie, mon Capitaine. Je suis parti en fin d’après-midi. J’étais seul, j’ai fait galoper mon cheval, je suis arrivé à Steinerburg le surlendemain matin, très tôt, et donc à temps pour votre nomination.

-         Nous sommes partis le jour d’après, plus les deux jours de trajet jusqu’ici, ça fait donc cinq jours. Et donc, les pères n’ont pas donné signe de vie depuis ?

-         Non, Monseigneur, chuchota Maître Haas.

 

Hannah se rapprocha d’Ickert, et lui prit les mains. Les larmes inondèrent son visage.

 

-         Pankraz, tu sais à quel point Elsie est précieuse pour moi et Jakob… Je t’en supplie, par les cheveux de Rhya, retrouve-la, et retrouve mon homme, aussi !

 

Cette fois, le jeune Ickert ne repéra que de la tristesse et une espérance sincère, ce qui le rassura.

 

-         Nous ferons tout pour ça. N’est-ce pas, mon Capitaine ?

-         Et on va commencer tout de suite. Mesdames, remettez-nous quelque chose qui appartient à votre enfant et une autre chose que possède votre mari. N’importe quoi : un foulard, un jouet, un outil, peu importe. Nous pourrons suivre leur odeur.

 

Les deux femmes revinrent vite. Hannah donna à Ickert une poupée de chiffon et une pipe, Beatrix déposa dans les mains de Sigmund un petit cheval sculpté dans un morceau de bois et un bonnet.

 

-         Ça fera l’affaire, merci. Dans quelle direction sont-ils allés ?

 

Maître Haas montra du doigt le bois situé à l’ouest.

 

-         Parfait. Gardes Noirs, en selle ! Nous partons !

 

Les treize Skavens Noirs se mirent en route vers la forêt.

 

 

Lorsqu’ils arrivèrent à quelques yards des lieux, Sigmund leva la main. Tous descendirent de leur monture.

 

-         Soldat Goldfisch ?

-         Oui, mon Capitaine ?

-         Nous allons effectuer les recherches à pied, je veux que vous restiez ici pour garder les chevaux.

-         À vos ordres, mon Capitaine.

 

Sigmund fouilla dans sa sacoche, en sortit une corne, et la tendit au soldat Goldfisch.

 

-         Si vous remarquez quelque chose de pas net, vous soufflez là-dedans. Même si c’est un drôle de bruit, même si c’est une odeur bizarre, vous ne réfléchissez pas, vous nous avertissez.

-         Même si c’est un villageois qui vient ?

-         Surtout si c’est un villageois qui vient. Ces gens sont morts de peur, mais je ne sais pas si c’est par superstition, ou si quelque chose de bien concret les a ouvertement menacés. Il vaut mieux ne rien laisser au hasard.

 

Sigmund fit signe à Pankraz Ickert de le suivre. Tous deux s’éloignèrent de quelques pas.

 

-         Désolé d’avoir à me méfier de vos concitoyens, mais je préfère être trop prudent que pas assez.

-         Mon Capitaine, je serai éternellement reconnaissant à Sven et Ragnhild de m’avoir choisi comme enfant à adopter, mais tous les autres habitants de ce village m’ont toujours craint et détesté.

-         Je ne peux pas me mettre à votre place, Soldat Ickert, mais je ne vous jugerai pas.

-         J’aime bien Elsie, j’ai de la peine pour Hannah, je ferai tout ce que je peux pour retrouver les siens, mais personne d’autre n’a rien à attendre de moi, tout comme je n’attends rien de qui que ce soit d’autre. À défaut d’apprécier les Humains de ce village, je peux au moins les respecter, tant qu’ils n’abusent pas de moi ou de mes camarades de race.

-         C’est tout à votre honneur, Soldat Ickert, murmura Sigmund.

 

Puis il parla plus fort à l’attention de tout le régiment.

 

-         Commençons les recherches ! Nous allons quadriller cette forêt. Je veux un écart de cent pieds entre chaque homme, de part et d’autre de moi. Le moindre élément inhabituel, vous m’appelez, et tout le monde s’arrête. Ne traînons pas, le soleil commence à se coucher ! Goldfisch, n’oubliez pas : la moindre chose qui vous interloque, vous sonnez !

 

Avec l’automne, la nuit prenait place plus rapidement. Les douze Gardes Noirs reniflèrent tour à tour les objets appartenant aux villageois, puis ils se placèrent en formation et commencèrent la battue, pendant que le Soldat Goldfisch attachait les rênes des chevaux aux arbres.

 

Les douze Gardes Noirs avançaient silencieusement, à l’affût du moindre mouvement, du moindre bruit, de la moindre odeur. De temps en temps, ils pouvaient entendre le chant lugubre d’un hibou. Bärlocher avala sa salive quand il constata qu’une brume légère s’était levée, et donnait un aspect fantasmagorique à la forêt.

 

Sigmund ne voulut rien laisser paraître, mais il n’était pas rassuré. Le contact de la poignée de Cœur de Licorne lui rappela la présence de sa petite sœur. Il repensa à leurs jeux d’enfants, alors qu’ils s’amusaient à pourfendre ensemble des hordes d’horribles créatures grâce à la vertu de son épée en bois. Mais aujourd’hui, il n’était plus question de jouer.

 

-         Mon Capitaine !

 

C’était la voix du Soldat Joop van Habron, qui venait de crever le silence du crépuscule. Tous les Skavens Noirs s’arrêtèrent, et Sigmund pressa le pas jusqu’à son subordonné.

 

Van Habron montra quelque chose par terre. Sigmund entendit le bourdonnement furieux de mouches, tandis qu’une odeur âcre et cuivrée tourmenta ses narines. Il s’agenouilla, sachant déjà ce qu’il allait voir.

 

-         Par la balance de Verena…

 

Il devina plus qu’il n’identifia clairement la forme d’un petit corps d’enfant. Allongé sur le ventre, la figure enfoncée dans une motte de terre, son sang avait eu tout le temps d’imprégner le sol. Ses vêtements – des habits masculins – avaient été déchirés par les crocs des nombreux animaux charognards qui avaient déjà bien entamé sa chair.

 

Avec moult précautions, Sigmund posa sa main sur l’épaule de l’enfant, saisit délicatement son bras de l’autre main, et fit rouler le petit cadavre sur le dos, découvrant son visage.

 

-         Soldat Ickert ? Venez par ici !

 

Le Soldat Ickert arriva au pas de course. Il se pencha vers le corps, et grimaça de dégoût.

 

-         C’est Mikkel, mon Capitaine.

-         On retrouvera celui qui a fait ça.

-         Et comment ? Vous avez une idée ?

-         Regardez, là.

 

Sigmund releva la tête de la petite victime. Ickert écarquilla les yeux quand il repéra un curieux objet qui était littéralement planté dans le front du jeune garçon. Sigmund le saisit entre le pouce et l’index, et le retira d’un coup sec.

 

-         Qu’est-ce que c’est ? demanda Ickert.

-         On dirait une sorte d’éperon ? Ou d’étoile en fer ? suggéra van Habron.

-         C’est une arme de jet. À ma connaissance, elle n’est utilisée que par les Skavens Sauvages du Clan Eshin.

 

Le jeune Steiner sentit très nettement le frisson d’inquiétude électriser les deux recrues à l’évocation du nom mille fois honni.

 

-         Le… le Clan Eshin ?

-         Oui, Soldat Ickert.

-         Qu’est-ce que le Clan Eshin viendrait faire ici ?

-         C’est ce que nous allons tâcher de découvrir, Soldat van Habron. On reprend les recherches, annonça le Capitaine d’une voix forte.

 

Chacun se remit à sa place, et la colonne de Skavens Noirs avança de plus belle. Moins d’une minute plus tard, Himmelstoss cria à son tour :

 

-         Capitaine, j’ai quelque chose ici !

 

Une fois encore, la Garde Noire stoppa le pas. Sigmund rejoignit Himmelstoss en quelques enjambées.

 

-         Il y a un bout de tissu coincé dans ces ronces, mon Capitaine.

-         Bien vu, Soldat Himmelstoss.

 

Sigmund sortit la poupée de sa sacoche, la renifla un coup, puis fit de même avec le fragment de tissu.

 

-         Pas de doute, c’est bien un vêtement que portait la petite Elsie.

 

 

La nuit était tombée depuis près de deux heures quand la patrouille rentra à Friedrichsdorf. Sigmund constata que quelques villageois les attendaient à la lueur de torches. Lorsqu’ils mirent pied à terre, tous les habitants faisaient déjà cercle autour d’eux.

 

Le silence seulement ponctué par les craquements des torches était étouffant. Maître Haas était le plus anxieux. Il ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Sigmund prit alors la parole :

 

-         Citoyens de Friedrichsdorf, j’ai de mauvaises nouvelles.

 

Il repéra Hannah et Beatrix, toutes deux suspendues à ses paroles, exsangues.

 

-         Dame Beatrix… je suis désolé. On a retrouvé votre fils.

 

Beatrix ne put articuler le moindre mot. Quand elle vit un paquet de la taille de son enfant sur la croupe d’Okapia, elle hurla de désespoir et s’effondra en larmes. Sur un geste du bourgmestre, trois villageois l’éloignèrent pour la ramener chez elle. Deux autres récupérèrent le petit cadavre pour l’emmener au temple.

 

Maître Haas s’essuya le front.

 

-         Vous n’avez pas retrouvé les autres ?

-         Non, Maître Haas, mais je pense pouvoir dire ce qui s’est passé.

 

Le Capitaine Steiner avait eu le temps de réfléchir pendant le trajet du retour à la façon de présenter les choses.

 

-         Elsie et Mikkel sont partis jouer ensemble dans la forêt. Malheureusement pour eux, ils ont croisé la route d’un Skaven Sauvage. Plus précisément un assassin du Clan Eshin. L’Eshin a lancé une de ses armes sur Mikkel, il l’a tué net. Au moins, Mikkel n’a pas eu le temps de souffrir. Puis il a attrapé Elsie, et s’est enfui plus profondément dans la forêt avec elle sous le bras. Normalement, un Skaven Sauvage ne laisse jamais passer une occasion de se nourrir, or il n’a pas touché Mikkel. Ça veut dire qu’il était pressé, ou qu’il avait des ordres stricts à suivre.

-         Et pour Jakob et Ronald ? demanda timidement Pietro le porcher.

 

Une fois encore, Sigmund afficha un air contrit.

 

-         Ils ne sont pas revenus depuis cinq jours… On ne les a pas retrouvés, mais à mon avis, ils sont morts tous les deux. S’ils ont réussi à suivre et à rattraper le Skaven Sauvage qui a enlevé Elsie, il les a éliminés.

-         À deux contre un ?

-         Deux paysans contre un Skaven Sauvage qui a appris à tuer avant de marcher et qui sait bien exploiter le terrain, je sais déjà qui gagnera.

 

Personne n’ajouta un mot. Même Hannah ne pouvait rien dire, trop anéantie par ces terribles événements. Sigmund regarda les villageois autour de lui, ils semblaient attendre un verdict et des consignes. Il prit son inspiration et annonça :

 

-         Pour commencer, plus personne ne s’aventure seul dans les bois jusqu’à ce qu’on ait trouvé le responsable. Je vais faire venir une patrouille de la caserne la plus proche, celle de Staufenberg. Je demanderai une vingtaine de soldats. Ils seront plus nombreux et connaîtront la région mieux que nous autres. Nous nous y rendrons demain matin, au lever du soleil.

 

Il demanda alors au bourgmestre :

 

-         Dites-moi, Maître Haas, y a-t-il un endroit où nous pouvons loger pour la nuit ?

-         Bien sûr, Capitaine. L’auberge de Roswitha. Je suis sûr qu’elle sera ravie de vous accueillir.

 

Maître Haas fit un petit signe de tête vers une grande femme brune, bien en chair, qui n’avait pas l’air très rassurée.

 

-         Ne vous inquiétez pas, ma Dame, mes gars sont bien élevés. Et ce n’est pas parce que nous sommes envoyés par le Prince qu’on va se permettre d’en profiter.

 

Il empoigna sa bourse, en tira une quinzaine de couronnes d’or qu’il remit à la tenancière. Cela représentait facilement l’équivalent d’un an de salaire pour quelqu’un habitant un village comme Friedrichsdorf. Roswitha esquissa un faible sourire.

 

-         Je vais vous préparer le souper, Capitaine.

 

 

Le repas fut copieux à souhait, sans être un fabuleux festin. La soupe de pommes de terre au lard avait l’avantage de caler vite et bien n’importe quel estomac. Roswitha fut heureuse de constater que le capitaine Steiner avait dit vrai : les douze Gardes Noirs et leur meneur étaient des professionnels, et ne s’autorisèrent aucun excès alimentaire, ni comportement déplacé, tout en restant détendus. Et si quelques bières furent sirotées par l’un ou l’autre des Skavens Noirs, Sigmund ne consomma pas une goutte d’alcool.

 

Tous évitèrent la moindre allusion à ce qu’ils avaient vécu cette journée. Le jeune Steiner était en pleine discussion avec van Habron et Himmelstoss. Tous deux n’avaient jamais participé à de grandes batailles. En effet, comme Ickert, ils étaient originaires de petits villages reculés, et n’avaient pas été mobilisés pour combattre les Orques de Targhân, ni les Skavens d’Iapoch. Sigmund répondit à leurs questions, de bon cœur, mais sans jamais se mettre en valeur ou émettre des idées un peu trop propagandistes.

 

-         La guerre n’a rien de glorieux, soldats. Nous avons affronté les Skavens Sauvages, nous les avons vaincus, mais ce n’était pas une victoire écrasante ou héroïque. Sans les troupes du Prince Calderon, les pertes auraient sans doute été bien plus graves. Souvenez-vous de cela : nous sommes des soldats, notre rôle est de protéger les citoyens de ce Royaume, et pas de risquer sa vie ou celle des autres dans l’espoir de pouvoir se pavaner pendant les banquets. Ceux qui font les malins se retrouvent rapidement à six pieds sous terre.

 

Maximus Himmelstoss était le membre de la Garde Noire le plus âgé, et Sigmund n’était pas beaucoup plus vieux que lui. Récolté quelques années plus tôt, il avait été élevé par un bûcheron qui l’avait rapidement fait travailler pour le compte d’un temple de Taal. Une chance pour lui, il avait ainsi appris à lire. D’un caractère joyeux et enthousiaste, il était aussi lucide, et acceptait sans broncher les paroles de son Capitaine.

 

-         Vous avez vaincu le Prophète Gris qui nous menaçait ? Il est bien mort ?

-         Je le confirme : mon père l’a battu, et c’est moi qui l’ai incinéré.

-         Alors, ces Skavens Sauvages qui viennent menacer nos villages, à votre avis, d’où viennent-ils ?

-         Je n’en sais rien, Soldat Himmelstoss.

 

Sigmund sentit un petit pincement dans ses tripes provoqué par son mensonge. En vérité, il savait très bien de qui il s’agissait. Tout du moins, il avait de fortes présomptions. Mais le Prince avait été très clair : jusqu’à nouvel ordre, personne ne devait savoir que le Royaume des Rats avait été menacé par deux Skavens Blancs différents. Sigmund n’aimait pas mentir, en particulier avec des enjeux aussi graves qui finiraient par être révélés au peuple tôt ou tard, mais il devait obéir aux ordres.

 

-         Pour le moment, concentrons-nous sur le problème qui nous concerne. Une petite fille a disparu, trois Humains sont morts, nous devons tirer cette histoire-là au clair.

 

Himmelstoss acquiesça, et retourna à son repas. Mais Sigmund sentit son cœur s’alourdir davantage. Il repensa aux paroles de sa petite sœur.

 

Tu avais raison, Bianka… Si les Skavens Sauvages sont dans le coup, ça ne présage que du vilain. Marjan, Jochen pourquoi vous êtes partis au moment où on va avoir besoin de vous ?

 

Il sentit sa fourrure se hérisser quand il constata que la cuiller à soupe qu’il tenait en main tremblait légèrement.

 

*

 

Sigmund ouvrit brusquement les yeux.

 

Allongé dans le lit le plus proche de la porte du dortoir, il se redressa. Les premiers rayons du soleil traçaient leurs traits dorés à travers les interstices des volets, éclairant de temps à autre un grain de poussière.

 

Tous les autres membres de la Garde Noire dormaient encore, les ronflements et grognements çà et là l’attestaient. Aucun n’avait réagi comme lui. Et pourtant, il y avait de quoi réagir. Cette fois, il en était sûr, il n’avait pas rêvé : dehors, des gémissements et des pleurs crevaient le silence du petit matin.

 

Sans attendre davantage, il se leva d’un bond, mit les mains en porte-voix, et tonna :

 

-         Allez, Gardes Noirs ! Debout !

 

Les douze Gardes Noirs s’éveillèrent en sursaut. Moins d’une demi-minute plus tard, tous étaient dehors, vêtus et armés.

 

Sorti le premier, Sigmund se dirigea sans hésiter vers l’endroit d’où venaient les cris. C’était la maison d’Oliver Haas. Le grand Skaven Noir toqua énergiquement à la porte.

 

-         Maître Haas ? Que se passe-t-il ?

 

La porte s’ouvrit sur le bourgmestre, pâle comme un cadavre.

 

-         Capitaine…

-         Alors, Maître Haas, quel est le…

 

Sigmund ne parvint pas à finir sa phrase. Il vit derrière l’Humain une porte ouverte qui donnait sur une chambre, dans laquelle la jeune Gretel, effondrée sur le lit, pleurait à chaudes larmes dans les bras de son mari, Jodokus. Le Skaven brun retenait difficilement ses propres sanglots. L’Humain bredouilla :

 

-         C’est Bassilus, mon petit-fils. Il a… il a…

 

Sigmund bouscula le bourgmestre et entra dans la chambre. Craignant le pire, il plongea son regard dans le petit lit près de la fenêtre. Il était vide.

 

Le pire n’était peut-être pas arrivé, mais… comment savoir ?

 

Concentré comme jamais, c’est à peine s’il entendit Jodokus.

 

-         C’est comme ça que votre Garde Noire nous protège ? glapit le jeune homme-rat, furieux.

-         Jodokus, ce n’est peut-être pas… bredouilla le bourgmestre.

-         Laissez, Maître Haas. Il n’a pas tort. Nous aurions dû être prêts à un nouvel assaut. Qui que ce soit, il ne manque pas de culot ! Attaquer avec la Garde Noire à proximité !

-         Mais pourquoi on n’a rien entendu ? s’emporta l’Humain. Ce n’est pas complètement de votre faute ! Si un intrus est entré chez moi, pourquoi personne n’a rien entendu ?

 

Ickert était sur le pas de la porte. Il demanda :

 

-         Que se passe-t-il, Capitaine ?

-         Faites le tour de la maison et fouillez les alentours ! Toute la compagnie !

-         À vos ordres !

 

Sigmund approcha de la fenêtre. Il fronça les sourcils. Le bourgmestre avait eu les moyens d’équiper sa maison de vitres sous les volets. Les deux panneaux de bois ne constituaient pas un obstacle bien dissuasif : un simple crochet passé dans la fente pouvait le soulever. Les battants étaient d’ailleurs toujours ouverts. En revanche, comment franchir une vitre sans la casser ?

 

En la découpant avec un objet approprié, comme un bout de diamant brut. Ce qui avait été proprement fait. L’intrus n’avait eu qu’à récupérer le fragment de verre, puis passer la main à travers l’ouverture pour tourner la poignée et ouvrir la fenêtre, sans un bruit.

 

Haas a raison : comment peut-on entrer dans une petite pièce où dorment trois personnes et enlever un bébé sans le moindre bruit ? Et pourquoi Bassilus n’a pas crié quand on l’a embarqué ?

 

Le grand Skaven Noir plissa nerveusement les lèvres. Quelque chose venait de titiller son orteil. Il baissa les yeux, et vit quelques petits morceaux de verre. Il se mit à quatre pattes, et huma prudemment…

 

Drôle d’odeur. Peut-être un gaz soporifique ?

 

La voix du soldat Ickert au-dessus de sa tête le prit au dépourvu.

 

-         Capitaine ?

 

Sigmund se releva. Son subordonné était dehors, le nez à travers l’ouverture.

 

-         Regardez là, il y a quelque chose !

 

Le Capitaine Steiner se pencha à son tour vers l’extérieur. Des traces de pas apparaissaient au fur et à mesure que le soleil s’élevait dans les cieux.

 

-         Skaven, à n’en pas douter. Un instant.

 

Sigmund quitta la chambre, prit le bourgmestre par l’épaule, et tous deux sortirent de la maison pour rejoindre le soldat Ickert. Le capitaine appela ses troupes.

 

-         Rassemblement !

 

Une demi-minute plus tard, toute la Garde Noire était rassemblée devant le bourgmestre. Sigmund montra du doigt les empreintes qui se dirigeaient vers l’ouest.

 

-         Voilà par où notre visiteur nocturne est passé. Il est venu de cette forêt, puis il s’est arrangé pour ouvrir la fenêtre sans bruit, pour ça, il a découpé la vitre. Une fois le champ libre, il a envoyé un petit globe de gaz dans la chambre. Cela a diffusé un soporifique suffisamment léger pour endormir plus profondément Jodokus, Gretel et Bassilus sans les empoisonner mortellement. Il a embarqué le petit, puis il est revenu sur ses pas pour filer dans les bois. En bref, il s’est donné beaucoup de mal pour un but bien précis.

 

Sigmund serra les dents. D’autres villageois, attirés par les pleurs de Gretel et l’agitation des soldats, sortaient de leur chaumière, visiblement inquiets.

 

-         Alors, ce sont des envahisseurs ? demanda Roswitha, la gorge nouée.

-         Non. Pire.

 

Le grand Skaven Noir balaya lentement du regard la petite assemblée qui se tenait devant lui.

 

-         Ce sont des voleurs d’enfants.

 

Il y eut des exclamations effrayées. Tous les parents serrèrent nerveusement leurs enfants contre eux.

 

-         La disparition d’Elsie, et maintenant ce nouvel enlèvement, me laissent à penser qu’ils s’intéressent uniquement aux petits Skavens. Vous en avez encore beaucoup dans ce village ?

-         Non, bégaya Maître Haas. Elsie et Bassilus sont les seuls. Les autres sont tous grands.

-         Normalement, les Skavens Sauvages ne devraient pas revenir ici. Mais ce n’est pas une raison pour manquer de prudence. Habitants de Friedrichsdorf, je vous invite à ne plus laisser vos enfants sans surveillance, ne serait-ce que quelques secondes, jusqu’à nouvel ordre. Chaque enfant doit être accompagné d’au moins deux adultes, pour plus de sûreté. Les hommes et les femmes qui se sentent prêts à prendre les armes doivent le faire. Organisez des tours de garde. La nuit, rassemblez tous ceux qui ne patrouillent pas dans le temple du village, les enfants au milieu, et n’en bougez plus.

 

Le bourgmestre se gratta le crâne.

 

-         Capitaine… comment pouvez-vous être sûr que ce sont des Skavens Sauvages venus enlever nos enfants, et uniquement dans ce but ?

-         Ce qui est arrivé cette nuit en est la preuve : l’intrus est entré directement là où il voulait pour obtenir ce qu’il voulait, puis il est reparti au plus vite sans s’attarder. Il aurait pu en profiter pour s’en prendre à votre fils ou votre belle-fille, ce qu’il n’a pas fait.

-         C’aurait été peut-être mieux comme ça ! gémit Jodokus, à la fenêtre de la chambre, jetant un regard nerveux à Gretel qui pleurait sans discontinuer sur le lit.

 

En deux enjambées, Sigmund était face au jeune père. Il le regarda dans les yeux, laissa passer quelques instants de silence, puis affirma avec détermination :

 

-         Je retrouverai Elsie et Bassilus. Et je vous garantis que celui qui a fait ça va vraiment, vraiment le regretter.

 

Ces paroles bien senties ne suffirent pas à rassurer les habitants de Friedrichsdorf pour autant. Maître Haas murmura encore :

 

-         Et… Est-ce que vous comptez faire quelque chose… maintenant ?

 

Sigmund pivota vers le bourgmestre, l’air navré.

 

-         J’envoie trois de mes hommes suivre la piste, mais j’ai peur que ça ne nous mène pas loin. Ce fumier a eu toute la nuit pour filer. Dès la première caverne venue, il a dû plonger dedans et passer par des souterrains.

-         Vous croyez qu’ils… sont nombreux ? Qu’ils ont un campement dans le coin ?

-         Est-ce que vos gens ont signalé quelque chose de suspect, ces derniers temps ? Des bruits étranges, des odeurs désagréables, du bétail mutilé, ce genre de chose ?

-         Hum… Pas spécialement.

 

Il n’y eut personne pour contredire l’Humain.

 

-         Alors ils ne sont sans doute pas nombreux. Deux ou trois, peut-être même que c’est un Skaven Sauvage qui a fait le coup tout seul. S’il y en avait eu plus, ça aurait laissé des traces visibles. En attendant les renforts, je demanderai à la garnison de la caserne de Staufenberg de vous envoyer deux fois plus d’hommes que je pensais hier. Quant à nous, nous repartons pour Steinerburg, je vais faire mon rapport, et nous allons prendre les dispositions nécessaires.

 

Le bourgmestre demanda timidement :

 

-         Vous… vous voulez dire que vous n’allez pas rester ici pour nous aider à retrouver nos enfants ?

 

Sigmund s’approcha de Maître Haas et articula :

 

-         Je resterais jusqu’au bout si je le pouvais, Maître Haas, mais en tant que Capitaine de la Garde Noire, j’ai des obligations. Tant que nous n’aurons pas précisément repéré un danger concret et immédiat, nous devons rester vigilants pour le Royaume des Rats dans son entier. Si ça se trouve, à l’heure où je vous parle, d’autres villages subissent le même type d’attaque. Mais qu’on m’indique le lieu où ces misérables vauriens se terrent, et je m’occuperai personnellement de les traîner jusqu’à la caserne de Steinerburg par la peau des miches. Ils paieront pour chaque enfant enlevé !

 

Gretel, elle-même sur le pas de la porte de la maison de son beau-père, bredouilla :

 

-         Et si… s’il n’y a plus d’enfant à sauver ?

 

Sigmund sentit son cœur se faire broyer entre des serres à la fois brûlantes et glaciales, mais il tâcha de ne rien laisser paraître.

 

Surtout, surtout, garde ton calme !

 

-         Ma Dame, je ne peux pas comprendre ce que vous ressentez, et je ne le souhaite à personne. Je peux juste vous inviter à garder espoir : ces Skavens Sauvages se donnent beaucoup de mal, ils n’agiraient pas ainsi s’ils n’avaient pas besoin de ces enfants vivants. Je vous demande l’impossible, j’en ai conscience, mais c’est la meilleure chose à faire, selon moi. Bassilus est vivant, nous allons le retrouver et vous le rendre, sain et sauf.

 

Et pour la première fois depuis leur arrivée à Friedrichsdorf, Sigmund sentit enfin un équilibre parfait entre les convictions de ses paroles, la détermination de son cœur, et l’énergie volontaire de son corps.

Laisser un commentaire ?