Le Royaume des Rats

Chapitre 47 : La Garde Noire

7375 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/09/2021 08:35

Le soleil était haut dans le ciel, alors que les cloches des différents temples sonnaient tous en même temps. Il était dix heures. Kristofferson rajusta son bouton de col avec une petite moue.

 

C’est la première fois depuis le début de l’été que je sens une fraîcheur désagréable... C’est peut-être ce petit vent léger, mais mordant ?

 

Il marchait d’un pas vif sur le sentier du parc, vers la sortie du domaine Steiner. Engoncé dans un pourpoint richement décoré aux tons bleu et rouge par-dessus un pantalon à rayures verticales, il était satisfait de son allure. Il affectionnait tout particulièrement les manches blanches bouffantes de sa veste assorties à son chapeau à plume. La poignée ouvragée de sa rapière brillait à sa ceinture.

 

Pendant le mariage de Martha et Fritz, il avait porté des habits aussi recherchés, mais la différence était qu’il n’avait pas chaud, cette fois. Il leva les yeux, et le soleil lui sembla plutôt timide. Pour lui, c’était clair : l’été avait trouvé sa conclusion face à l’automne. D’ailleurs, les feuillages des arbres s’étaient clairsemés depuis la dernière fois qu’il avait contemplé attentivement le jardin. Il pensa à toutes les fleurs de sa mère qui n’étaient pas à l’abri dans la serre, condamnées à disparaître jusqu’au prochain printemps. Puis il haussa les épaules. Après tout, c’était la vie.

 

Alors qu’il n’était plus très loin de la grille, il entendit une petite voix aiguë l’appeler.

 

-         Kit !

 

Kristofferson fit volte-face, et n’eut que le temps de tendre les bras en avant pour réceptionner sa petite sœur Isolde qui se jeta littéralement à son cou en riant.

 

-         Ouf ! Tu deviens de plus en plus lourde !

 

Aussitôt, la petite fille-rate à fourrure crème fit la grimace.

 

-         Quoi ? Tu dis que je suis grosse ?

-         Non, répondit le Skaven brun en riant gentiment. Je dis que tu es de plus en plus grande. Dans pas longtemps, tu seras une grande fille, et je ne pourrai plus te porter.

 

Isolde posa son index sur le nez de son grand frère et répondit malicieusement :

 

-         Sigmund est plus fort que toi ! Lui, il pourra !

-         Ho, tu triches ! Sigmund est tellement fort qu’il pourrait soulever un Rat-Ogre !

 

Les deux Steiner éclatèrent encore de rire ensemble, et le Skaven brun laissa glisser sa petite sœur sur le sol. Isolde demanda alors :

 

-         C’est aujourd’hui, la fête pour Siggy ?

-         Tu sais, ce n’est pas vraiment une fête, Soso. C’est plutôt… une sorte de récompense. Comme c’est un guerrier très fort, on va lui confier des soldats spéciaux.

-         Il va devenir chef de soldats ?

-         Oui.

-         Beaucoup de soldats ? Des centaines ? Des milliers ?

-         Pas pour l’instant, seulement quelques-uns. Mais ça changera avec le temps ! Allez, je dois y aller.

-         Attends, je viens avec toi !

-         Quoi ? Mais non, tu vas t’ennuyer ! Ce ne sera pas une fête, Soso. Il n’y aura aucun enfant avec qui jouer, pas de musiciens, pas de buffet non plus.

-         Je veux aller au temple de Shallya !

-         Ah.

-         Mère dit que je suis encore trop petite pour y aller toute seule, mais si tu m’y accompagnes, je pourrai prier et aller voir Maude !

 

Maude était une petite fille Humaine âgée d’une dizaine d’années, récemment confiée au temple de Shallya après la disparition de sa propre mère, une femme seule emportée par la maladie deux mois plus tôt. Fidèle à sa personnalité altruiste, Isolde avait vite fait le premier pas, et toutes deux s’étaient bien entendues.

 

-         Et comment tu feras pour revenir ? Tu vas rester au temple jusqu’à demain ?

-         Mère viendra me chercher ! Je lui en ai parlé, elle est d’accord.

 

Kristofferson fronça les sourcils. Isolde n’avait pas l’habitude de mentir, mais tout ceci lui semblait trop peu ordinaire. C’est alors qu’il vit Heike marcher dans leur direction. La mère-rate confirma l’histoire de la petite. Un détail intrigua cependant l’aîné.

 

-         Tu ne comptes pas assister à la nomination ?

-         Non, mon grand. Je n’aime pas du tout ce genre de cérémonie militaire. J’aurais peut-être fait un effort il y a deux mois, mais en ce moment, tu te doutes bien, je préfère me ménager et rester à la maison. Je dois aller voir le prieur à la fin de l’après-midi, ça laissera le temps à Isolde de profiter de la compagnie de Maude tant qu’elle est encore là.

-         Très bien. J’espère que ça ne contrariera pas Sigmund ?

-         Ne t’en fais pas pour ça, il est au courant. Allez, ne te mets pas en retard. Isolde, je compte sur toi pour être bien sage avec les prêtresses !

-         Oui, Mère !

 

Heike embrassa l’un après l’autre ses deux enfants.

 

-         Je vous aime. Rappelez-vous-en. Moi et votre père, nous vous aimons très fort.

 

Elle leur adressa un dernier sourire, et retourna vers le manoir.

 

Kristofferson ne put empêcher quelques plis perplexes d’onduler sur son front, mais il finit par hausser les épaules.

 

-         Viens, Soso.

 

 

Les deux enfants repartirent d’un bon pas vers l’écurie. Kristofferson prépara son cheval. Weissherz était un magnifique étalon blanc acheté à la fin de sa convalescence. Quelques minutes plus tard, ils trottaient vers le Quartier du Calice, la fillette sur la croupe de l’animal.

 

 

-         Je serai la première Skaven à porter la robe blanche au Cœur Saignant ! Quand je serai une colombe, je serai toujours amie avec Maude ! Même si elle est adoptée par une autre famille, même si elle quitte la ville, je continuerai à la voir ! Maude est mon amie Humaine, comme Magdalena est l’amie Humaine de Mère !

 

Isolde n’arrêta pas de parler pendant tout le trajet. Kristofferson n’en éprouva pas de gêne, il était habitué. En revanche, il décida de titiller un peu sa petite sœur. Il guetta la petite phrase qui pouvait lancer le débat. Finalement, la phrase arriva.

 

-         Quand je serai une colombe, je guérirai tous les gens que je pourrai !

-         Tous ?

-         Oui, tous ! Shallya aime tout le monde !

-         Même les méchants ? Même les voleurs ? Même les assassins ?

-         Oui, Shallya aime tout le monde, et nous ne devons abandonner personne. Sauf les monstres du Seigneur des Mouches, l’affreux Nurgle ! dit-elle avec une grosse voix.

-         Bien sûr. Mais… si c’est quelqu’un qui t’a fait du mal, Soso ? Tu serais prête à le soigner quand même ?

 

Cette fois-ci, Isolde dut prendre quelques secondes pour réfléchir.

 

-         Euh… Je ne sais pas. Normalement, je dois le soigner.

-         Allez, je voulais t’embêter. Si vraiment tu te trouves un jour dans cette situation, tu seras assez forte pour ne pas désobéir à Shallya et soigner cette personne. Au pire, tu demanderas à une autre colombe de t’en occuper, je ne pense pas que Shallya t’en voudra dans ce cas.

-         Oh, oui ! Tu as raison !

-         Et si tu devais aider quelqu’un qui te déteste pour ce que tu es ?

 

Les deux Skavens tournèrent simultanément la tête vers celui qui avait parlé. Kristofferson plissa les yeux en reconnaissant la grande silhouette dégingandée, à cheval, qui s’était rapprochée discrètement.

 

-         Magister Mainsûre… Quel bon vent vous amène ?

-         Un fluet zéphyr de curiosité. C’est vrai, que ferait une jolie petite colombe devant un Humain qui la rejetterait rien qu’en la voyant ?

 

Le grand Skaven brun voulut recadrer l’Elfe.

 

-         Et pourquoi un Humain la rejetterait ? Quelle personne sensée repousserait l’aide d’une prêtresse de Shallya, selon vous ?

-         Vous le savez très bien, messire Kristofferson : les Humains, les Elfes et les Nains sont ce qu’ils sont. Même s’ils vous sourient par-devant, ils cracheront dans votre dos.

-         Personne ne m’a craché dans le dos, répondit Isolde, décontenancée par les paroles du Mage.

-         Bien sûr. Personne n’oserait dire quoi que ce soit à la fille du Maître Mage de Steinerburg, lui-même fils adoptif du Prince de Vereinbarung. Mais le jour où, et je te le souhaite, tu deviendras une prêtresse de Shallya, tu ne pourras plus profiter de l’immunité familiale et des privilèges qui vont avec.

 

La fillette cligna des yeux plusieurs fois, et secoua la tête.

 

-         Je ne comprends pas, il y a trop de mots compliqués.

-         Autrement dit, Isolde, quand tu seras une prêtresse, les gens pourront te dire tout ce qu’ils voudront sans risquer de finir en prison… et je me demande s’il n’y en a pas beaucoup qui pourraient te mépriser simplement parce que tu es différente.

-         Les gens qui insultent les prêtresses prennent aussi des risques, Maître Mainsûre, répliqua Kristofferson, une pointe d’agacement dans la voix.

-         Certes, mais peu s’en soucient. Il faudra que votre sœur se prépare à ça. Qu’en penses-tu, mon enfant ?

 

Isolde ne répondit pas. Quand son frère se tourna vers elle, l’expression mêlant surprise et déception qu’il vit sur son visage lui déplut aussitôt. Il darda un regard lourd de reproches vers le Magister.

 

-         Vous avez d’autres bons conseils à donner à ma sœur, monsieur l’expert en pédagogie ?

-         Oh, vous me surestimez, messire, je n’ai aucune compétence en ce qui concerne les enfants.

-         Parfait. Dans ce cas, si vous le permettez… et puis non, je n’ai pas besoin de votre permission. Bonne journée, Magister !

 

Kristofferson claqua de la langue et fit accélérer son cheval. Il poussa un soupir agacé quand il entendit Brisingr le héler.

 

-         Attendez, ne partons pas sur des mauvais termes ! Je suis sûr et certain que votre sœur sera la meilleure des prêtresses ! D’ailleurs, c’est tout aussi bien !

 

L’Elfe flamboyant était de nouveau à la hauteur des Steiner.

 

-         Votre peuple est en train de changer, pour prendre sa place auprès de ceux de l’Empire. C’est bien ! C’est une très bonne chose ! Je l’approuve d’autant plus que j’y ai contribué moi-même !

-         Comment ça ? demanda Isolde.

-         Tes parents ne te l’ont pas raconté, petite fille ? C’est moi qui ai ramené ta mère à ton grand-père quand elle était jeune.

-         Oh… ?

-         Oui. J’étais avec le capitaine Hallbjörn Ludviksson et…

-         Maître Mainsûre, vous parlez de choses très personnelles à une enfant qui n’est pas encore en âge d’apprendre tout ce qui concerne l’histoire de nos parents ! interrompit Kristofferson, de plus en plus énervé. Quand ils jugeront qu’Isolde est prête pour ça, ils lui raconteront tout, et personne d’autre ne le fera !

-         Vous avez raison, jeune homme. Petite Isolde, je ne t’embête plus. Je voulais simplement vous dire que Vereinbarung représente un changement. C’est un changement particulièrement décisif, mes enfants. Parfois, quand il concerne autant de monde et avec un tel impact, le changement peut être salutaire.

-         Je ne comprends pas, répliqua Isolde en ouvrant de grands yeux surpris.

-         Eh bien, les traditions constituent un socle solide, mais le changement peut avoir du bon. Ainsi, il y a deux cents ans, quand Magnus le Pieux a fait appel aux Hauts Elfes pour combattre le Chaos, ils ont apporté la magie telle qu’elle est pratiquée dans l’Empire, et prochainement ici. Ce fut un changement pour le moins profitable à tout le monde. Et c’est pareil pour Vereinbarung. Et Shallya ne désapprouvera pas l’idée d’avoir des prêtresses avec une longue queue et un museau pointu.

-         Ça suffit !

 

Le jeune Skaven brun était à présent furieux. Il tira sur la bride et arrêta son cheval, imité par le Magister.

 

-         Vous nous insultez, maintenant ?

-         Comme vous y allez, jeune homme ! C’est juste une taquinerie.

-         « Taquinerie », hein ? Alors je vais être taquin, moi aussi ! Ouvrez vos grandes oreilles pointues et retenez ceci : lâchez ma sœur ou je botte vos petites fesses étriquées d’Elfe jusqu’à la sortie de la ville !

 

L’Elfe cessa de sourire.

 

-         Je vous en prie, jeune homme, un peu de tenue ! Un grand garçon bien élevé comme vous, parler ainsi ! Vous n’êtes pas sérieux ?

 

Kristofferson ne répondit pas. Mais sa main gauche était posée sur le pommeau de sa rapière, prête à la dégainer.

 

-         Bon. Vous êtes sérieux, admettons. Bien, je vous laisse, j’ai à travailler avec votre père. Je vous souhaite une bonne journée !

 

Et Brisingr fit galoper sa monture dans la direction opposée sans attendre de réponse. Le jeune Skaven brun talonna Weissherz et le cheval reprit son trot avec un rythme plus soutenu.

 

-         Ce pseudo-inquisiteur commençait à me taper sur les nerfs !

-         Mais… je pense à un truc.

-         Quoi donc, Soso ?

-         Et si… et si Shallya n’était pas d’accord ?

 

Le Skaven brun se retourna pour faire face à Isolde. Quand il vit son visage, son cœur se serra. Pour la première fois depuis la double invasion survenue quatre mois plus tôt, il perçut chez sa petite sœur de l’inquiétude. Il décida de parer au plus pressé.

 

-         N’écoute pas cet Elfe. Il ne te connaît pas, il ne sait pas à quel point tu peux être une digne servante de Shallya. C’est un imbécile arrogant, et tu n’as aucun compte à lui rendre. Si tu commences à avoir des doutes, parles-en à Sœur Judy, mais je pense qu’elle dira la même chose que moi. Et si Shallya ne voulait pas que tu deviennes une de ses prêtresses, depuis le temps que tu montres que tu veux en être une, elle aurait eu mille fois l’occasion de te faire part de son désaccord, ce qu’elle n’a jamais fait. C’est bien compris ?

 

La petite fille réfléchit quelques secondes, puis secoua positivement la tête. Kristofferson lui sourit en retour, et reprit la direction du temple de Shallya.

 

*

 

Sigmund Steiner contempla son reflet dans le miroir.

 

Depuis quatre mois qu’il suivait scrupuleusement le régime préconisé par Sœur Judy, il y avait du progrès, il fallait bien le reconnaître.

 

Il se sentait mieux. Pas forcément plus serein, mais, au moins, davantage maître de sa destinée. Il n’était plus l’esclave de l’alcool. Certes, il avait encore besoin de prendre les médications de la prêtresse de Shallya, mais il pouvait prendre des doses de plus en plus légères, et de moins en moins souvent. Sa dernière prise remontait à l’avant-veille avant le coucher. Encore un mois, peut-être, et il serait complètement guéri. Ce fut en toute confiance qu’il sortit sa poire de la poche de son gilet, puis qu’il s’administra une giclée dans chaque narine.

 

Il secoua vigoureusement la tête, respira posément, et utilisa le miroir pour réajuster sa tenue. Là, encore, il était content de son apparence. Pour cette journée spéciale, il portait une chemise ouvragée aux tons rouge et or, par-dessus laquelle il avait enfilé un plastron de fer, décoré de nombreuses ciselures qui entouraient une licorne gravée en son centre. De l’or coulé dans les rainures finissaient de donner un aspect clinquant à la pièce d’armure, qui n’avait toutefois jamais servi sur un champ de bataille. Sigmund savait que cette protection était davantage conçue pour l’apparat. Il ne l’en appréciait pas moins pour autant. Les occasions de parader dedans étaient rares, autant en profiter. Il vérifia les attaches de sa cape. Celle-ci lui parut toutefois bien sobre, peut-être allait-il prochainement en acheter une autre ? Enfin, il s’attarda sur ses yeux.

 

Encore une exception. Ses frères et ses sœurs avaient les yeux de couleur plus courante – bleu, vert et marron – tandis que ses iris éclataient d’un reflet de cuivre. C’était une couleur peu répandue chez les Skavens. En tout cas, il n’avait rencontré personne avec un tel regard.

 

Il inspira un bon coup, se détourna de la surface polie, et quitta la pièce.

 

Quelques minutes plus tard, il était dans la cour de la caserne de Steinerburg. Une trentaine de soldats Humains et Skavens attendaient au garde-à-vous. Le Skaven Noir sentit une douce sensation de satisfaction chauffer son cœur quand il vit ses plus fidèles alliés au premier rang : les Jumeaux Gottlieb, Kristofferson, Walter Klingmann et Pol Demmler. Il repéra ensuite une grande femme brune au teint mat, elle-même vêtue d’une impressionnante armure ouvragée, décorée de parchemins collées par des sceaux de cire.

 

Tiens, Renata… C’est vrai qu’elle est Commandante !

 

Le lieutenant Renata, qui s’était brillamment illustrée dans la bataille contre les troupes d’Iapoch, avait eu d’autres occasions de briller. Le Prince avait remarqué les états de service de la Tiléenne, et lui avait demandé de remplacer le traître Schmetterling. Elle avait accepté sans hésitation, et depuis occupait ses fonctions avec loyauté et dévouement. Le Prince avait rapidement compris que toute l’armée y avait gagné au change.

 

Un Humain brun attendait aux côtés de la Commandante. C’était le soldat Kristian Kürbis. Il avait pris du galon et était devenu sergent. Par un obscur enchaînement de circonstances, malgré un grade relativement modeste, il était devenu une sorte d’aide de camp plus ou moins officieux. On lui prêtait des actes de bravoure, certains jaloux pensaient que le sergent avait obtenu cette fonction en passant par le lit de la Commandante. Ces derniers avaient rapidement été incités à se préoccuper de leur propre avenir.

 

Enfin, le Prieur Arcturus du Temple de Sigmar était là. Il portait lui-même un plastron par-dessus sa robe de prêtre, sur lequel on pouvait lire « Je suis le métal, Sigmar est le marteau ». Un énorme marteau était accroché par une lanière à son dos. Selon la coutume, le prêtre fit le signe du Marteau de Sigmar à l’approche de Sigmund. Il posa son poing sur son nombril, puis sur chacune de ses clavicules, puis sur son flanc droit, et enfin sur son flanc gauche.

 

-         Bonjour, mon garçon. Nous n’attendions plus que vous.

-         Je suis en retard ? murmura le Skaven Noir.

-         Du tout, du tout.

 

Frère Arcturus recula d’un pas, considéra toute l’assemblée, et parla d’une voix forte :

 

-         Loyaux sujets du Royaume des Rats, nous sommes ici pour écrire un nouveau paragraphe du chapitre de Vereinbarung concernant son armée. Aujourd’hui, moi, Frère Arcturus, représentant de Sigmar en ce monde, j’annonce la création d’une toute nouvelle unité d’élite unique au monde : la Garde Noire. Je vous accorde que ce n’est pas un nom très original, mais le plus simple est le plus efficace, et avec la bienveillance de Sigmar, l’armée a besoin de simplicité pour une meilleure efficacité. Je vais maintenant appeler douze personnes que je prierai de venir se mettre en rang devant moi.

 

Le prêtre de Sigmar prononça douze noms, tous masculins, et douze Skavens s’alignèrent presque solennellement. Tous partageaient deux points communs : une stature bien plus imposante que la moyenne, et la fourrure entièrement noire.

 

Telle était la spécificité de ce nouveau régiment qui le rendait unique. La Garde Noire était prévue pour accueillir les Skavens Noirs, et eux seulement.

 

-         Sigmund Steiner, approchez.

 

Frère Arcturus tendit la main vers le sol. Docilement, Sigmund s’agenouilla face à lui, et baissa la tête.

 

-         En vertu des pouvoirs qui me sont confiés, moi, Arcturus, fidèle serviteur de Sigmar, je vous investis des fonctions de Capitaine de la Garde Noire. Vous êtes désormais la tête de ce nouveau corps d’élite.

 

Sigmund garda les yeux fermés. Il trouvait ce cérémonial un peu ridicule.

 

On croirait un rassemblement sectaire ! Enfin… C’est un mal nécessaire.

 

-         Eh bien ? Relevez-vous donc !

 

Le Skaven Noir releva les paupières d’un coup sec. Devant lui, Frère Arcturus avait l’air un peu agacé. La gêne inonda le front et enflamma les joues du jeune Capitaine qui se releva un peu trop rapidement.

 

-         Bien, Capitaine Sigmund Steiner, comme nous tous, j’espère que vous ferez honneur à vos fonctions. Mais j’ai confiance. Il est notoire que vous déployez le maximum de votre potentiel sur le terrain. Maintenant, avez-vous quelque chose à ajouter ?

-         J’aimerais parler à mes nouveaux hommes.

-         Je vous en prie.

 

En vérité, il était déjà prévu pour Sigmund de faire un discours. Le grand Skaven Noir se tourna vers les autres, toujours en rang, immobiles.

 

« Membres de la Garde Noire, je suis heureux de vous voir rassemblés, aujourd’hui. Vous avez tous fière allure, tous autant que vous êtes. Vous êtes tous volontaires. Ceux d’entre vous qui faisaient déjà partie de l’armée sont déjà reconnus comme d’excellents éléments, mais les autres ne sont pas en reste, et peuvent aussi être la fierté de leur famille. »

« Vous êtes tous ici car, comme moi, vous avez la fourrure noire. Tous, vous êtes beaucoup plus grands, plus forts, plus résistants que les autres. Je vous accorde que c’est parfois difficile à supporter. Quand vous étiez enfants, vous avez inspiré de la peur, de la crainte. Les gens chuchotaient à votre passage, les plus audacieux vous ont montré du doigt, et l’ont très vite regretté. »

« Certains d’entre vous entendent également la Rage Noire gronder à leurs oreilles. Cette rage qui pousse à perdre le contrôle, à déchaîner sa fureur sur tout ce qui pourrait un tant soit peu nuire à votre équilibre. Ceux qui me connaissent savent que je parle par expérience. Ceux qui ne le savent pas, apprenez que je suis un Skaven Noir, et la Rage Noire dort dans mon cœur. Il lui arrive de se réveiller, et le résultat n’est jamais bien joli à regarder. »

« Mais nous sommes tous pareils. Nous avons ces traits de caractère, et ils ne doivent pas être une source de honte. Ils ne doivent pas être une source de crainte. Si nous avons constitué ici cette nouvelle Garde, c’est précisément pour rassembler tous les hommes et toutes les femmes comme vous quand il y en aura. Afin de leur faire comprendre que cette différence n’est pas une faiblesse, mais une force. Une force qui remplira de fierté le Royaume des Rats ! J’espère voir des centaines, puis des milliers de Skavens Noirs courageux, prêts à risquer leur vie pour que nos citoyens puissent vivre en paix, prêts à affronter les pires créatures de l’extérieur et les menaces les plus insidieuses à l’intérieur. La Couronne saura qu’elle pourra toujours compter sur nous, les maillons de la cotte protectrice constituée par la Garde Noire ! »

 

Sigmund jeta un bref coup d’œil dans la direction de Kristofferson. Celui-ci fit un petit signe de tête. Le prieur Arcturus embrassa du regard le régiment de Skavens Noirs.

 

-         Et maintenant, loyaux membres de la Garde Noire, vous allez tous répéter après moi le credo de votre unité, la devise qui guidera vos choix et votre destinée tant que vous ferez partie de ses rangs.

 

Sigmund se plaça au milieu des Skavens Noirs alignés, et Frère Arcturus clama :

 

-         Je suis membre de la Garde Noire.

 

Les Skavens Noirs répondirent comme un seul homme :

 

-         Je suis membre de la Garde Noire.

-         Je suis le dernier rempart de Vereinbarung.

-         Je suis le dernier rempart de Vereinbarung.

-         Les Humains et les Skavens sont l’âme de notre Royaume, et la Garde Noire est son bouclier.

-         Les Humains et les Skavens sont l’âme de notre Royaume, et la Garde Noire est son bouclier.

-         Nous sommes prêts à tous les sacrifices pour protéger ce que nous avons bâti.

-         Nous sommes prêts à tous les sacrifices pour protéger ce que nous avons bâti.

 

Le prêtre se tut, et pour la première fois depuis le début de la cérémonie, s’autorisa à sourire.

 

-         Bien, fidèles soldats. Je suis heureux et fier de voir cette compagnie. Pour le moment, elle ne compte que treize membres – un chiffre ironiquement lié au Rat Cornu, il est vrai – mais avec les années, d’autres Skavens Noirs en quête d’un but à leur vie viendront se présenter à vous, des quatre coins de Vereinbarung. Restez fiers, restez dignes, et votre unité inspirera le courage aux citoyens, et la terreur à nos ennemis.

 

Une fois ce petit cérémonial achevé, le prieur invita tous les participants à profiter des boissons et de la nourriture disposées sur la table. Chacun se servit, l’atmosphère garda un petit quelque chose de solennel. Sigmund voulut marquer le coup ; il ne toucha pas à la moindre bouteille d’alcool, préférant le lait de chèvre.

 

Les conversations entre Humains et Skavens se mélangèrent autour de la table. En tant que nouveau Capitaine, Sigmund s’efforça d’écouter à chacune, à défaut d’y participer. Mais bien vite, Marjan, Jochen et Kristofferson mobilisèrent toute son attention. Marjan se permit de lui mettre une bourrade sur le dos.

 

-         Félicitations, mon grand ! Te voilà un vrai chef de guerre !

 

Le grand Skaven Noir sentit ses oreilles se baisser de dépit.

 

-         Fallait-il vraiment un tel cérémonial religieux alors qu’il s’agissait juste de me faire capitaine d’un nouveau régiment ?

-         Hé, c’est comme ça, Siggy, répliqua Kristofferson. Ce n’est pas tous les jours qu’on crée un nouveau type d’unité !

-         Peut-être qu’une prêtresse de Myrmidia aurait été plus appropriée ?

-         Je ne peux que vous donner raison, Capitaine, approuva la Commandante Renata. D’ailleurs, je transmettrai en personne mes remerciements à votre grand-père pour le temple.

 

Le Prince Steiner avait écouté la requête de sa Commandante, et avait organisé la construction d’un temple de Myrmidia à proximité de la caserne.

 

-         Je n’ai pas aimé le discours de frère Arcturus grogna l’un des nouveaux soldats, un nommé Joop van Habron. Sa petite allusion au Rat Cornu n’était pas nécessaire.

-         Bah, n’oublie pas que c’est un mystique, répondit Maximus Himmelstoss, un de ses camarades. Sa vie passe tout le temps par les dieux, il faut bien qu’il en cite au moins deux ou trois à chaque phrase !

 

Il y eut quelques ricanements.

 

-         Moi, ce que je me demande, c’est si c’est bien raisonnable ?

 

Il y eut un silence gêné. Celui qui venait de parler était Rupert Kramer, un séminariste à l’ordre de Verena venu pour consigner tout le déroulement de la cérémonie. Frère Arcturus approcha.

 

-         Pouvons-nous savoir ce qui semble vous gêner, mon jeune ami ?

-         Euh… eh bien…

 

Kramer jeta de rapides coups d’œil autour de lui. Le fait de voir les treize Skavens Noirs autour de lui le rendit subitement très nerveux.

 

-         Les Skavens Noirs sont les plus grands et les plus forts des habitants de l’Empire Souterrain, c’est un fait. Ils sont aussi plus forts que bon nombre d’Humains, et il est normal de vouloir tirer parti de cette force au mieux. Mais je me demandais, au juste, si c’était une bonne idée, compte tenu de la Rage Noire ?

 

Les regards des nouveaux soldats de la Garde Noire se firent plus pesants. Kramer se sentait presque acculé.

 

-         Sérieusement, frère Arcturus, Commandant Renata, vous feriez confiance à des gens qui pourraient perdre la tête et taper sur tout ce qui bouge au beau milieu d’une bataille décisive ? À plus forte raison quand leur Capitaine a publiquement avoué qu’il était lui-même sujet à la Rage Noire ?

 

Marjan allait ouvrir la bouche pour réprimander le séminariste, mais elle se retint. C’était au principal intéressé de répondre. Tous les regards se tournèrent vers Sigmund.

 

Sans perdre son calme, le Skaven Noir répondit d’une voix douce, mais ferme :

 

-         Le Prince a pris cette décision. Depuis six ans qu’il règne sur Vereinbarung, aucune de ses actions n’a été préjudiciable à son peuple. Nous autres, de la Garde Noire, sommes fidèles à notre Prince, mais aussi à nos principes, à nos amis, à notre famille. Autant d’éléments qui nous serviront de récifs sur lesquels nous agripper pendant la tempête. Chaque fois que j’ai senti la Rage Noire s’emparer de mon cœur, j’ai pu la contrôler suffisamment pour ne pas blesser un être cher, grâce à mes convictions. Les membres de la Garde Noire qui souffrent de ce problème apprendront à leur tour à le surmonter. Et s’il s’avère que la Rage Noire est trop dangereuse pour l’un d’entre nous, alors il devra quitter ce corps d’armée. Même s’il s’agit de moi, je m’en suis assuré auprès de Sa Majesté le Prince Ludwig. Et puis, si cela devait vraiment poser problème, avec les années, les Skavens Noirs aptes à rejoindre la Garde Noire seront de plus en plus nombreux, et nous pourrons alors nous permettre de laisser aux tâches moins hasardeuses les soldats victimes de la Rage Noire.

 

Le séminariste, transi et rouge comme une tomate, s’essuya le front. Il sursauta presque en entendant Sigmund demander encore :

 

-         Êtes-vous rassuré ?

 

Kramer bredouilla de vagues salutations et s’empressa de quitter la cour. Une fois disparu, plusieurs invités éclatèrent de rire.

 

-         Bien joué, mon frère ! s’exclama Jochen. Ce petit malin n’y reviendra pas !

-         Es-tu sérieux quand tu dis que le Prince peut te renvoyer, s’il l’estime nécessaire ? s’enquit Walter.

-         Bien sûr, Wally. Je suis le Capitaine, je suis d’autant plus concerné. J’ai demandé au Prince de ne faire preuve d’aucune indulgence. Ce qu’il a accepté.

-         Parce qu’il sait très bien que ce ne sera pas nécessaire, compléta Marjan.

-         Nous ne sommes qu’une minorité, de toute façon, précisa van Habron. Et puis, j’ai confiance en vous pour nous apprendre à coller la muselière à cette saleté, Capitaine.

 

Le jeune Garde Noir avait lui aussi la Rage Noire dans le sang. Sur le régiment, trois Skavens Noirs étaient connus pour devoir vivre avec cette condition. Sigmund chercha du regard le troisième, et le trouva.

 

-         Eh bien, que pensez-vous de ça, soldat Ickert ?

 

Le Skaven Noir pivota brusquement vers Sigmund, surpris.

 

-         Oh ! Euh, désolé, Capitaine, je pensais à quelque chose.

-         Ah oui ? Quoi donc ?

-         Oh, euh… Je ne sais pas si ça vaut le coup d’en parler ?

-         Est-ce personnel ?

-         Pas vraiment. Enfin, ça ne me concerne pas directement. Plutôt mon voisin.

 

Sigmund décela une opportunité de faire davantage connaissance avec ses nouveaux subalternes.

 

-         De quelle ville êtes-vous originaire, soldat Ickert ?

-         Friedrichsdorf, Capitaine. C’est un petit village sans histoire, pas très loin d’une forêt, vers le nord, à deux jours de marche.

-         Et alors ?

-         Quand j’ai quitté Friedrichsdorf pour venir ici, mon voisin était soucieux : sa fille Elsie était partie jouer avec un ami, mais elle n’était toujours pas rentrée. Je la connais, cette petite, c’est une Libérée toute mignonne.

-         Une Libérée... Elle a donc des parents adoptifs Humains ?

-         Oui, mon Capitaine.

-         Hum…

 

Une petite clochette tinta tout au fond de l’esprit du jeune Steiner.

 

-         On devrait alors y jeter un œil ?

-         Oh, ce n’est peut-être rien ? Ils se sont perdus en forêt, mais leurs parents ont dû organiser une battue pour les retrouver ?

-         Vous avez sans doute raison, mais quelque chose me dit qu’il faut vérifier.

-         Est-ce vraiment le travail de la Garde Noire ?

-         Oui, soldat van Habron. Notre base est à Steinerburg, mais notre mission s’étend à tout le Royaume des Rats.

 

Sigmund s’étira, roula des épaules, et annonça gravement :

 

-         Je vous annonce que vous avez trouvé la raison de la première Marche Noire. Peut-être qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter, mais il ne faut pas laisser de place au doute. Au pire, ce sera une occasion pour vous de découvrir un autre lieu, et surtout de permettre aux citoyens du Royaume des Rats de nous découvrir. Je demanderai son aval au Prince. S’il le permet, nous partirons dans les jours qui viennent. Préparez-vous en conséquence, membres de la Garde Noire !

 

Aucun soldat ne répondit oralement, les regards étaient suffisamment éloquents. Dans l’Empire Souterrain, les Skavens Noirs étaient connus pour être les plus disciplinés, ceux qui réfrénaient le mieux leurs instincts les plus improductifs, même avec la présence de la Rage Noire. Il en était de même pour les citoyens de Vereinbarung.

 

Kristofferson regarda alternativement Walter, puis Pol, et demanda :

 

-         Tu auras besoin d’aide ?

-         Plus tard, peut-être. Mais pour l’heure, la Garde Noire sera seule à partir. Il est important de montrer qu’elle peut régler les problèmes par elle-même.

-         Allez donc voir ce qui se passe, mais ne faites pas les idiots, surtout. Pour le moment, vous n’êtes que treize.

-         Je suis poussé par la Rage Noire, pas par la Stupidité Noire.

 

Quelques rires timides et gênés conclurent le dialogue.

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