Le Royaume des Rats

Chapitre 46 : Retour de flammes

9245 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/07/2021 20:35

Enfants du Rat Cornu,

 

J’ai dû mener un projet d’écriture personnel ces dernières semaines, d’où un léger retard. Et j’ai pris quelques jours de vacances.

 

J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.

 

Bonne lecture, et Gloire au Rat Cornu !

 

 

Son œil fiévreux s’ouvrit péniblement.

 

La première chose qu’il distingua était sa main, suspendue dans le vide. Son bras recouvert de fourrure grise traînait sur le matelas jusqu’au coude.

 

La réalité reprit le pas sur le rêve tumultueux qu’il venait de faire. Encore des images fugitives mais très nettes. Des idées, des projets, des choses dont il n’avait pas encore réussi à comprendre pleinement le fonctionnement, mais avec une utilité claire et précise.

 

Le museau comprimé sur le matelas, il avait du mal à respirer.

 

Il se retourna, et une fois sur le dos, se releva péniblement, et toussa bruyamment à plusieurs reprises. Il considéra son corps nu et malingre – il avait arraché sa chemise de nuit sur le coup de trois heures, estimant avoir trop chaud – et poussa un soupir triste.

 

Décidément, ça ne va pas du tout !

 

Gabriel se gratta la tête. Il ne savait pas trop pourquoi, mais la nuit avait été encore plus mouvementée que d’habitude.

 

Les inventions n’avaient pas circulé seules dans ses songes, des angoisses palpables les avaient côtoyées toute la nuit. Encore et toujours ces visages contrariés qui venaient le tourmenter. Et ces voix, lourdes de reproches, qui énuméraient passionnément un nombre croissant de victimes. Des vies brisées, ou pire interrompues, à cause de ses inventions, soit par accident, soit par usage.

 

Des armes, encore des armes, toujours des armes ! Opa devient affamé de conquêtes !

 

Il fallait chasser les dernières brumes de son esprit. Le jeune Skaven gris clair saisit une serviette en tapons dans un coin de la chambre, et traîna les pieds jusqu’à la salle de bain.

 

 

Bianka était de bien meilleure humeur, et en pleine forme. Elle-même avait fini ses ablutions. Elle sécha les dernières gouttelettes d’eau prisonnières de sa toison. Une fois l’opération terminée, elle posa sa serviette sur le dossier d’une chaise, et prit quelques instants pour se mirer dans la glace fixée à la porte de son armoire à vêtements.

 

Elle sourit à son propre reflet.

 

Elle n’était pas particulièrement grande, mais elle était bien placée pour savoir qu’elle était en parfaite condition physique. Sa fourrure couleur des blés brillait d’éclats dorés. Ses yeux bleus étincelaient de vie. Plus que tout, elle avait atteint l’âge où sa féminité s’était complètement éveillée, et affichait des formes à la fois discrètes et pourtant bien présentes. Mieux encore, après la terrible bataille qui avait failli coûter la vie à son frère aîné, elle avait pris la décision de suivre le conseil de Sigmund. Elle s’appliquait à entretenir régulièrement son corps au moyen de séances d’exercices physiques, et avait même appris les bases du combat auprès du grand Skaven Noir. Ses parents n’avaient pas été ravis de l’apprendre, mais ne l’avaient pas non plus découragée pour autant. Après l’intrusion de Larn et la double invasion des Orques et des Skavens Sauvages, pouvaient-ils reprocher à leur fille d’apprendre à se défendre ?

 

La silhouette de la jeune Skaven s’était affinée, et des muscles dessinaient des courbes nettes sous sa fourrure. Et cela lui plaisait. Elle le savait, la vie d’une femme au foyer, soumise à un homme, comme la plupart des femmes nobles qu’elle voyait à la cour de son grand-père, ce n’était définitivement pas fait pour elle. Rien ne valait la liberté d’être telle qu’elle était, parce qu’elle le voulait.

 

Même si, tout au fond d’elle, le célibat était encore un poids conséquent sur son cœur. Ce problème-là la taraudait encore, à ce jour, elle n’avait pas encore trouvé comment le résoudre. Quelques garçons eux-mêmes adoptés par des couples aisés l’avaient abordée régulièrement, mais aucun ne lui avait paru sincère. Elle avait décelé derrière chaque sourire, chaque œillade, chaque parole, quelque chose de déplaisant. Tout sonnait faux à ses oreilles, tout paraissait intéressé à son cœur.

 

Et chaque fois que l’un de ces prétendants s’était montré un peu trop entreprenant, il l’avait rapidement regretté. Aucun d’entre eux n’avait osé par la suite prendre le risque de la poursuivre en justice, de peur d’avoir des problèmes avec la famille princière. Au moins, c’était un petit avantage lié à sa position.

 

Elle ouvrit le placard, en sortit une tunique légère qu’elle passa, puis saisit un balai qui traînait dans un coin de la pièce. Elle se positionna devant le miroir, s’assura d’avoir suffisamment de place autour d’elle, puis débuta une série d’exercices.

 

Tous les matins, elle s’exerçait quelques minutes au maniement du bâton. Le premier jour où Sigmund l’avait entraînée, elle avait essayé de manier quelques armes parmi les plus communes. Son grand frère lui avait rapidement conseillé le bâton. Léger, simple, efficace, bonne portée, et discret – personne ne se méfiait d’une jeune fille qui se déplaçait avec un bâton de marche. Et pourtant, il valait mieux ne pas se fier aux apparences.

 

Bianka commença par quelques mouvements simples, répétitifs, mais qui réveillaient les muscles. Puis, une fois échauffée, elle répéta un enchaînement de coups basique, le premier que son frère lui avait enseigné. Elle surveilla chaque geste, veilla à garder la main ferme et le geste précis. Le deuxième enchaînement était plus complexe, plus fatigant, mais aussi plus meurtrier.

 

Elle arriva au troisième enchaînement. C’était celui sur lequel elle butait. Chaque fois, toujours au même moment. Jusqu’alors, elle n’était jamais parvenue à mesurer la force avec laquelle faire passer l’extrémité du bâton d’une main à l’autre pour qu’il passe à cette hauteur précise. Ou bien elle envoyait trop de puissance, ou bien au contraire, son mouvement du poignet était trop mou. Et, une fois de plus, elle manqua son coup.

 

Elle ne perdit cependant pas patience.

 

Allez, ma belle, tu peux le faire ! Face à un Coureur d’Égout, tu n’as pas droit à l’erreur !

 

Elle reprit l’enchaînement depuis le début, et retenta. Et rata de nouveau au même passage. Un troisième essai, un quatrième, un cinquième… Tous infructueux.

 

Pas moyen !

 

Cette fois, Bianka se sentit agacée. Elle décida d’en rester là. Elle sentait monter la frustration, qui diminuerait d’autant ses chances de réussite en augmentant. Elle rangea le balai, retira sa tunique, s’épongea rapidement le corps, puis passa une robe plus recherchée.

 

Elle sortit de sa chambre au moment où Gabriel passait devant sa porte.

 

-         Oh, bonjour, Gab !

 

Gabriel sursauta quand il entendit la voix de Bianka. Il se tourna vers la jeune fille-rate. Le sourire de celle-ci se dissipa.

 

-         Houlà, tu en fais une tête ! Ça ne va pas ?

-         Je… je ne sais pas bien, Bianka.

-         Sérieusement, tu as mauvaise mine ! T’as mal dormi ?

-         Chaque matin, je me lève et meurs un petit peu.

 

Bianka fit la grimace.

 

-         À peine levé, tu parles déjà de mourir ? Toi, t’as vraiment passé une sale nuit !

-         Aucune importance, Bianka. J’ai eu de nouvelles idées, il faut vite que je les couche sur papier.

 

Il allait reprendre son chemin vers la porte qui menait à l’escalier, mais la jeune fille le retint. Elle posa délicatement sa main sur son épaule.

 

-         Peut-être que tu devrais sortir un peu de ton atelier ? Prendre l’air, reposer ton esprit, ce genre de chose ?

-         Peut-être que tu devrais t’occuper de tes affaires ? Me ficher la paix, arrêter de me materner, ce genre de chose ? répondit le jeune garçon-rat avec agressivité.

 

Ce qui ne manqua pas de choquer sa grande sœur.

 

-         Gab ! Tu t’entends parler ?

-         Je t’entends trop ! rétorqua Gabriel en repoussant sa main.

 

Et sans lui laisser le temps de répondre, il pressa le pas jusqu’à l’escalier, qu’il s’empressa de descendre. Seule dans le couloir, Bianka soupira.

 

Il devient de plus en plus difficile ! Je devrais en parler aux parents.

 

Elle décida de ne pas laisser cet accrochage lui gâcher la journée. Elle quitta la maison familiale à son tour pour se rendre au Grand Temple de Verena.

 

Elle fit le trajet sur son cheval du domaine Steiner jusqu’au Quartier de la Balance. Le Grand Temple de Verena n’était pas particulièrement loin de la propriété princière, mais toutes les occasions étaient bonnes pour Bianka de monter Buell. Elle n’entretenait pas un lien aussi fort que celui qui unissait Sigmund à Okapia, mais il y avait tout de même une petite complicité entre la jeune fille-rate et l’étalon. Aujourd’hui, Buell était en pleine forme, tout comme elle, et ce fut d’un pas léger et rapide qu’il la mena jusqu’à son lieu de travail.

 

Cette immense bâtisse n’était pas sans rappeler une forteresse aux murs de pierre s’élevant à plus de quarante pieds. La Déesse de la Justice devait présenter un visage neutre, impartial, et donc sa demeure se conformait à sa personnalité. Le Grand Temple logeait aussi le Tribunal, ainsi que la principale bibliothèque de Steinerburg (et du Royaume des Rats dans son entier), le service des archives, et quelques salles de cours. Il n’y avait pas encore d’université à Vereinbarung, mais c’était prévu, et ces études offraient un substitut satisfaisant, à défaut d’être optimal.

 

Lors de la visite du Prince Calderon, Bianka avait été officiellement nommée Grande Archiviste du Temple de Verena, une fonction qu’elle était particulièrement fière d’exercer. Il y avait de quoi : contrairement aux bruits de couloir, elle n’avait pas obtenu ce poste par népotisme, mais bel et bien pour ses qualités intellectuelles, reconnues exceptionnelles. Elle se savait moins intelligente que Gabriel, mais suffisamment pour pouvoir assurer les fonctions et assumer les responsabilités d’une telle place.

 

Afin de s’assurer de la neutralité de cette nomination, la Grande Prêtresse de Verena, Desdemona Rebmann, avait demandé aux candidats d’établir un rapport complet sur un sujet historique de l’Histoire de l’Empire de Karl Franz de leur choix, puis elle avait pris soin d’envoyer les copies sous scellés, et de manière anonyme, jusqu’à l’université de Nuln, où un professeur émérite qu’elle connaissait avait soigneusement étudié les travaux. Il avait désigné le travail le plus méritant, et ç’avait bien été celui de Bianka Steiner.

 

Bianka n’avait jamais été aussi fière d’elle le jour de sa nomination. Briller devant Maître Clarin et le Prince Calderon avait renforcé l’estime qu’elle avait d’elle-même... et cela n’était pas complètement une bonne chose. Sa fierté la poussait régulièrement à traiter les personnes de statut inférieur au sien avec détachement, un détachement qui pouvait aller jusqu’à la froideur ou au mépris. Et cette nouvelle situation n’avait pas amélioré son ouverture d’esprit. Au contraire, le personnel de la maison ou du temple était de moins en moins visible à ses yeux.

 

Elle sortit de son petit cabinet privé, avec la longue robe des archivistes, un vêtement ample, fait en toile de couleur crème, avec le symbole de la déesse brodé sur la poitrine : une épée verticale, la pointe tournée vers le bas, avec un plateau accroché au bout de chacune des deux extrémités de son pommeau, et un écu en arrière-plan. Le simple fait de passer ce vêtement la faisait frissonner de plaisir. C’était un uniforme, et donc une fonction, comme la robe d’un magicien ou d’un magistrat.

 

Alors qu’elle déambulait dans le couloir, elle entendit Frère Sander l’appeler.

 

-         Grande Archiviste ?

 

« Grande Archiviste », l’un des titres les plus prestigieux de tout le culte de Verena… Son titre. Encore une fois, elle frissonna. Elle ne s’en lassait jamais ! Elle se tourna vers l’Humain. Depuis le procès de Schmetterling, il était resté égal à lui-même, à ceci près qu’il s’était laissé pousser la barbe.

 

-         Qu’y a-t-il, Frère Sander ?

-         La Grande Prêtresse Rebmann est sortie pour affaires, mais elle m’a dit de vous demander de vous occuper de la classification du fonds littéraire Girotti.

-         Le fonds de Tilée ?

-         Celui-là même.

-         Il est donc arrivé ?

-         Il y a trois jours, Grande Archiviste.

 

Le museau délicat de Bianka se fronça. La Grande Prêtresse lui avait parlé d’un don effectué par un professeur de l’université de Remas, l’une des principales villes de la Tilée. Martino Girotti était un vieil ami de la Grande Prêtresse, et avait décidé de faire don de toute sa collection de documents au Grand Temple de Steinerburg à sa mort, afin « d’enrichir au moins un peu le patrimoine de ce pays tout neuf », avait-il précisé dans le courrier parvenu à la Mère Rebmann.

 

-         La Grande Prêtresse m’a dit que le temple attendait ce fonds, mais elle n’a pas précisé sa taille ?

-         Elle l’a fait ranger dans la salle Marston. Ce sera sa place jusqu’à nouvel ordre.

-         Ah. Bien...

 

Bianka avait déjà travaillé dans la salle Marston, et son appréhension n’en fut que plus grande. Elle connaissait les dimensions de cette pièce ainsi nommée en l’honneur d’un des traducteurs des textes de Verena.

 

-         Merci, Frère Sander.

 

Elle se dirigea à petits pas vifs vers la salle Marston. Quand elle abaissa la poignée, elle manqua presque de se cogner dans la porte.

 

Évidemment…

 

Elle sortit un épais trousseau de clefs de sa poche, identifia au bout d’une longue minute la bonne clef, et déverrouilla la porte.

 

Il faudra que j’attache des étiquettes… Je ferai ça tantôt.

 

La porte s’ouvrit en grinçant sur un spectacle particulièrement déprimant.

 

Par la balance de Verena…

 

La salle Marston était toute en longueur, avec trois grandes tables disposées l’une à la suite de l’autre, et quelques chaises éparses. Cette pièce, dépourvue de fenêtre, n’était guère souvent utilisée comme autre chose qu’un débarras. Bianka n’avait eu l’occasion de visiter ces lieux qu’une fois, cela avait été suffisant pour les détester. Cette grande salle sombre, au plafond bas, lui avait paru alors bien vide. Aujourd’hui, c’était le contraire.

 

Des dizaines de caisses en bois étaient entassées au pied du mur sur toute sa longueur. Et des centaines de parchemins et de livres s’étalaient sur les tables. Certains étaient particulièrement poussiéreux, d’autres fragilisés par l’humidité ou la vermine semblaient prêts à tomber en miettes au moindre contact. Et bien évidemment, il n’y avait absolument aucune logique, aucune organisation. Tout avait été éparpillé dans le plus grand désordre. Les domestiques qui avaient rassemblé cette collection chez feu Martino Girotti avaient traité le matériel comme les derniers des gougnafiers, et ceux du temple de Verena de Steinerburg n’avaient été guère plus attentifs.

 

Bianka poussa un soupir et se passa la main sur la figure. Hélas, rien ne changea, tout cela était bien réel. Pas de document pour donner la plus petite indication. La jeune fille-rate réfléchit quelques instants. Vu l’état des ouvrages et des feuillets, entre le dépoussiérage, l’inventaire, le rangement, les réparations dans la mesure du possible, plusieurs semaines de travail intense attendaient. Pour une équipe complète de quatre à six personnes. Pour une Grande Archiviste à l’emploi du temps bien rempli, on pouvait facilement multiplier le temps de travail par quatre.

 

Ce travail ne nécessitait pas d’importantes capacités intellectuelles. Il demandait un peu de doigté pour les soins aux documents en mauvais état, de la rigueur pour réorganiser le rangement de manière optimale. La salle Marston elle-même avait besoin d’être arrangée avant de pouvoir commencer le traitement du fonds lui-même.

 

Comment faire ?

 

Bien entendu, elle n’allait pas tout faire toute seule, cela représentait une somme de travail trop importante pour une personne seule. Et pourtant…

 

Qui va pouvoir faire ça aussi bien que moi ? Vassilia ? Rutger ? Bernhardt ? Klara ?

 

Voilà une décision particulièrement délicate à prendre ; trouver quelqu’un de confiance parmi le personnel du temple de Verena n’était vraiment pas facile. Était-ce seulement possible ? En y réfléchissant mieux, Bianka ne sut déterminer quelle était la personne à qui elle pourrait attribuer ce travail sans avoir peur de voir un mauvais résultat. Elle grogna malgré elle.

 

-         Oh, et puis zut !

 

Elle quitta rapidement la pièce, ferma la porte à clef, et courut presque jusqu’à son bureau.

 

Quelques heures plus tard, elle était dans le réfectoire du temple où les prêtres, les clercs, et les citoyens fortunés qui étudiaient le droit en ces lieux pouvaient se restaurer. Fait inhabituel, elle avait accepté la compagnie d’un homme, un des rarissimes Humains qui avaient sa considération. C’était Samuel Heifetz, l’ancien serviteur de son grand-père devenu clerc de Verena. Elle ne se gênait pas pour lui parler avec familiarité, ce qu’il lui rendait.

 

-         Comprends bien, Samuel : la Grande Prêtresse m’a confié la responsabilité de cette tâche. Il en va de ma réputation si ce travail est mal fait.

-         J’ai confiance, Bianka. Tu es la meilleure dans ce domaine. Tant que tu prends le temps qu’il faudra, tout ira bien.

-         Tu en as de bonnes ! T’as vu le fonds ? Je n’ai aucune idée du temps que ça me prendra. Il y en a pour des mois !

-         Et tu ne peux pas te faire aider ?

-         Par qui ? Je ne connais personne dans ce temple. Et je n’ai pas envie de confier ce travail à un paresseux ou un incapable – sans vouloir t’offenser.

 

Le clerc haussa les épaules. Il était habitué aux manières hautaines de la jeune fille-rate.

 

-         Oh, je sens que ça va me gâcher la journée, si ça ne me gâche pas toute la semaine !

-         J’ai confiance, répéta l’Humain ventripotent.

 

Samuel retira ses bésicles et les essuya sur un pli de sa robe.

 

-         Et… Comment va ton frère ?

-         Lequel ?

-         Les trois ?

-         Eh bien, Kristofferson continue à jouer l’aîné modèle, Sigmund suit sagement sa thérapie et prend ses médicaments pour arrêter de trop boire.

-         Bien, c’est encourageant !

-         Isolde est de plus en plus zélée pour aller prier Shallya. Sans doute sous l’influence de la condition de notre mère, je suppose ?

 

Samuel hocha la tête avec un petit sourire. Bianka avait cru pouvoir échapper à sa question, mais elle déchanta lorsque l’Humain demanda :

 

-         Et Gabriel ?

-         Hum… C’est délicat.

-         Oh, il y a quelque chose qui ne va pas avec lui ?

 

Bianka décela de la sincérité dans la voix de Samuel. C’était une des raisons pour laquelle elle l’estimait : après des années à servir son grand-père, il avait toujours considéré Psody, Heike et leurs enfants comme des proches auxquels il pouvait s’attacher. Aussi, quand il s’inquiétait pour Gabriel, ce n’était pas pour les formes.

 

-         J’avoue que je ne sais pas, Samuel. Il n’a pas l’air très bien ces derniers jours, mais je n’arrive pas à le faire parler. Et tu sais combien je déteste ne pas connaître l’explication d’un problème !

-         Il n’y a pas de honte à ça, Bianka. C’est ainsi, aucun mortel en ce monde ne peut tout savoir. Seuls les dieux en sont capables. Et encore, peut-être pas tous.

-         En ce moment, il devient difficile de lui parler. Il se ferme à double tour dès qu’on commence à aligner plus de trois mots à son attention !

-         Hum… Il n’a jamais été facile de lui parler, de ce que je me rappelle.

-         Certes, mais j’ai l’impression que les choses s’aggravent ces dernières semaines. C’est dans l’ordre des choses, il est à l’âge où la sève monte et bout vite.

-         Un mauvais moment à passer, donc. J’espère qu’il s’en remettra.

-         Moi aussi, Samuel. Moi aussi.

 

Elle n’osa pas l’ajouter à haute voix, mais elle pensa :

 

Pourvu qu’il ne fasse pas une vraie bêtise d’ici là !

 

 

L’après-midi ne fut pas plus agréable pour la jeune fille-rate. À peine installée à son bureau, elle entendit quelqu’un frapper à la porte, et une voix paniquée l’appeler :

 

-         Dame Bianka ! Dame Bianka !

 

Elle soupira en reconnaissant la voix, et ouvrit la porte.

 

-         Qu’est-ce qui se passe, Bernhardt ?

 

Le Skaven ventripotent tremblait de tous ses membres, affolé.

 

-         Venez voir, venez voir ! C’est épouvantable !

 

Bianka accompagna le bibliothécaire jusqu’à l’une des pièces de stockage situées au dernier étage du temple. Un accident s’était produit la veille, pendant la nuit. Une tempête courte, mais violente, avait éclaté, et un oiseau s’était fracassé contre une fenêtre et l’avait traversée. La pluie avait pénétré dans la salle de conservation et inondé deux étagères pleines.

 

La Grande Archiviste gémit de lassitude.

 

Inutile de dire que le travail de restauration qui s’annonçait allait être pénible. Ce qui contrariait davantage la Grande Archiviste était le risque important de pertes d’informations précieuses au développement du Royaume des Rats.

 

Sans perdre son sang-froid, elle demanda :

 

-         Bernhardt, pouvez-vous me faire l’inventaire des documents endommagés ?

-         Bien sûr, Grande Archiviste.

-         Bien. Bon courage.

 

Elle s’apprêta à quitter la petite salle, mais la voix de l’homme-rat la figea.

 

-         Maintenant ?

 

Elle pivota sur ses talons.

 

-         Eh bien, oui, maintenant, pas dans huit mois !

-         Mais… ce n’est pas mon boulot !

-         Alors pourquoi avez-vous accepté de faire l’inventaire, si ce n’est pas votre boulot ?

-         Enfin… je voulais dire qu’en tant que bibliothécaire, j’ai mes propres responsabilités, Grande Archiviste ! Je peux très bien faire cet inventaire, mais pas dans l’instant ! Il faut que je m’organise, j’ai d’autres tâches à régler de mon côté !

 

La jeune fille-rate fut surprise. Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, il lui avait répondu, avec une argumentation valable, et sans perdre son calme. Elle ne voulut pas cependant pas laisser paraître sa surprise.

 

-         Quand pensez-vous pouvoir vous mettre à cet inventaire, alors ?

-         Laissez-moi juste cette journée pour aménager mon propre programme, et je peux commencer dès demain matin. Je pourrai vous dire combien de temps ça me prendra une fois que j’aurai étudié le rythme.

-         Hum…

 

Elle décida de bien le prendre.

 

-         Très bien, vous me direz où vous en serez et quelle est votre estimation demain en fin d’après-midi.

-         Merci de votre confiance, Grande Archiviste.

 

Même s’il était toujours aussi jouissif d’entendre ce titre, Bianka décida de ne pas s’attarder. Elle laissa là le bibliothécaire et se réfugia dans la grande salle de lecture du temple.

 

Cet espace-là était tout particulièrement cher au cœur de la jeune fille-rate. La bibliothèque était située au centre du temple, et sa surface était plus grande que celle constituée par toutes les salles d’audience réunies. Elle était immense, et sa voûte montait jusqu’à une trentaine de pieds. Ses quatre murs étaient recouverts d’étagères en bois verni, des étagères qui s’élevaient à vingt-cinq pieds de hauteur. Et si toutes les étagères n’étaient pas encore pleines à craquer, il y avait suffisamment de livres rangés dessus pour étaler la richesse de la plus grande bibliothèque de tout Vereinbarung.

 

Seulement Vereinbarung ? Non !

 

En vérité, Bianka en était certaine, cette bibliothèque était plus grande que toutes celles de tous les Royaumes Renégats. Peut-être même qu’elle pouvait rivaliser en taille et en contenu avec celle du temple de Nuln ? Mais… pourrait-elle en être sûre un jour ? C’était une frustration supplémentaire pour la Skaven. Jamais de sa vie elle ne pourrait visiter les temples des plus grandes villes de l’Empire, où seuls les Skavens Sauvages étaient connus. À moins, peut-être, que son grand-père parvînt à convaincre l’Empereur Karl Franz du bien-fondé des principes de son royaume ?

 

Bon, cette idée tenait plus du fantasme que de la réalité. Seulement, si cela arrivait un jour… elle espérait bien être aux premières loges !

 

Pour se consoler, Bianka passa quelques instants à contempler la salle de lecture, ses rayonnages, ses écritoires, ses tables de travail… Un présentoir mettait en valeur trois des principaux livres du culte de Verena : le Canticum Verena et le Eulogium Verena, tous deux rédigés en reikspiel classique, et le Livre des Épées.

 

Soudain, elle distingua du coin de l’œil quelque chose qui focalisa aussitôt son attention.

 

Dans un coin de la pièce, elle repéra une silhouette dégingandée, vêtue de vêtements aux tons rouge et or, avec la tête surmontée d’une broussailleuse chevelure rousse. Elle fronça nerveusement les sourcils en reconnaissant le Magister Vigilant Brisingr Mainsûre.

 

Qu’est-ce qu’il vient faire dans ma bibliothèque ?

 

Le Magister Vigilant avait le nez plongé dans un énorme volume, isolé dans un coin de la salle de lecture. Bianka s’assit à un bureau, ramassa un livre au hasard sur une étagère, et fit mine de l’étudier, tout en continuant à surveiller le grand Elfe discrètement. Elle ne pouvait voir le titre de l’ouvrage de là où elle était, mais elle remarqua un élément très significatif : un lourd cadenas fixé sur la couverture, dont la clef était d’ailleurs posée près de l’Elfe. Ce livre sortait des collections inaccessibles au public, et nécessitait une autorisation spéciale de la Grande Prêtresse elle-même pour être consulté.

 

Pas si étonnant, puisqu’il est lui-même un Gardien de la Vérité…

 

Elle n’eut cependant guère la possibilité d’y réfléchir très longtemps. Un éclat de voix la tira brusquement de sa concentration. Elle vit un des clercs se faire réprimander par un homme richement habillé. Elle se leva d’un bond, et s’empressa de les rejoindre.

 

-         Eh bien, Frère Paulus, que se passe-t-il ?

 

Frère Paulus était un Humain d’une cinquantaine d’années, avec une barbe bien taillée, de grands yeux perçants, et un caractère particulièrement bourru. L’autre Humain était rouge et suant de colère. Rapidement, Bianka le catégorisa comme « marchand aisé », ce qui était facile à déterminer : étoffes riches, nombreuses bagues aux doigts, et un penchant pour la bonne chère révélé par un teint rougeaud et un embonpoint prononcé.

 

-         Votre larbin fait preuve d’une conduite inqualifiable ! aboya-t-il en montrant Paulus d’un doigt rageur.

-         Qui c’est que vous traitez de larbin ? rétorqua hargneusement le clerc en avançant d’un pas.

-         Frère Paulus, s’il vous plaît, calmez-vous !

 

Le clerc grommela, mais recula, et se tut. La Grande Archiviste s’adressa au marchand.

 

-         Qu’a donc fait Frère Paulus pour vous mettre dans cet état ?

-         Il piétine mes droits, allègrement et sans aucune pitié ! Il ne mérite pas son titre de clerc, pas plus que la robe qu’il porte et qu’il souille ! Mais ça ne se passera pas comme ça ! Je suis Mülter Blaukopf !

 

Le clerc Paulus faisait un effort titanesque pour garder son calme, Bianka le percevait bien. Elle regarda le marchand droit dans les yeux, et murmura :

 

-         Pour commencer, je vous prie de vous calmer, messire Blaukopf. Nous sommes ici dans une salle de lecture, et pas sur la place publique.

 

L’effet fut immédiat. Le marchand, peu habitué à ce genre de résistance, se tut aussitôt.

 

-         Bien. Maintenant, je vous prie de m’expliquer en quoi le clerc Paulus a pu vous contrarier ? Calmement, et simplement, s’il vous plaît.

 

Blaukopf secoua la tête, il voulut réaffirmer un peu d’autorité.

 

-         Je paie mes impôts, je fais des donations régulières à votre temple, je produis des denrées qui aident les gens à mieux vivre, je fais travailler des roturiers, et tout ça pour quoi ? Pour qu’un godelureau se permette de m’interdire à consulter ce que je veux consulter ! C’est un scandale ! J’en référerai à la Grande Prêtresse !

 

Bianka tourna la tête vers Paulus.

 

-         Est-ce la vérité, Frère Paulus ? Avez-vous refusé l’accès à ce document à ce gentilhomme ?

-         C’est la vérité, Grande Archiviste, répondit durement Paulus.

-         Je suppose que vous avez une bonne raison pour cela ?

-         En effet, Grande Archiviste, j’ai une bonne raison.

-         Mais il ose répondre, l’effronté ! s’écria le marchand.

-         Ouais, et je peux faire plus que ça, si vous voulez !

-         Je vous en prie ! Taisez-vous, et laissez le clerc Paulus s’expliquer !

 

Encore une fois, la fermeté de Bianka tamisa la colère du marchand.

 

-         Alors, Frère Paulus ?

-         Ce monsieur, donc, souhaite consulter des registres déposés en nos murs par la Guilde des Marchands de Vereinbarung. Ce sont des documents confidentiels, qui ne peuvent être consultés par un particulier qu’avec une autorisation avec le sceau de l’un des dirigeants de la compagnie à qui appartiennent ces registres. Or, n’ayant pas pu me montrer une telle autorisation, j’ai refusé de laisser cette personne consulter ledit registre. Il a tenté de me proposer de l’argent pour « fermer les yeux », je lui ai demandé gentiment de partir.

 

La jeune fille-rate pivota vers le marchand.

 

-         Une tentative de corruption ?

-         C’est faux ! Ce misérable ment comme il respire !

-         Ne me prenez pas pour un con, vous m’avez proposé trente couronnes, ironisa Frère Paulus.

-         Cinquante ! rétorqua le marchand.

 

Aussitôt, il plaqua sa main devant sa bouche, effaré de s’être trahi. Le regard de Bianka se durcit davantage.

 

-         Nous sommes des hommes et femmes d’église, quand nous avons décidé de nous consacrer à Verena, nous avons tous prêté serment pour que la connaissance publique soit accessible à tous. Il y a cependant certaines choses qui restent privées, et notre serment nous intime de les respecter. Tant que vous n’avez pas d’autorisation de la part de la compagnie qui vous intéresse à nous montrer, nous ne pourrons pas vous laisser consulter des documents qu’elle nous a confiés. Ce serait trahir sa confiance, et insulter Verena. Accepter un pot-de-vin serait pire. Maintenant, si vous n’avez pas d’autre document accessible à tous à consulter, je vous prierai de vous en aller.

 

Bianka espérait avoir trouvé les mots justes. En vérité, elle voulait voir l’individu s’en aller au plus vite, car elle sentait que sa propre proie était sur le point de lui échapper. Mais Blaukopf n’en démordit pas.

 

-         J’ai de nombreuses relations, ma petite dame ! Attendez-vous à ce que votre temple se fasse taxer plus que d’habitude. Peut-être que votre sous-fifre devrait se chercher un nouveau travail, aussi ?

-         Et si je commençais tout de suite comme équarisseur ou batteur de tapis ?

-         Frère Paulus, allons ! Vous valez mieux que ça, non ? Et vous, Maître Blaukopf, vos relations ne peuvent pas monter plus haut que les miennes. Au cas où vous ne le sauriez pas, je m’appelle Bianka Steiner.

-         Si vous saviez ce que je m’en… quoi ? Steiner ? Comme le Prince ?

-         C’est mon grand-père, je sais que je ne tiens pas grand-chose de lui sur le plan physique, répondit Bianka avec une pointe d’amusement. Par contre, au niveau relationnel, tout va très bien entre nous. Aussi, il n’apprécierait pas tellement qu’un marchand obtus, rustre et présomptueux vienne me chercher des poux sur la tête.

-         Moi ? Rustre ? Présomptueux ?

 

L’homme semblait prêt à exploser. Ce fut à ce moment que la Grande Prêtresse Rebmann, alertée par les cris, entra à son tour dans la salle de lecture. Elle para au plus pressé en emmenant Blaukopf, Paulus et Bianka dehors, dans la cour. Une fois de plus, le marchand exposa son point de vue, une fois de plus Paulus décrivit la situation telle qu’il l’avait vécue, et enfin Bianka précisa ce qu’elle avait vu par la suite. Elle dut faire un effort de concentration plutôt violent pour garder son calme et éviter de retourner au galop dans la salle de lecture.

 

Il ne fallut guère plus d’une demi-minute de réflexion à la Grande Prêtresse pour citer une demi-douzaine d’articles par rapport auxquels le marchand s’était mis en infraction, avec l’invitation de quitter les lieux au plus vite. Blaukopf s’exécuta et disparut. Dès que l’Humain fut hors de vue, la jeune fille-rate se précipita à l’intérieur du bâtiment. Une fois arrivée, elle étouffa un glapissement de rage.

 

Naturellement, Brisingr Mainsûre avait disparu, tout comme le livre.

 

Bianka eut soudain une idée.

 

Le registre !

 

Oui, l’Elfe avait forcément dû inscrire son nom dans le registre des consultations spéciales, avec le titre du livre. Elle marcha d’un pas décidé vers le comptoir, s’empara du volume, à la surprise de la prêtresse installée à la réception.

 

-         Hé, mais qu’est-ce que vous faites, Grande Archiviste ?

 

Bianka ne répondit pas. En revanche, elle écarquilla les yeux quand elle vit la dernière page.

 

-         Sœur Ulrike ?

-         Oui, Grande Archiviste ?

-         Je peux savoir ce que c’est que ceci ?

 

Bianka posa le registre sous le nez de la prêtresse, et lui montra « ceci » d’un doigt presque rageur. Sœur Ulrike cligna des yeux, et resta coite.

 

-         Euh…

-         Eh bien, moi, j’ai une explication, et je vais vous la transmettre. Vous voyez le nom écrit dans la colonne « nom du demandeur » ?

-         Oui, Grande Archiviste.

-         Savez-vous de qui il s’agit ?

-         Non.

-         Bon. Alors sachez qu’il s’agit de Brisingr Mainsûre, un Mage du Feu venant d’Altdorf. Il a la fâcheuse habitude de se montrer indiscret, et très vague sur ses agissements. Donc, je ne suis pas surprise de l’avoir vu tout-à-l’heure en train de consulter un des ouvrages de la réserve des livres « spéciaux ». Mais vous, quand il vous a rendu le document avec la clef, vous n’avez pas été surprise de voir qu’il avait réussi à brûler le papier de la page juste assez pour effacer le titre de l’ouvrage qu’il venait de lire ?

-         C’est-à-dire que je viens de prendre mon service, je n’ai pas enregistré ce lecteur.

-         Et donc, vous ne l’avez pas vu partir non plus ?

-         Non, Grande Archiviste.

-         Qui donc était en poste avant vous ?

-         Je… je ne sais pas.

-         Vous ne savez pas qui était installé sur la chaise que vous occupez actuellement ? Vous êtes sûre d’avoir votre tête sur les épaules, en ce moment ?

-         C’est… je…

-         Bon sang, Sœur Ulrike, je dois savoir quel bouquin hérétique a consulté cet Elfe !

-         Est-ce si important, Grande Archiviste ? demanda alors la voix de la Grande Prêtresse Rebmann.

 

La jeune Skaven blonde sentit son visage se chiffonner de dépit. Il était inutile de discuter avec la Grande Prêtresse quand elle adoptait ce ton.

 

-         Vous l’avez dit à ce marchand il y a quelques minutes, continua la Grande Prêtresse. Nous avons le souci de discrétion. Si ce Mage a eu besoin de consulter notre ouvrage, nous n’avons pas à le juger. Et nous n’avons pas à investiguer de manière abusive tant qu’il n’a pas enfreint le règlement.

-         Reconnaissez tout de même qu’il s’est arrangé pour qu’on ne voie pas quel livre il a lu, c’est louche !

-         C’est un point de vue. Nous le garderons à l’œil la prochaine fois qu’il viendra en nos murs. D’ici là, il n’est pas question de le considérer comme un suspect.

 

Ses lèvres bien fermées, Bianka serra les dents de rage. Mais elle savait qu’il valait mieux ne pas se mettre la Grande Prêtresse à dos, aussi décida-t-elle de battre en retraite.

 

*

 

Enfin, après une journée longue et frustrante, il était l’heure pour la jeune fille-rate d’aller au lit. Assise dans son fauteuil, elle se remémora les moments les plus marquants, les analysa, en vue de les assimiler au mieux pendant la nuit.

 

Pas besoin de me faire des cheveux blancs en y repensant toute la semaine !

 

Son oreille pivota quand elle entendit le plancher craquer juste devant sa porte. Trois petits coups résonnèrent timidement sur le bois.

 

-         Entrez.

 

La porte s’ouvrit sur Gabriel, déjà en chemise de nuit. Bianka se leva.

 

-         Oh, c’est toi, Gab ? Qu’est-ce que tu veux ?

-         Je… Je suis venu te dire bonsoir.

-         Eh bien… bonsoir !

 

Elle pensa que le petit Skaven gris clair allait la quitter, mais il resta sur le pas de la porte. Il la regardait drôlement.

 

-         Quelque chose ne va pas, Gab ?

-         Euh… moi, ça va.

 

Pas sûr, songea la jeune fille.

 

-         Écoute, passons l’éponge pour ce matin, d’accord ? On n’a pas besoin de se disputer pour des broutilles. Je tiens à toi, j’ai l’impression que tu ne vas pas très bien, et ça m’inquiète. Si tu as un problème, on peut en parler. Je peux t’aider à trouver une solution. Ou au moins te conseiller la personne qui pourrait t’aider mieux que moi. Au pire, s’il n’y a rien à faire, ça peut au moins te soulager.

-         Moi, ça va, répéta Gabriel. Et toi, tu vas mal, en ce moment ?

 

Bianka ne retint pas un petit haussement de sourcils surpris.

 

-         Mais… bien sûr que non ! Pourquoi tu me demandes ça ?

 

Gabriel fit un pas dans la chambre.

 

-         Parce que… j’ai l’impression que tu fais des cauchemars, depuis quelque temps.

-         Des cauchemars ? Mais de quoi tu parles ?

 

Le jeune garçon-rat avança de nouveau.

 

-         Régulièrement, la nuit, je… t’entends crier.

 

La jeune fille mit trois autres secondes à comprendre à quoi son frère faisait allusion. Aussitôt, elle sentit ses joues s’embraser sous l’effet d’une horrible gêne.

 

-         Oh… Ah. Euh…

 

Elle décida d’y aller en douceur, sans pour autant tout nier en bloc. L’exercice allait être périlleux.

 

-         Oui, tu as raison. Mais ce ne sont pas des cauchemars, Gab. En fait, je…c’est une façon pour moi d’affirmer ma… tristesse.

-         Tu es triste ? s’inquiéta Gabriel, qui faisait maintenant face à Bianka. Mais pourquoi ?

 

Bianka s’assit sur son lit.

 

-         Parce que je me sens bien seule, Gab.

-         Toi, seule ? Pas du tout ! Et moi ? Et Père, et Mère ? Et Siggy, et Kit, et Soso ? Et Opa Ludwig ? Et Romulus ? Et…

-         Oui, bien sûr, coupa la jeune fille. C’est vrai, on est une grande famille. Parfois, c’est compliqué, mais j’aime cette famille. Mais il y a une chose que je n’ai pas, Gab. C’est… c’est… un amoureux !

 

Le petit homme-rat dut réfléchir quelques secondes pour intégrer cette information.

 

-         Un… un amoureux ?

-         Oui. Un garçon avec qui je m’entendrais bien. Un homme qui me comprendrait, qui accepterait de passer du temps avec moi juste pour être avec moi.

-         Je peux faire tout ça, Bianka.

-         Bien sûr, mais il faudra que ce garçon ne soit pas lié à moi par le sang, Gabriel. Si je veux avoir des enfants avec lui un jour…

 

Les yeux de Gabriel papillonnèrent.

 

-         Quel rapport avec ce que j’entends le soir ?

-         Eh bien… pour l’instant, je n’arrive pas à trouver quelqu’un comme ça, Gab. Et donc, ben… ça me rend triste. Et je suis obligée de faire des exercices pour oublier cette tristesse. De l’entraînement pour penser à autre chose, et me rendre plus forte.

-         Des fois, tu fais des exercices le matin, et je ne t’entends pas ?

-         Ce… c’est parce que ce ne sont pas les mêmes exercices. Ceux du soir sont plus fatigants. Ça m’évite de broyer du noir.

-         Tu es triste d’être sans amoureux, alors ?

 

Il fallut une longue paire de secondes à la jeune fille pour murmurer dans un souffle :

 

-         Oui.

-         Faut pas, parce que moi, je t’aime bien. Je ne peux pas être ton amoureux, et je ne peux pas te consoler aussi bien que Sigmund, qui est grand et fort. Mais je t’aime bien.

 

Bianka poussa un petit soupir.

 

-         Tu te trompes, Gab. Tu peux me consoler encore mieux que Sigmund.

-         Comment ?

-         Assieds-toi près de moi.

 

Gabriel prit place sur le lit, docilement. Bianka le serra dans ses bras, et laissa couler quelques larmes émues. Ils restèrent ainsi quelques instants, puis la jeune fille le relâcha. Avec beaucoup d’efforts, il parvint à la regarder dans les yeux quand il marmonna :

 

-         Je suis sincère, Bianka.

-         Je le sais. Personne ne peut être plus sincère que toi, Gab. Écoute, c’est très gentil de te faire du souci pour moi. Or, sur cette question, je ne pense pas que tu puisses m’aider, même si je sais que tu veux absolument le faire.

-         J’y connais rien en amoureux… Mais je n’aime pas te voir triste.

-         Ne t’inquiète pas. Tu sais quoi ? Je vais en parler avec Mère. Tu as raison, je ne peux pas rester comme ça. Et je crois qu’elle pourrait me donner des pistes pour résoudre ce problème.

-         Oui. Je crois aussi.

-         Je te promets que je trouverai un moment pour discuter de cette question-là avec elle dans les prochains jours. Quand elle aura un peu de temps à me consacrer. Toi, pendant ce temps, continue à bien travailler, et ne t’inquiète pas pour moi. D’accord ?

-         D’accord. Je t’aime bien, grande sœur.

-         Je t’adore, frangin.

 

Elle lui fit un dernier câlin, et il partit se coucher, un peu rassuré.

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