Le Royaume des Rats
Chapitre 45 : Les grands jours de Steinerburg
8190 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 19/05/2021 10:24
Enfants du Rat Cornu,
Je vous prie d’excuser le ralentissement du rythme d’écriture. J’ai dernièrement eu un gros souci informatique, et j’ai bien cru risquer de perdre toutes mes données. Heureusement, je m’en suis sorti, mais j’ai pris du retard.
J’espère que le récit continue de vous intéresser. J’ai remarqué que certaines personnes en parlent à droite à gauche sur des forums estampillés Warhammer, ce qui est toujours plaisant. Bon, parfois, j’en ai vu qui critiquaient mon anglais ; bien sûr, étant Français né de parents Français et n’étant pas prof d’anglais, j’ai du mal à restituer exactement ce que j’écris en français, en particulier pour certaines expressions, car je tiens à faire de l’écriture plus appliquée que les exercices des cours de lycée.
Je vous remercie de votre compréhension. N’hésitez pas non plus à m’envoyer des messages, j’y répondrai.
Pour finir sur une note positive, je vous invite à vous rendre sur la page DeviantArt ChildrenOfPsody. Vous découvrirez la dernière-née de Mennina, qui est devenue un personnage canonique de ma fanfiction. Vous ne la verrez pas tout de suite, je la ferai apparaître dans les nouvelles qui suivront la fin de Le Royaume des Rats. Soyez patients, mais appréciez tout de même son adorable frimousse. Danke schön, Mennina !
Gloire au Rat Cornu !
L’union entre Martha Spiegel et Fritz Hafner devait rester longtemps comme un moment particulièrement joyeux, où le bonheur avait été partagé par tous les participants sans exception. Et comme tout moment de grande réjouissance, avec le temps, les cœurs s’alourdissaient, les petites contrariétés invisibles la veille reprenaient leurs droits sur le bon déroulement de la vie, et personne n’était à l’abri d’une poussée de mauvaise humeur.
Tel était l’état d’esprit dans lequel se trouvait le Maître Mage ce matin-là, trois jours après le mariage. Pour la sixième fois (ou septième ? il avait perdu le compte), son fils puîné lui rabâchait les oreilles avec la question qu’il lui posait régulièrement depuis près d’un an, à présent.
- J’aimerais que tu prennes le temps de réfléchir un peu, cette fois.
Le front de Psody se plissa. Sigmund sentit une petite piqûre de glace titiller son cœur. Les crevasses dans le front de son père semblaient aussi dangereuses pour ce qu’il venait de demander qu’un gouffre pour un voyageur marchant sur un pont branlant. Ses craintes trouvèrent confirmation quand il entendit sa voix dire d’un ton neutre :
- La réponse est toujours « non », Siggy. Je suis navré.
Le Skaven Noir se mit aussitôt en colère.
- Mais pourquoi ? POURQUOI, à la fin ?
- On en a déjà parlé. Mes arguments restent les mêmes. Ceux que tu viens de me présenter ne m’ont pas convaincu.
- Écoute, tu ferais une bonne action, avec une bonne réponse !
- C’est exactement-précisément ce que je fais.
Sigmund glapit de frustration.
- Alors, pas moyen de te faire changer d’avis !
- Pas tant que tu ne m’auras pas prouvé que tu as changé.
- Qu’est-ce que je dois faire ?
- Montre-moi que tu as du plomb dans la tête-cervelle ! Que tu es quelqu’un de responsable, qui a les pieds sur terre, avec le sens des priorités !
- J’ai arrêté de boire !
- Ce n’est pas suffisant-suffisant, Siggy. C’est un progrès, je suis d’accord, mais il faut plus.
Le Skaven Noir était sur le point de baisser les armes. Mais son obstination coutumière le poussa à insister une dernière fois.
- Tu ferais vraiment un heureux, si tu répondais « oui » à ma question, Père !
- Je n’en suis pas si sûr, fiston. Or, toi, tu ne t’en rends pas compte. Tout le problème est là.
Sans une parole supplémentaire, Sigmund tourna fermement le dos à son père et quitta son bureau d’un pas décidé. Il attendit de mettre quelques yards entre lui et la porte pour grommeler des méchancetés. Ce fut à peine s’il se rendit compte de la présence de son grand-père et du Magister Flamboyant Brisingr Mainsûre qui croisèrent son chemin. Il s’empressa de se retirer dans ses appartements, et verrouilla la porte derrière lui.
Il poussa un glapissement frustré, serra les poings et les brandit au-dessus de sa tête, mais il réalisa ce qu’il était en train de faire. Furieux contre lui-même, il se tut, et se laissa tomber sur un canapé.
Il resta ainsi un temps indéfinissable, dans le silence pesant de la salle de séjour. Puis il décida de tenter de penser à autre chose.
C’est l’heure de mon poison.
Le grand Skaven Noir fouilla dans la poche de son gilet, et en sortit un petit cylindre de cuir. Il l’ouvrit, en retira un petit tube de verre dont l’une des extrémités était engoncée dans une vessie d’animal séchée et rendue élastique grâce à un traitement appropriée. Il renversa la tête en arrière, enfonça délicatement le goulot du tube dans sa narine gauche, et appuya sur la poire. Une petite giclée d’un liquide clair de couleur orangée remonta jusqu’à son sinus. Avant d’en ressentir les effets, Sigmund fit de même avec sa narine droite. À peine avait-il desserré les doigts que déjà le médicament lui monta à la tête. Il fut pris de vertiges, d’une irrésistible envie de tousser, qu’il ne retint pas.
Quelle merde !
Ses parents et le prieur Romulus lui avaient promis qu’en suivant les conseils de Sœur Judy Hoffnung, l’alcool ne serait pas remplacé par une drogue plus redoutable. Et pourtant, il commençait à avoir des doutes. Il se rappela, toutefois, que la prêtresse de Shallya avait accepté d’espacer les doses deux semaines plus tôt, les réduisant désormais à une par jour. Encore quelques temps, peut-être un mois, et il n’aurait plus du tout besoin de cette décoction faite à base de plantes toutes plus odorantes et irritantes les unes que les autres.
*
Le Prince et le Maître Mage contemplaient attentivement le plan, pendant que Brisingr Mainsûre s’appliquait à décrire en détail la structure du projet de nouveau Collège de Magie.
- Le Collège de Magie du Feu d’Altdorf a été bâti selon ce modèle, et quand je vous l’aurai décrit, vous comprendrez pourquoi il sera bon de s’en inspirer, tout en trouvant moyen de le perfectionner.
Le Prince se frotta le nez, et invita d’un geste l’Elfe à commencer son exposé.
« Le Collège Flamboyant d’Altdorf est situé dans un quartier à part, car tous les bâtiments alentour ont brûlé, il n’y a plus que des ruines calcinées. Bien sûr, nous n’allons pas mettre le feu à un quartier de Steinerburg, mais cela est un avertissement : prévoyez un lieu à l’écart. Il doit être construit dans un quartier où les maisons ne sont pas trop rapprochées les unes les autres, et le moins inflammable possible. Si besoin, incitez quelques personnes à déménager. »
« Le bâtiment lui-même est entouré de protections magiques très complexes : d’abord, une barrière illusoire permanente l’isole du regard du badaud. Il faut dire que son apparence ne peut qu’attirer l’attention : vingt et une tours, chacune pourvue d’un énorme brasero qui exhale une fumée d’une couleur unique. Chaque feu brûle d’un composant différent, permettant ainsi de multiples expérimentations variables selon les besoins. Un tel bâtiment serait probablement admiré s’il était isolé dans une plaine, mais au milieu d’une ville, les gens pourraient craindre en permanence le risque d’un incendie, ou tout simplement être incommodés par la vue au milieu des habitations. Cette barrière illusoire sera donc cruciale pour le bien-être des citoyens de Steinerburg. Pour la traverser, les initiés devront connaître par cœur une procédure particulière : une série de gestes simples mais trop précis et variés pour être effectués par hasard. Une fois cette série achevée, la personne se retrouve aussitôt devant la porte d’entrée. »
« L’odeur de fumée et de combustion vous prend alors à la gorge, il faudra vous y habituer, car elle flotte à travers tout le secteur. La barrière illusoire l’empêche d’embaumer les maisons alentour, mais dans le Collège même, c’est un fait, ça sent le brûlé. Avant de pouvoir le visiter, il vous faudra passer un grand portail de bronze, magiquement chauffé en permanence. Seule une force mentale en adéquation avec Aqshy, le Vent de Feu, permet son ouverture à distance sans le toucher. Derrière le portail, il y a une loge avec un gardien qui tient une liste des visiteurs attendus pour la journée, et la règlementation est intransigeante : si vous ne faites pas partie du Collège, et si votre nom ne figure pas sur le registre, l’entrée vous sera refusée. Bien sûr, s’il s’agit de personnalités connues telles que l’Empereur ou un Comte Électeur, un Magister assermenté vient à la rencontre du visiteur, et pourra s’assurer de l’authenticité de son identité. Cela évite le risque de laisser entrer un imposteur. »
« Le Collège lui-même est constitué de sept bâtiments, disposés autour d’une cour intérieure. Tous sont bâtis en pierre rouge, et le sol de la cour est composé de pavés colorés dont le motif représente sept clefs, chacune pointant vers le centre d’un des sept bâtiments. Chaque angle de cette cour à sept côtés est pourvu d’une tour, deux tours s’élèvent sur chaque bâtiment, et au milieu de chaque bâtiment, vous trouverez une porte de métal équipée de sept serrures. »
« Tout l’intérieur des bâtiments est constitué de roche, de pierre et de métal, vous pensez bien qu’on limite l’usage du bois. L’éclairage est assuré par des torchères, des braseros et des cheminées, les quelques fenêtres permettent davantage l’aération que l’éclairage. Ce sont essentiellement les appartements privés des professeurs et magisters qui sont pourvus de fenêtres, elles donnent sur la cour. »
« Les objets les plus précieux du Collège sont dans une grande cave creusée dans la roche. L’accès à cette cave se trouve dans un passage secret. L’unique porte de cette cave est bien évidemment blindée, et ses murs sont renforcés par d’épaisses plaques de métal. De toute façon, dans le cas bien improbable d’une tentative d’invasion, soyez assuré que les membres du corps enseignant sont formés à repousser les envahisseurs. »
Le Prince fit un petit hochement de tête.
- Bien. Ma foi, si les Mages du Feu d’Altdorf s’y sentent bien et sont efficaces, nous devrions pouvoir reproduire cette construction ici.
- Sur le plan matériel, nous avons ce qu’il faut. Il y a suffisamment de roches adaptées, nous avons la main-d’œuvre, et je pourrai faire venir quelques magisters intéressés par une promotion hors des frontières de l’Empire pour superviser les travaux et donner les premières leçons. Là où les choses risquent de se compliquer, votre Majesté, c’est au sujet de la facture. Vous comprenez bien que de tels dispositifs sont financièrement très exigeants.
- Faites-moi donc voir.
L’Elfe sortit de sa sacoche un carnet, l’ouvrit à une certaine page. Steiner plissa les yeux, et grommela.
- Y a-t-il moyen de réduire un peu les coûts ?
- Il y a toujours moyen, votre Altesse. Le problème est que la qualité de la construction s’en ressentira.
- Alors ne touchons à rien. La qualité est ce qui importe le plus. Je peux avoir cet argent, mais il faudra probablement lever un nouvel impôt dans les prochains mois. Depuis notre arrivée ici, j’ai pratiquement dépensé tout le trésor de Cuelepok, et Verena sait ce qu’il représentait pourtant. Mais la tranquillité est à ce prix. Je demanderai à mon trésorier de faire les calculs pour déterminer une dîme raisonnable, il ne faudrait pas que les citoyens se sentent pressés comme des citrons. Combien de temps vous faudrait-il pour démarrer le chantier ?
- Eh bien… je peux dès aujourd’hui écrire au Patriarche Gormann pour qu’il envoie des magisters. Le temps pour eux de venir, je trouverai un endroit dans Steinerburg où construire ce futur Collège. Il faudra engager un contremaître et des ouvriers…
- Encore des Nains ? demanda le Skaven Blanc.
- Pas nécessairement, Psody. Autant pour reconstruire un pont de conception Naine, c’était judicieux, autant pour ce Collège, ce sera mieux de faire travailler les citoyens de Vereinbarung. Ils se sentiront ainsi investis dans cette importante étape de l’histoire du Royaume des Rats. Par ailleurs, les Nains n’aiment pas spécialement la magie d’origine elfique, et je ne pense pas qu’on aurait beaucoup de candidats. Ceci, plus la prévision du budget et les premiers acomptes… si tout se passe bien, nous devrions pouvoir donner le premier coup de pioche dans trois mois.
- Fort bien, Mainsûre, nous lancerons donc les travaux dans trois mois. Le Prince a parlé.
L’Elfe inclina poliment la tête avec un petit sourire satisfait. En réalité, il avait envie de bondir de joie. Certes, il n’était pas prévu pour lui d’avoir une place dans ce nouveau Collège, ni même dans le Royaume des Rats, du fait de son statut de Magister Vigilant, mais la perspective d’avoir donné de sa personne pour construire un édifice aussi imposant que celui de la capitale de l’Empire de Karl Franz le gonflait d’orgueil.
- Et comment avancent les travaux au nouveau Collège de Jade, votre Altesse ?
- Eh bien… j’ai donné mon accord pour la construction il y a de cela une quinzaine de semaines, les travaux ont justement commencé il y a trois jours. La Grande Druidesse Lucretia s’est portée volontaire pour diriger cette enclave, nous ne devrions pas tarder à recevoir d’autres Druides prochainement.
- Je serais curieux de voir comment ils ont procédé… je devrais peut-être leur rendre visite ?
- Et si je vous y emmenais ? proposa Psody. Je dois justement rejoindre la Grande Druidesse Lucretia à cette heure.
- Je vous suis, Psody.
Les deux magiciens prirent congé du Prince.
*
Dès son arrivée sur les terres de Vereinbarung, le Prince avait prévu la création d’un Collège de Jade. Bien sûr, la construction d’autres structures plus vitales s’était avérée prioritaire, mais Ludwig Steiner avait toujours gardé cette idée dans un recoin de son esprit. Originaire de Talabheim, ville davantage tournée vers la nature, la présence d’espaces verts était fermement accrochée à son propre bien-être. Le temple de Taal et Rhya, alors déjà construit, avait subi d’importants travaux de réfection. Pour le Collège de Jade, les colons avaient procédé autrement. Gotrek Gurnisson avait repéré un pâté de maisons particulièrement insalubre dans l’endroit qui allait devenir le Quartier de la Couronne, là où étaient installés les marchands et les banquiers. Le Prince avait ordonné la destruction intégrale des édifices et l’évacuation des déchets. Un grand terrain avait ainsi été laissé à l’abandon. C’était ce terrain qui servait désormais de base au futur Collège de Magie de Jade.
Les ouvriers finissaient d’évacuer les débris de maison qui traînaient encore sur le sol. D’autres plantaient dans le sol des tiges de bois qu’ils reliaient avec des cordes. Le Skaven Blanc remarqua qu’ils étaient en train de tracer un circuit fermé formant un grand cercle.
- Ce sera le cœur-même de notre Collège, expliqua une voix douce et grave derrière lui.
L’homme-rat se retourna, et fit face à une Humaine qui présentait quelques traits inhabituels : en premier lieu, elle était grande, au moins autant que Marjan Gottlieb. La couleur de cuivre de ses cheveux s’accordait à son teint de peau mat, signe qu’elle venait du sud de la Tilée, dont elle avait conservé un léger accent. Ses yeux sombres reflétaient une âme aux convictions solides. Son visage rond portait plusieurs tatouages d’encre bleue qui soulignaient sa circonférence. Le plus notable était ses oreilles : bien que complètement Humaine de naissance, ses oreilles étaient allongées, pointues, et légèrement duveteuses, comme celles d’une biche. Contrairement aux personnes qui ne connaissaient pas les subtilités de la magie et de son utilisation, Psody et Brisingr savaient que c’était le signe d’un contrecoup ; une utilisation mal dosée d’un vent de magie pouvait provoquer une déflagration et engendrer une telle trace sur le praticien. Selon le Vent utilisé, la « marque » adoptait une forme en lien. Les Mages Flamboyants pouvaient se retrouver avec une chevelure ressemblant à des flammes dansantes, certains Druides arboraient des caractéristiques animales.
Cette grande femme rousse portait une toge verte par-dessus un pantalon de cuir, une tiare de bronze cerclait son abondante chevelure, et de nombreux colifichets variés étaient accrochés çà et là sur ses vêtements – patte de poulet, rameau d’olivier, côte de renard. Une dizaine de serres d’aigles enfilées sur une simple ficelle autour de son cou finissait de décrire la fonction de l’Humaine.
Le Skaven Blanc inclina la tête.
- Grande Druidesse Lucretia, je vous salue-salue.
- Hoeth puisse éclairer votre journée, ajouta Brisingr.
- C’est fort aimable à vous de venir, messieurs, répondit la Grande Druidesse. Comme vous pouvez le constater, la topographie des lieux est en passe d’être achevée, d’ici quelques semaines, les ouvriers démarreront la construction à proprement parler.
- Comment comptez-vous organiser tout ça ? demanda l’Elfe flamboyant.
- Le bâtiment principal sera au centre de notre espace. Nous prévoyons bien entendu de nombreuses zones réservées à Mère Nature : un pré, un potager, un enclos où mettre les animaux domestiques, un petit tertre qui servira à inhumer les Druides qui préféreront retourner à la terre plutôt qu’un caveau dans les Jardins de Morr… Tout sera organisé autour du bâtiment central. Le plus gros œuvre sera la rivière.
- La rivière ? répéta Brisingr. Mais il n’y a pas de rivière à Steinerburg ! L’eau est acheminée par un aqueduc et repart par les égouts !
- Vous avez raison, et justement, c’est pour ça qu’on parle de gros travaux : les ouvriers vont creuser des aménagements pour permettre à une rivière de circuler dans cette section de la ville. Les Nains de Maître Barisson vont modifier l’aqueduc de manière à ce qu’il puisse alimenter en parallèle un petit cours d’eau qui passera par là.
- Je commence à comprendre les paroles du Prince quand il disait qu’il avait dépensé pratiquement tout le trésor de Cuelepok.
Le Magister Mainsûre suivit des yeux le tracé de la future rivière, lorsque son regard fut attiré par quelque chose de particulier.
- Oh, vous prévoyez de faire un petit ilot ?
- Oui, cela nous permettra de canaliser les énergies de l’eau, des cieux et de la terre en même temps sur un bout de terrain isolé. Un ilot d’une surface semblable à celle d’une maison sera suffisant. D’ailleurs, cela a donné des idées : les prêtres de Taal et Rhya ont demandé au Prince la permission de faire la même chose. Ils aimeraient créer une rivière en circuit fermé qui ferait le tour complet de leur temple.
- Et c’est réalisable ?
- Oui, mais là encore, ces travaux coûteront très cher, et les impôts ne suffiront probablement pas. Mais ce ne sont pas des questions qui me concernent.
L’Elfe haussa un sourcil.
- Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ?
Il franchit le cordon et fit quelques pas dans l’espace prévu pour devenir un ilot, puis il s’arrêta devant un hêtre. C’était le seul arbre du périmètre, dont il occupait le centre. La Grande Druidesse Lucretia expliqua :
- Ce quartier avait une place publique avant sa démolition, et cet arbre était déjà là. Le Prince a demandé à Maître Gurnisson de ne pas y toucher.
- Ah oui ? Pourtant, il n’a pas l’air très vaillant…
Et c’était vrai. Le hêtre semblait affaibli, comme si les années passées dans le terrain en ruines l’avaient peu à peu vidé de son essence vitale. Quelques feuilles jaunies pendaient à ses branches et tremblaient maladroitement. L’écorce tombait par plaques de son tronc, lassant paraître son aubier poussiéreux, desséché, mais encore clair. Ses racines avaient péniblement soulevé les pavés mousseux comme pour revendiquer de ses faibles forces un peu plus de terre.
- Vous qui êtes si soucieux du bien-être des vivants, vous n’avez pas peur de torturer cet arbre en le laissant ainsi à l’agonie, Grande Druidesse ?
- Il n’est pas « à l’agonie », Maître Mainsûre. Il est mal en point, mais on peut le sauver.
- Et s’il était porteur de maladies-vermine ?
- Je l’ai examiné il y a quelques jours, Maître Mage. De ce côté-là, il n’y a rien à craindre. C’est vrai qu’il a mauvaise mine aujourd’hui, mais peut-être est-ce pour ça que le Prince a voulu le garder ? Pour lui donner une autre chance ? Votre père aime la nature. Et puis, il y a la symbolique ; je connais son histoire, il a connu des moments très difficiles, lui aussi, et a bien cru finir aussi rabougri et desséché. Vereinbarung a été son salut, peut-être en sera-t-il de même pour ce hêtre ?
- Vous pensez vraiment qu’il pourrait reprendre vie ?
Le visage rond de la Grande Druidesse se fendit d’un grand sourire malicieux.
- Je ne le pense pas, je le sais, Magister. Quand je l’ai examiné, j’ai vu un présage. J’ai analysé les flux de magie, observé la position des étoiles et écouté les murmures du vent, et j’ai finalement déterminé le fil vital de cet arbre. J’ai décelé une évolution surprenante. Si j’en crois ce que j’ai calculé, et je pourrai vous montrer ces calculs si vous voulez vérifier vous-même, les conjonctions ont prévu un changement qui devrait arriver d’ici une dizaine de cycles annuels.
- En d’autres termes, quelqu’un ou quelque chose devrait pouvoir soigner cet arbre d’ici une dizaine d’années, selon vos calculs ?
- En effet, Magister. Une décennie tout au plus.
- En admettant qu’il ne dépérisse pas complètement d’ici là ?
- J’ai confiance en les murmures de Ghyran, Magister.
Psody sentit ses yeux se plisser.
- Moi, j’ai une petite idée sur qui pourrait être à l’origine de ce changement.
- Il y a sans doute déjà des habitants de Vereinbarung qui pourraient maîtriser Ghyran s’ils apprenaient à le faire, répondit la Grande Druidesse. Ils ne sont simplement pas au courant.
- Vous pensiez à quelqu’un en particulier ? s’enquit Brisingr.
- Un couple de paysans est venu me présenter son premier enfant il y a quelques mois. Et si c’était lui ?
- Vous avez décelé des prédispositions chez lui ?
- C’est même écrit sur sa figure : il s’agit d’un Skaven Blanc !
La Grande Druidesse fit une moue songeuse.
- Hum… Et pourquoi pas ? S’il vient d’un milieu rural, il va forcément avoir une éducation proche de la nature. Ses parents prient déjà probablement Taal et Rhya, son cadre de vie comprend les grands espaces, le bétail et les cultures…
Le Magister Mainsûre eut l’air davantage sceptique.
- Je ne voudrais pas briser vos espoirs, Grande Druidesse, mais rappelez-vous que le cadre de vie n’est pas tout : j’ai connu des Mages du Collège Doré issus de la campagne reculée. Ce n’est pas le praticien qui choisit le Vent de Magie, mais le contraire. Si ça se trouve, ce petit garçon va exceller dans l’art de manipuler Shyish. Ce que je lui souhaite, s’empressa de rajouter l’Elfe. Les Mages d’Améthyste sont toujours utiles à la société, n’est-ce pas.
- Mon père n’a pas encore prévu de Collège d’Améthyste, Brisingr. Il le faudra bien, pour sûr.
- Je suis d’accord avec Maître Mainsûre, pour un équilibre des vents de Magie, chaque Collège est aussi important que les autres, y compris de Collège d’Améthyste. Bien évidemment, je me réjouis de voir que le premier Collège est celui de Jade, mais j’espère voir un jour la ville de Steinerburg avec huit Collèges, Maître Mage.
Cette dernière déclaration alluma une petite étincelle dans l’esprit de l’Elfe.
- Hum, ça me fait penser à quelque chose… Dites-moi, Psody, vous avez le titre de « Maître Mage », et pourtant vous pratiquez la Magie de Ghyran. Les Mages de Jade ont pour coutume de se faire appeler « Druides ». Pourquoi pas vous ?
- Parce que je ne suis pas Druide, officiellement-nommément. Être druide nécessite d’avoir suivi des cours de théologie et de sciences naturelles. Ensuite, il y a des examens à passer, puis une cérémonie rituelle de nomination. Je n’ai rien fait de tout ça.
- Une fois le premier bâtiment construit, nous devrions pouvoir faire venir quelques Druides qui assureront les enseignements nécessaires, expliqua la Grande Druidesse Lucretia. Ainsi, les Mages liés à Ghyran seront bien des Druides, avec les mêmes lois et la même organisation qu’à Talabheim.
- Et donc, ça pourrait faire de vous un Druide, insista Brisingr.
- Aucune importance, répliqua le Skaven Blanc.
- Pourquoi donc ? Vous ne voulez donc pas être Druide ?
Psody esquissa un petit sourire un peu nerveux.
- Je ne pense pas que ce soit possible-raisonnable, Brisingr. D’après ce que j’ai appris en consultant des livres sur le sujet-sujet, être Druide implique d’avoir baigné dans la culture de Taal et Rhya dès son plus jeune âge. Les Druides sont généralement nés d’au moins un parent Druide, si ce n’est les deux-deux. Je n’ai aucun rapport avec ces dieux-là, je ne serai même pas capable de réciter leurs principaux commandements ! Et si je m’y intéressais plus profondément-sérieusement que pour satisfaire ma curiosité, je doute que le Rat Cornu approuve.
- Jusqu’à présent, votre Rat Cornu a l’air de laisser aller les choses… Vous êtes sûr qu’il faudrait craindre un dieu qui semble s’être détourné de vous ?
Cette remarque ne manqua pas de contrarier le Skaven Blanc.
- La question n’est pas de savoir si le Rat Cornu m’a abandonné, mais de veiller à ce que moi, je ne l’abandonne pas ! Vous ne pouvez pas me demander de renoncer à la croyance qui a toujours régi ma vie !
- Même si c’est un dieu réputé mauvais et interdit dans l’Empire ?
- Je suis le seul à vénérer le Rat Cornu parmi tous les citoyens du Royaume des Rats, et je l’assume. Contrairement à nombre de vos compatriotes d’Ulthuan qui se cachent pour prier Khaine, le dieu du meurtre !
Ce fut au tour de l’Elfe d’accuser le coup. Mais il se contenta d’un petit sourire.
- Vous avez raison, et je vous dois des excuses. Comme vous, j’ai tourné le dos à mes compatriotes, mais pas à leurs dieux. Je prie Hoeth, et je respecte ceux qui vénèrent Khaine. C’est un mal nécessaire, les Elfes en ont conscience, et tâchent de rester dignes. Enfin… sauf ceux de Naggaroth, bien sûr.
- Vous parlez des Elfes Noirs… constata la Grande Druidesse. Je n’en ai jamais vu. Sont-ils vraiment si terribles ?
Sans se déparer de son sourire, Brisingr murmura :
- Les Orques détruisent tout ce qui n’est pas vert car ils ont besoin d’exprimer leur existence de cette manière. Les Skavens Sauvages sont mus par la peur et la colère. Mais de tous les peuples constitués de créatures mortelles, de chair et de sang, les Druchii sont sans conteste les pires ; la décadence est leur mode de vie, et ils ont érigé le sadisme et la cruauté en sommets de la raffinerie. Les bourreaux et tortionnaires sont des artistes, et leurs malheureuses victimes sont leurs œuvres. Et chaque Elfe Noir est élevé pour devenir l’un de ces artistes. Leurs proies favorites sont les Hauts Elfes. Voir les habitants d’Ulthuan leur rappelle qui ils furent et ce qu’ils ont perdu. Car sous leurs airs bravaches et leur complaisance affichée dans le carnage et le sang, les sujets du Roi-Sorcier Malekith savent très bien qu’ils ne sont rien de plus que la conséquence d’un mauvais choix. Un mauvais choix qu’ils ont fait en acceptant de se détourner des dieux d’Ulthuan pour vénérer Slaanesh. Même ceux qui sont nés depuis la Déchirure continuent de payer la dette de leurs ancêtres. Le dieu Kaela Mensha Khaine est l’autre divinité qu’ils suivent avec plaisir, d’autant plus volontiers que c’est un dieu qui conserve une place dans le panthéon des dieux d’Ulthuan dont le culte est autorisé, comme notre ami Maître Mage l’a dit tantôt. C’est une manière pour eux de se rapprocher de leurs pires ennemis, je crois : garder quelque chose de leur vie d’Haut Elfe, une étincelle de leur grandeur perdue.
Le sourire de Mainsûre se plissa en un rictus cynique.
- Le pire est que le visage des Elfes Noirs le rappelle incessamment à tous les Elfes nés sur Ulthuan, comme moi : la trahison dort en chacun de nous… et parfois, il suffit de trois fois rien pour la réveiller.
*
- Attention, on y est presque…
- Ouille !
- Encore un tout petit peu de patience, je vous prie.
L’homme grommela, et poussa un petit gémissement alors que le Prieur Romulus serra la bande de gaze. Au bout de quelques instants qui parurent être une éternité pour le patient allongé sur le matelas, l’aumônier coupa le tissu, et déposa délicatement la jambe.
- C’est terminé, j’ai tout mis en place.
- Je m’en souviendrai, de cette journée ! Foutue maladresse !
- Ne vous blâmez pas, Maître Swenson. N’importe qui peut faire une chute de cheval. Pensez plutôt que vous avez eu de la chance dans votre malheur.
- De la chance ? Avec une guibolle cassée ?
- J’ai eu l’occasion de voir des cavaliers moins chanceux que vous : ils s’étaient brisé la colonne vertébrale ou la nuque. Vous auriez pu finir paralysé à jamais, ou mort.
Le messager Leif Swenson avala sa salive.
- Depuis douze ans que je suis dans le métier, ça ne m’était jamais arrivé !
- Il y a une première fois à tout. À partir de maintenant, vous allez rentrer chez vous et vous reposer. Et vous ne bougez plus pendant un mois. Plus de déplacement à cheval, plus de travaux aux champs pour votre famille, en un mot : repos. Du repos, du repos, ménagez-vous.
- Le courrier ne va pas se livrer tout seul !
- En effet, mais nous avons la chance d’avoir un service de messagerie princier qui emploie plus d’une personne, au cas où il y aurait un problème.
- Et ça ?
Swenson désigna d’un doigt énervé la sacoche posée sur la table.
- C’est ma livraison du jour. Qui va s’en occuper ? Vous ?
Le Prieur Romulus eut un petit sourire.
- Eh bien oui, tiens ? Pourquoi pas ?
Le messager fut tellement surpris par cette réponse que toute trace d’ironie s’envola de son visage.
- Vous n’êtes pas sérieux ?
- Sûr que je le suis ! Quoi, ne me dites pas que vous allez me dissuader de le faire, maintenant ?
- Ben… c’est que… ce n’est pas votre boulot, Prieur !
- Rendre service est mon boulot, Maître Swenson.
Romulus ouvrit la sacoche et compta environ une dizaine de plis, rouleaux, et missives, tous cachetés. Le prêtre repéra des sceaux de cire frappés de blasons variés – chouette, loup, soleil, lion, cheval, abeille, bateau, et bien d’autres. Il fronça les sourcils un instant en réfléchissant au parcours qu’il allait devoir suivre pour tout livrer. Swenson s’en rendit compte, et demanda :
- Vous êtes sûr de vouloir faire ça ? Faut pas, si vous avez autre chose à faire !
- Cela me permettra de rappeler aux ouailles de Steinerburg de continuer leurs donations à notre temple. Shallya remercie toujours ceux qui lui viennent en aide.
Au fond de lui, Romulus n’était pas attiré par l’argent, mais il savait très bien que les couronnes d’or étaient nécessaires pour faire vivre le temple, nourrir les serviteurs dévoués de la Déesse de la Compassion et acheter le matériel pour soigner les patients et remplir le ventre des miséreux. Il venait de reconnaître sur les enveloppes quelques noms de grandes fortunes du pays. Il n’avait aucun scrupule à demander, toujours poliment, un soutien financier aux membres de cette catégorie de la société de Vereinbarung à la moindre occasion. Ils pouvaient soutenir pécuniairement l’ordre de Shallya bien plus que les pauvres, ce qu’ils faisaient souvent avec moins de zèle, paradoxalement. Telle était la nature Humaine : plus l’argent s’accumule, moins on est disposé à en faire profiter les autres.
- D’ailleurs, je vais y aller, je dois m’entretenir avec le Prince.
- Comment va son Altesse ?
- Tout va bien, mais le Prince Steiner doit s’occuper de plusieurs chantiers. Hé, cela fait six ans que nous sommes arrivés ici, il est temps de penser au long terme !
- Beaucoup de chantiers, ça fait beaucoup de risques d’accidents… J’espère que vous arriverez à soigner tout le monde ?
- J’ai confiance en nos Prêtresses.
- Elles ne seront pas toujours là, vos Prêtresses.
- La relève est assurée, Maître Swenson, ayez confiance. Un peu d’optimisme vous rendra la journée meilleure. En attendant…
Romulus ouvrit un placard, en sortit une paire de béquilles, et la donna au messager. Celui-ci empoigna les cannes de bois, puis se releva péniblement. Il fit quelques pas à travers le dortoir.
- Vous me les rapporterez quand vous n’en aurez plus besoin.
- Dame, je vous remercie, Prieur. Et pour le courrier, si je peux faire quelque chose en échange…
- Bien sûr que vous pouvez. Comme je le disais il y a un instant, Shallya remercie toujours ceux qui lui viennent en aide.
Swenson fit un signe de tête et quitta la chambre. Romulus referma la sacoche, passa la lanière à son épaule, et se dirigea à son tour vers la sortie du temple.
- Bonjour, Prieur.
Il pivota, et se retrouva face à Heike.
- Bonjour mon enfant. Comment allez-vous, aujourd’hui ?
- Tout va bien. Sœur Judy m’a conseillé une nouvelle variété de thé qui devrait apaiser mon humeur.
- Je ne me rappelle pas avoir entendu votre mari se plaindre de votre tempérament ?
- Parce que vous ne nous connaissez pas notre vie de couple jusque dans la chambre à coucher, Prieur, répondit la femme-rate avec un sourire entendu.
L’Humain vit du coin de l’œil la petite Isolde, à genoux sur une chaise de prière. Depuis qu’elle avait appris qu’elle allait devenir grande sœur, elle venait au temple au moins un matin sur deux pour remercier la Déesse de la Compassion, et lui supplier de garder sa mère et l’enfant à venir en bonne santé.
- Vous trouvez qu’elle fait du zèle, Prieur ?
- Isolde est une enfant, elle est fermement et sincèrement accrochée à ses convictions. Même si, personnellement, je trouve qu’une visite à l’autel une fois par semaine suffirait, je ne vais pas décourager ce petit cœur tendre.
- Elle n’en démord pas, Prieur. Elle est vraiment sûre de vouloir devenir une prêtresse de votre ordre.
- Jusqu’à présent, vous aviez l’air de la soutenir. Vous avez changé d’avis ?
- Pas du tout, je préfère de loin la voir devenir une colombe qu’un soldat.
- Si elle choisit de porter la bure, il faudra qu’elle renonce à tout son confort. Finie la vie de princesse au Domaine Steiner, finis les beaux vêtements, les sucreries à l’envi, les jouets… Elle a conscience de ça ?
- J’ai commencé à lui expliquer. Ça ne l’a pas refroidie pour autant. Elle s’est même déjà entraînée à porter des habits communs ou à ne pas manger de la nourriture raffinée une fois ou deux.
- Eh bien, ça, c’est de la conviction ! L’année prochaine, elle devrait être assez grande pour découvrir le côté le plus salissant du travail des prêtresses de Shallya, au dispensaire. Cela sera sans doute le dernier test : ou elle finira par sentir qu’elle n’est pas capable, ou sa conviction sera d’autant plus renforcée, et elle pourra devenir initiée.
Heike fit un petit hochement de tête sans répondre.
- Heike, je n’influencerai jamais volontairement l’avenir d’Isolde, si ce n’est pour qu’elle suive la voie dans laquelle elle s’épanouira le plus.
- Oh, ne vous ne faites pas, Prieur. Moi aussi, je ne veux que son bonheur. Si elle choisit de renoncer à sa vie de Dame pour faire le bien autour d’elle comme vous, qu’elle le fasse, je la soutiendrai toujours.
Enfin, le Prieur se permit de sourire franchement.
- Bien, je dois vous laisser, j’ai promis au messager de livrer le courrier restant.
- Vous n’aviez pas à faire ça, Prieur. Vos fonctions auprès de mon père vous dispensent de vous livrer à ces activités.
- Il se trouve que j’aime ces activités, mon enfant. Il est bon de temps en temps de se rappeler notre fonction première, à nous autres, serviteurs de Shallya.
- En parlant de ça, je vais glisser à notre Déesse un petit mot, moi aussi.
Sur ces paroles, Heike s’installa aux côtés d’Isolde, et Romulus quitta le temple.