Le Royaume des Rats
Deuxième partie : Les Ennemis intérieurs
Chapitre 44 : Éclosions
Filles et Fils du Rat Cornu,
Et voilà le commencement de la deuxième partie de ce récit. J’espère que l’histoire vous a plu jusqu’à présent, et qu’elle continuera de vous plaire ! Je me souhaite surtout de vous offrir une intrigue cohérente, sans anomalie scénaristique, et toujours avec le même plaisir.
Par ailleurs, je vous invite à aller sur la page DeviantArt ChildrenOfPsody pour découvrir le portrait du vainqueur du sondage de l’année dernière. Et merci à Ziegelzeig pour ce travail ! Merci également à Mennina, Grimm et à Navanastra, j’espère que vos œuvres crouleront sous les bravos !
- Oui, j’accepte.
Personne ne prononça un mot. Tout le monde espérait entendre une certaine réponse, qui allait probablement venir, mais il fallait respecter le rituel coutumier, et attendre que soit posée la question. La voix douce demanda :
- Et toi, Martha Spiegel, acceptes-tu de devenir l’épouse de Fritz Hafner, l’aimer, le chérir et le soutenir dans le bonheur comme dans les épreuves, porter ses futurs enfants, et lui être fidèle jusqu’à ce que la mort vous sépare ?
La jeune femme Skaven regarda son fiancé dans les yeux. Celui-ci claquait presque des dents tellement il était nerveux.
Et si elle refusait au dernier moment ?
Martha se tourna vers la prêtresse, et déclara avec assurance :
- Je ne sais pas si la mort suffirait à nous séparer, mais je sais que je ne peux pas vivre sans Fritz. J’accepte de devenir son épouse.
Fritz soupira de soulagement. Mère Morgana sourit, et annonça d’une voix forte, qui résonna dans tout le temple :
- En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par la bienveillance de Rhya, la Déesse de la Fécondité, je vous déclare officiellement mari et femme ! Les mariés peuvent s’embrasser.
Sans attendre davantage, les deux jeunes gens échangèrent un baiser passionné sous les applaudissements et les hourras de l’assemblée. Martha était resplendissante de bonheur. Quant à Fritz, il était si heureux qu’il avait l’impression de s’envoler, d’autant plus quand il voyait au premier rang les Humains qui l’avaient élevé, ainsi que ses meilleurs amis, avec lesquels il avait eu le courage de participer à une Récolte. Comme il l’avait espéré, Martha avait été touchée par sa déclaration d’amour, et enfin, après une interminable attente, le grand moment était arrivé. Ils avaient choisi d’unir leurs vies dans le grand temple de Taal et Rhya, les deux divinités auxquelles ils avaient le plus confiance.
Sur invitation de la prêtresse de Rhya, tout le monde quitta le temple, sous un air joyeux joué par l’orgue. Les grandes portes de bois s’ouvrirent sur une journée qui s’annonçait superbe. Toute l’assemblée se dirigea vers l’auberge La Bénédiction d’Esméralda. Cet établissement était tenu par les Minceruisseau, une famille complète d’Halflings, et n’usurpait pas sa double réputation d’auberge proposant les plats les plus élaborés du Royaume, et les plus chers. L’auberge était située dans le Quartier de la Balance, et toute une cohorte de carrosses, de chevaux et de charrettes attendait les invités pour leur faire traverser le Quartier du Calice.
C’était un matin d’Erntezeit. L’été venait de finir, et l’automne naissait. Quatre mois s’étaient écoulés depuis les événements tragiques qui avaient ébranlé le Royaume des Rats. Le peuple de Vereinbarung avait tant bien que mal pansé ses blessures, pleuré ses morts, et entamé les réparations des ravages causés par les envahisseurs. Le soleil avait été généreux tout l’été, et aujourd’hui, encore, ses rayons bienfaisants profitaient aux récoltes. Les campagnes doraient peu à peu, la nuit venait de plus en plus tôt aux fenêtres, mais le changement de saison s’annonçait paisible.
Une heure après la fin de la cérémonie, le dernier invité sur la liste franchit les portes de l’auberge. Les serveurs allaient et venaient, proposaient des rafraîchissements et des amuse-bouche en attendant le début du repas.
La célébration d’un mariage d’amour était toujours une excellente occasion de raviver la bonne humeur. Tous les invités en profitaient à grandes bouffées. Ici et là, les gens riaient, plaisantaient gaiment. Humains comme Skavens, tous étaient issus des classes les plus aisées de Steinerburg, et ils rivalisaient en matière de raffinement vestimentaire. C’était un vrai plaisir pour les yeux de quiconque s’intéressait à la mode de voir tous ces attraits, ces bijoux, ces étoffes précieuses, ces costumes recherchés.
Les enfants dansaient et chahutaient, se poursuivaient et riaient. Petits Skavens se mêlaient aux jeunes Humains, sans la moindre barrière.
Une grande silhouette fendit la foule en direction des latrines, facilement repérable par la magnificence de sa tenue et par sa grande taille.
Au grand étonnement de ceux qui la connaissaient au moins un peu, Marjan Gottlieb avait accompli une véritable métamorphose : pour faire plaisir à la jeune mariée, elle avait accepté d’assister à la cérémonie vêtue d’une robe. La grande femme blonde avait demandé à la meilleure amie de sa mère, Heike, de l’aider à porter un tel attirail et à s’y sentir à l’aise. Et en effet, bien que préférant nettement le port de vêtements de mercenaire, elle ne s’était jamais sentie aussi féminine. Même pendant son enfance, son père lui avait fait porter des habits masculins. C’était donc une sensation nouvelle pour elle. Le pire était qu’elle ne trouvait pas cette sensation si désagréable, au contraire. Mais elle avait fermement déclaré à la femme-rate qu’elle ne renouvellerait jamais une telle expérience plus d’une fois par an.
Une fois sa vessie soulagée, Marjan rajusta sa robe, grimaça, et se décida à repartir vers le jardin où les employés de la Bénédiction d’Esméralda avaient installé les tables. Soudain, son front se creusa. Elle venait de reconnaître un visage familier par-dessus la tenue de commis.
Elle marcha à grands pas jusqu’à l’employé de l’auberge, et l’aborda.
- Hé, toi ! Comment vas-tu ?
Le serveur, un jeune Skaven, pivota vers Marjan.
- Bonjour, ma Dame ! Que puis-je pour… mais… oh !
- Quoi, tu ne te souviens pas de moi ?
- Si, bien sûr, mais j’avoue que je ne vous ai pas reconnue tout de suite, Capitaine !
- Je ne suis plus capitaine, j’ai quitté l’armée il y a quelques mois. Tu n’étais pas au courant ?
- Non, ma Dame.
- Bien ! Ça prouve que tu es resté à l’écart de l’armée, Holger Tenenbaum !
- Oui, j’ai suivi votre conseil. Je suis allé voir le Maître Mage quelques jours après son retour, quand j’ai appris que son fils était sauvé. Et donc, il m’a présenté à la famille Minceruisseau qui cherchait un apprenti.
La grande femme blonde sourit.
- Tu vois ? Ça, c’est une bonne idée. Des soldats, on en a toujours besoin, mais des cuisiniers encore plus. C’est tout aussi utile et honorable, sinon plus, et c’est moins dangereux. Tu te plais ici ?
- Oh, oui ! Pour le moment, je suis juste commis, mais le patron m’a dit que si je continuais à m’appliquer, ça pourrait changer. J’espère devenir un artiste de la cuisine !
- Par la crinière d’Ulric, je suis bien contente pour toi ! Et ta mère et tes sœurs ?
- Oh, ça va. Ma mère est toujours triste, mais elle sort de temps en temps. J’espère qu’elle rencontrera quelqu’un d’autre.
- C’est ce que je lui souhaite. Déjà, avec un fiston dans la meilleure auberge du pays, ça ne devrait pas être trop difficile d’attirer l’attention un homme, ou d’une femme, pourquoi pas ?
- Oui, tiens… pourquoi pas ?
Marjan jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule d’Holger. Elle vit le chef cuisinier manifester un signe d’impatience vers son commis.
- Bon, le devoir m’appelle, et toi aussi. Continue comme ça, et tu verras que tu es bien mieux ici.
- Oui, ma Dame, je me sens vraiment à ma place. Profitez bien de la fête !
L’Humaine prit congé du jeune homme-rat, enchantée par le résultat de son choix.
Les invités attendaient l’appel du chef cuisinier à passer à table. Les conversations allaient bon train. La jeune mariée, Martha Hafner-Spiegel, était une jeune fille-rate à fourrure crème, plutôt petite, très mince, mais pétillante de vitalité. Elle traquait la plus petite imperfection aux festivités. Elle repéra un groupe de femmes constitué de ses meilleures amies, en pleine discussion, parmi lesquelles se tenait la compagne du Maître Mage, Heike.
- Alors, tout va bien de votre côté ?
- Magnifique, Martha. Tout est parfait.
- J’ai hâte de goûter à la cuisine des Minceruisseau ! s’esclaffa Irina Kravicz, une femme-rate aux formes généreuses, fille adoptive du forgeron princier.
Martha fit signe à l’une des serveuses qui portait un plateau avec une dizaine de chopes.
- Vous trinquerez bien avec moi, mesdames ?
- Avec plaisir ! répondit Irina.
Chacune des invitées se servit, à l’exception d’Heike.
- Je vais m’abstenir, Martha.
- Oh, c’est vrai, j’oubliais, je suis si sotte ! s’excusa la jeune mariée.
- Allez, c’est votre jour, ne vous en faites pas.
- Par contre, moi, je vais vous suivre !
Sigmund Steiner saisit une chope, la vida sans façon en quelques gorgées, et la reposa brutalement sur le plateau, sous le regard un peu teinté de reproche de sa mère.
- Enfin, Siggy, tiens-toi bien !
- Oh, Mère ! C’est la fête !
- Ce n’est pas une raison pour te conduire comme un rustre-gougnafier ! rétorqua alors derrière lui la voix de Prospero Steiner.
Le Maître Mage s’approcha de son fils.
- Attention, Siggy ! Rappelle-toi ce qu’a dit Romulus !
- Oui, Père, je sais. Une seule bière. Ce sera la seule, c’est promis.
- Bien. Ce serait dommage de réduire à néant en une soirée tous les efforts que tu as fournis-montrés depuis tout ce temps !
Il se tourna vers sa compagne.
- Tout va bien ? Pas trop fatiguée-lasse ?
- Non, mon amour, ça va.
Le Maître Mage se rapprocha de sa femme, et passa son bras autour de sa taille. Il savait très bien qu’il fallait faire deux fois plus attention à la santé d’Heike. Leur entourage était d’ailleurs plus ou moins au courant. Quant à leurs enfants, ils étaient les plus concernés.
Les cinq frères et sœurs avaient décelé des petits changements ces dernières semaines. Leur mère semblait plus fatiguée, sa démarche se faisait plus hésitante, elle avait tendance à manger plus, et parfois à des heures inhabituelles. Une fois, Isolde l’avait surprise à se précipiter dans les latrines pour régurgiter son souper, et elle avait eu peur de voir sa mère aux prises avec une maladie. Heike, heureusement, l’avait rassurée avec le sourire. Le lendemain, les parents avaient profité d’un dîner dans l’intimité familiale pour annoncer la nouvelle : Sœur Judy l’avait confirmé le matin même, pour la sixième fois, Heike allait donner la vie.
Comme tous les parents aimants, Heike avait insisté, son compagnon avait renchéri ; même si ce nouvel enfant allait accaparer une grande partie de leur temps, par la force des choses, aucun des autres n’allait pour autant perdre une miette de leur amour. Les plus grands, déjà jeunes adultes, avaient immédiatement accepté cet état de fait. Bianka, spécialiste en biologie, connaissait tous les enjeux, la dépendance du nouveau-né, et pour elle, accorder plus d’attention à un tout petit enfant allait de soi. D’ailleurs, elle assura ses parents qu’ils pouvaient compter sur elle pour tout besoin d’aide. Quant à Isolde, enchantée à l’idée d’avoir un petit frère ou une petite sœur à cajoler, elle attendait avec impatience le grand jour, et parlait déjà tendrement au futur arrivé à travers la peau du ventre de sa mère.
Seul Gabriel prit la nouvelle avec moins d’enthousiasme que les autres. D’ordinaire, il n’était déjà pas très communicatif, mais depuis ces dernières semaines, il devenait de plus en plus difficile à aborder. Il ne répondait plus que vaguement aux questions, ne prenait jamais l’initiative de lancer une conversation.
D’ailleurs, une fois de plus, il avait préféré se tenir à l’écart de la fête. « Les mariés sont des inconnus, je ne vais pas leur faire perdre leur temps à devoir supporter ma présence », avait-il répondu à sa mère.
Heike décida de ne plus y penser pour l’instant, et de profiter pleinement de la fête.
- Vous allez vous associer à votre mari ?
- Oui, Heike ! Je compte bien faire tourner la trésorerie de la bijouterie de mon nouveau beau-père, aussi bien que le fait sa femme ! Et j’ai déjà quelques idées pour faire fructifier les affaires de la boutique !
- C’est toujours bien de faire des projets solides, approuva Irina. Et des enfants ? C’est prévu, ça aussi ?
- Oh, oui ! Je ne sais pas encore combien, mais on ne devrait pas tarder à nous mettre au travail pour le premier !
Un éclat de rire généralisé répondit à cette déclaration.
Près du buffet, Fritz buvait avec Kristofferson, Walter Klingmann, Pol Demmler, et d’autres hommes-rats de la dernière Récolte avec qui le petit homme-rat anthracite était resté en contact. Pour le moment, tous écoutaient attentivement l’histoire de Pol :
- Le cadet approche de l’Ogre. Il lui demande : « Vous êtes bien Golgfag Mangeur d’Hommes ? » L’énorme mercenaire se tourne lourdement vers lui, et demande avec une voix chargée d’alcool et d’envie de cogner : « Qu’est-ce que tu lui veux, à Golgfag Mangeur d’Hommes ? » Terrifié, le petit soldat n’arrive plus à articuler un mot. Golgfag – c’est bien lui – ordonne alors : « Mange ton chapeau. » Le petit soldat s’arrache le chapeau de la tête et commence à mordre dedans et à avaler des bouts. Satisfait, l’Ogre quitte l’auberge dans un grand silence. Une fois parti, un des autres soldats prend à partie le petit soldat qui grignote toujours son couvre-chef, et s’exclame : « La vache ! Tu connais Golgfag Mangeur d’Hommes ? » Et l’autre répond : « Ben ouais, t’as vu ? Il m’a même invité à dîner ! »
Tout le monde éclata de rire. Kristofferson resta toutefois un peu sceptique.
- C’est pas une de tes blagues, ça… Trop recherché !
- C’est vrai, c’est Nedland qui me l’a racontée.
- Dommage qu’il ne soit pas là, d’ailleurs ! regretta Walter. T’as des nouvelles, Kit ?
- Non, il n’écrit qu’à mon grand-père. Les missions diplomatiques, le secret, tout ça… Je ne sais même pas où il se trouve, quelque part entre ici et Jahreszeiten, ou Bran, j’ai oublié.
Walter eut un petit rire réjoui.
- Ah, Fritz… Je te revois encore t’entraîner à faire ta déclaration. Content de voir que Martha l’ait si bien pris !
- T’es sûr d’avoir bien choisi ? ânonna Pol.
- Évidemment, triple andouille ! rétorqua nerveusement Fritz. Je n’ai jamais été aussi amoureux, et aujourd’hui, je suis l’homme le plus heureux de tout Vereinbarung ! Et peut-être même de tous les Royaumes Renégats !
Les camarades de Fritz applaudirent. Kristofferson se tourna vers Pol.
- Et toi ? Quand est-ce que tu sautes le pas ? Tu te plaignais de ne pas avoir assez de filles dans l’armée !
- Eh bien, et toi ? répliqua le gros Skaven.
- Moi, je cherche encore, et je ne me plains pas !
Le jeune Steiner distingua alors quelqu’un s’approcher de lui. C’était un Skaven brun, sobrement vêtu, et qui avait l’air particulièrement intimidé.
- Messire… Kristofferson Steiner ?
- Oui, c’est bien moi. Que puis-je pour vous ?
- Je m’appelle Jeremiah Krick. J’aimerais vous remercier.
- Me remercier ? C’est très gentil à vous, mais pour quelle raison ?
Krick avala sa salive et murmura :
- Il y a quelques mois, vous avez mené un bataillon pour repousser des pillards Gobelins à Neuedorf.
Neuedorf était la ville la plus importante vers le sud-est du Royaume des Rats, et la deuxième en taille après Steinerburg. Elle avait effectivement été la cible d’un raid d’une force Gobeline inhabituellement importante. La disparation de Targhân Trwadwa avait motivé les Gobelins qui s’étaient montrés plus audacieux.
- C’est vrai, mais je n’étais pas seul. Nous étions tout un bataillon de volontaires, ce jour-là. Vous pouvez remercier le Capitaine Klingmann et le sergent Demmler. Ils y étaient aussi.
- Les habitants de Neuedorf ne sont pas en reste, ajouta Walter. Ils ont résisté pendant des jours, le temps de prévenir Steinerburg, et quand nous sommes arrivés, les Peaux-Vertes avaient déjà été bien affaiblis par les soldats de Neuedorf.
- Mon seul regret est que nous soyons arrivés un peu tard, les Gobelins ont quand même réussi à pénétrer dans la ville.
- Heureusement, ils ne sont pas allés bien loin. Les miliciens ont pu les contenir jusqu’à votre intervention.
- Vous avez emménagé à Steinerburg depuis, Maître Krick ?
- Non, en fait je n’ai jamais vécu à Neuedorf, mais il se trouve que j’ai un cousin qui s’y est installé. Votre défense a sauvé sa vie, et je vous en remercie.
- Nous avons juste fait notre devoir, citoyen. Allez, profitez donc de la fête !
Krick s’inclina et se retira. Walter flanqua une bourrade sur l’épaule de Kristofferson.
- Ma foi ! Le petit-fils du Prince est un vrai héros, adulé par le peuple !
- Je ne fais que protéger et défendre ce peuple. Ce n’est pas mon genre de vouloir récolter les lauriers.
- Avoue quand même que tu trouves ça plaisant ! le taquina Pol.
Fritz leva sa chope.
- Au Royaume des Rats !
- Au Royaume des Rats ! répondirent les hommes-rats en chœur.
Si la plupart des invités appartenaient à la race des Skavens, d’autres étaient bien Humains, en particulier les parents adoptifs des jeunes mariés et de leurs amis. Tous les Humains présents qui ne faisaient pas partie d’un ordre religieux ou du personnel de l’auberge étaient des membres de la grande bourgeoisie de Steinerburg. Le Prince lui-même était présent. Même si le cadre était informel, certains marchands ou artisans s’efforçaient de glisser une allusion à leurs affaires dans les conversations avec plus ou moins de subtilité. D’autres tâchaient d’éviter le sujet pour ne penser qu’à la fête, et apprécier les plaisirs d’un échange de mots sans sous-entendus toxiques.
Ludwig Steiner était en plein débat avec Dame Helga Schmidt. La grande femme brune n’y allait pas avec le dos de la cuiller. Trois mois plus tôt, la propriétaire du plus riche domaine de Grüneweiden était devenue bourgmestre, le précédent ayant été emporté par la maladie, et avait l’intention de faire de son village une plaque tournante du commerce de la laine, quitte à chambouler certaines habitudes.
- Pourtant, votre Altesse, nous devons profiter de toute l’intelligence, de tout le savoir développé depuis ces dernières décennies pour pouvoir augmenter les productions. Cela nécessite une chose : la modernisation des installations.
- Je n’en doute pas, Dame Helga, mais je ne suis pas sûr que ce soit bien raisonnable. Pour commencer, ce genre d’aménagement coûtera très cher. Il faut engager des ingénieurs et des ouvriers qualifiés, puis rassembler les matériaux, et enfin assurer l’entretien et le fonctionnement des machines.
- Je suis prête à assurer les investissements nécessaires, bien entendu. J’ai la réputation d’être audacieuse, je n’ai jamais failli à cette réputation, et je n’ai pas l’intention de changer ça ! Voyez donc Nuln, votre Majesté ; grâce à leurs ateliers et au savoir-faire de leurs ingénieurs, ils ont le meilleur de la technologie ! Certes, ils produisent essentiellement des armes, mais imaginez ce qu’on pourrait faire pour l’agriculture et l’artisanat avec de tels moyens !
- C’est possible, mais je vous avouerai que je ne suis pas très impatient à l’idée de voir des cheminées émettre des panaches de fumée noire à travers nos campagnes. Taal, le dieu de la nature, risquerait de ne pas apprécier.
- Mais que dirait Handrich, le dieu des marchands ? Vereinbarung est en passe de devenir un pays très puissant. Il y aura toujours des forêts et des campagnes, et des paysans pour cultiver la terre. On peut bien aménager quelques endroits où construire des ateliers modernes, vous ne pensez pas ?
- Peut-être, oui. Enfin, pour le moment, la construction de collèges de magie tient une place plus importante dans ma liste de priorités, mais après tout, ça ne ferait pas de mal d’ouvrir une université, par la suite. Ce serait la suite logique après l’ouverture des établissements qui forment les mages : nous révélons d’abord une petite élite, puis nous éveillons des individus intelligents et instruits, et quand les bases seront suffisamment solides, nous verrons de plus en plus de têtes bien pleines pour faire tourner le Royaume des Rats.
- Voilà qui ne devrait pas déplaire à votre petite-fille, répondit Dame Schmidt avec un petit regard du coin de l’œil vers Bianka.
La jeune fille-rate, magnifique dans ses plus beaux atours, était elle-même en grande conversation avec Miranda, la fille de Dame Schmidt. La grande Skaven rousse n’était pas en reste du point de vue vestimentaire et plaisait à l’œil de la première fille des Steiner, mais Bianka était surtout ravie d’échanger des propos avec une personne bien plus cultivée que ne laissait supposer son origine campagnarde.
Miranda expliquait à Bianka comment reconnaître les meilleures laines au toucher et au regard, et donc quels étaient les croisements les plus judicieux à effectuer pour permettre aux brebis de mettre bas les spécimens ayant la meilleure laine. La Skaven blonde buvait littéralement les paroles de la fille-rate aux yeux d’améthyste.
- C’est ainsi que ma mère a obtenu une telle qualité.
- Fascinant ! Un meilleur rendement pour un meilleur bénéfice, vous êtes gagnantes sur toute la ligne !
- Vous devriez venir au domaine, à l’occasion, on devrait pouvoir vous faire une chemise sur mesure avec les étoffes de votre choix.
- Ce serait avec plaisir, Miranda, mais cela risque d’être délicat dans les prochaines semaines. J’ai été nommée Grande Archiviste dernièrement, et le temps libre va probablement me manquer.
- Oh, quel dommage… Enfin, c’est très bien pour vous, j’ai entendu que vous convoitiez ce poste depuis un moment, et que votre savoir-faire y sera fort utile !
- Ne vous en faites pas, Miranda, je tâcherai de trouver un créneau d’un jour ou deux pour me déplacer. Cela implique une certaine organisation, je n’ai pas l’habitude de beaucoup quitter Steinerburg.
- Contrairement à quelqu’un d’autre auquel je pense, et qui multiplie les trajets, y compris pendant cette fête… Où donc est votre frère ?
- Vous parlez de Kristofferson ? Je suppose qu’il est avec le marié ?
- J’aimerais pouvoir discuter avec lui, mais j’ai l’impression qu’il essaie de m’éviter ?
Bianka fit la grimace.
- Ça ne m’étonne pas de lui.
- Peut-être devrais-je attendre qu’il vienne vers moi ?
- Je vous étonnerai peut-être, Miranda, quand je vous dirai que mon frère n’y connaît rien aux femmes. Quand il s’agit d’action, je n’ai rien à dire, mais je ne l’ai jamais vu clairement à l’aise avec une fille, en dehors de notre mère, ma sœur ou moi. Avec les Humaines, pas de problème, mais par rapport à nous, bernique. À moins qu’il ne soit obnubilé par le sens du devoir ?
- Je t’ai entendue, sœurette ! ironisa Kristofferson qui s’était approché sans bruit.
Les yeux violets de la femme-rate rousse étincelèrent.
- Kristofferson !
- Ma Dame ?
- « Miranda », je vous prie. Appelez-moi Miranda.
Bianka sentit une légère envie de rire devant l’hésitation soudaine et flagrante de son frère. Était-ce innocent, mesquin ou sadique ? En tout cas, elle fut confortée dans son observation.
Fini, le jeune héros plein de bravoure, quand il se retrouve devant une jolie fille !
- C’est tellement réjouissant de pouvoir s’amuser parmi des gens comme nous, vous ne trouvez pas ?
- Euh… Je suppose, oui.
- Bien entendu, vous avez l’habitude ! Chez moi, à Grüneweiden, les hommes ne s’amusent qu’avec des concours de lutte ou de beuverie, alors qu’ici…
- Sans doute, ma D… Miranda.
- J’aimerais tellement boire quelque chose, mais je n’ai pas la moindre idée ! J’ai besoin d’un connaisseur pour m’accompagner au buffet et me conseiller ! Vous voulez bien ?
Sans attendre sa réponse, elle l’attrapa par les mains, et le tira irrésistiblement vers l’une des grandes tables où étaient alignées les boissons, sous l’œil amusé de Bianka.
Enfin, le repas fut servi. Les invités prirent place rapidement, et tous purent profiter de la gastronomie la plus raffinée et la plus élaborée. Le couple Minceruisseau s’en était donné à cœur joie, et personne ne vit passer les trois longues heures durant lesquelles se déroula ce dîner.
Le reste de la soirée se déroula dans le domaine Steiner. Seuls les invités les plus proches des mariés ou de la famille princière purent assister à la dernière partie de la fête. Le parc fut inhabituellement vivant jusqu’à une heure avancée de la nuit. L’air était frais, la nuit était belle, tout était parfait.
Et puis, les invités se retirèrent, un à un ou par petits groupes. Si bien qu’il ne resta bientôt plus qu’une petite vingtaine de personnes.
Le Prince Ludwig, aux côtés de sa fille, salua le dernier couple, les jeunes mariés.
- Tous mes vœux de bonheur, jeunes gens. N’hésitez pas à nous donner des nouvelles, et n’oubliez pas qu’en cas de besoin, vous pourrez toujours compter sur les Steiner.
- La générosité de votre Majesté n’est égalée que par sa bienveillance, répondit Fritz.
- Vous avez rendu service au Royaume des Rats en assurant une Récolte, Hafner, et nous tâchons de nous en souvenir. Allez, maintenant, et faites-moi le plaisir de vivre une vie longue et heureuse. Et fertile, aussi, il faut bien peupler le royaume !
Tous les quatre rirent en même temps. Heike serra Martha dans ses bras, et les jeunes Skavens prirent congé.
Alors qu’elle les regardait s’éloigner, Heike se tourna vers son père.
- Père, je pensais à quelque chose.
- À quoi donc, mon ange ?
- Avez-vous renoncé à partager votre vie ?
- Bien sûr que non ! Je la partage avec ton mari et tes enfants !
- Je sais bien, mais je pensais plutôt… N’avez-vous jamais songé à… refaire votre vie avec quelqu’un d’autre ?
Le sourire du Prince se retrouva légèrement crispé.
- Hum… Ma parole, je ne sais pas. Tu sais, Heike, je commence à me faire vieux. Et je n’ai pas besoin d’avoir un héritier mâle pour me succéder, si c’est à ça que tu penses.
- Non, je voulais seulement votre bonheur. Que vous ne soyez plus seul. Que vous puissiez vous épanouir aux côtés d’une femme.
- Ah, oui… Tu penses à quelqu’un en particulier ?
La mère-rate jeta un petit coup d’œil vers la grille. Les Schmidt étaient en train de les franchir, raccompagnées par Kristofferson.
- Dame Helga a beaucoup de qualités. Elle est intelligente, elle est droite, elle a des attraits… et elle vit seule avec sa fille. Peut-être que vous pourriez…
Le Prince rit de bon cœur.
- C’est vraiment gentil de t’en soucier, mon enfant. Tu as raison, Helga est d’une compagnie très agréable.
- Je ne serai pas jalouse, si vous décidiez de la fréquenter.
- Oui, mais est-ce que c’est ce qu’elle veut, elle ? Je suppose que Miranda a des vues sur Kit – enfin, quelle fille du Royaume des Rats n’en a pas ? Mais je ne sais pas si Helga me verrait autrement que comme son Prince et son meilleur client ? Enfin… Je devrais peut-être y réfléchir, en effet ? Après tout, si son projet de modernisation de Grüneweiden tient la route et se concrétise, nous serons amenés à nous voir plus souvent, je suppose. Et qui sait comment les dieux pourraient faire évoluer les choses ?
À la grille, Helga Schmidt salua le jeune Skaven brun de la main.
- Vous répéterez à votre grand-père que c’est toujours un plaisir de traiter avec lui.
- Je n’y manquerai pas, ma Dame.
La grande Humaine monta dans le carrosse qui l’attendait, mais Miranda ne la suivit pas tout de suite. Elle se tourna vers Kristofferson.
- Cette soirée était merveilleuse, Kristofferson ! J’espère que les mariés connaîtront le bonheur !
- Je ne connais pas Martha, mais je sais que Fritz est un bon gars. J’ai confiance, ils font un très beau couple.
- C’est heureux…
Le regard de la jeune fille-rate se fit rêveur. L’aîné Steiner le trouva troublant.
- C’est une chose à laquelle j’aspire par-dessus tout, Kristofferson. Pas vous ?
Ce fut à ce moment qu’il constata que ses mains étaient délicatement enserrées entre les doigts de Miranda.
- Euh… Peut-être bien, mais…
- Kristofferson, je réitère ce que je vous ai dit : vous aussi, vous êtes quelqu’un de bien. Vous méritez vraiment de vivre heureux avec une femme à vos côtés.
Elle n’ajouta rien, mais ses yeux étincelants de reflets d’améthyste disaient clairement : « je désire être cette femme ». Il bredouilla avec un sourire gêné :
- Peut-être, oui. Mais le bonheur doit être partagé, sinon il n’a aucune valeur, c’est de l’égoïsme. Votre compliment me touche, Miranda, mais je ne sais pas si… si cette femme qui accepterait de vivre à mes côtés serait heureuse ?
- Il n’y a pas trente-six moyens de le savoir, Kristofferson.
- Eh bien… sans doute pas, mais je ne me sens pas prêt pour ça.
Miranda poussa un soupir d’amertume.
- Comprenez bien, Miranda, vous êtes charmante. C’est juste que j’ai besoin d’encore un peu de temps pour jouir de la vie tant que j’en ai les moyens.
- Vous avez failli mourir, est-ce que ça ne vous a pas fait prendre conscience de la préciosité de la vie ? Et si la prochaine balle vous atteignait au front ?
- Il faudrait qu’il y ait une prochaine balle, Miranda, et nous nous appliquons à faire en sorte qu’il n’y ait pas de raison pour ça.
Devant l’air contrit de la jeune fille-rate rousse, Kristofferson murmura encore :
- Soyez encore un peu patiente. Fritz vient de se marier, je pense que ça inspirera d’autres camarades qui feront de même. D’autre part, il y a de plus en plus de gens dans l’armée, et donc j’aurai de moins en moins besoin d’aller et venir pour surveiller les frontières. Plus de patrouille, plus de camarades célibataires avec qui faire la fête, et en plus je devrai probablement rester à proximité de ma famille…
- Votre mère… Je suis sûre que tout ira bien, aussi. Vous préféreriez un nouveau petit frère ou une nouvelle petite sœur ?
- J’ai déjà eu les deux, je n’ai pas de préférence, répondit-il avec un petit rire. Mais je pense que ma présence à Steinerburg sera appréciée. Et quand j’aurai un peu de temps, je passerai vous voir.
- Venez donc avec Bianka !
L’Humaine passa la tête par la fenêtre de la portière de la calèche.
- Ma chérie ? Allez, il est tard, et demain nous avons de la route à faire.
- J’arrive, Maman ! Bonne soirée, Kristofferson.
- Bon retour chez vous, Miranda.
Le jeune homme-rat fit un léger baisemain, et les Schmidt quittèrent le domaine.