Le Royaume des Rats

Chapitre 43 : Nouveaux projets

6773 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/02/2021 21:57

Il fallut trois jours supplémentaires à Kristofferson pour récupérer pleinement. Il put de nouveau parler et réfléchir comme il le faisait avant cette succession de péripéties éprouvantes. Son père lui rendit visite chaque matin avec Isolde. Le Maître Mage constata non sans soulagement que la rancune du jeune homme-rat diminuait au fur et à mesure que ses forces revenaient.

 

Le matin du quatrième jour, Sœur Judy l’examina de nouveau. Elle lui retira ses bandages, examina la cicatrice, et passa encore un peu de baume sur son flanc.

 

-         Bien ! Comme je m’y attendais, vous devriez pouvoir repartir à l’action dans trois petites semaines. Mais d’ici là, pas de folie ! Pas d’effort, pas de galop à cheval, et surtout pas de duel à l’épée ! Il ne faudrait pas que la blessure se rouvre. En attendant, vous n’avez plus besoin de rester ici. Rentrez chez vous, ils vous attendent tous avec impatience.

-         Merci, Sœur Judy.

 

La prêtresse remit un petit pot de terre cuite au Skaven brun.

 

-         Étalez cette pâte sur la blessure chaque matin et chaque soir pendant les six prochains jours. Si vous n’en avez plus, vous n’aurez qu’à revenir en chercher ici.

-         Je tâcherai de faire une donation à votre Ordre.

 

L’Humaine rousse ne répondit rien. Elle-même n’était pas du tout attirée par l’argent, tout comme les autres membres de l’Ordre qui avaient tous fait vœu de pauvreté, mais après Wüstengrenze et Kreidesglück, il était important de reconstituer les réserves. Kristofferson s’inclina poliment, prit son paquetage, et quitta le dortoir.

 

Quand il franchit la porte du temple, il entendit la voix de Romulus l’appeler.

 

-         Kristofferson !

-         Oh, Prieur ! Comment allez-vous ?

-         Très bien. Et toi, tu as l’air guéri !

 

Romulus posa une main affectueuse sur l’épaule de l’homme-rat.

 

-         Là, je te retrouve ! Justement, je voulais te voir !

 

Il sortit de la poche de sa bure une lettre cachetée.

 

-         Tiens, c’est de la part de Miranda.

 

À ce nom, Kristofferson sentit un petit pincement au cœur.

 

-         Vous êtes allé voir Dame Schmidt ?

-         En effet, je reviens de Grüneweiden. Comme je ne pouvais rien faire de plus à ton chevet après l’intervention de Sœur Judy, j’ai préféré trouver une autre façon de t’aider.

-         C’est gentil à vous, Prieur.

-         Ça fait partie de mes attributions, mon enfant.

-         Et alors ?

-         Tout s’est très bien passé. Helga m’a reçu avec beaucoup d’égards, et nous avons rapidement trouvé une solution. Je suppose que sa fille t’en dira plus dans ce courrier.

-         Magnifique !

 

Le prêtre de Shallya eut un petit sourire de connivence.

 

-         Il n’empêche que tu devrais réfléchir encore. Miranda m’a paru être quelqu’un de très bien, aussi.

-         Oh… Vous savez, je… enfin, elle est un peu trop casanière pour moi.

-         En tout cas, elle m’a assailli de questions à ton sujet. Je lui ai dit que tu t’étais battu pour le Royaume à Kreidesglück, elle s’est montrée vraiment admirative. Non, vraiment, je t’invite à retourner la voir, ça devrait lui faire plaisir.

-         Après la façon dont nous nous sommes quittés ?

-         Je ne crois pas qu’elle soit encore fâchée à ce sujet.

 

Kristofferson décida d’en rester là, il prit congé de Romulus et quitta le temple de Shallya. De retour enfin chez lui, il retrouva non sans émotion ses parents, ses frères et ses sœurs qui ne furent pas avares en câlins et en larmes soulagées. Puis il se retira dans sa chambre pour lire le contenu de la missive de Miranda.

 

 

Cher Kristofferson,

 

Pour la première fois depuis très longtemps, je vois l’avenir ensoleillé. Sans doute grâce à l’humeur de ma mère, bien plus rayonnante depuis votre départ. Avec le recul, j’ai réalisé que vous avez raison ; nous nous sommes mal conduites. Et je ne sais pas si nous avons vraiment mérité l’aide que vous nous avez envoyée par deux fois.

 

Le Commandant Schmetterling est venu à Grüneweiden, et son bataillon a passé trois heures à inspecter les alentours. Les soldats n’ont pas vu la trace du moindre Orque. Avant de repartir, Schmetterling a pris soin de laisser deux éclaireurs sur place qui ont patrouillé dans tout le secteur jusqu’au retour du gros des troupes. J’ai été très peinée d’apprendre la perte de Dame Franzseska Gottlieb, votre intendante. Mais je sais que son sacrifice ne sera pas vain, la menace des Orques a complètement disparu.

 

Votre deuxième coup de main est venu du Prieur Romulus. Sa visite a été pour le moins inattendue, mais très fructueuse. Il a constaté que la laine fournie par nos moutons est d’une qualité « remarquable ». Il a proposé à ma mère de devenir fournisseuse officielle de la laine pour la Famille Princière. Sa clientèle comptera ainsi les personnes les plus riches de Steinerburg, et des autres villes. Cela nous permettra d’agrandir encore notre domaine, et d’embaucher suffisamment de personnel pour y travailler et le protéger.

 

L’avenir s’annonce donc radieux pour ma mère et moi. Mais mon cœur se gonfle d’amertume quand je pense à vous. Le Prieur nous a expliqué que vous avez été blessé gravement, mais que vous étiez un « dur à cuire qui se relèvera toujours ». Si vous lisez ces lignes aujourd’hui, c’est que vous avez survécu, et donc il avait raison. Je prie cependant Shallya et Rhya chaque matin pour votre guérison complète, au plus vite. Je vous en prie, dès que possible, rassurez-moi, et dites-moi que vous vous portez mieux.

 

Nous avons eu beaucoup de chance d’avoir eu affaire à un homme de parole. J’espère que vous pardonnerez à ma mère pour son « invitation ». Moi, je vous ai pardonné votre « prise de congé ». Vous remercierez encore pour moi le Commandant Schmetterling. Et je serai enchantée de vous revoir si d’aventure vous patrouillez un jour près du Domaine Schmidt.

 

Que les dieux veillent sur vous et votre famille.

 

 

Kristofferson ne put retenir un rictus ironique en repensant à la fin de carrière du Commandant.

 

Ah, si tu savais… D’ailleurs, même si Romulus ne t’a apparemment rien dit, tu finiras bien par le savoir !

 

*

 

Le Prince Ludwig Steiner finissait de prendre connaissance du document rédigé d’une élégante écriture.

 

-         Vous êtes sûr de vos comptes ?

-         Il y a beaucoup de petits détails dont je n’ai pas forcément idée, votre Majesté, mais c’est une première estimation des ressources nécessaires à la construction et à l’équipement d’un Collège de Magie digne de ce nom, d’après mes connaissances personnelles et mes contacts au Collège du Feu.

-         Cela représente déjà une somme d’argent conséquente. Somme qu’il me faudra multiplier par huit, si je veux pouvoir accueillir des mages des huit Collèges différents.

-         Oh, pas forcément, votre Altesse. Je crois savoir que les Druides comptent essentiellement sur les matériaux naturels qu’ils font pousser, comme les arbres et les fleurs. Cela coûtera moins cher qu’une académie de Chamon, le Vent Doré, qui nécessite de nombreuses machines et installations complexes. Je vous suggère par ailleurs de faire appel aux Nains pour celui-là, leur savoir-faire ne manquera pas d’aider.

-         Sans doute. Mais je pense faire construire un Collège à la fois, il ne faudrait pas vider les caisses de la principauté.

 

Trois coups retentirent à la porte. Le Prince ordonna :

 

-         Entrez !

 

La porte s’ouvrit sur Kristofferson. Immédiatement, le visage du Prince s’illumina.

 

-         Ah, mon petit Kit ! Tu reviens de loin !

-         Bonjour, Opa ! Salutations, Maître Magister !

 

L’Elfe fit un signe de tête.

 

-         Votre Majesté, je vais vous laisser. J’imagine que vous avez des affaires plus importantes.

-         Revenez dans l’après-midi, nous continuerons notre conversation.

 

Brisingr Mainsûre s’inclina, et quitta le cabinet. Une fois seul avec le jeune homme-rat, Ludwig Steiner se permit de serrer son petit-fils dans ses bras.

 

-         Je suis tellement heureux de te voir sauvé, mon petit. Tu ne peux pas savoir à quel point j’ai eu peur.

-         Vous connaissant, je sais que personne d’autre n’en a jamais rien su. Vous êtes un véritable souverain.

 

Le Prince soupira.

 

-         Je ne serais rien sans toi, tes frères et sœurs, et tes parents, Kit. N’oublie jamais ça.

-         Je suis venu vous dire que je repars pour Wüstengrenze.

 

Le Prince haussa les sourcils.

 

-         Maintenant ? Mais tu es fou ! Il faut te reposer !

-         Oui, bien sûr. Sœur Judy m’a ordonné une semaine de repos complet. Mais une fois cette semaine écoulée, je m’en irai. Je dois y rester encore quelques mois, ma probation n’est pas encore terminée.

 

Steiner se rassit à sa table, et secoua négativement la tête.

 

-         Voyons, tu n’as plus besoin de probation. Tu as largement fait tes preuves. Et si c’est pour des raisons morales, souviens-toi de ceci : Schmetterling était un traître. Si ça se trouve, il ourdissait depuis plus longtemps qu’il ne nous l’a dit son plan de sape du Royaume des Rats. Rappelle-toi la tête qu’il a fait quand tu lui as rappelé, quand tu es revenu de Klapperschlänge.

-         Oui, je me souviens qu’il avait l’air contrarié. Je suppose qu’il n’aimait pas que son autorité soit remise en question devant vous ?

-         Je pense aussi qu’il a eu peur d’être percé à jour, car tu avais raison ; c’était lui qui avait nommé Kreutzer à la tête de la garnison de Wüstengrenze. S’il avait choisi quelqu’un d’autre de plus loyal à notre cause, tu n’aurais pas eu besoin d’aller à Klapperschlänge, et ce village serait peut-être toujours entier. D’accord, tu n’as pas pensé à abriter les villageois pour la nuit. Mais à mon avis, les actions de Schmetterling ont été beaucoup plus préjudiciables. Arrête de te torturer pour ça et reste avec nous. Je dois nommer un remplaçant pour Müller, il portera la nouvelle.

 

Kristofferson eut un petit sourire.

 

-         En fait, Opa, je n’éprouve plus de culpabilité. La vérité est que contribuer au redressement d’une ville comme Wüstengrenze… ça me plaît. Au chantier de Klapperschlänge, je me suis senti utile au milieu de ces gens, et j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec eux. Et puis il y a la prêtresse Carolina Kuhlmann. Elle est d’une compagnie très agréable. J’aimerais continuer et terminer ce que j’ai commencé auprès de ces gens.

 

Ludwig Steiner eut une expression interloquée, mais finalement eut une petite moue d’approbation.

 

-         Bien. Alors, dans ce cas-là, si tu peux joindre l’utile à l’agréable… tu partiras quand tu t’en sentiras capable. Le remplaçant de Müller préviendra Sœur Carolina que tu les rejoindras. Le Prince a parlé.

-         Merci, Opa.

 

*

 

Kristofferson eut beaucoup de plaisir à retrouver la bonne cuisine du foyer, et l’apprécia d’autant plus après en avoir été privé pendant des jours. Quand il annonça sa décision de repartir à Wüstengrenze, tout le monde le prit bien.

 

Pour bien terminer son retour complet à la vie, il lui restait cependant une personne à aller voir.

 

Il quitta le Domaine Steiner, et déambula dans les rues du Quartier de la Balance. Il ne se lassait jamais du spectacle de tous les bâtiments les plus somptueux de tout le pays. Depuis six ans, des familles fortunées venaient régulièrement de différents horizons pour s’installer à Steinerburg. Ainsi, les habitations étaient conçues selon des architectures typiques de contrées comme la Bretonnie, l’Estalie ou la Tilée. Un original avait même construit sa résidence à l’image d’un manoir d’Ulthuan.

 

Le jeune Skaven brun repéra la propriété qu’il cherchait : un immense bâtiment austère, constitué d’un unique bloc constitué de pierre blanche, derrière une lourde grille de fer forgé. Comme toutes les maisons du quartier, cette demeure était représentative de la famille qui l’occupait. Un visiteur un tant soit peu cultivé reconnaissait sans peine l’architecture des terres glacées du Kislev. Le plus impressionnant restait le toit : à l’instar des grandes constructions de la capitale du pays de la Reine des Glaces, la maison était surmontée d’une grande coupole en forme de bulbe, peinte de couleurs vives. Un drapeau portant le blason des Gottlieb flottait sur son sommet.

 

Le garde en faction devant la grille d’entrée reconnut le jeune homme-rat brun, et le laissa entrer. Kristofferson connaissait la configuration des lieux, mais ne pouvait s’empêcher d’admirer la décoration intérieure. On avait vraiment l’impression d’avoir magiquement franchi les milliers de lieues qui séparaient Vereinbarung de la capitale kislévite. Le mobilier, les peintures sur les murs, les tapisseries évoquaient sans ambiguïté les terres natales de Dame Franzseska Gottlieb.

 

Après quelques longues minutes de progression dans les couloirs, le jeune Steiner arriva devant la porte de la salle de réception. Des éclats de voix faisaient trembler le bois. Enfin, la porte s’ouvrit en grand, et deux hommes en uniforme sortirent d’un pas rapide sans même regarder Kristofferson. Celui-ci passa son museau par l’ouverture.

 

-         Euh… Jochen ?

 

Le grand gaillard était assis derrière le bureau qui avait appartenu à sa mère. Il se leva, se dirigea vers Kristofferson, et lui fit l’accolade sans la moindre gêne.

 

-         Ah, mon ami ! Quel plaisir de te voir debout !

-         Le plaisir est partagé, mais ne me serre pas si fort, s’il te plaît !

-         Oh, pardon ! s’excusa l’Humain en s’esclaffant.

-         Alors, qu’est-ce qui se passe ? Qui étaient ces types ?

-         Les principaux partisans de Schmetterling. Ils m’ont reproché d’avoir été trop violent avec ce sale pourri. Ils sont venus me dire qu’ils comptaient bien me créer des problèmes.

 

Kristofferson avait appris, naturellement, comment Jochen s’était occupé du Commandant traître.

 

-         Et alors ? Tu crains qu’ils ne te fassent dégrader, ou coller au trou ?

-         Ni l’un ni l’autre, parce qu’il y a eu un changement : moi et ma sœur avons quitté l’armée. Nous sommes désormais les représentants du Prince, et de par notre ascendance noble, nous avons autorité sur tous ceux qui n’ont pas le moindre titre, ce qui est le cas de ces deux bouffons. Je suis désormais le Seigneur Jochen Gottlieb, et Marjan est une Dame, c’est officiel. On ne va plus se mêler des affaires de l’armée.

-         Oh… Alors qu’allez-vous faire ?

-         Je ne sais pas encore. Le plus logique serait que je fasse ce que tout seigneur doit faire : je m’installe quelque part, je crée mon propre domaine, puisque je n’ai plus de domaine paternel à recevoir, je me marie avec la fille d’un seigneur voisin pour créer une alliance, et puis après… on verra.

-         Mon grand-père devrait pouvoir faire quelque chose pour toi, tu devrais lui demander ?

 

Le jeune homme secoua la tête.

 

-         Ton grand-père a déjà fait énormément pour ma famille, Kit. Je pense qu’on lui est déjà bien assez redevables, Marjan et moi.

-         Ne crois pas ça. Ta mère a donné sa vie pour sauver Wüstengrenze.

 

Jochen fit la grimace.

 

-         Ouais… Mais je n’ai pas envie de passer pour un faible.

-         Après ce que tu as fait à Schmetterling, je défie quiconque de te le dire en face !

-         C’est vrai, mais je dois faire deux fois plus attention, maintenant que je suis seigneur.

-         En parlant de ça… j’aimerais te dire que je compatis, mon frère.

-         Je te remercie, mon frère.

-         Vous tenez le coup, tous les deux ?

-         On fait ce qu’on peut.

-         Comment va ta sœur ?

-         Comme moi : elle a connu mieux, mais elle s’en remettra. Justement, on a commencé à réfléchir sur ce qu’on pourrait apporter à ce Royaume des Rats.

-         Vous apportez déjà pas mal de choses, à vous deux.

-         Marjan a eu une idée, expliqua Jochen avec un petit sourire mystérieux. Elle pense qu’on devrait creuser davantage certains aspects de l’histoire de l’Empire Souterrain. Bien sûr, on a parlé des heures avec ton père des différents Clans, leurs méthodes, leurs moyens… Mais on s’est rendu compte qu’on ne connaissait pas grand-chose du Clan Eshin.

-         D’après Psody, c’est le plus mystérieux de tous les Clans.

-         Précisément, Marjan a eu l’idée de percer tous ses secrets. Un Eshin a tué notre père, Kit, ce serait une bonne revanche pour nous deux.

-         Hum… Et pourquoi pas ?

-         On ne sait pas encore par où commencer, mais on y travaille.

-         Eh bien, je souhaite que cette quête soit couronnée de succès !

 

 

Après cette conversation, Kristofferson quitta le manoir et descendit dans le parc. La propriété Gottlieb était la plus riche de toute la ville, après le Domaine Steiner, elle disposait d’un grand jardin. Dame Franzseska n’avait pas fait importer de fleurs ou d’arbres du Kislev. Autant construire une maison et les meubles selon le style de son pays natal avait été possible, autant y faire pousser des plantes de cette contrée aurait été difficile, compte tenu des conditions climatiques très différentes, sans parler du coût. Mais il n’en était pas moins très agréable de déambuler sur ses sentiers.

 

Il trouva Marjan assise sur un banc. Comme à son habitude, la grande Humaine était habillée avec des vêtements simples et pratiques. Quand elle vit le Skaven brun approcher d’elle, elle se leva d’un bond.

 

-         Hé, Kit !

 

Elle serra dans ses bras le jeune Steiner.

 

-         Qu’Ulric me bouffe la tête, c’est bon de te revoir entier !

-         Tu n’as pas idée, Marjan ! J’ai tellement eu honte de moi !

-         Mais pourquoi, par la crinière d’Ursun ?

 

Ce fut avec beaucoup de difficultés que Kristofferson articula :

 

-         J’ai manqué à ma parole. Ma place était à vos côtés. Si j’avais été là, peut-être qu’on n’aurait pas… enfin, Dame Franzseska…

-         N’ajoute rien, Kit. J’ai compris.

-         Je suis vraiment désolé, Marjan… J’aurais dû être à tes côtés. Le Prince m’a ordonné d’accompagner mon père, mais je voulais me battre avec toi.

-         Ne t’en fais pas, Kit. Ton grand-père a eu raison, ton père avait plus besoin de toi que moi. De toute façon, tu as toujours été à mes côtés, et je t’en remercie. C’est à moi d’être désolée. J’aurais aimé te voir plus tôt, mais… les colombes m’en ont empêchée. « Seuls les proches peuvent lui rendre visite », qu’elles ont dit. Je suis repartie comme une idiote… Je n’ai pas arrêté de t’imaginer, en train d’agoniser dans ce foutu temple. Et j’étais là, comme une conne, je ne pouvais rien faire. Pas même venir te voir.

-         C’est pas grave.

 

Enfin, après plusieurs jours à ressasser cette frustration, le jeune Skaven brun sentit son estomac se desserrer.

 

-         Ta mère était l’Humaine la plus courageuse que j’aie jamais connue.

-         C’était une louve. Mais dans le bon sens du mot. Quand on parle de « loup », on fait souvent allusion à quelqu’un d’avide, qui ne reculera devant aucun coup bas pour renverser ses rivaux et parvenir à ses fins. Pas ma mère. Elle, c’était une noble louve, qui défendait ses petits bec et ongles.

 

Elle reprit place sur le banc, imitée par Kristofferson.

 

-         Est-ce que ton père t’a raconté ce qui s’est passé à Gottliebschloss ?

-         Vaguement. En gros, les troupes du Prophète Gris Vellux sont arrivées, ont massacré tout le monde, et vous ont enfermés, toi, ton frère, ta mère et la mienne dans une cage gardée par mon oncle.

-         J’étais presque en âge d’être mariée, à ce moment. En fait, nous étions en train d’organiser mon mariage quand tout ça est arrivé.

-         Un mariage avec un seigneur voisin ? Jochen m’a expliqué que c’est ce qu’il devra faire.

-         Oui, c’était prévu avec le seigneur Gruber, un ami de mon père, qui avait le même âge. Ça ne me réjouissait pas, mais c’était le devoir de la famille. Ce qui s’est passé, cette nuit-là… Tout a changé. J’ai eu peur, je l’avoue, mais ma mère m’a rassurée, avec la tienne. D’abord, elle nous a défendus de toute son énergie quand les Skavens Sauvages sont passés à l’attaque. Ensuite, elle n’a jamais montré le moindre signe de faiblesse. À notre arrivée, ici, je me suis juré de ne plus jamais avoir peur, et d’être aussi forte et courageuse.

-         Et tu y es arrivée. Je ne t’ai jamais vu trembler.

 

La grande femme blonde resta stoïque quelques longues secondes, puis soudain, son visage se tordit de douleur. Elle s’appuya sur l’épaule de Kristofferson, et pleura bruyamment.

 

-         J’en ai marre, Kit ! Ce monde est vraiment dégueulasse !

-         On s’applique à le rendre meilleur, ce monde dégueulasse. J’en suis la preuve !

-         Ouais, mais tu es un garçon. Tu ne sais pas à quel point c’est difficile d’être une femme de la noblesse kislévite ! Je fais tout pour être la meilleure, mais des fois, c’est la merde !

-         Tu es la meilleure.

-         Et l’autre enfoiré de traître qui me voyait déjà attachée à un seigneur ! Ce connard ne valait pas mieux que mon paternel ! Qu’est-ce qu’ils ont tous à être obsédés par cette idée de me marier ?

-         Ils ont peur de ce que tu vas accomplir pour le Royaume des Rats, et crois-moi, ils ont bien raison.

 

Enfin, la grande femme blonde sourit à travers ses larmes. Elle se calma un peu, s’essuya les yeux, poussa un profond soupir. Puis elle changea de sujet de conversation.

 

-         Tiens, j’ai pu parler à ton amie, la Sœur Carolina Kuhlmann. C’était un peu surréaliste de parler de toi chacune d’un côté de ce gouffre. Je lui ai assuré que tu avais vraiment insisté pour venir te joindre à nous, mais que tu avais des ordres. Elle a compris.

-         Tant mieux. Je te remercie, c’est important pour moi de savoir qu’elle ne me prend pas pour un lâcheur.

-         Oh, de ce que j’ai vu, ça n’a pas l’air d’être son genre ? En tout cas, elle est charmante, cette petite.

-         J’espère qu’un jour, elle trouvera un bon mari.

 

Marjan tiqua.

 

-         Encore cette idée de mariage ! Pourquoi faire ? L’entretenir et lui faire une flopée de gosses ?

-         Pour la rendre heureuse. Si tu apprends à la connaître, tu verras que c’est une bonne personne, et qu’elle mérite d’être heureuse. Et je pense que c’est au milieu des gens qui l’aiment et qu’elle aime qu’elle pourra être pleinement heureuse.

-         Hum… Et toi ? Tu mérites d’être heureux, toi aussi. Quand est-ce que tu te trouves une fille ?

-         Oh, mais j’y travaille ! J’ai déjà la prêtresse pour le mariage !

-         Cette Sœur Carolina ? Hé, c’et bien d’être organisé, mais il faudrait peut-être que tu commences par le début, non ?

 

Les deux amis rirent ensemble. Puis Kristofferson quitta Marjan. Mais alors qu’il faisait le tour du bâtiment pour se diriger vers la grille d’entrée, il sentit le regard de l’Humaine blonde le suivre. Il pensa alors :

 

Oui, j’y travaille… c’est juste une question de courage.

 

*

 

Psody était ravi.

 

Enfin, après toutes ces péripéties, c’était terminé.

 

Le Skaven Blanc qui l’avait tourmenté avait payé cet affront de sa vie. Son complice était toujours en cavale, mais il n’aurait sans doute pas la même audace ni la même efficacité maintenant qu’il était tout seul.

 

Les Orques avaient été vaincus et repoussés. La reconstruction du pont de Wüstengrenze allait prendre du temps, bien sûr, mais grâce au savoir-faire des Nains, il serait remplacé.

 

Les relations avec le Royaume du Prince Calderon étaient engagées sous les meilleurs auspices. Le Prince de Vereinbarung n’aurait aucun mal à le recevoir dans les formes, et à faire de Sueño la première principauté des Royaumes Renégats à collaborer officiellement avec le Royaume des Rats.

 

Mais le plus important pour le Skaven Blanc était sa famille. Malgré les dangers de la guerre, l’intrusion de Larn, les tensions multiples, la trahison de Schmetterling, tous les membres de sa famille étaient encore à ses côtés. Son épouse adorée, son père, et leurs cinq enfants.

 

Par-dessus tout, Kristofferson était sauvé.

 

Son amertume s’était rapidement dissipée, et il repartirait bientôt pour participer à la réhabilitation de Wüstengrenze auprès de ses amis restés sur place, dans la bonne humeur, avec la bénédiction du Prince.

 

Beaucoup avaient perdu au moins un parent dans cette guerre, et les Jumeaux Gottlieb n’avaient malheureusement pas été épargnés. Le Prince leur avait promis de respecter l’engagement de Schmetterling, et de faire élever des statues en l’honneur de Dame Franzseska et du capitaine Müller. Il avait ajouté que l’intendante aurait également une stèle à son nom dans le cimetière du temple de Morr de Steinerburg.

 

Et malgré tous ces affreux événements, Psody avait été épargné. Le Rat Cornu ne lui avait pas demandé des comptes trop sévères, somme toute.

 

Il avait tout spécialement apprécié le souper, le premier à compter tous les membres de la famille Steiner et leurs proches, dans la bonne humeur, sans la moindre inquiétude, depuis bien longtemps. Et après une soirée à prendre l’air dans le parc, et à faire des projets d’avenir avec le Magister Mainsûre, il franchit la porte de sa chambre à coucher en chantonnant.

 

-         Je suis tellement heureux-soulagé, ma mie ! Tout est redevenu comme avant !

 

Heike, déjà sur le lit, soupira de soulagement.

 

-         Moi aussi, je suis heureuse de te voir comme ça. Sans plus de souci, sans avoir besoin de t’abrutir à coups de drogues… Je le sens, tu n’as pas pris de Nectar d’Esméralda depuis votre retour.

-         Plus besoin-besoin, et pourtant, j’ai été tenté de le faire !

-         Dans ce cas, j’aurais peut-être fait comme Gab, répondit la femme-rate avec un sourire malicieux.

 

Son sourire s’évanouit cependant bien vite.

 

-         Mais tu sais, ce n’est pas « comme avant ». Rien ne sera plus jamais « comme avant ».

 

Le Skaven Blanc lui tourna le dos pour lui cacher son expression soucieuse. Tout en parlant, il enleva ses vêtements et passa sa chemise de nuit.

 

-         Tu as raison-raison. Nous avons perdu des personnes de valeur. Franzseska comptait beaucoup pour notre famille et pour le Royaume des Rats. J’espère qu’Opa saura trouver une personne à la hauteur pour la remplacer-remplacer. En tout cas, du côté des fonctions officielles, parce qu’en tant que mère-amie…

-         Oui, mon amour. C’est impossible. Franzseska est irremplaçable.

 

Le Skaven Blanc s’installa sur le matelas. Soudain, une pensée qu’il avait cru enfouie dans un recoin sombre de sa mémoire lui revint brutalement en tête.

 

-         Iapoch n’était vraiment qu’une sale petite crapule répugnante-écœurante !

-         Oui, mais il n’était pas bête. Il a su frapper là où ça faisait mal. Des mensonges, des manipulations pour te faire douter ! Mais Shallya t’a rappelé que l’amour est plus fort.

-         Non, mon amour-chérie. Pas Shallya, seulement toi.

-         Pourtant, tu n’as pas l’air d’avoir la conscience tranquille ? Tout est fini, les Skavens Sauvages ne reviendront pas de sitôt !

-         En fait, je repense aux dernières paroles de ce Prophète Gris. Il…

 

Cette fois, Psody n’osa pas aller plus loin, craignant de dévoiler quelque chose de trop difficile à supporter pour sa compagne. Celle-ci ne le laissa pas dans son silence.

 

-         Quoi donc ?

-         Hum…

-         Psody, je vais te le demander pour la dernière fois sans m’énerver : qu’est-ce que ce bandit t’a raconté, comme truanderie ?

-         Il m’a dit que… que Kristofferson n’était pas mon fils.

 

Heike sentit son estomac se comprimer, comme serré par une patte glacée.

 

-         Il a dit ça ?

-         Il a prétendu que le père était Vellux. Comme tu as été sa captive, il en aurait… profité.

-         « Profité » ? répéta lentement Heike.

-         Iapoch serait le frère de sang de Kit.

 

Quand le Skaven Blanc osa regarder sa compagne dans les yeux, il ne vit pas la tristesse qu’il attendait. Simplement de la colère.

 

-         C’est pour ça que tu l’as tué ? Pour éviter qu’il ne clame ce mensonge ?

-         Non ! Je l’ai tué parce qu’en disant ça, il insultait Kit et toi-moi !

-         Donc, tu ne l’as pas cru ?

-         Bien sûr que non, mon cœur-amour !

 

Mais elle ne le trouva pas convaincu. Elle l’attrapa par les cornes, et le força à rester face à elle. Furieuse, elle articula fermement :

 

-         Écoute-moi bien, Psody-Prospero Steiner : je n’ai jamais, jamais aimé quelqu’un d’autre que toi. Et personne, jamais, n’a abusé de moi, et surtout pas ce sale vaurien de Prophète Gris de malheur de Vellux ! Kristofferson est ton fils, tout comme ses deux frères, et ses deux sœurs sont tes filles. Ces cinq enfants sont à nous deux, et personne d’autre ! Si quelqu’un affirme le contraire en ma présence, ça va barder pour lui, et deux fois plus si c’est toi !

 

Et elle l’embrassa avec passion pour l’empêcher de répondre quoi que ce soit. Quand elle sentit les doigts de Psody dénouer furieusement les cordons de sa chemise de nuit, elle le déshabilla à son tour en un instant. Les deux Skavens se jetèrent ensemble sur le lit en éclatant de rire, et rapidement, plus rien n’eut d’importance ni pour l’un, ni pour l’autre.

 

 

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

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