Le Royaume des Rats

Chapitre 42 : Retour à la vie

7303 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/02/2021 22:44

Le soleil était haut dans le ciel, et les quelques nuages défilaient lentement, poussés par le vent un peu moins violent que ces dernières semaines.

 

Comme il l’avait expliqué au Prince la veille, Eusebio Clarin était sur le départ. Les serviteurs du domaine avaient rangé ses affaires dans son carrosse, il avait fait ses adieux au souverain, ainsi qu’à ses enfants adoptifs. Mais il ne voulait pas partir sans saluer Sigmund et Bianka. Il les trouva à l’écurie, en train de préparer leurs chevaux afin de partir en promenade.

 

Clarin remarqua avec une pointe d’amusement que la jument du Skaven Noir se laissait brosser par Bianka sans broncher. Il ne voulut toutefois pas prendre le risque de l’énerver, et resta à distance.

 

La jeune fille-rate avait passé une bonne nuit de sommeil réparateur, et pourtant, elle n’avait pas l’air encore très à l’aise.

 

-         J’avoue que je suis plutôt gênée, Messire Clarin.

-         Il n’y a pas de quoi, señorita.

-         J’aurais dû être présente pour vous soutenir. Vous, mes amis, ma famille… En plus, j’étais convaincue que ce sale type était bien notre traître. Mais… je ne voulais pas assister au triste spectacle de ses calomnies sur vous tous. Pas très sérieux pour une personne qui prétend travailler pour Verena !

-         Assister à un procès qui concerne les gens que vous aimez peut être très pénible. Il n’y a pas de quoi avoir honte.

-         J’ai déjà assisté à des procès, mais aucun n’impliquait les membres de ma famille ou mes amis, de façon aussi perturbante !

 

Elle poussa un soupir triste.

 

-         Je n’ai même pas eu l’excuse d’aller voir Kit, la colombe de garde ne m’a pas laissé entrer. J’ai dû faire comme toutes les personnes frustrées, et me noyer dans le travail.

-         Ne vous en faites pas. L’important est votre bien-être, et celui de votre frère. Avez-vous des nouvelles ?

-         Il a commencé à marmonner des paroles cohérentes, répondit Sigmund. Il y a du progrès.

-         J’aurais aimé pouvoir lui souhaiter bon rétablissement. Tant pis, vous vous en chargerez pour moi ?

-         Bien sûr, Excellence, assura Bianka.

 

La jeune fille-rate considéra l’Estalien.

 

-         Est-ce qu’on vous reverra, Messire Clarin ?

-         Jeunes gens, le Prince Calderon va rencontrer votre grand-père, dans un mois. Je l’accompagnerai. Ainsi, j’aurai le privilège de profiter de votre compagnie de nouveau, señorita. Nous sommes voisins, et j’espère bientôt alliés. Si ça se trouve, d’ici quelques temps, c’est vous qui serez reçue chez moi !

 

Bianka eut un faible sourire triste. L’Humain se tourna vers Sigmund.

 

-         Maître Sigmund, mon souverain hésitait à rencontrer le Prince Steiner, mais quand je lui ai raconté ce que vous avez fait à Rabanera, puis à Oropesa, il a été sincèrement impressionné. Je n’espère pas que ça puisse atténuer l’anxiété légitime qui vous enserre le cœur, en ce moment, mais je tiens à ce que vous sachiez que vous avez personnellement influencé sa décision, dans le bon sens.

-         C’est… vrai ?

-         Bien sûr ! Et je pense qu’il a hâte de vous rencontrer.

-         Vous voulez dire que votre Prince a eu… une bonne image de moi ?

-         Franchement, vous en doutiez ? Mon garçon, vous êtes quelqu’un de bien. Peut-être que votre passion peut vous jouer des tours, mais vous avez beaucoup de qualités. Vous êtes loyal, sincère, et ceux qui ont votre confiance peuvent toujours compter sur vous. Sur ce point-là, ne changez pas. En revanche, si vous le permettez, j’aimerais vous donner un dernier conseil.

-         Je vous écoute, Maître Clarin.

 

L’Humain savait qu’il s’aventurait sur un terrain dangereux. Il prit son inspiration, et murmura posément :

 

-         Vous vous rappelez des petits signes dont je vous parlais ?

-         Oui, et alors ?

-         J’en vois quelques-uns chez vous qui m’inquiètent. J’en ai parlé à votre père, qui a confirmé mes pensées. Dans ma famille, j’ai perdu quelques personnes dont on aurait pu éviter une fin tragique si seulement on les avait aidées à temps.

 

Le Skaven Noir comprit rapidement l’allusion. Il voulut s’en assurer :

 

-         De quoi sont-ils morts, Maître Clarin ?

-         Ils se sont laissé dévorer par le chagrin. Mon père, en particulier, était un brave homme, mais il n’était jamais satisfait de son sort. Même en étant arrivé à sa position, il lui fallait toujours autre chose en plus. Et pour oublier sa peine permanente, il s’est mis à prendre des médications. Chaque dose était plus importante que la précédente. Oh, de pas grand-chose. Mais à la longue, ça l’a détruit. Au bout d’un an, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Au bout de deux ans, ma mère s’est retrouvée seule, avec ses enfants sur les bras.

 

Sigmund ne répondit rien, mais il sentit son visage s’affaisser d’inconfort. Clarin continua.

 

-         Ça me fait de la peine de voir quelqu’un comme vous, jeune et idéaliste, glisser sur cette pente. Sauf qu’aujourd’hui, je peux vous dire ce que je n’ai pas pu dire à mon père à l’époque : prenez les devants. Ne gâchez pas tout. Vous avez une famille aimante et des amis qui peuvent vous aider. Acceptez leur aide, et je suis certain que les choses iront en s’améliorant.

-         Quelqu’un a déjà pris les devants pour moi, marmonna le Skaven Noir avec un sourire ironique. Ma réserve a été polluée.

 

Bianka fronça les sourcils.

 

-         Tu ne m’en as pas parlé… tu sais qui c’est ?

-         J’ai ma petite idée.

-         Qui ce soit ce « quelqu’un », je suis sûr qu’il n’a pas fait ça pour vous contrarier gratuitement, mais pour vous aider, parce qu’il se fait sincèrement du souci pour vous.

-         Comme vous, en ce moment, Maître Clarin. Je vous en remercie.

 

Clarin ne cacha pas sa surprise.

 

-         Peut-être qu’à notre première rencontre, vous m’auriez envoyé paître. Or, je vois là un jeune homme qui écoute, et raisonne vraiment avec beaucoup de sagesse.

-         J’apprends vite, avec un bon professeur. Même si c’est un étranger qui n’est là que depuis quelques jours. Et puis, ce que vous venez de me dire me fait comprendre que le prieur Romulus avait raison.

-         Cela ne m’étonne pas non plus. Il m’a tout l’air d’être quelqu’un de très sage, aussi.

 

Sigmund considéra l’Estalien, puis sa sœur.

 

-         Je crois qu’il serait bon de changer certaines choses, pendant qu’il en est encore temps. Vous avez raison, j’ai un problème, et je vais me faire aider. Je vous en fais la promesse.

 

L’ambassadeur décocha un sourire éblouissant, qui fascina la jeune fille.

 

-         Vous prenez la bonne décision, je vous l’assure.

 

Il tendit la main vers le Skaven Noir. Sigmund la fixa un instant, puis serra le poignet de l’Humain avec la conviction des frères d’armes. Enfin, l’ambassadeur fit le baisemain à Bianka qui sentit ses joues chauffer de flatterie.

 

-         Merci pour tout, Messire Clarin, articula la jeune fille-rate.

-         Rendez-vous dans un mois, jeunes gens.

 

Il s’inclina, et retourna vers la grille d’entrée du domaine.

 

 

Quatre des soldats de Sueño attendaient autour de la calèche décorée aux couleurs du Prince Calderon.

 

-         Tout est prêt, messieurs ? demanda Clarin dans sa langue natale.

-         Nous partons sur votre ordre, Excellence, répondit un des soldats.

-         Parfait.

 

Clarin regarda une dernière fois la propriété, puis le parc, avec les deux jumeaux Steiner. Il jeta un coup d’œil vers le toit du véhicule pour vérifier s’il n’avait rien oublié, puis il ouvrit la porte du carrosse, posa sa botte sur le marchepied, mais au moment où il allait monter à l’intérieur du véhicule, il entendit une petite voix l’appeler timidement :

 

-         Maître Clarin ?

 

L’Estalien se retourna, et fut surpris de voir une silhouette menue à quelques pieds de lui. C’était un Skaven au pelage gris clair, plutôt jeune. Il était mince, avait des traits délicats, qui rappelaient un peu ceux de Dame Bianka. Contrairement à cette dernière, cependant, il ne portait pas des vêtements précieux, mais une combinaison de cuir avec un tablier et de nombreuses poches pleines de petits outils. Un étui de cuir cylindrique était attaché à son épaule en bandoulière. Il avait l’air particulièrement mal à l’aise ; ses doigts se tortillaient entre eux, sa queue fouettait nerveusement l’air, sa respiration était légèrement haletante. D’ailleurs, au moment précis où leurs regards se croisèrent, le petit homme-rat détourna vivement la tête pour fixer ses orteils nus.

 

Clarin comprit aussitôt à qui il avait affaire, et cela le réjouit.

 

-         Bonjour, mon jeune ami. Vous êtes Gabriel, le brillant ingénieur !

 

Gabriel ne répondit pas. Il ne releva même pas les yeux. L’ambassadeur avança d’un pas. Le petit homme-rat sursauta presque. Clarin n’insista pas. Il savait très bien quel genre d’individu se tenait devant lui. Sans bouger, il demanda d’une voix douce :

 

-         On dirait que je vous fais peur ?

 

Gabriel ne prononça pas une syllabe. L’Humain tâcha de conserver son air détendu.

 

-         Vous savez, vous n’avez aucune raison d’avoir peur de moi, jeune homme. Votre père m’a dit que vous étiez quelqu’un avec un esprit très pratique. Alors considérez les choses ainsi : premièrement, je suis devant la propriété de votre grand-père, gardée par des soldats armés, et je suis un étranger en mission diplomatique. Si j’avais le malheur de lever la main sur vous, je me ferais aussitôt arrêter, et cela provoquerait un grave incident entre votre pays et le mien, ce que personne ne souhaite. Deuxièmement, vous êtes un tout jeune homme, presque encore un enfant, et en plus de ça, vous avez l’air sympathique. Vous ne m’inspirez que des sentiments positifs, et je n’ai pas du tout envie de vous faire le moindre mal.

 

Gabriel n’osa toujours pas regarder Clarin, mais il ne s’affola pas lorsque celui-ci osa approcher de lui. Clarin posa un genou à terre pour être à la hauteur de Gabriel.

 

-         Messire Gabriel, s’il vous plaît, n’ayez pas peur de moi. Vous pouvez me regarder, vous avez le droit de me regarder. Inutile de détourner les yeux comme ça.

-         C’est que… vous…

-         Je vous répète qu’il n’y a aucune raison d’être intimidé. Vous avez l’habitude de voir des Humains ; votre grand-père est un Humain. Peut-être que c’est moi qui devrais être intimidé. J’ai vu plus de Skavens Sauvages que de braves gens comme vous. Et vous ne m’inspirez pas du tout la même peur que les Skavens Sauvages. Par contre, si vous me regardez dans les yeux, je verrai que vous êtes sincère. Regarder quelqu’un en lui parlant, c’est lui montrer qu’on le respecte. J’ai l’impression de voir un enfant puni, présentement. Ce n’est pas ce que je veux voir. Je veux voir le fils du Maître Mage qui a rendu un très grand service à mon royaume. Jusqu’à présent, ce petit jeune homme très gentil a eu peur de moi, ce que je déplore. J’aimerais pouvoir vous dire que vous m’êtes sympathique, mais pour cela, j’ai besoin de voir votre réponse par le regard. Vous voulez bien me regarder, s’il vous plaît ?

 

Enfin, après une longue dizaine de secondes, Gabriel parvint à relever le museau. Ses yeux fuyants se focalisèrent sur ceux de l’Estalien. Qui lui sourit.

 

-         Alors, vous voyez ? C’est mieux comme ça, n’est-ce pas ?

-         Vous… Père dit que vous êtes une bonne personne. J’ai l’impression qu’il a dit vrai ?

-         J’ai un petit pouvoir magique, Maître Gabriel : j’arrive à aider les personnes qui veulent bien à mieux parler. Et ça marche avec vous. Regardez vous-même, vous ne tremblez plus.

 

Le petit Skaven gris clair regarda ses mains, puis ses genoux, et fit un léger signe de tête à Clarin. Il avala sa salive, et quelques mots s’échappèrent péniblement d’entre ses lèvres.

 

-         C’était… pas… votre faute.

-         Pardon ?

-         Ce qui est arrivé à Kit… c’était pas votre faute !

-         Oh, ne vous en faites pas, mon petit jeune homme ! Je le sais bien.

-         Vous… vous ne vous sentez pas coupable ?

-         Pas du tout.

-         Mais… mais alors… ce qui est arrivé à Kit… ça vous est égal ?

 

Clarin se félicita une nouvelle fois d’avoir attentivement étudié l’art de la conversation pendant des années. Un autre interlocuteur moins formé aurait sans doute mal réagi à ces mots. Pas l’Estalien. Aussi, il ne perdit pas une once de patience.

 

-         Non, cela ne m’est pas égal. Mais il faut faire bien attention à ne pas mélanger deux choses différentes, jeune homme. Je ne me sens pas coupable, mais ça ne veut pas dire pour autant que je n’éprouve rien à l’égard de votre frère. Vous saisissez la différence ?

-         Euh… je… je ne sais pas.

 

L’Humain se frotta le menton, et choisit de parler plus simplement :

 

-         Je me sens désolé pour Kristofferson, j’espère sincèrement qu’il s’en remettra vite. Mais la seule personne qui devrait se sentir coupable d’avoir blessé votre frère a été tuée. Plus rien n’a d’importance. Quand je serai rentré, je prierai Manann de lui prêter sa force. Kristofferson est fort, il finira par guérir.

-         Maître Clarin, je… je voudrais vous faire… un cadeau.

-         Ah oui ? Quoi donc ?

 

Gabriel retira le capuchon de son étui de cuir. Il en sortit une grande feuille de papier, qu’il tendit à l’Estalien avec toutes les peines du monde, tellement ses doigts tremblaient nerveusement de nouveau. Clarin déroula le document et l’examina attentivement.

 

-         Hum… C’est un plan. Votre père m’a dit que c’est votre spécialité. On dirait… une calèche comme la mienne ?

-         Oui, mais regardez mieux le croquis au niveau des roues.

-         Au niveau des roues… Qu’est-ce que c’est ?

-         Eh bien, c’est un petit système que j’ai gribouillé il y a quelques semaines. En fait, avez-vous remarqué que les routes sont souvent cahoteuses ? Quand on se trouve assis à l’intérieur, les voyages peuvent être très fatigants. Grâce à ce mécanisme d’amortissement, votre carrosse devrait être beaucoup plus stable.

-         Et donc les trajets moins pénibles. Très ingénieux !

-         Oh, ce n’est peut-être pas digne de vous, Maître Clarin, en fin de compte. Ce n’est pas précieux, ce n’est pas joli ou instructif comme un livre… pardonnez-moi.

-         Vous pardonner ? Mais de quoi, par le trident de Manann ? Ce sera très utile ! De par mon métier, je voyage souvent, et c’est vrai que c’est pénible, à la longue. Je ferai installer ce système sur ma calèche, et si je me rends compte qu’il y a une différence positive, je recommanderai au Prince Calderon d’équiper son carrosse de la même façon. En réalité, la connaissance est un cadeau magnifique, quand on s’en sert pour rendre le monde meilleur.

-         C’est à ça que sert la science. Rendre… le monde… meilleur.

 

Avec toutes les peines du monde, Gabriel leva le bras, et présenta sa main à l’Estalien. Clarin la pressa doucement, et imprima une légère secousse.

 

-         Je reviens dans un mois. Je vous promets que j’aurai testé votre cadeau, et que j’en aurai fait profiter les autres s’il est aussi réussi que j’espère.

-         Merci… Maître… Clarin.

 

Quand il vit le petit homme-rat esquisser à son tour un sourire, l’Humain sentit son cœur se serrer.

 

*

 

Deux jours passèrent. Deux jours d’angoisse, de douleur, de chagrin et d’indignation. Psody enrageait de ne rien pouvoir faire pour aider son fils à guérir. Hélas, les prêtresses de Shallya lui avaient rappelé l’amère vérité : même la mutation retirée, il ne fallait pas appliquer de magie sur le patient avant son rétablissement complet, pour éviter une réminiscence. Sœur Judy vint rendre visite plusieurs fois à la famille princière, parlant de l’évolution de la blessure. Il n’était malheureusement pas possible d’avoir des détails précis. Tout au plus la prêtresse de Shallya répondait « une légère amélioration », « quelques petits progrès », rien d’autre.

 

Enfin, le troisième jour après le départ de l’Estalien, un messager porta à la famille Steiner une note de Sœur Judy. Cette fois-ci, c’était sûr : l’état de Kristofferson s’était suffisamment amélioré pour lui permettre de recevoir des visiteurs. Le Prince était encore pris dans une affaire urgente avec Maître Barisson, mais Psody, Heike, Sigmund, Bianka et Isolde se précipitèrent au temple de Shallya.

 

Ils furent cordialement reçus par Sœur Judy Hoffnung. Celle-ci semblait en pleine forme, et son visage rayonnait d’espoir. Tout en accompagnant les Skavens jusqu’à la petite chambre où avait été parqué le jeune Skaven brun, elle expliqua à ses parents :

 

-         Heureusement, le fait que votre fils soit un Skaven a dû jouer. Vous êtes tous deux issus d’une lignée qui a été au contact de la malepierre sur des générations. Même s’il a été établi que votre organisme est dépourvu de malepierre, vous êtes naturellement plus résistants. Je peux vous assurer qu’il est sauvé.

 

Tous s’arrêtèrent devant la petite porte. Avant d’abaisser la poignée, Sœur Judy expliqua encore :

 

-         Il faudra cependant qu’il se repose au moins un mois, tout en continuant de prendre ses médicaments.

-         Et… y aura-t-il des séquelles ? bredouilla Bianka.

 

Le regard de la prêtresse passa sur tous les membres de la famille Steiner l’un après l’autre, puis elle répondit :

 

-         Eh bien, votre frère a reçu un sacré choc. Il n’y aura pas de séquelles vraiment gênantes, mais il...

 

La porte de la cellule s’ouvrit alors lentement. Les Steiner retinrent leur souffle. Enfin, Kristofferson apparut dans l’encadrement de la porte. Nu, debout sur ses jambes flageolantes, son épaule et son flanc étaient recouverts de bandages. Il avait le souffle rauque, la démarche hésitante, les yeux hagards, mais il vivait. Heike n’y tint plus, et se jeta dans ses bras.

 

-         Mon chéri !

-         Aïe… répondit juste l’aîné de la fratrie.

-         Attention à son bras ! s’exclama Bianka.

-         Oh, désolée, s’inquiéta sa mère.

 

Les autres n’osèrent pas approcher. Sœur Judy s’en aperçut.

 

-         Il n’y a plus le moindre risque de mutation, je vous assure.

 

Isolde fut la première à faire un câlin à son frère aîné, larmes aux yeux. Sigmund murmura :

 

-         Sœur Judy nous a dit que tu avais… des traces ?

 

Sans mot dire, le Skaven brun se retourna. Les membres de la famille ouvrirent de grands yeux surpris en voyant que la bande de fourrure noire qui soulignait sa colonne vertébrale était désormais blanche comme neige.

 

Seule Bianka se permit une petite boutade :

 

-         Oh, après tout… ça ajoute à ton charme viril !

-         C’est un miracle de Shallya ! s’écria Isolde.

 

Heike se tourna vers la prêtresse.

 

-         Le miracle, c’est vous, Sœur Judy.

-         J’avoue que celui-là m’a donné un peu plus de boulot que d’habitude, ma Dame. J’espère ne pas avoir à traiter ce genre de blessure tous les jours.

-         Quand je serai grande, j’irai remercier Shallya au Grand Temple d’Heiligerberg, c’est promis ! s’exclama encore Isolde.

 

Ce fut au tour de Bianka de se serrer contre le Skaven brun.

 

-         Tu parles d’une trouille, espèce de cornichon !

 

Puis elle le relâcha. Kristofferson articula lentement :

 

-         Wüstengrenze ?

-         Ils sont sauvés, mon chéri. Les Jumeaux ont réussi à chasser les Orques.

-         Ton amie Carolina va bien, précisa Psody.

-         Et… Jochen et Marjan ?

-         Aussi, répondit Bianka. Par contre… malheureusement…

-         Je crois qu’il vaut mieux attendre un peu qu’il s’en remette avant de lui donner les mauvaises nouvelles, intervint alors Sœur Judy.

-         Non, répondit alors Kristofferson d’une voix plus assurée. Je veux savoir.

 

Le Skaven Blanc se frotta le menton.

 

-         Eh bien… Tu te doutes qu’il y a eu des pertes. C’a été une bataille violente-terrible. Maître Mainsûre a dû faire s’écrouler le pont. Et… Dame Franzseska a été tuée.

 

Une coulée de plomb envahit l’estomac du Skaven brun. Ses épaules s’affaissèrent, son nez plongea vers ses pieds.

 

-         Et… Wally ? Et Pol ?

-         Ils sont encore en vie.

-         Le capitaine Müller ?

 

Encore une fois, Psody soupira.

 

-         Il s’est battu jusqu’au bout pour défendre Wüstengrenze.

-         Verena ait pitié…

-         Tout était de la faute de Schmetterling, s’empressa d’expliquer Bianka. C’était lui, le traître. Il a été puni pour de bon.

 

Kristofferson releva la tête, des larmes dans les yeux.

 

-         Je devais y aller.

-         Non, tu devais obéir aux ordres !

 

Le Skaven brun serra les poings et aboya :

 

-         Je devais-voulais y aller !

 

Tous sursautèrent. Le regard d’Heike se durcit.

 

-         Kit, pourquoi as-tu parlé à ton père en queekish ?

-         Pour être sûr qu’il comprenne !

-         C’est toi qui ne comprends pas, Kit ! Tu aurais pu te faire tuer d’un coup de hache, comme Franzseska !

-         Mère, j’ai pris une balle à la malepierre, murmura le Skaven brun, les yeux étincelants de colère. Les Orques n’ont pas de malepierre !

 

Psody reprit la parole, tâchant d’être moins agressif.

 

-         Kit, tu as agi au mieux.

-         J’aurais aidé mes amis !

-         Tu as aidé ta famille !

-         J’avais promis de revenir auprès d’eux ! J’ai manqué à ma parole !

-         La parole du Prince l’emporte sur la tienne, Kit ! En plus, le cours de la bataille n’aurait pas changé pour autant !

-         Qu’est-ce que tu en sais ?

-         J’en sais que… Oh, et puis zut ! J’abandonne-renonce !

 

Le Skaven Blanc baissa la tête. Mais son fils ne s’arrêta pas pour autant.

 

-         Père, j’ai l’impression que tu me fais de moins en moins confiance ?

-         C’est faux, Kit ! Tu te trompes ! Si je n’avais pas eu confiance en toi, je t’aurais laissé te faire massacrer loin de nous, au lieu de compter sur toi pour m’aider à gagner cette bataille-guerre !

 

Psody avait crié, mais c’était la tristesse et non la colère qui avait poussé sa voix en hauteur. Il repensa aux visions de cauchemars qu’Iapoch lui avait envoyées.

 

-         Ce Prophète Gris me connaissait, Kit ! C’était le fils de Vellux ! Il lui ressemblait, il avait une odeur similaire, aussi-aussi ! Il est venu me chercher, moi ! Et donc, ma meilleure chance, c’était toi et Sigmund ! Sans vous deux, je ne sais pas si j’aurais gagné face à ses ruses-fourberies !

 

Il regarda Bianka, et sentit son estomac se serrer.

 

-         Je vous aime tellement, vous tous ! Tout ce qu’il m’a fait voir-faire... ça me hantera jusqu’à la fin de ma vie !

 

Puis il revint à Kristofferson.

 

-         Je t’assure, Kit, tu as été là où-quand il fallait, et comme ton frère, tu t’es battu comme un vrai héros. Tout le monde le sait, et tout le monde t’en remercie-félicite, moi le premier. Mais tu sais quoi ? Même si tu avais fui, même si tu t’étais dérobé, je m’en foutrais complètement parce que tu es vivant. Tu es vivant et sauvé. C’est le plus important, à mes yeux.

 

Le jeune Skaven brun s’était rapproché du Skaven Blanc pendant son explication. Ils se serrèrent doucement dans les bras l’un l’autre. Puis Kristofferson demanda :

 

-         Qu’est-ce que tu as fait d’Iapoch ?

-         Quand tu iras mieux, je te répondrai plus en détail. Sache que je l’ai tué-tué d’une façon que je ne réitérerai jamais.

 

Le jeune homme-rat n’insista pas quand il vit la colère étinceler dans les yeux roses de son père.

 

Une colère contre Iapoch ou contre lui-même ?

 

La prêtresse rousse toussota pour attirer l’attention.

 

-         Bien, Maître Mage, ma Dame, mes enfants, je crois qu’il est temps de laisser Kristofferson se reposer.

-         Il ne rentre pas avec nous ? demanda la petite Isolde, la voix étreinte de déception.

-         Non, Isolde, il est encore très faible. Il vaut mieux qu’il reste ici encore un peu. Si tu veux, tu pourras venir le revoir demain. D’accord ?

-         Oui, Sœur Judy…

 

Kristofferson s’agenouilla à la hauteur d’Isolde, lui fit un petit clin d’œil. Elle se jeta dans ses bras, puis retourna auprès de ses parents. Psody, Heike, Sigmund, Bianka et Isolde quittèrent le temple. Chacun sentit nettement le poids sur son cœur s’alléger au point de presque s’envoler parmi les colombes qui planaient au-dessus du bâtiment.

 

*

 

Le soleil brillait, haut dans le ciel. Assis près de la fenêtre, Gabriel laissait les rayons bienfaisants chauffer la fourrure de son visage. Il réfléchissait encore à ce qui s’était passé au moment du départ du drôle d’étranger. Enfin, il avait trouvé le courage de lui parler ! Mieux, il lui avait fait un cadeau ! C’était vraiment quelque d’extraordinaire pour le petit homme-rat. Le soir-même de cet exploit, il en avait parlé à son père qui l’avait félicité.

 

Pas à dire, toute cette histoire l’avait fait progresser !

 

Comme quoi, j’ai su en tirer quelque chose de positif !

 

Il se sentait bien, tellement bien qu’il eut envie de quitter sa chambre, non pas pour travailler encore à son atelier, mais pour pouvoir profiter du parc. Voir les arbres, se rafraîchir le museau à la fontaine, s’enivrer du parfum des fleurs… Jusqu’à présent, il n’en avait jamais vu l’utilité. Les choses pouvaient changer ?

 

Gabriel se dirigea vers la sortie de sa chambre. Alors qu’il allait saisir la poignée, il repensa au menuisier qui était passé à son laboratoire. Il était tellement content d’avoir une porte toute neuve, qui ne grinçait pas ! Une fois encore, un petit malheur avait engendré un petit bonheur. D’un geste ferme et précis, il ouvrit en grand la porte, et sursauta.

 

Devant lui se tenait Sigmund. Celui-ci avait la main suspendue, prête à frapper sur le bois. Leurs regards se croisèrent. Le grand Skaven Noir murmura :

 

-         Salut, Gab.

 

Le petit Skaven gris clair gémit intérieurement.

 

Il a compris, et il va se fâcher tout rouge !

 

-         J’aimerais te parler de quelque chose. Je peux entrer ?

 

Curieusement, il n’avait pas l’air furieux. Gabriel voulut se comporter de manière responsable.

 

-         Oui… Bien sûr… Fais comme chez toi.

 

Sigmund franchit le seuil, tira un tabouret et se posa dessus. Effectivement, il ne tourna pas autour du pot.

 

-         Gab, c’est bien toi qui as mis du vinaigre dans mes bouteilles ?

 

Courageusement, il prit son inspiration, se dressa de toute sa hauteur, et répondit :

 

-         Oui, c’est moi.

-         Bon. Je m’en doutais.

 

Le petit Skaven gris clair avala sa salive, et sentit sa chemise s’humidifier en un instant.

 

-         Gab, pourquoi as-tu fait ça ? Réponds-moi franchement, sans avoir peur. Je ne suis pas là pour m’énerver sur toi. Je veux juste comprendre.

 

Enhardi, le jeune Skaven expliqua d’une traite :

 

-         Je… Je tiens à toi, Siggy. Tu es mon grand frère, tu es très fort, tu es très courageux. Je suis très heureux de t’avoir pour grand frère. Mais je sens aussi que tu as des problèmes. Tu es triste, tu t’énerves souvent, tu ne souris jamais. Enfin, quand tu souris, c’est avec les lèvres, pas avec le cœur. Tu as des faux sourires. Et surtout, je n’aime pas te voir abruti par l’alcool. J’ai espéré que ça puisse t’empêcher de te détruire un moment ! Et si ça te fâche, eh bien, tant pis ! Au moins, j’aurais essayé !

 

Gabriel reprit péniblement son souffle, littéralement épuisé par cet effort. Son frère le regarda, l’air malheureux, et parla à son tour :

 

-         J’ai un problème, Gab. Tu le sais, je suis un Skaven Noir. Je suis beaucoup plus grand et plus fort que la moyenne. Je m’applique à utiliser cette force pour aider les autres, mais ça me fait voir et faire des choses pas très jolies. Quand je vois les Skavens Sauvages, j’ai l’impression d’être plus proche d’eux, à cause de la Rage Noire. C’est quelque chose qui me bouffe de l’intérieur. La seule façon que j’ai trouvée de supporter ça, tu la connais. Jusqu’à maintenant, je me suis dit que je serais assez solide pour tenir le coup, parce que je suis un Skaven Noir. Mais là où j’ai été vraiment, vraiment très con, c’était en refusant de voir que je n’étais pas le seul à en souffrir.

 

Sigmund fit une pause, que Gab mit à profit pour murmurer :

 

-         C’est… c’est ma faute. Je… je n’ai pas osé te le dire.

-         Non, mais tu l’as ressenti, et je n’ai rien vu. Maître Clarin avait raison, il y a plein de petits signes qui permettent de décoder les pensées, j’aurais dû les voir. Non, c’est pire, je n’ai pas voulu les voir. Quand j’étais face aux parents, à Bianka, ou Kit, je m’en foutais. Je ne pensais pas que ça pouvait te faire aussi mal. Ce n’est pas comme ça que je dois traiter mon petit frère, ni aucun autre membre de ma famille. Gab, je suis désolé. Je vais me faire aider par les Shalléens, ils devraient me donner des conseils pour me sentir vraiment mieux. Comme ça, je n’aurai plus besoin de boire. Et puis, entre nous…

 

Gabriel écarquilla les yeux de surprise quand il vit quelque chose qu’il n’avait jamais vu.

 

Un sourire.

 

Un vrai sourire éclaira le visage triste de Sigmund.

 

Le grand Skaven Noir se pencha en avant, et chuchota :

 

-         Tu as été trop gentil, je crois. À ta place, j’aurais mis un laxatif. Histoire de ne pas être le seul à en chier.

 

Gabriel eut un petit rire, entrecoupé de sanglots émus, et se jeta dans les bras de son grand frère.

 

-         Tu vas te faire aider ? C’est vrai ? C’est super, Siggy !

 

Ils restèrent l’un contre l’autre quelques instants, puis Gabriel renifla, et demanda :

 

-         Et… Kit ?

-         Kit est sauvé, Gab. Sœur Judy a réussi à lui retirer la mutation.

-         Ah. Très bien. Je… je voulais… enfin, je ne voulais pas…

-         T’inquiète, il sait très bien que tu as horreur des dispensaires. Tu pourras le voir dans quelques jours, quand il rentrera à la maison. Il faudra être très gentil avec lui. Les médicaments vont le laisser un peu dans les vapes pendant quelques semaines, mais il guérira complètement. Mais après ça, il a vraiment besoin qu’on le ménage.

-         Oui… oui ! Tu as raison.

 

Le grand Skaven Noir s’apprêta à quitter la pièce, lorsque son frère le retint.

 

-         Dis, j’aimerais… j’allais sortir marcher un peu. Tu m’accompagnes ?

-         Hum… Et pourquoi pas ? Tiens, on peut même sortir avec Okapia, qu’est-ce que tu en penses ?

-         Tu ne crois pas qu’elle va me bousculer ?

-         Pas si je suis avec elle. Alors ?

 

Gabriel n’avait même pas attendu la fin de la phrase de Sigmund, il courait déjà vers l’escalier.

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