Le Royaume des Rats

Chapitre 41 : Résolutions

9573 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/02/2021 00:12

Le manoir Steiner disposait d’un salon très cossu où les invités pouvaient prendre le thé. C’était précisément ce que faisait son Excellence Eusebio Clarin, en compagnie de Psody et Nedland. La pièce toute entière baignait dans la lumière du soleil, dont les rayons passaient à travers les portes vitrées auxquelles étaient accrochés d’épais rideaux précieux. Le plancher vernis était recouvert d’une précieuse étoffe, la table et les chaises finement ouvragées de sculptures raffinées. Sur les murs, on pouvait voir des tableaux représentant des décors champêtres enchanteurs, expressions de la province natale du Prince, le Talabecland. La vue sur le parc était aussi superbe, avec notamment la fontaine quelques dizaines de yards plus loin.

 

L’Estalien dégustait son thé, mais gardait en son cœur une petite déception.

 

-         J’espérais voir la señorita Bianka, ou au moins votre épouse, dommage qu’elles ne soient pas là ?

-         Elles sont parties avec mon fils et sa petite sœur faire une promenade hors de la ville, histoire de s’aérer.

-         Je n’ose imaginer ce qu’ils traversent tous en ce moment.

-         Ma tendre moitié est plus forte-solide qu’elle n’y paraît, Maître Clarin. Elle a affronté les Skavens Sauvages, à sa façon, et a tenu bon. Bianka tient le coup aussi, tant que Sigmund est en bonne santé. Isolde est naturellement très optimiste, elle est sûre que Shallya sauvera son frère. C’est Gabriel qui m’inquiète le plus. Je crois que c’est lui qui a le plus souffert.

-         Alors qu’il n’a pas été exposé comme ses grands frères ? s’étonna le Halfling.

-         Les pires blessures ne sont pas forcément physiques, Nedland. Il n’a pas la force de caractère de Kit ou Sigmund. Tout ceci l’a bien secoué.

-         C’est dommage, pour un esprit brillant.

-         Il finira bien par digérer tout ça, Maître Clarin, il a juste besoin d’un peu de temps.

-         Comment va Maître Kristofferson ?

-         Toujours dans le même état-état, mais Sœur Judy pense qu’il est sauvé. S’il n’y a pas de complication inattendue-soudaine, il devrait récupérer. Lentement, mais sûrement.

 

Clarin afficha un air songeur.

 

-         Toute cette histoire m’a rappelé mon propre vécu par rapport à l’Empire Souterrain. Vrai, j’ai vu qu’il y avait des similitudes.

-         Ce n’est pas étonnant-surprenant, les Skavens Sauvages n’aiment pas changer leurs méthodes. Ceux qui s’avèrent originaux-anticonformistes sont rapidement mis au pas, ou éliminés. J’ai payé pour le savoir. Mais pouvez-vous me raconter ce que vous avez vécu ? Ça m’intéresse.

-         Avec plaisir, je pense que ça m’aidera à soulager un peu le souvenir de vous en parler.

-         Vous voulez peut-être que je vous laisse seuls ? demanda Nedland.

-         Non, Maître Grangecoq, j’en ai appris beaucoup sur vous au procès, j’aime autant rétablir les comptes.

 

Le Halfling eut un petit haussement d’épaules. L’Estalien but une gorgée de thé et commença :

 

-         Après la tragédie d’Ubersreik, j’ai voulu me documenter un peu. Alors, j’ai profité d’un voyage à Nuln pour en savoir plus sur l’invasion que cette ville avait subie, et voir si ça pourrait m’aider à pleinement comprendre leurs stratégies. Grâce à mes contacts – d’anciens camarades d’université devenus hauts fonctionnaires – j’ai consulté les registres de la milice. J’ai pris connaissance d’informations heureusement inconnues des citoyens ordinaires. Et j’ai appris que le magistrat Fritz von Halstadt avait été reconnu coupable de collaboration avec les Skavens Sauvages.

-         Pas étonnant-étonnant, les Skavens Sauvages adorent ce genre de manipulation.

-         Ce nouvel incident avec votre Commandant le prouve, n’est-ce pas. Or donc, d’après ce qu’on m’a dit, le Prophète Gris Rasknitt ne s’était pas embarrassé de ce genre de plan quand il a voulu prendre Ubersreik.

-         Je vous l’ai dit, il a agi dans l’urgence, il manquait de pondeuses. Il lui fallait de la place pour agrandir sa colonie-colonie, et des ressources pour l’alimenter.

-         Oui, à Nuln, les choses ont été faites avec plus de subtilité. Les Skavens Sauvages ont bien choisi leur proie, von Halstadt était l’un des plus proches conseillers de la Comtesse Emmanuelle. Vous pensez bien qu’une fois la tempête passée, les magistrats de la Comtesse ont tout fait pour étouffer l’affaire. On a découvert que le responsable de l’invasion de Nuln était un certain Thanquol.

 

Psody ne put réprimer un frisson en entendant le nom trois fois honni. Clarin s’en aperçut, et demanda :

 

-         Vous le connaissez ?

-         Tout l’Empire Souterrain le connaît, Maître Clarin. C’est le Prophète Gris le plus vicieux, le plus tenace et aussi le plus malin qui ait jamais existé. Beaucoup de Prophètes Gris le prennent pour exemple-exemple, mais le Conseil des Treize ne l’a jamais bien considéré. J’ai vécu assez longtemps chez les Skavens Sauvages pour connaître la réputation de ce type. Mon maître se vantait d’être son fils, mais j’en doute-doute. Il n’aurait pas été simple Prophète Gris d’une petite colonie s’il avait vraiment eu l’intelligence et la puissance de Thanquol.

-         Tu l’as déjà vu ? demanda Nedland.

-         Seulement dans mes visions, et ce n’était pas joli-joli. Maître Félix Jaeger l’a affronté à plusieurs reprises. Si j’en crois les récits qu’il m’a fait, si Thanquol est encore en vie aujourd’hui, il doit être vieux-décrépi. Mais j’aime autant ne jamais le rencontrer. La malepierre et la haine peuvent être de puissants carburants. Et je pense qu’il est bien plus dangereux-dangereux que cette petite larve d’Iapoch, même si je reconnais que ce Skaven Blanc-là a bien choisi sa cible-proie.

-         C’est vrai, Schmetterling était un dur. Il aurait pu persister à nier, ça aurait pu laisser un doute au procès, faire traîner les choses, et peut-être même qu’il n’aurait eu qu’une peine mineure. Mais il a craqué, et ça, ça vaut toutes les preuves !

 

Le Skaven Blanc eut un sourire ironique.

 

-         Je savais que c’était lui, depuis la découverte du texte imprégné dans le bureau d’Iapoch. Ce message était clairement éloquent-éloquent.

-         Et si ç’avait été une fausse piste, pour nous embrouiller ?

-         Peu probable, Maître Clarin. Un Prophète Gris ne pensera qu’à lui, et lui seul. Bien sûr, il peut vouloir se débarrasser d’un rival avec des diffamations-calomnies étayées par de fausses preuves. Mais jamais Iapoch ne se serait donné du mal pour une chose-homme. Il aurait juste envoyé un Coureur d’Égout pour le tuer, tôt ou tard. Et d’ailleurs, mon père vous remercie-félicite pour votre confiance.

-         Je vous avoue que j’ai hésité. Si vous vous étiez trompé, le Prince Calderon aurait sans doute été contrarié de voir son ambassadeur impliqué dans une tentative ratée de neutralisation de Commandant !

-         Vous n’avez eu qu’à attirer son attention pendant ma… « discussion » avec Jochen, Excellence, rappela Nedland. Rien de bien méchant. De toute façon, si ça peut vous rassurer, il y a encore une preuve contre Schmetterling : quand j’ai quitté la caserne, j’ai retrouvé Sigmund, et les Jumeaux, et nous avons facilement retrouvé la cassette dans l’arbre. Sigmund a senti l’odeur caractéristique d’urine de Skaven dessus – les Skavens ont l’habitude de pisser sur ce qui leur appartient.

-         Donc, cette boîte était bien la propriété d’un Skaven. Et c’est là que vous avez remplacé son contenu par des cailloux ?

-         Même pas.

 

Le petit sourire de Clarin s’évanouit pour laisser place à la perplexité. Nedland continua simplement :

 

-         On n’a pas touché à cette boîte.

-         Vous voulez dire qu’Iapoch n’avait pas respecté sa part du marché ?

-         Le destin peut être vraiment capricieux, par moments : Schmetterling pensait trahir son employeur secret alors qu’il était déjà trahi par ce dernier.

-         Mais… et ce que vous avez dit au tribunal, par rapport au Collège du Feu ?

-         J’ai raconté ça pour rajouter de la pression sur les épaules de Schmetterling.

-         Vous avez menti dans un tribunal après avoir prêté serment de dire la vérité sous la surveillance de Verena ?

 

Nedland fit une petite moue.

 

-         Maître Clarin, j’ai juré de dire la vérité en réponse aux questions que le Commandant pourrait me poser. Je n’ai jamais précisé que mes affirmations spontanées seraient aussi la vérité. Est-ce que j’ai dit « tout ce que je dirai dans l’enceinte de ce tribunal serait la vérité ? » Non. J’ai juste répondu « oui » quand Schmetterling m’a demandé : « répondrez-vous à mes questions par la vérité ? ». Je n’ai donc pas rompu mon serment. D’ailleurs, souvenez-vous : j’ai dit « le contenu du coffret intéressera sûrement le Collège du Feu » sans préciser la nature de ce contenu. Si ça se trouve, le Patriarche Gormann collectionne les cailloux parfumés à l’urine de Skaven Blanc ? Somme toute, je n’ai pas menti. J’ai juste émis une hypothèse.

-         Je ne pensais pas que vous pouviez être aussi vicieux ! s’exclama Clarin en riant.

-         Les Petits Pas m’ont bien formé, Excellence. Peut-être même que je pourrais me mesurer à un Prophète Gris chevronné ?

-         Une bonne leçon : il ne faut jamais faire confiance à un Skaven Sauvage. Son instinct le poussera à vous doubler-tromper dès qu’il n’aura plus besoin de vous, histoire de ne pas devoir tenir les promesses qu’il vous a faites, s’esclaffa Psody.

-         Maître Grangecoq, ne craignez-vous tout de même pas le jugement des dieux ?

-         Le seul dieu que j’écoute, c’est Ranald. Ranald n’aime pas les gens puissants qui abusent de leurs pouvoirs, et je pense qu’il a bien rigolé en voyant ce militaire corrompu finir sa carrière de cette façon. D’ailleurs, il y a bien longtemps que les portes des Jardins de Morr sont définitivement fermées pour moi. Je ne suis plus à un éventuel parjure près.

 

Clarin considéra les deux hommes.

 

-         Qu’allez-vous faire, à présent ?

-         Maintenant qu’Iapoch est mort, les quelques survivants de ses troupes sont en déroute-déroute. Ce danger-là est écarté, tout comme la menace des Orques. Mais il va falloir nous préparer, notamment avec l’ouverture de nouveaux Collèges de Magie.

-         Vous pensez que les Skavens Sauvages n’en resteront pas là ?

-         Sûrement pas, et j’en ai la preuve : la lettre que vous nous avez apportée était écrite par Iapoch, mais ce n’est pas Iapoch qui était au Domaine Nichetti. C’était un autre Skaven Blanc !

 

Le visage délicat de l’Estalien se fripa de contrariété.

 

-         Vous en êtes sûr ?

-         J’ai examiné Iapoch avant qu’on le brûle, je suis formel, répondit Nedland.

-         Dans ce cas, pourquoi Iapoch a revendiqué les attaques faites par cet autre Prophète Gris ?

-         Je vois deux solutions, Excellence : soit le Skaven Blanc qui a attaqué Sueño est un complice avec qui Iapoch a coordonné ses actions, et ils ont fait ça pour brouiller les pistes, soit c’est un rival-rival vers qui Iapoch aurait voulu nous orienter pour qu’on l’en débarrasse.

-         C’est le genre de chose que peut faire un Prophète Gris ?

-         Absolument-complètement.

-         Vous voulez dire qu’un Prophète Gris peut tenter d’en compromettre un autre alors qu’ils sont du même peuple et qu’ils visent la même cible ?

-         Vous vous rappelez de ce que je vous ai expliqué, Maître Clarin ? Le but de tout Skaven Sauvage est d’arriver au sommet, peu importe comment, même si ça doit être préjudiciable-dommageable à la fin. De toute façon, il trouvera toujours quelqu’un d’autre que lui-même à blâmer-blâmer. Et donc, le retour des Skavens Sauvages est à craindre. Sans doute pas avant un moment, mais ils peuvent revenir rapidement à l’assaut, le temps de reconstituer leurs forces-rangs !

-         Raison de plus pour travailler ensemble, ma foi.

-         Parlez-en au Prince Calderon, mais peut-être qu’il vaut mieux ne pas trop répandre cette information, suggéra Nedland. Vos concitoyens risquent de prendre peur si ça s’ébruite.

-         Vous agirez de manière plus efficace-efficace si vous évitez un vent de panique. Et nous, nous pouvons vous aider.

-         Justement, je souhaitais vous demander : pouvons-nous voir votre père ? J’ai un message de mon Prince à lui remettre.

-         Je vous conduis à lui tout de suite-maintenant.

 

Le petit homme-rat Blanc se leva prestement, et accompagna l’Estalien jusqu’au cabinet du Prince.

 

 

Ludwig Steiner, installé à son bureau, consultait les derniers relevés du trésorier. Il poussa un profond soupir las. Les deux batailles allaient coûter cher en compensations pour les familles des victimes. Le Prince espérait ne pas devoir lever un impôt exceptionnel. Quand il entendit frapper à la porte, il releva la tête.

 

-         Entrez.

 

La porte s’ouvrit sur Eusebio Clarin.

 

-         Ah, Maître Clarin, venez donc. Psody ?

-         Oui, Père ?

-         Peux-tu aller voir où en sont les préparatifs pour cet après-midi ?

-         Tout de suite, Père, répondit le Skaven Blanc avant de s’en aller.

-         Installez-vous, Excellence.

 

Clarin prit place face au Prince.

 

-         Maître Brisingr Mainsûre est revenu cette nuit. Il a de bonnes nouvelles, pour changer. Il a négocié un arrangement avec une guilde d’artisans Nains pour la reconstruction du pont de Wüstengrenze.

-         Il a déjà fait l’aller-retour depuis l’Empire ? Il n’a pas traîné !

-         Non, en effet. Mais il n’a pas eu besoin d’aller jusqu’à Altdorf, il a galopé jusqu’à Karaz-a-Karak, vers l’est.

-         Un Elfe reçu dans une forteresse Naine ?

-         C’est avant tout un agent impérial, il a des facilités d’entrée. Et donc, pour le remercier de ses efforts, j’ai organisé une petite réception pour qu’il parle de tout ça devant le gratin de Steinerburg pour cet après-midi. J’espère par ailleurs que vous nous ferez le plaisir d’y assister ?

-         J’en serai honoré, votre Majesté. J’aimerais à présent en venir au but de ma visite.

 

L’ambassadeur fouilla dans sa sacoche, et en tira une enveloppe de papier d’excellente qualité qu’il tendit au Prince.

 

-         J’ai reçu ce pli ce matin, et je dois vous le communiquer. Votre Majesté, son Excellence le Prince Roderigo Calderon demande officiellement à vous rencontrer afin de faire connaissance avec vous et votre peuple. Il espère ainsi constituer une politique d’échanges commerciaux et stratégiques entre Sueño et Vereinbarung.

-         Splendide. Où souhaite-t-il que cette rencontre ait lieu ?

-         Eh bien, il voudrait se déplacer pour venir voir de ses yeux votre magnifique royaume et vos loyaux sujets, si vous acceptez de le recevoir.

-         C’est une belle preuve de confiance. Au lieu de rester chez lui, à son avantage, il propose de venir jusqu’au cœur d’un royaume où vivent les Skavens, quels que soient les risques potentiels.

-         C’est exactement ainsi que je le voyais, approuva l’Estalien.

-         Je m’y étais préparé depuis le début, mais je vous avouerai que ça me donne des frissons. Pour la première fois, je reçois un Prince à ma Cour !

-         Je pense qu’il sera deux fois plus ému que vous en découvrant votre peuple, votre Majesté.

-         Qui sait, peut-être que dans quelques années, les Skavens parleront l’estalien ? s’esclaffa Steiner. Mais pensons à l’instant présent. Maître Clarin, j’aurai l’immense privilège de recevoir son Altesse le Prince Roderigo Calderon de Sueño ici, à Steinerburg, dans un mois à compter de ce jour. Le Prince a parlé.

-         Je repartirai à Barca demain, avec la garnison du capitaine Antoninus. Tous les soldats qui n’ont pas péri à Kreidesglück seront en état de faire le voyage. Mais je reviendrai accompagner le Prince à ce moment-là.

 

*

 

Dans une petite pièce mal éclairée par la lumière qui passait timidement par son unique fenêtre, Marjan et Jochen Gottlieb étaient assis face à face. Cela faisait déjà quelques minutes qu’ils étaient ainsi installés sans dire mot. Chacun était parfaitement conscient des enjeux de la tâche peu ragoûtante qui les attendait. Tous deux savaient également que ça ne leur apporterait probablement aucun réconfort.

 

Finalement, le jeune homme rompit le silence.

 

-         Tu veux le faire ?

-         Ça te gênerait ?

-         Un peu.

-         Pourquoi ? J’en suis capable !

-         Ça, je le sais. Ce qui me gênerait, c’est que tu te salisses les mains sur lui. Je veux t’éviter ça.

-         Ah oui ? Et pourquoi donc ? Tu n’as pas le droit d’aînesse, à ce que je sache !

-         Je n’ai pas le droit d’aînesse, en effet.

-         Alors quoi ? C’est parce que je suis une femme ?

-         Non plus. Marjan, je me fous que tes chausses soient vides, t’as dix fois plus de tripes que lui. Et après ce qu’il t’a dit, ce serait davantage à toi de le faire. C’est juste que je ne veux pas te laisser le sale boulot. C’est indigne de toi. Qu’est-ce que tu en penses ?

 

Elle n’eut besoin que d’un petit sourire.

 

-         Traite-le comme nos parents l’auraient traité, petit frère !

 

Ils s’embrassèrent, puis quittèrent la petite pièce. Ils marchèrent sans une parole jusqu’à la cour de la caserne. Tous les soldats valides étaient présents, au garde-à-vous, et formaient un cercle autour d’un périmètre de vingt pieds de diamètre. Au milieu du cercle, le Commandant Schmetterling était debout, le Lieutenant Renata à ses côtés.

 

Marjan se mêla aux soldats, et s’arrêta près de Sigmund. Jochen entra dans le cercle. Une fois à la hauteur de la jeune Tiléenne, celle-ci lut à voix haute un parchemin.

 

« Commandant Johannes Schmetterling, vous avez été reconnu coupable de haute trahison envers la Couronne de Vereinbarung. Sa Haute Magnificence le Prince Ludwig Steiner le Premier vous a condamné à être mis à mort par Marjan et Jochen Gottlieb. Tous deux se sont mis d’accord pour savoir qui serait l’exécuteur. Que la sentence soit accomplie, sous l’œil de Sigmar et Verena ! »

 

Ayant parlé, le Lieutenant recula jusqu’à la hauteur de ses camarades.

 

Jochen fit face au Commandant. Il n’avait pas d’arme. Il avait passé la nuit à réfléchir, et avait estimé que le degré de rancune qu’il éprouvait envers Schmetterling allait lui permettre d’exécuter de la sentence sans arme. Il se craqua les doigts, et regarda le grand homme roux des pieds à la tête. Schmetterling cracha par terre.

 

-         Tu t’attends à quoi, le morveux ? Si tu espères que je pleurniche pour ma vie, tu risques…

 

Il ne put terminer sa phrase, interrompu par un coup de tête de Jochen. Il roula dans la poussière en couinant. Il se redressa péniblement sur ses genoux, et toussa, le visage ensanglanté.

 

-         Sale petit…

 

Jochen lui décocha un coup de pied dans la mâchoire. Le Commandant fut renversé sur le dos. Personne ne bougea. Il y eut juste quelques exclamations étouffées dans l’assemblée. Schmetterling se cala sur son arrière-train. Son visage était écarlate de colère, ses yeux exorbités jetaient des éclairs de rage vers le capitaine.

 

-         Espèce de lâche ! Tu ferais moins le malin si je t’affrontais à la loyale, merdeux !

 

Pour la première fois depuis qu’ils étaient descendus dans la cour, le jeune homme esquissa un sourire. Sans mot dire, il passa derrière le condamné, et l’attrapa par les cheveux. Schmetterling cria de douleur quand le jeune homme le releva de force. Jochen leva la main.

 

-         La clef.

 

Un soldat s’empressa de lui remettre la clef des menottes Jochen détacha les poignets du Commandant, avant de le pousser en avant d’un coup de pied aux fesses.

 

Schmetterling se stabilisa sur ses jambes, et se retourna, perplexe. Il vit Jochen tendre la main vers le grand Skaven Noir qui lui était proche, le deuxième fils du Maître Mage.

 

-         Siggy ?

 

L’homme-rat lui passa son épée à lame sinusoïdale. Lentement, posément, Jochen se dirigea vers le Lieutenant Renata. Celle-ci lui donna l’arme du Commandant qu’elle avait gardée. Les deux épées ainsi en main, le jeune homme revint vers Schmetterling, et s’arrêta à une quinzaine de pieds de lui. Toujours sans dire le moindre mot, il lança aux pieds du commandant l’arme qui lui avait été confisquée.

 

Le Commandant écarquilla les yeux, guetta le moindre mouvement chez Jochen. Celui-ci restait immobile, la pointe de l’épée posée sur le sol, face à lui. Schmetterling avança prudemment vers son arme, la ramassa rapidement sans quitter le jeune Gottlieb des yeux.

 

Jochen se contenta de se mettre en position de combat, tranquillement. Il invita même d’un petit geste le Commandant à approcher, avec un petit sourire.

 

Schmetterling n’était pas dupe. Les regards des soldats qui formaient le cercle étaient très éloquents. Ce n’était pas un « jugement par les armes ». Même s’il sortait vainqueur, ils ne le laisseraient pas partir vivant.

 

D’accord, je pars… mais je vais t’emporter avec moi, merdeux !

 

Schmetterling leva son épée, et se mit en garde. Jochen, de son côté, fit tournoyer Cœur de Licorne. Les deux adversaires se firent face, et avancèrent lentement l’un vers l’autre. Le jeune homme fit un pas de côté sur sa droite, puis un autre, imité par le Commandant.

 

Sigmund serra les dents. Le silence était crispant. On entendait seulement les pas des deux Humains sur les pavés. Le grand Skaven Noir connaissait bien les aptitudes de son ami au combat à l’épée, mais il n’avait aucune idée de celles du grand homme roux. Schmetterling savait commander, mais était-il aussi redoutable au combat ? Probablement. Mais peut-être que les années avaient émoussé ses réflexes ? Ou bien il s’était appliqué à les entretenir ?

 

Le Skaven Noir jeta un petit coup d’œil vers Marjan, qui contemplait la scène, bras croisés. Celle-ci n’affichait absolument pas la moindre inquiétude. Ni aucune autre expression, d’ailleurs. Pour se rassurer, Sigmund se força à penser qu’elle était convaincue de la victoire de son frère.

 

Mon ami, ne laisse pas ce type te tuer !

 

Jochen prit l’initiative d’accélérer le mouvement. Il fit un pas bien appuyé en direction de son adversaire, puis bondit sur le côté et balaya l’air de l’épée sinusoïdale. Le commandant réagit aussitôt. Il bloqua Cœur de Licorne du plat de sa lame, et la fit glisser vers le sol pour déséquilibrer le jeune Gottlieb et dégager son torse. Mais Jochen avait réussi sa ruse : il accompagna le mouvement à son tour, pivota sur ses pieds, et saisit de sa main gauche le bras droit de Schmetterling. Il le tordit, le cala dans le dos du grand homme roux, et poussa un grand coup de toutes ses forces.

 

Les cartilages et les os craquèrent, et le commandant cria de douleur. Sans lui accorder une seconde de plus, Jochen frappa de son pied le jarret de son adversaire qui tomba à genoux. L’épée du Commandant tomba au sol dans un tintement métallique. Jochen fit de nouveau face à Schmetterling. Il le saisit par le col de sa main libre, le releva de force, puis enfonça l’épée de Sigmund dans son abdomen. Schmetterling écarquilla les yeux, ouvrit une bouche écumante, mais aucun son ne s’échappa de sa gorge.

 

Les deux hommes restèrent ainsi quelques longues secondes, les yeux dans les yeux. Puis Jochen tira sur la poignée de l’arme, lentement mais fermement. La lame sinusoïdale recula, et le sang jaillit à flots de la blessure. Mais le jeune seigneur ne retira pas complètement Cœur de Licorne. Sans prévenir, il poussa sur le pommeau, et fit plonger pour la deuxième fois l’épée dans les entrailles du Commandant. Puis il tira encore, cette fois plus brutalement. Et puis il poussa de nouveau. Cette fois, Schmetterling hurla, hurla si fort que l’un des jeunes cadets dut se boucher les oreilles.

 

Jochen continua son sinistre va-et-vient pendant une minute. Une minute qui parut s’étirer sur une éternité. Le spectacle devint insupportable. À chaque poussée, la pointe de Cœur de Licorne déchirait la tunique du commandant à un endroit différent, et à chaque tirage le sang et les chairs affluaient, chaque fois de manière plus abondante que la précédente.

 

Quand le grand homme roux se retrouva tellement déchiqueté que ses jambes menacèrent de se détacher de son torse, le jeune Gottlieb décida d’arrêter. Il retira complètement l’épée de Sigmund du corps de Johannes Schmetterling, qui roula bruyamment sur les pavés.

 

Jochen s’accroupit près du visage du Commandant, la pointe de Cœur de Licorne sur le sol. Il regarda l’étalage de tripailles, puis tendit la main, prit un petit organe au hasard. Il le comprima entre les lèvres du commandant, et l’enfonça lentement et fermement dans sa bouche. Il se pencha, et murmura à son oreille :

 

-         Tais-toi. Je ne veux plus t’entendre.

 

Consigne bien inutile, Schmetterling avait déjà perdu conscience pour l’éternité. Mais Jochen voulut marquer le coup. Il se leva, et contempla l’assemblée. Tous les soldats étaient médusés de terreur et de dégoût, à l’exception de Sigmund et Marjan. L’une des plus jeunes recrues dut se précipiter dans un coin de la cour pour vomir son dernier repas. D’une voix forte et claire, le jeune seigneur annonça :

 

-         Tout soldat reconnu coupable de collaboration avec les Skavens Sauvages sera abattu sur place comme un chien enragé. Tout citoyen, Humain ou Skaven, accusé du même crime, sera jugé par un tribunal compétent qui ne fera preuve d’aucune pitié. Et si quelqu’un prétend que je ne suis pas digne de mon nom de famille ou de mon grade, je m’occuperai de lui personnellement. J’espère que c’est clair pour tout le monde, parce que je ne le répéterai pas.

 

Jochen n’eut pas besoin d’ajouter une parole. Il eut la satisfaction de voir l’horreur sur de nombreux visages encore dubitatifs deux minutes plus tôt. Le message était passé. Il passa près de Sigmund, et lui rendit son épée au passage.

 

-         J’avoue, on l’a bien en main, c’est une vraie lame de justice.

 

Le Skaven Noir ne répondit rien, mais son visage se plissa d’amertume.

 

Une lame de justice, oui ! Pas une scie à équarrir la viande de porc !

 

Puis il regarda le cadavre de Schmetterling.

 

Encore moins un « jouet en gromril », sale bâtard de traître !

 

Il se rendit placidement jusqu’à l’armurerie, où il s’appliqua à nettoyer Cœur de Licorne.

 

*

 

L’après-midi fut moins chargé en émotions fortes. La réception prévue par le Prince fut organisée dans le Grand Tribunal de Verena. Le personnel du Prince avait réquisitionné la plus grande salle en cette occasion. Les quelques dizaines de personnes invitées pour l’occasion purent profiter des saveurs d’un buffet – le monarque avait toutefois demandé au maître-queux de ne pas proposer des mets trop coûteux.

 

Le Prince, ses deux enfants et ses trois petits-enfants les plus âgés restèrent l’après-midi au milieu des personnes les plus puissantes de Steinerburg : marchands, producteurs de denrées alimentaires, artisans de produits de luxe… La majorité d’entre eux était constituée d’Humains, mais déjà on pouvait voir quelques visages Skavens. En effet, les premiers Skavens Libérés avaient bel et bien pris place dans la société du Royaume des Rats, des Skavens ayant directement repris l’affaire familiale héritée de leurs parents.

 

Bianka était troublée. Généralement, elle appréciait beaucoup ces moments de rencontre avec des personnes de condition sociale similaire à la sienne. Elle comptait quelques amis parmi les Skavens présents. En outre, Eusebio Clarin était aussi présent. Et pourtant, elle n’était pas à l’aise.

 

En réalité, tout aurait été parfait sans lui.

 

Telle était sa principale pensée alors que le Magister Brisingr Mainsûre monta sur l’estrade et prit la parole.

 

« Honnêtes citoyens de Vereinbarung, je suis très honoré de pouvoir m’adresser à vous tous. Honoré, mais également soulagé, et aussi attristé. Soulagé, car j’ai eu la chance d’avoir survécu à une terrible bataille qui a opposé votre armée aux redoutables Orques. Attristé à cause des pertes dont je suis en partie responsable. »

« Vous le saviez tous déjà, mais j’aimerais mettre les choses au clair une bonne fois pour toutes. Pour empêcher les Orques de franchir la dernière ligne de défense, j’ai été contraint de détruire le pont qui reliait les deux sections de Wüstengrenze. La ville ancienne a ainsi été épargnée, et peu de victimes civiles sont à déplorer. Mais cela a laissé un creux terrible dans l’âme de chaque habitant de cette grande ville. »

« Heureusement, nous avons trouvé une solution pour arranger les choses. Une fois la bataille de Wüstengrenze terminée, je me suis précipité à la forteresse de Karaz-a-Karak. J’ai été présenté à un artiste dont le talent et le professionnalisme sont légendaires en la personne de Maître Aghnar Barisson. Maître Barisson, pouvez-vous venir, je vous prie ? »

 

Une petite silhouette presque aussi large que haute se fraya un chemin à travers les convives, n’hésitant pas à les bousculer sans ménagement pour avancer. Enfin, l’individu s’arrêta aux côtés de l’Elfe. C’était bien un Nain, qui présentait toutes les caractéristiques les plus typiques de son peuple : le teint rougeaud sous une épaisse barbe châtain soigneusement coiffée en de longues nattes, cheveux longs, des petits yeux sombres et vifs, des épaules très larges, et des bras gros comme des cuisses de bûcheron. Pour l’occasion, il avait fait particulièrement attention à sa tenue vestimentaire soignée, et à son hygiène corporelle exceptionnellement bonne.

 

Il toussa à plusieurs reprises.

 

« Je me présente : Aghnar Barisson, ma famille est dans l’architecture et l’ingénierie du bâtiment depuis quatre générations. Quand Maître Mainsûre est venu nous trouver, je ne vous le cache pas, on a d’abord été un peu surpris de voir un Elfe nous demander quelque chose. Et puis il nous a expliqué qu’à cause des, hum, Peaux-Vertes… »

 

Le Nain dut faire une courte pause pour pouvoir articuler ce mot sans cracher sur le tapis.

 

« Ouais, bon, à cause d’eux, le pont de la ville de Wüstengrenze, qu’on connaît, nous autres Nains, sous le nom de Karak-Bihanev, avait été détruit. Bon, c’est l’Elfe qui l’a cassé, mais c’était ça ou toute la ville tombait sous leurs coups. Et donc, il nous a proposé de venir le réparer. Nous avons rapidement trouvé un accord satisfaisant pour tout le monde. En effet, nous avions une copie des plans de ce pont dans nos archives, et donc il ne m’a pas été difficile de définir le temps et le coût de construction d’un autre pont similaire. D’ailleurs, depuis, on a trouvé d’autres techniques pour des résultats meilleurs en qualité, et pas forcément beaucoup plus chers ou longs. »

« À l’heure où je vous parle, mon équipe est sur place. Mes gars ont commencé par construire un système de plates-formes afin d’évacuer les gens isolés, puis d’amener le matériel pour le chantier. Le travail sera long, construire un tel pont demandera au moins trois ans, mais si nous utilisons le savoir-faire de mon peuple, soyez sûr qu’il tiendra des siècles, et qu’il faudra plus qu’un Magister du Collège du Feu pour le flanquer par terre ! »

 

Les rires fusèrent dans l’assistance. Le Prince rejoignit les deux hommes. Il se tourna vers le Nain.

 

-         J’aimerais remercier Maître Barisson pour avoir accepté de travailler pour votre Royaume. La reconstruction demandera des ressources, vous vous en doutez, et c’est pourquoi je demanderai à chacun des habitants de Vereinbarung de faire un effort à la mesure de ses moyens. J’ai laissé un cahier à la sortie, chacun sera libre d’y inscrire une promesse de contribution d’un montant de son choix. Souvenez-vous que vous êtes les citoyens les plus à même de venir en aide à votre royaume, et plus nous aurons rassemblé de quoi payer Maître Barisson et son équipe, meilleur sera le résultat de leur travail.

 

Puis il posa une main amicale sur l’épaule de l’Elfe.

 

-         Et Maître Mainsûre mérite aussi vos remerciements, mesdames et messieurs. Il s’est battu aux côtés de nos soldats à Wüstengrenze, mais il nous a aussi bien aidés à découvrir la véritable source du danger qui menaçait le Royaume des Rats. Les Orques, nous l’avons découvert, n’étaient que les instruments d’un esprit bien plus pervers et manipulateur. Le Prophète Gris Iapoch a tenté de nous monter les uns contre les autres. Pire, il a entraîné dans ses combines Johannes Schmetterling, rien de moins que le Commandant de notre armée. Schmetterling a été jugé, reconnu coupable de trahison, et ce matin, le bourreau a appliqué la peine. Sans l’aide de Maître Mainsûre, nous n’aurions pas pu découvrir l’emplacement de la cachette de notre ennemi, et il aurait sans doute fait bien plus de dommages à Vereinbarung. C’est pourquoi, mesdames et messieurs, je déclare officiellement que le Magister a bien mérité le titre de « Citoyen d’Honneur » de notre Royaume !

 

L’Elfe sourit et s’inclina avec humilité. Tous les invités applaudirent. Même Bianka. Mais le cœur n’y était définitivement pas. Au contraire, elle affichait une expression qui mélangeait méfiance et dégoût.

 

Sa mère s’en rendit compte.

 

 

-         Eh bien, Bianka ? Pourquoi cette tête ?

-         J’ai un mauvais pressentiment.

-         À quel sujet ?

 

Sans cesser d’applaudir, la jeune fille-rate fit un petit signe de menton vers le Magister.

 

-         J’ai l’impression qu’il nous cache quelque chose, Mère.

-         Maître Mainsûre ? Bien sûr que non !

-         Je trouve quand même que tout s’est très bien passé pour lui : il détruit un pont sans assumer les conséquences, il trouve un arrangement très rapide avec des Nains, alors que les Nains ne font pas affaire avec les Elfes, et maintenant, il fait le beau devant tout le Royaume…

-         Enfin, Bianka ! S’il a détruit ce pont, c’est pour sauver les habitants de Wüstengrenze ! Il sera reconstruit. Grâce à l’équipe de Maître Barisson, il sera aussi beau qu’avant, et encore plus solide ! Et s’il a réussi à convaincre les Nains de faire ce chantier, c’est parce qu’il est doué pour ça, et parce que les clients sont des Humains, et pas des Elfes.

-         Et qui va payer la facture, Mère ? Lui ?

-         Oh, ne sois pas mauvaise langue. Tu as entendu ton grand-père, on trouvera les sous. Quant à Maître Mainsûre, il a été d’une aide précieuse, une fois de plus, il n’y a aucune raison de se méfier de lui.

-         Si tu le dis, Mère…

 

Elle se contenta de faire un petit signe de tête pour répondre au sourire éclatant du Magister. Ses pensées étaient beaucoup plus vindicatives.

 

Fais le malin, ça ne prend pas avec moi, et je finirai par percer à jour ton petit jeu !

 

*

 

Après le souper, la jeune fille-rate se sentait mieux. Mais il y avait autre chose qui ne lui plaisait pas. Elle décida d’en parler lorsque le dessert fut servi.

 

-         Opa, je dois vous avouer que quelque chose me gêne dans tout ça.

-         Ah bon ? Et quoi donc, trésor ?

 

La jeune fille-rate se mordit la lèvre.

 

-         C’est très contrariant, j’ai peur de vous énerver.

-         Parle sans crainte, je suis ton grand-père, tu n’as pas à hésiter. Au contraire.

 

Bianka avala sa salive et expliqua :

 

-         Voilà, j’ai lu le déroulé du procès de Schmetterling. Et je…

 

Elle tourna la tête vers son frère jumeau.

 

-         Je n’ose pas imaginer ce que vous avez dû traverser, surtout toi, Sigmund. Et je dois dire que je suis vraiment très, très… satisfaite de ton courage. J’aimerais dire que je suis fière de toi.

-         Alors pourquoi tu ne le dis pas ? demanda le grand Skaven Noir d’une voix douce.

-         Parce que quand on dit à quelqu’un « je suis fier de toi », implicitement, on rappelle qu’on a contribué au succès de ce quelqu’un. Et je n’ai rien fait pour que tu te conduises aussi bien.

-         Si, si, Bianka. Tu m’as déjà dit de faire attention à mes sautes d’humeur, qui pouvaient créer des problèmes. Si j’avais donné à Schmetterling ce qu’il méritait selon moi, je serais de nouveau en prison à cette heure.

-         Ah… Bien, je te félicite, alors.

 

Elle revint vers le Prince.

 

-         Mais ce n’est pas le sujet. En fait, j’ai peur qu’il y ait bel et bien eu vice de procédure.

-         Comment ? demanda tranquillement Steiner. Il a été jugé par un tribunal compétent, il a choisi d’assurer sa défense lui-même alors qu’on lui avait proposé un défenseur, en aucun cas je ne l’ai empêché de s’exprimer ou d’interroger l’un ou l’autre des témoins, et les membres du jury l’ont finalement déclaré coupable après ses aveux. Où est le problème, chérie ?

-         Les pièces à conviction, Opa. La pièce à conviction numéro cinq a été amenée après toutes les autres, et sans en informer personne. Pourquoi ?

-         Nous n’étions pas certains de pouvoir la présenter le jour du procès, pour des raisons de sécurité. Ton père l’avait traitée dès son retour à Steinerburg, mais il a fallu attendre qu’elle n’émette plus la moindre poussière toxique. Nous avons voulu faire le procès au plus vite pour ne pas laisser le temps à nos ennemis de nous en empêcher. Peut-être que Schmetterling aurait fait une tentative de suicide, peut-être qu’un Skaven Sauvage l’aurait abattu…

-         Justement, c’est là qu’est le problème, Opa ! J’ai peur que d’autres personnes qui révisent cette affaire estimeraient que la Justice a été trop expéditive !

-         Serais-tu en train de remettre en question mon verdict ? demanda Steiner, d’une voix aussi douce qu’inquiétante.

-         Moi, non, Opa. Schmetterling était coupable, je suis d’accord. Seulement, d’autres pourraient penser le contraire, ou en tout cas refuser la validité de ce procès. Et à l’avenir, dans le pire des cas, on pourrait utiliser cet argument contre vous, et vous reprocher d’avoir agi de manière abusive ! Voilà ce que je crains, Opa.

 

Le front du Prince se creusa, sa bouche se tordit en un rictus agacé, mais il ne perdit pas son calme.

 

-         Eh bien, je te remercie pour ta franchise, mon ange. De par ta formation au temple de Verena, tu es la mieux placée parmi tes frères et sœur pour analyser ces choses-là et avoir une opinion concrète et valable. Mais je tiens à te rassurer : je suis le Prince, et c’est mon autorité qui prime, et je ne laisserai personne la contester au point de la menacer. J’ai organisé un procès équitable. J’aurais pu ordonner aux Jumeaux d’abattre sans sommation la personne qu’ils allaient retrouver au chêne mort quelle qu’elle fût, j’ai même failli le faire. C’est ta mère qui m’a convaincu de monter ce procès, justement pour éviter qu’on me voie comme un tyran arbitraire. Schmetterling s’est défendu comme il a pu. S’il m’avait présenté des arguments suffisamment solides pour étayer sa version des faits, j’aurais même pu le laisser partir, dans le doute, pour éviter de condamner un éventuel innocent. Je ne l’aurais pas laissé mettre ses propres menaces à exécution, bien sûr, mais il aurait au moins sauvé sa tête. Il a échoué, il en a payé le prix. Un prix à la hauteur de son crime. Et si quelqu’un d’autre voudrait me faire du tort, ou en faire à toi ou à n’importe quel autre membre de notre famille avec ce genre d’argument, je m’occuperai de lui enseigner le sens de l’expression « crime de lèse-majesté ».

 

Bianka n’osa pas répondre. Le visage du Prince était toujours serein, si l’on exceptait l’éclat impitoyable qui illuminait ses yeux. La jeune fille-rate comprit immédiatement que la discussion était close. Son grand-père balaya du regard les autres personnes à table.

 

-         Quelqu’un d’autre a quelque chose à dire sur cette conclusion ?

-         Oui, Opa, répondit le grand Skaven Noir.

-         Alors exprime-toi, nous t’écoutons.

 

Sigmund se gratta la tempe.

 

-         Je n’ai rien voulu dire devant la garde pour ne pas saper son autorité, mais quand même… Jochen y est allé un peu fort !

 

Le Prince connaissait bien les rouages de la survie et de l’instinct de groupe.

 

-         Siggy, n’oublie pas que Johannes Schmetterling a pactisé avec l’ennemi. Il a tenté de faire assassiner ton père avec la complicité d’un Skaven Sauvage du Clan Eshin, puis à cause de sa stratégie plombée, beaucoup de personnes sont mortes. Il fallait faire passer un message fort et net, histoire de bien faire comprendre qui est le chef.

-         Sans doute, et je m’attendais à ce qu’il le tue en combat singulier, ou bien qu’il se contente de l’exécuter, mais comme ça… je trouve qu’il a exagéré.

-         Plus personne n’osera douter de sa capacité à aller jusqu’au bout des choses, après ça.

-         Après l’histoire de Larn, j’ai été bien puni, alors que lui…

 

Bianka fit une grimace mêlant lassitude et reproche, mais elle garda son calme quand elle récapitula :

 

-         Allez, ne fais pas l’imbécile ! Ce n’est pas comparable ! Larn était un petit vaurien qui a tué trois vaches et que tu as massacré sans raison valable. Schmetterling a trahi le royaume et provoqué la mort de centaines de soldats loyaux contre les Orques et les Skavens Sauvages, et Jochen n’a plus de mère pour le réprimander. Tu as raison, ça n’excuse pas. Mais ça explique plus que ta fierté personnelle blessée. Et puis… peut-être que sans cette trahison, les choses auraient été différentes, et Kit…

 

Mais elle ne put terminer sa phrase. En se remémorant la situation critique dans laquelle était son frère, Bianka éclata en sanglots. Heike la serra contre elle, longtemps. Quand la jeune fille releva la tête, sa mère lui chuchota :

 

-         On n’en sait rien, ma chérie. Dans le doute, n’y pensons pas. Schmetterling était un traître, il a été traité comme tel, et seuls les fous oseraient faire comme lui après la démonstration de Jochen. Maintenant, nous devons nous armer de patience et attendre. Les prêtres ont fait tout ce qu’ils pouvaient, c’est aux dieux de décider la suite.

-         Mais pour cette fois, je suis d’accord avec toi, Siggy, dit alors la voix de Psody, qui n’avait pas prononcé un mot jusqu’à cet instant.

 

Le Skaven Noir se retourna vers son père, avec un regard interrogateur.

 

-         D’ailleurs, je suis d’accord sur ce que tu m’as dit tantôt, aussi-aussi. Je dois vous l’avouer-confesser : j’ai tué Iapoch en utilisant la Magie de Ghyran. C’est la Magie de la Vie. Or, je l’ai utilisée pour tuer quelqu’un, et d’une manière vraiment très sale-sale. C’est encore pire que ce qui est arrivé à Schmetterling ou à Larn. Je n’ai rien dit pour sauver les apparences. Un jour, peut-être, ça se saura. On verra bien. Je compte sur le fait que c’était un Prophète Gris et que nous étions en pleine bataille-bataille. Mais je suis sûr que si j’étais un vrai Druide assermenté, j’aurais été radié-banni du Collège.

 

Tous les regards se tournèrent vers le Prince, qui se contenta de conclure :

 

-         Bien, au moins, tu fais preuve d’honnêteté. Nous ne le crierons pas sur les toits, mais il te faudra vivre avec ce fardeau et l’assumer.

-         Je sais-sais bien, Père.

 

Sigmund hésita un peu avant de demander :

 

-         Qu’est-ce que ce salaud a pu te faire pour que tu l’arranges comme ça, au fait ?

-         Il m’a mortellement insulté, Siggy. C’est tout ce que tu as besoin de savoir-savoir. Comme vous autres, ajouta-t-il froidement.

 

Le jeune homme-rat n’insista pas. Les étincelles de colère qui illuminaient encore les yeux roses de son père étaient suffisamment éloquentes.

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