Le Royaume des Rats
Un long silence plana dans le tribunal, seulement ponctué par le raclement des pieds de chaises qui bougeaient sur le plancher, et les légères quintes de toux. Le Commandant Schmetterling arborait une expression triomphale. Mais son sourire satisfait se figea légèrement quand il vit le Skaven Blanc pivoter vers le banc des témoins et demander :
- Jochen ? Siggy ? Pouvez-vous nous faire venir la pièce à conviction numéro cinq, s’il vous plaît ?
Il y eut des exclamations surprises. L’accusateur, le Commandant, les jurés parurent pris au dépourvu, contrairement au Prince.
- Pièce à conviction numéro cinq ? Quelle pièce à conviction numéro cinq ? demanda Schmetterling avec agressivité.
- Vous allez voir, Commandant, répondit simplement Steiner.
Les deux amis se levèrent de concert, sortirent vers une petite pièce annexe, et amenèrent un grand paquet, quelque chose de long et de rigide enveloppé dans une épaisse toile. Ils posèrent l’objet sur la table, déroulèrent le tissu, et exposèrent à l’air libre une grande planche en bois. Ils présentèrent la face supérieure au jury, puis à l’accusé. Schmetterling sentit son visage se décomposer quand il vit des caractères qui avaient été pyrogravés sur le morceau de bois.
- Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Le bureau du Prophète Gris Iapoch. Comme je vous l’avais dit-expliqué, il y a son dernier message dessus.
Luisant de sueur colérique, le Commandant pivota vers le Prince.
- Je proteste énergiquement ! Je n’ai pas été informé de l’existence de cette pièce à conviction ! Il y a clairement vice de procédure !
Le Prince prit quelques instants pour réfléchir, puis il demanda à l’accusateur :
- Frère Arcturus, aviez-vous eu vent de l’existence de cette pièce à conviction ?
- Absolument pas, votre Honneur.
- Très bien ! Donc, vous êtes à égalité. Aucun de vous n’a pu se préparer à l’exhibition de cette pièce à conviction. Elle reste valable.
- C’est scandaleux ! glapit Schmetterling.
- C’est la décision du juge, Commandant ! rétorqua Steiner. Le témoin peut reprendre la parole.
Le grand homme roux gronda de rage, mais se tut. Psody reprit son explication.
- Le texte recopié par Frère Sander est parfaitement identique au message incrusté sur cette table. J’ai mis le feu aux quelques particules de malepierre qui stagnaient-restaient dans l’encre, et le meuble a été exposé à l’air libre. Il n’y a plus le moindre risque-danger pour qui que ce soit.
Le Commandant Schmetterling balaya l’air du revers de la main.
- Si vraiment l’encre à la malepierre imbibe le bois à travers le parchemin, il y aurait d’autres phrases d’autres lettres par-dessus, et le résultat serait un palimpseste illisible !
- Pas forcément, Commandant. Si un Prophète Gris écrit plusieurs missives à la suite, les phrases vont effectivement se mélanger-mélanger. Or la poudre de malepierre disparaît-disparaît au bout de quelques jours, et si un Prophète Gris se contente d’écrire une lettre une fois par semaine ou moins, il n’y aura pas de tel mélange. Dommage qu’Iapoch n’écrivait pas plus souvent, autrement ça aurait fait ce que vous espériez, et la valeur de cette preuve aurait été caduque, elle aussi. Mais voilà, c’est bien lisible. Ces résidus constituent son dernier message-message. Maintenant que vous avez le support original, si vous y tenez, vous pouvez comparer avec la lettre de menaces envoyée au Prince Calderon, en plus du carnet de notes. C’est bien la même écriture. Ne pensez même pas à prétendre que c’est une imitation. Les Skavens Sauvages qui savent écrire en reikspiel, je peux vous garantir qu’il n’y en a pas beaucoup. Et aucun n’aurait l’idée de jouer avec de fausses lettres-missives destinées aux Humains. Un Humain sous les ordres du Prince aurait pu, mais certainement pas avec de l’encre à la malepierre, ça l’aurait empoisonné : selon Maître Eusebio Clarin, le Maître Mage Salluste de l’Ordre Doré a dû lui-même utiliser du matériel de protection pour affaiblir la teneur en malepierre de la lettre de menaces envoyées à son souverain, afin de pouvoir la recopier et nous montrer l’original. Oh, bien sûr, je pourrais être cet imitateur-copiste, tout comme l’un ou l’autre de mes enfants, ou n’importe quel autre Skaven de Vereinbarung, puisqu’ils ne ressentent pas les effets de la malepierre quand elle est diluée dans de l’encre. Mais il y a trop de concordances-similitudes pour que ce soit une coïncidence ou un coup monté, ce serait bien trop compliqué par rapport à la version la plus simple : ce texte a été écrit-rédigé par Iapoch, avec de l’encre à la malepierre, sur le bureau de son cabinet, dont vous avez ici le gros morceau, et l’écriture est la même que celle du Skaven Blanc qui a attaqué nos voisins, je persiste et signe. Et sur ce texte figure votre nom, votre arrangement et une allusion à l’endroit où vous deviez récupérer votre part, où l’on vous a effectivement retrouvé avec un coffret laissé à votre intention.
Sigmund cracha :
- Alors ? Qu’avez-vous à répondre à ça, sale traître ?
- Surveille ton langage, Sigmund ! ordonna sévèrement le Prince. Encore un mot, et je te fais sortir !
Schmetterling fit un immense effort pour garder son calme. Il articula lentement :
- Maître Sigmund Steiner, j’ai à répondre que tout ceci me paraît bien malhonnête. Trop d’éléments sont bancals dans cette affaire. D’abord les témoins : le premier, c’est vous, qui êtes connu pour votre instabilité émotionnelle et votre dépendance à la boisson. Un autre témoin dont la présence aurait été capitale est absent, j’aurais aimé connaître le point de vue de Brisingr Mainsûre sur son implication dans le plan secret entre Sueño et Vereinbarung. Les deux témoins suivants viennent d’éprouver des jours très difficiles, et m’imputent les pertes tragiques de Wüstengrenze. Le dernier, enfin, c’est votre père, un Skaven Sauvage assumé, qui croit toujours en sa divinité hérétique, et qui prétend avoir renoncé à son ancienne vie, alors que la manipulation fait partie de son éducation, ce qui me laisse très dubitatif quant à la sincérité de ses paroles. À présent, voilà cette table, j’aurais bien aimé savoir pourquoi elle n’a pas été présentée comme pièce à conviction en même temps que les autres, si ce n’est pour empêcher que je puisse construire une argumentation solide pour en réfuter la valeur. Je suppose que c’est une idée du Maître Mage. Ce pseudo-procès est régi par des motivations de vengeance à mon égard de la part de personnes qui m’ont déjà condamné avant même son début, des personnes influentes auprès de Sa Majesté. Et pendant ce temps, le vrai traître se délecte de voir ce lamentable spectacle. Mais je n’ai pas l’intention de me laisser enfoncer dans la vase sans réagir. J’aimerais appeler un dernier témoin. Puis-je, votre Honneur ?
- Allez-y, faites venir cette personne.
Le grand Humain roux régula encore sa respiration. Puis il afficha une satisfaction certaine lorsqu’il nomma :
- Maître Nedland Grangecoq ? Je crois que vous avez beaucoup de choses à dire.
Le Halfling quitta le banc des témoins et se plaça derrière le pupitre. Le Commandant se positionna devant lui, et se redressa de toute sa hauteur.
- Pour commencer, vous allez prêter serment de dire la vérité face à cette Cour. Et je vous invite à bien faire attention ; vous me l’avez rappelé, vous suivez les commandements de Ranald, le dieu des voleurs. Ici, c’est Verena qui commande. Alors, jurez-vous, sur la Balance de Verena, de ne répondre aux questions qui vous seront posées que par la vérité, et uniquement la vérité ?
- Ouaip ! répondit simplement Nedland.
- Parfait. Maître Grangecoq, pouvez-vous nous dire ce qui vous a poussé à venir vous installer au Royaume des Rats ?
- Bien sûr, Commandant. Je faisais partie de la bande de mercenaires du Capitaine Hallbjörn Ludviksson. Lui et la majorité de ses gars venaient de la Norsca. L’ambition de ce Capitaine était de rassembler le plus d’argent possible pour lever une armée afin de délivrer son pays natal de la menace des Démons du Chaos.
- Voilà qui ne manque pas d’ambition ! Mais quel rapport avec vous ?
- J’y viens, Commandant ; quand j’étais vraiment jeune, deux choses m’ont poussé à quitter ma province du Moot : le frisson de l’aventure et l’or. Même si, pour le coup, l’or est surtout un moyen de vivre le frisson. Ce n’est pas tant la richesse qui m’intéresse, plutôt tout ce qu’il faut faire pour l’obtenir. Un jour, la compagnie de Ludviksson est passée par Bögenhafen, où j’étais en recherche d’emploi. J’ai proposé mes talents d’éclaireur. Ludviksson m’a pris à l’essai, et quand il a vu mes compétences en pistage, en survie et en tir, il a accepté de me garder. J’ai bourlingué quelques années avec lui. On a vécu de sacrés moments, ensemble. Avec l’expérience, les missions se sont faites de plus en plus lucratives. Chaque fois, je mettais un peu d’argent de côté, mais le gros de mes rémunérations est parti dans la bonne bouffe et la rigolade. Et puis, notre route a croisé celle de l’homme qui siège actuellement au poste de Juge. Il nous a demandé d’accompagner quelques-uns de ses employés sur le Continent Noir, au Sud. Ces gens devaient y fonder un comptoir commercial pour importer des denrées venues de ces pays.
- Quelles denrées, Maître Grangecoq ?
- Essentiellement des épices, du café, de l’ivoire d’oliphant. Nous étions chargés de la sécurité des commerçants, et de l’ouverture de voies vers les endroits où trouver les marchandises. En quelques semaines, nous avions trouvé ce que nous cherchions, et l’affaire semblait bien partie pour perdurer, malheureusement, il y a eu un imprévu.
- Quel genre d’imprévu ?
- Les Hommes-Lézards.
Nedland avait pris soin d’articuler le mot, afin d’alourdir davantage les implications déjà bien pesantes. Psody frissonna malgré lui en pensant à sa première et dernière rencontre avec les ennemis séculaires des Skavens.
- Nous venions de trouver un gouffre où nous attendaient des centaines de squelettes d’oliphants. Un véritable trésor pour notre expédition. Si seulement ça n’avait pas été au pied d’une montagne sur laquelle se trouvait une cité entière d’Hommes-Lézards… Ils nous sont tombés dessus, littéralement. Ils ont massacré toute l’expédition, en dehors du Capitaine Ludviksson, son lieutenant Votiak Hierulfsson, et votre serviteur. Ils nous ont permis de repartir à condition de ne jamais revenir.
- Quelle chance ! Vous ont-ils dit pourquoi ?
Le Halfling cessa de sourire.
- Heureusement pour vos fesses que Ludviksson ne vous entend pas, Commandant. Si vous aviez vu la tête qu’il faisait, vous auriez compris très rapidement que votre définition de « chance » ne concorde pas avec la sienne.
- Répondez au lieu de faire de l’esprit !
- Le prêtre-mage qui les commandait nous a simplement dit que nous avions « un autre rôle à jouer », tous les trois. Il n’a pas été plus clair. Mais nous avons compris ce qu’il a dit au cours de notre expédition suivante.
- Vous avez échappé de peu à la mort, et vous êtes pourtant reparti à l’aventure ? Je ne sais pas si c’est du courage ou de la folie ?
- La différence entre les deux est parfois ténue, Commandant. Toujours est-il que nous sommes alors partie pour la Lustrie, toujours pour le compte du Maître Marchand Ludwig Steiner. Cette fois-ci, nous devions accompagner des érudits qui souhaitaient étudier un temple. L’un d’eux était le Maître Mage Prospero.
- C’est donc comme ça que vous avez fait la connaissance du Maître Mage.
- Hé oui. Nous nous sommes bien entendus. Une fois encore, nous avons eu un accrochage avec les Hommes-Lézards. Mais cette fois-ci, ça s’est bien terminé pour tout le monde. En fait, le Capitaine Ludviksson et moi-même avons compris que le « rôle à jouer » dont avait parlé le Slann du Continent Noir, c’était ça : amener Prospero jusqu’en Lustrie. Il a découvert le secret de la cité de Capatec Anahuac, où des Hommes-Lézards vivaient en harmonie avec des Skavens recueillis et adoptés par leurs soins. Quand nous sommes revenus à Altdorf, nous avons dû quitter la ville un peu rapidement, mais Maître Steiner avait déjà anticipé un tel départ. Et c’est ainsi que toute la compagnie s’est retrouvée dans ce coin des Royaumes Renégats, que nous avons appris à appeler « Vereinbarung ».
Le Commandant fit claquer sa langue.
- Une bien belle histoire, Maître Grangecoq. Je n’ai jamais rencontré le Capitaine Ludviksson, j’en conclus qu’il est parti avant mon arrivée ?
- Oui-da.
- Vous faisiez partie de sa compagnie, vous étiez un camarade, même un de ses plus fidèles lieutenants. Vous avez échappé à la mort ensemble, cela devait faire de vous des « frères de douleur », non ? Pourquoi être resté à Vereinbarung ?
- Je me suis établi ici parce que je m’y sens bien, Commandant. Et je n’avais aucune obligation envers Ludviksson. On s’entendait bien, mais je n’avais pas de raison particulière de le suivre. Il est reparti en Norsca pour combattre les hordes du Chaos, entreprise qui ne m’a pas spécialement attiré. Ma vie a pris une excellente tournure ici. Certes, je ne fais plus de grands voyages aux quatre coins du monde, comme avec la compagnie de Ludviksson. Mais je ne désespère pas de me retrouver un jour ou l’autre à faire une mission diplomatique ? Je ne suis plus aussi riche qu’avant non plus, mais sa Majesté me paie déjà bien, et je n’oublierai pas les avantages en nature : depuis mon arrivée, je suis nourri, logé, blanchi, je travaille avec des gens qui sont devenus mes meilleurs amis pour faire fonctionner le Royaume des Rats, et je découvre un tout nouveau peuple ; j’aide les Skavens à émerger de leur spirale de violence et de peur, pour en faire nos égaux. Je ressens ce que vos ancêtres ont dû éprouver quand ils ont fait de mes ancêtres de vrais citoyens de l’Empire.
Le Halfling avait le sourire détendu d’une personne convaincue d’être dans son bon droit. Mais le Commandant décida de ne pas accepter cette apparence de sympathie.
- Vous avez vécu de belles aventures, Maître Grangecoq, mais je vois plusieurs points nébuleux dans votre récit. Après votre expédition en Lustrie, vous avez dû quitter Altdorf, je cite, « un peu rapidement ». Pourquoi ?
- Parce que le Prophète Gris Vellux, l’ancien maître du Maître Mage Prospero, avait déboulé chez notre employeur, mis à sac sa propriété, enlevé sa fille, et défié son futur gendre de venir la sauver. Tout ce barouf avait attiré l’attention de la garde de la ville. Nous avons dû plier bagage pour éviter une tournée générale d’arrestations et d’emprisonnements pour hérésie, ce comment les recherches de Messire Steiner allaient être qualifiées, pour sûr.
- Mais un tel déménagement n’a pas dû trop vous incommoder, Maître Grangecoq, n’est-ce pas ? Cela vous arrangeait bien de partir.
- Ben oui ! Je ne voulais pas être emprisonné pour complicité d’hérésie.
- Vous êtes sûr qu’il n’y a pas autre chose ?
- Absolument certain.
- Moi, je suis certain que vous mentez.
- Puisque vous savez mieux que moi ce que j’ai fait, éclairez-nous, accusé.
Schmetterling fit quelques pas de long en large entre son pupitre et Nedland.
- Vous avez travaillé quelques années pour le compte du Capitaine Hallbjörn Ludviksson, c’est un fait. Mais avant de le rejoindre, vous avez travaillé auprès d’autres employeurs bien moins honorables, si tant est qu’on puisse désigner comme « honorable » un Norse assoiffé de revanche. Mon passé de Commandant au service du Comte Électeur Todbringer m’a ouvert bien des portes auprès des administrations de l’Empire. Ainsi, j’ai appris par de nombreux témoins dont la valeur morale n’est plus à prouver que vous êtes bien connu des corps de gardes des plus importantes cités. Altdorf, Nuln, Bögenhafen, entre autres. Vous avez fait partie d’un réseau de criminels connu sous le nom de « Petits Pas », Maître Grangecoq. Est-ce exact ?
Toute la salle était littéralement pendue aux lèvres de Nedland, qui répondit simplement :
- C’est exact.
- Vos « états de service » au sein de l’organisation des Petits Pas sont pour le moins impressionnants, Grangecoq ! Ce gang de bandits a la particularité de n’être composé que d’Halflings. On se méfie moins d’eux, en vérité ; toujours débonnaires, joyeux, honnêtes et peu aventureux. Ce jeu d’apparence peut être redoutable. Et comme tout réseau de bandits, les membres des Petits Pas vivent d’activités aussi honteuses qu’illégales : espionnage, désinformation, chantage, falsification, et j’en passe. Les Petits Pas sont spécialisés dans le renseignement. Ils sont capables de faire tomber des personnalités particulièrement influentes, à condition d’y mettre le prix. Mes contacts m’ont révélé que vous n’y étiez pas un simple garçon de courses ! Vous aviez une place plutôt importante dans leur hiérarchie ! Le confirmez-vous ?
- Je le confirme.
- J’aimerais donc bien savoir comment vous pouvez toujours être en liberté, aujourd’hui, alors que la place qui vous convient le mieux, c’est derrière les barreaux !
- Peut-être parce que c’est une vie que j’ai laissée derrière moi ? Je ne fais plus partie des Petits Pas.
- Mais vous vous rappelez à leur bon souvenir ! Régulièrement, vous envoyez de l’argent à l’Empire.
Le visage du Halfling se fendit d’un grand sourire amusé.
- Je reste attaché à ma famille, je leur envoie les couronnes dont je n’ai pas spécialement besoin.
- Je parie que cette « famille » est un intermédiaire des Petits Pas !
- Quand bien même vous auriez raison, accusé, cela ne change rien. À Vereinbarung, je suis blanc comme neige, et je tiens à le rester.
- Vous êtes prêt à toutes les bassesses pour obtenir ce que vous voulez, Grangecoq. Y compris à abandonner ceux qui ont confiance en vous. Je suis certain que c’est votre fourberie qui vous a sauvé sur le Continent Noir.
- Comment aurais-je pu tromper les Hommes-Lézards ? Leur civilisation n’a rien à voir avec la nôtre. On ne peut pas leur glisser la pièce comme à un Impérial.
- Vous vous y connaissez bien assez en manipulation pour duper n’importe qui !
- Ils ne sont pas des primitifs ignorants qu’on peut facilement impressionner avec des tours de passe-passe, accusé. J’ajouterai que leurs chefs, les prêtres-mages Slanns, sont tellement puissants qu’il est impossible de leur cacher quelque chose si vous n’êtes pas l’un d’eux vous-même. Ils maîtrisent la lecture des pensées comme ils respirent. Ils nous ont laissé partir pour qu’on rencontre leurs cousins de Lustrie, et pour nous permettre de continuer chacun de notre côté. Hallbjörn est parti mener sa guerre, Votiak s’est sacrifié pour nous permettre de vaincre les Skavens à Gottliebschloss, et moi, j’ai choisi de participer à la fondation du Royaume des Rats. C’est maintenant chez moi, je défends mon foyer ! Pourquoi aurais-je voulu le voir tomber entre les griffes d’un Prophète Gris de l’Empire Souterrain ?
- Par intérêt. Le Prophète Gris Iapoch vous a promis la fortune en échange de votre collaboration avec lui.
- C’est votre nom qui est sur la pièce à conviction numéro cinq, accusé.
- C’est une fausse pièce, et je parierais que c’est vous qui l’avez fabriquée ! Maître Grangecoq, parmi vos activités criminelles, vous avez bien été faussaire ?
- Oui.
- Vous pourriez très bien avoir écrit cette lettre, le texte sur la table, ou n’importe quoi d’autre ?
- J’ai été formé à ça, oui.
- Et donc, tel était le point final de votre trahison. C’est vous qui avez fabriqué et fait circuler toutes ces preuves, dans le but seul de me faire tomber ! Vous auriez pu m’abattre, cette nuit, après m’avoir privé de mes défenses contre vos complices – encore que vous avez sans doute manipulé tous ces soldats de bonne foi, les Jumeaux Gottlieb compris – mais ce n’était pas suffisant pour vous. Il fallait en plus saboter ma carrière et souiller mon honneur !
Schmetterling s’adressa à l’assemblée.
- Voilà donc le genre d’individu qui est au plus près de la Cour. Un voleur, maître-chanteur, qui a détruit beaucoup de familles bien plus honorables qu’il ne le sera jamais par le chantage et la calomnie ! Il a fui l’Empire car il est recherché pour de nombreux crimes, il a voulu se construire une nouvelle vie dans notre Royaume, et pour cela, il n’hésite pas à reprendre ses vieilles habitudes. Votre Honneur, mesdames et messieurs les jurés, je l’affirme : ce témoin est notre véritable traître. Il est à deux doigts de réussir son plan, et attend ma chute pour en tirer le maximum de bénéfice. Il espère gagner plus qu’à l’époque où il était à la contrée de Karl Franz. Et le jour où il n’aura plus besoin de vous tous, il vous abandonnera sans le moindre regret pour parasiter la Cour d’un autre Prince.
Le Commandant était penché sur le Halfling, écumant, tel un loup sur le point de croquer un lapin.
- Je l’affirme : votre soif d’argent et de pouvoir vous poussent à semer le désordre dans l’administration de Vereinbarung, et vous tâchez de vous débarrasser de ceux qui gêneraient votre route avec de viles procédures ! Voilà pourquoi vous nous avez trahis.
Sans se laisser impressionner, l’éclaireur répliqua alors :
- Chacun ses défauts, Commandant Schmetterling. C’est vrai, je suis quelqu’un d’intéressé, je l’assume. En revanche, vous, vous êtes obsédé par les apparences et par les contraintes qu’elles vous imposent.
- Ce n’est pas de moi dont il est question, Maître Grangecoq !
- Vraiment ? Pourtant, jusqu’à preuve du contraire, je suis un témoin, et vous l’accusé. Depuis le début de ce procès, c’est de vous dont il est question. Et j’ai justement une petite observation à ajouter, si bien évidemment son Altesse le permet ?
Le Prince, lui-même transi de sueur, marmonna :
- Écoutons ce que Maître Grangecoq souhaite nous dire.
- J’ai hâte d’entendre les nouveaux mensonges que votre langue de vipère va cracher !
- Commandant, un peu de tenue ! Maître Grangecoq ?
- Merci infiniment, Votre Majesté. Donc, Commandant Schmetterling, nous l’avons dit à plusieurs reprises, vous êtes un militaire particulièrement doué dans l’exercice de vos fonctions, et consciencieux. Afin de parfaire votre image de Commandant exemplaire, vous devez taire vos sentiments les plus sales envers certaines catégories de personnes, et cela vous pèse de plus en plus. Comme tout un chacun, vous n’aimeriez pas devoir faire face à l’écueil d’une humiliation publique. L’opprobre jeté sur votre titre, la disgrâce à l’encontre de votre nom... Comme mon amie Marjan l’a dit tantôt, les femmes vous dégoûtent, mais elles ne sont pas les seules à vous inspirer le mépris. Les Fils du Rat Cornu aussi éveillent en vous une brûlante rancœur. C’est normal, compte tenu de la façon dont vous avez quitté la Cour de Middenheim. Il fallait bien éviter les éclaboussures.
Schmetterling recula, et foudroya l’éclaireur du regard. Nedland continua :
- Oui, Commandant, je suis au courant pour Lauren.
- Qu’est-ce que vous racontez ?
Nedland sourit.
- Vous avez raison sur deux points : les Petits Pas sont vraiment des experts en matière d’informations, et j’ai gardé de très bons contacts avec eux. C’est donc avec le sourire qu’ils m’ont transmis tous les renseignements qu’ils ont pu trouver sur vous, dans un dossier complet que j’ai remis au Prince, qui voulait être sûr de bien connaître celui qui allait commander son armée. Certes, vos années de service auprès du Comte Électeur Todbringer font de vous un officier exemplaire et digne de confiance. Mais j’ai appris quelque chose d’un peu plus… troublant. Les informations officielles, mais aussi d’autres bien moins connues. Notamment concernant Lauren Schmetterling, votre sœur. Elle a épousé un magistrat, le prévôt Friedrich von Stötenbecker. Tous deux menaient la belle vie dans la ville de Talabheim, jusqu’à il y a quelques années. Les membres de la Cour issus de l’Empire s’en souviennent, cette ville a été la cible d’une tentative d’invasion menée par le Prophète Gris Asorak Œil d’Acier. Il a répandu une maladie d’un genre nouveau à la surface avant de faire monter ses troupes. Le combat a été rude, mais les Skavens Sauvages ont été vaincus. Néanmoins, il y a eu beaucoup d’accusations de trahison et de collaboration. Des notables de la ville avaient été capturés par Asorak. Et quelques-uns des survivants ont été reconnus coupables de collaboration délibérée avec les sbires d’Asorak. Certains ont été graciés, ou ont été punis d’une peine réduite, il était clair qu’ils avaient tout fait pour vivre le plus longtemps possible sans conséquences trop désagréables pour leurs pairs Humains. Mais d’autres se sont clairement laissé tenter par des promesses plus… alléchantes.
Le Commandant ne répondit pas. Mais son visage était devenu écarlate. Nedland continua :
- Asorak Œil d’Acier a proposé un tel marché au prévôt von Stötenbecker. Votre beau-frère a refusé, et a été exécuté par les Skavens Sauvages. Par contre, Lauren… Hum, elle était d’une nature curieuse, n’est-ce pas ? Animée par un désir de vivre, elle a proposé au Prophète Gris de lui tenir compagnie. Marjan avait raison, c’est un réflexe naturel de survie, en effet. Elle a eu de la chance dans son malheur, car ce Skaven Blanc était lui aussi très curieux. Il a accepté d’en faire son esclave personnelle. Et rapidement, elle a mené le jeu à sa façon. Dehors, le maître était Asorak, mais une fois la porte de la chambre à coucher fermée, c’était une autre histoire. Une histoire qui a connu une fin plutôt cocasse.
- Les soldats envoyés en renfort ont finalement pénétré la place forte où le Prophète Gris s’était retranché, avec le cadavre de sa malheureuse prisonnière, il s’est battu avec acharnement mais a été terrassé au terme d’un terrible combat ! marmonna le Commandant, les dents serrées à se briser. C’est ce que disent les rapports que je vous invite à relire, ça n’avait rien de « cocasse » !
- Oui, mais j’ai consulté un autre rapport tenu secret par les prêtres de Verena de Talabheim. Dans ce rapport, il est dit que les soldats ont mené un assaut sur le palais du Comte Électeur, où s’était réfugié le Skaven Blanc. Ils ont retrouvé Asorak et Lauren von Stötenbecker dans un lit, sous les couvertures, sans aucun vêtement. Et tous les deux en pleine forme, et bien trop occupés pour penser à la bataille qui avait lieu à la porte. Asorak a été aussitôt décapité, et votre sœur a été jugée en cinq minutes avant d’être mise au bûcher pour hérésie. Quand vous avez appris cette surprenante nouvelle, vous avez pensé que le vent était en train de tourner en votre défaveur. Bien sûr, vous étiez à Middenheim, vous n’aviez pas connaissance des agissements impies de votre sœur, mais vous saviez aussi combien ce genre de chose peut être rapidement utilisé pour démolir quelqu’un. Et à la Cour de Boris Todbringer, vos rivaux étaient nombreux. N’importe qui aurait pu vous accuser de vous acoquiner avec les Skavens Sauvages à votre tour. Alors, vous avez décidé de quitter l’Empire. Toute votre carrière, votre réputation, tout allait être flanqué par terre à cause d’une femme qui s’est acoquinée avec un Skaven. Double source d’opprobre sur le nom de Schmetterling ! Vous avez alors aperçu une porte de sortie : le Prince Ludwig Steiner cherchait quelqu’un pour commander son armée. C’était pour vous une bonne occasion de rester dans le milieu militaire tout en vous éloignant suffisamment de l’Empire. Bien sûr, cela impliquait de fréquenter des Skavens. Quand vous êtes arrivé, ils n’étaient pas très nombreux, et vous espériez que les choses ne changeassent point. Le Prince était au courant pour cette histoire avec Lauren, mais il a jugé que vous n’aviez pas à payer pour son coupable égarement, il vous voyait comme une « potentielle victime d’un système obscurantiste ». Je suis sincèrement navré de voir qu’il a eu tort de vous faire confiance. Vous êtes venu ici pour satisfaire votre soif de commandement et prendre votre revanche sur les Skavens, cette race qui a brisé l’honneur de votre famille. Compte tenu de votre personnalité, vous n’auriez pas vendu Vereinbarung à l’Empire Souterrain, je pense plutôt que vous vouliez prendre les Skavens Sauvages par traîtrise. Vous avez collaboré avec le Prophète Gris Iapoch pour endormir sa méfiance à votre égard, et organiser un massacre généralisé dont vous auriez été le grand vainqueur.
Le sang battait si fort dans les tempes de Schmetterling que ce fut à peine s’il entendit la voix du Halfling murmurer :
- Ne vous inquiétez pas pour le contenu du coffret. J’ai proposé au Magister Mainsûre de le confier au Collège du Feu d’Altdorf. En échange, je suis sûr qu’ils accepteront de nous aider à payer les ouvriers pour réparer le pont de Wüstengrenze. Vos actes auront une utilité, contrairement à ceux de Lauren.
Ce fut le sarcasme de trop. Schmetterling sauta à la barre, et hurla :
- Putain de lombric de merde ! Je t’arracherai la tête et j’utiliserai ton crâne comme pot de chambre !
- Commandant Schmetterling, calmez-vous ! ordonna le Prince.
Mais il était déjà trop tard.
Le Commandant Schmetterling bondit de derrière son pupitre, et se précipita vers le Halfling. Nedland réagit en un éclair. Il prit appui sur son siège et sauta en avant, et lorsque ses mains entrèrent en contact avec les épaules de l’Humain, il fit une pirouette et atterrit gracieusement à quelques yards derrière le grand homme roux.
Il y eut des cris dans l’assemblée. Trois gardes Skavens encerclèrent le Commandant, qui tenta de les repousser à coups de gifles.
- Ne me touchez pas avec vos pattes sales ! Je suis votre Commandant !
Le Prince abattit son maillet sur la table. Sans hésiter, les trois gardes plaquèrent Schmetterling sur le parquet. Celui-ci ne se calma pas pour autant.
- Sales rats ! Maudites vermines hérétiques ! Vous n’êtes que des animaux ! Des animaux sauvages, comme vos frères cachés dans les tunnels ! Vous n’avez rien à faire parmi nous ! Je vous ferai tous exterminer ! Même si je dois foutre le feu à tout ce putain de Royaume, je le purifierai de la présence de ces monstrueuses caricatures de citoyens !
L’un des gardes passa de nouveau les menottes aux poignets du Commandant.
- Je ne l’ai pas fait pour lui ! cria Schmetterling. J’ai fait ça pour notre salut, à tous ! Le diablotin a raison ! Je voulais endormir sa méfiance pour l’éliminer !
- Dites-moi de qui vous parlez, je vous l’ordonne ! gronda Steiner.
Le Commandant, toujours au sol, releva la tête. Sa figure furibarde était tronquée par la colère.
- Le Prophète Gris Iapoch ! Voilà ! Je l’ai dit ! Oui, il a pris contact avec moi ! Oui, il m’a promis de m’enrichir ! Oui, j’ai fait appel à cette blanchisseuse pour avoir un vêtement du Maître Mage ! Sauf que je n’allais pas le laisser gagner ! Je l’aurais trucidé au meilleur moment !
Le Prince posa son maillet, descendit de l’estrade, s’approcha du Commandant, et s’agenouilla près de lui.
- Cette blanchisseuse, vous l’avez tuée. Un assassin a égorgé un de mes gardes. Et mon fils aurait pu être le suivant.
- On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, Prince Steiner ! Surtout quand deux de ces œufs ne sont que de sales rats géants !
Schmetterling se permit de ricaner doucement. Steiner ne répondit rien. Il retourna à son pupitre. Une fois le calme revenu dans la salle, il ordonna :
- Gardes, relevez l’accusé.
Les trois Skavens obéirent. Schmetterling se dégagea de leur étreinte, puis défia le Prince du regard.
- Bien, mesdames et messieurs les jurés, je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’aller plus loin. Le Commandant Schmetterling vient de reconnaître les faits. Avez-vous besoin de vous retirer pour délibérer ?
Les jurés se concertèrent quelques secondes. Le Lieutenant Renata répondit :
- Ce ne sera pas nécessaire, votre Majesté. Le jury est unanime : le Commandant Schmetterling est coupable de tous les chefs d’accusation.
Le Commandant roula des yeux. Le Prince n’en perdit pas son professionnalisme.
- Bien. Accusé, avez-vous quelque chose à dire avant que je ne prononce la sentence ?
Johannes Schmetterling balaya l’assemblée avec un regard méprisant. Puis il fit face au Prince, et déclara sans hésiter :
« Tout ceci n’est que folie, votre Altesse… enfin, "Altesse", le mot ne me paraît pas approprié. "Bassesse", "Faiblesse", "Mollesse" sont plus justes pour vous désigner. Votre projet de "Royaume des Rats" n’est qu’une folie, un fantasme ridicule dont vous ne pourrez tirer que souffrances et déceptions. J’ai rejoint le Royaume des Rats, car j’ai pensé que les Skavens seraient dressés. Dans ma vision des choses, on les traiterait comme ils nous traitent : en esclaves. Nous serions une principauté toute-puissante en ayant une main d’œuvre bon marché et sacrifiable. Inutile de se voiler la face sous une chape de bienséance, c’est ce qu’ils font. Ils ne se gênent pas, alors nous n’avons pas à nous gêner. Au lieu de ça, vous avez déclaré que cette race nous était égale. C’est complètement délirant, et vous le savez. Dans l’Empire, on vous aurait mis sur l’échafaud pour hérésie depuis longtemps. J’ai perdu des amis et de la famille à cause de cette vermine. Ils ne sont pas comme nous, et ne méritent pas qu’on les considère comme égaux à nous. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas ce que disent les dieux que je prie. J’ai décidé de couper court à ce blasphème. Je ne suis pas un traître, Steiner. Je travaille pour la pérennité de notre peuple. Vous, en revanche, vous œuvrez à notre perte en aidant nos ennemis à prospérer. Et je suis sûr qu’avec les années, vous verrez que les Skavens sont tous les mêmes, et vous serez alors obligé de tous les éliminer, pour éviter qu’ils ne nous dévorent tous. Si vous avez deux sous de bon sens, vous m’acquitterez pour me permettre de maintenir l’ordre comme il se doit. »
Personne ne répondit, mais les mines des Humains et des Skavens étaient tordues de dégoût et de colère. Le Prince demanda tout de même :
- Si vous détestez tellement les Skavens, pourquoi être venu ? Il y a d’autres pays où vous auriez pu refaire votre vie, même après la disgrâce de votre sœur.
- J’ai vu une opportunité de faire une armée selon mon cœur, et de pouvoir prendre ma revanche sur les Skavens. Je le reconnais, au fil des années, j’ai constaté peu à peu que je m’étais trompé. Mais après tout ce temps, toute l’énergie que j’avais mise dans ce projet, je n’allais pas tout abandonner comme ça. Et je n’allais pas rester à regarder toute une nation de créatures viles et répugnantes se développer sans rien faire.
- Vous détestez les Skavens, mais vous acceptez de faire un marché avec un Prophète Gris ? L’exemple de votre sœur ne vous a pas suffi ? Vous n’avez pas pensé que ça pouvait être bien plus désavantageux pour vous ?
- Ma sœur était une idiote, une petite dinde aveuglée par l’avidité et la luxure ! Je me demande même si son père n’était pas un démon de Slaanesh ? Moi, c’était différent, je dominais le jeu d’Iapoch.
- Vous vous êtes rallié à un Skaven Sauvage, Commandant. C’est une haute trahison dans tous les pays régis par les Humains, y compris le nôtre.
- C’était un jeu dangereux, mais j’avais les moyens de le gagner. J’ai joué, j’ai perdu. Et je n’ai pas le moindre regret.
- Peut-être que si vous nous aviez mis dans la confidence, les choses auraient été différentes ?
- Avec un ancien Prophète Gris à vos côtés ? Quelle blague ! Non, tout aurait marché si vous n’aviez pas fait appel à cet arriviste Estalien. J’aurais éliminé Iapoch une fois qu’il aurait fait tomber Steinerburg. Je serais devenu le héros de Vereinbarung. J’étais prêt à courir le risque. Et je vous le répète pour la dernière fois : vous allez regretter d’avoir élevé ces créatures à notre niveau. Un jour, ils se rappelleront qui ils sont vraiment, et ils réduiront les vrais Humains en charpie.
Schmetterling regarda Psody avec tout le mépris qu’il pouvait exprimer dans l’œil.
- Le processus est déjà en cours de réalisation, je crois.
Le Maître Mage ne se donna même pas la peine de réfléchir à une réponse. Le Prince Steiner annonça gravement :
- La Cour vous condamne à la peine capitale pour haute trahison. Vous avez participé indirectement aux tragédies qui ont secoué Vereinbarung, à savoir la mort d’innocents, la perte de soldats, la destruction partielle d’une ville, le tout pour satisfaire votre appétit de revanche et vos ambitions d’ascension. Et vous nous avez prouvé qu’il est inutile d’espérer vous voir changer d’avis, même après des décennies de prison. Les faits sont de toute façon trop graves pour ça. La sentence sera exécutée demain matin par les Jumeaux Gottlieb.
Et le Prince conclut la séance d’un coup de maillet.
*
Le soleil se couchait sur Steinerburg. Les commerces fermaient, les gens rentraient chez eux, seules les auberges et les tavernes restaient animées. La nouvelle du procès et de sa conclusion avait fait le tour de la ville à une vitesse stupéfiante. La surprise, l’indignation, l’ironie, la moquerie avaient ponctué toutes les conversations. Déjà, la question se posait : qui allait remplacer le Commandant ?
Cela importait peu à l’imposante figure qui errait en traînant les pieds. Les quelques passants qui étaient encore dehors affichaient une expression surprise. Habituellement, les cavaliers se déplaçaient sur leur monture, pas à côté.
Sigmund marchait, remontait jusqu’au Quartier de la Balance. Il tenait Okapia par la bride. La jument le suivait docilement, sans se presser. Elle sentait que son maître avait cruellement besoin d’affection, aussi elle restait près de lui. Le Skaven Noir passa doucement la main autour du cou de son amie, et tous deux se rendirent ensemble jusqu’au manoir de la propriété. Le Skaven Noir guida Okapia jusqu’au fond du parc. Il s’assit sur un banc, et laissa la jument brouter l’herbe.
Sigmund ferma les yeux, et resta ainsi sans bouger ni parler pendant un long moment. Il sentait que son esprit flottait vers le pays des songes. Il voulut rouvrir les yeux, se relever et aller au lit, mais il était bien trop brisé pour ça. La journée avait été vraiment très dure pour lui. Il allait s’endormir sur place, quand la voix de son père le tira brusquement de son état second.
- Siggy, tu es là !
Le Skaven Blanc approcha, et s’installa à côté de son fils.
- Tu as bien promené Okapia ?
- Non, je suis allé au temple. Sœur Judy ne m’a pas laissé entrer.
- Oh, il ne faut pas lui en vouloir. Kit est dans un tel état qu’il doit absolument rester seul et ne pas être dérangé-perturbé.
Sigmund ne répondit pas. Il serra les dents en sentant une larme glisser sur son nez.
- Il s’en remettra. Je t’assure-assure qu’il s’en remettra.
- Tu penses ce que tu dis, ou c’est juste pour me rassurer ?
- Je le pense sincèrement, Siggy. Ton frère est trop fier-fier pour se laisser emporter comme ça.
Enfin, Psody vit un petit sourire éclairer le visage assombri de son fils. Il en profita pour le complimenter :
- Je te félicite, mon grand. Tu n’es pas tombé dans le piège que t’a tendu Schmetterling.
- J’ai bien failli. La rhétorique est un combat dans lequel je n’ai pas autant d’assurance que sur un champ de bataille.
- Et pourtant, c’est un combat tout aussi exigeant-dangereux.
- Je voulais qu’il soit coupable. Quelque part, mon instinct me disait que tout ce merdier, c’était sa faute.
- Tu voulais qu’il soit coupable parce que tu étais sûr que c’était lui, ou parce que tu avais besoin d’un coupable pour te soulager ?
Le grand Skaven Noir grogna de colère.
- Je croyais que le procès était terminé ?
- Oui-oui, tu as raison. Excuse-moi.
Sigmund soupira d’exaspération, mais n’ajouta rien. Okapia approcha, et descendit la tête à la hauteur de sa main. Le jeune homme-rat gratta le museau de la jument, puis il se leva, et lui flatta le cou.
- Content de voir qu’elle s’est bien remise de la bataille-bataille. Et qu’elle n’a pas l’air de t’en vouloir.
- Je ne trahirai jamais Okapia, elle le sait très bien, et elle me le rend aussi bien.
La jument laissa Sigmund la caresser quelques instants, puis elle s’éloigna pour se remettre à brouter. Le Maître Mage en profita pour aborder un nouveau sujet délicat.
- Siggy ?
- Oui, Père ?
- J’espère que tu as déjà contacté un menuisier pour la porte de Gab.
Le grand Skaven Noir éclata soudainement de colère.
- C’est tout ce que tu trouves à dire ? Franzseska est morte, Kit est entre la vie et la mort, le Commandant de notre armée est un traître, et tout ce qui t’inquiète, c’est de savoir si je vais faire remplacer une porte à la con ?
- Qu’est-ce que tu espères-attends de moi, alors ?
Sigmund serra les poings et glapit de rage.
- De la reconnaissance ! Une preuve de compassion, d’amour, n’importe quoi du genre !
- Tu exagères, Sigmund… quoi, je suis un mauvais-méchant père, c’est ça ?
- Tu pourrais me considérer comme un peu plus mature, après ce que j’ai traversé !
- Je n’en suis pas si sûr-certain, vois-tu.
- Oui, parce que toi, bien sûr, tu es irréprochable !
- Oh, je t’en prie, ne fais pas la mauvaise tête ! Laisse ton insolence au placard et tâche de rester calme !
- « Rester calme » ? Tu me prends pour un imbécile ? Tu veux que je te rappelle comment tu es « resté calme » face à Iapoch ? J’ai brûlé son corps, Père ! J’ai vu l’état dans lequel il était ! Bravo la décence et la noblesse, vraiment ! Même la Rage Noire ne m’aurait pas poussé à l’éliminer de cette manière ! J’ai fait une connerie avec cette porte, j’en ai fait d’autres, mais contrairement au Maître Mage de Jade, je les assume !
Il avait parlé avec une telle conviction que le Skaven Blanc fut sincèrement désarçonné. Il sentit son cœur battre si fort qu’il posa la main sur sa poitrine. Sigmund continua :
- Ha ! Tu ne dis plus rien, hein ?
Le visage du Maître Mage s’affaissa, alors qu’une grande tristesse le submergea. Sigmund sentit ses propres traits se décrisper. Il y avait trop d’éléments révélateurs pour douter de l’état de son père : son musc d’amertume, la petite larme qui perla à son œil, sa tête baissée avec un soupir. Il n’avait pas l’air de faire semblant.
- Je dois admettre-reconnaître que tu dis vrai cette fois, Siggy. J’ai fait une connerie.
Le Skaven Noir sentit le fond de colère qui lui restait s’évanouir.
- Tu le penses vraiment ?
Le père regarda son fils dans les yeux quand il articula :
- Je le pense vraiment-vraiment.
Il reprit son inspiration.
- Écoute, tu as risqué ta vie pour moi, pour Kit, pour nous tous. C’est vrai. Je suis… je… Tu as été très bien. Seulement… on est tous à cran.
- Ce n’est pas peu dire, marmonna Sigmund en repensant à son renvoi du temple de Shallya.
- Comprends-moi, Siggy : j’ai de la peine pour Gabriel. Il ne s’est pas battu, mais il a aussi souffert de ce conflit-conflit, à sa façon.
- Ça ne date pas d’aujourd’hui, Père. Tu as vu son laboratoire ?
- Oui. Et personne n’a rien vu. Il a tout gardé pour lui.
Le Skaven Noir serra le Skaven Blanc contre lui.
- Sur ce chapitre, tout est de ma faute.
- C’est un tort partagé-mutuel, Siggy. Il aurait dû nous en parler.
- Il a peut-être essayé de le faire, mais on n’a pas réussi à le comprendre ?
- Je n’en sais rien.
Sigmund se gratta le crâne.
- Je vais m’expliquer avec lui. Tu sais où il est ?
- Oui, mais je ne te le dirai pas.
- Je veux lui parler. Je veux lui présenter mes excuses.
Psody leva la tête.
- Je sens que tu es sincère-franc. Je déteste les fausses excuses, elles ne valent rien.
- Moi aussi, je les déteste. Mais les miennes, je les pense vraiment, Père. Sans mentir.
- Je le vois très bien. Mais ça ne suffira pas pour lui. Comprends donc, Siggy : Gab est mort de peur. Il perçoit son propre frère comme une menace-menace. Si je te dis où il se cache, il sera terrorisé en te voyant, et j’aurais trahi sa confiance.
Le grand Skaven Noir ne dit rien. Il baissa la tête, tout penaud. Son père posa la main sur son épaule.
- Laisse-lui donc un peu de temps. Je lui parlerai tout à l’heure. Quand il sera rentré à la maison, c’est qu’il sera prêt à t’écouter.
- D’accord. Je ne sais pas pour toi, mais j’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil.
- Nous l’avons bien méritée-méritée ! Rentrons !