Le Royaume des Rats

Chapitre 37 : Espoirs fracassés

7472 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/12/2020 20:16

Filles et Fils du Rat Cornu,

 

La malédiction sanitaire du Clan Pestilens continue à faire des ravages, mais nous ne céderons pas ! Je tiens le coup, et je sais que vous autres, à travers le monde, vous tenez le coup.

 

Je vais peut-être devoir ralentir le rythme de parution, car je vais être assez occupé les prochaines semaines. En effet, comme la famille Brisby, c’est l’heure du Déménagement ! J’ai trouvé un logement à Paris trois fois plus grand que le studio que j’occupe à Disneyland actuellement pour le même prix. Le déménagement a été très tumultueux, et je dois encore m’occuper de la bibliothèque.

 

Comme vous tous, je pense, j’ai également été très chagriné d’apprendre que Morr avait rappelé à lui David Prowse. J’ai eu la chance énorme de rencontrer en personne ce monsieur il y a onze ans, et s’il m’avait terrifié quand j’étais petit, je garderai le souvenir d’un géant très humble, d’une gentillesse insoupçonnée sous le masque du plus grand Méchant du cinéma. Je lui avais confié qu’après avoir vu L’Empire contre-attaque, je n’avais pas pu dormir pendant quinze jours. Et sur mon exemplaire du livre du jeu de rôle Star Wars, il a simplement écrit : « Désolé de t’avoir fait peur ». Jamais je ne pourrai suffisamment le remercier et le féliciter.

 

Quoi qu’il en soit, merci pour les quelques messages que vous m’avez envoyés, certains m’ont même fait des réflexions intéressantes. Ne soyez pas timides, j’adore échanger avec les lecteurs. J’ai reçu quelques images – d’ailleurs, le prochain portrait d’un Steiner ne devrait pas tarder à être posté sur ma page DeviantArt – et même un début de fanfiction… dans ma fanfiction !

 

Par avance, je vous souhaite de passer de très bonnes fêtes de fin d’année.

 

Gloire au Rat Cornu !

 

 

Lettre d’Eusebio Clarin, Représentant de la Principauté de Sueño, à l’attention de son Altesse le Prince Roderigo Calderon, écrite le dix-neuf Sommerzeit de l’année deux mille cinq cent trente du Calendrier Impérial.

 

Votre Grâce,

 

C’est avec un immense soulagement, Manann m’en soit témoin, que je prends la plume aujourd’hui pour vous faire le rapport de cette confrontation que nous pourrons appeler, avec votre permission, la « bataille de Kreidesglück ». Le capitaine Felipe Antoninus a su montrer une fois encore ses talents de meneur d’hommes. Et ces talents n’ont pas été de trop face à cet adversaire.

 

Comme le Maître Mage Prospero Steiner l’avait déterminé, la carrière de Kreidesglück avait bien été envahie par les créatures de l’Empire Souterrain. Les « Skavens Sauvages », je les désignerai comme tels pour ne pas les confondre avec les habitants de Vereinbarung, ont combattu avec une férocité effrayante. Pire, ils ont utilisé des armes et des machines de guerre redoutables. D’après le Maître Mage, les troupes du Prince Steiner ont affronté des engins qui n’étaient encore que des projets il y a quelques années. Voir des Skavens Sauvages si loin de l’Empire de Karl Franz avec de tels appareils laisse à penser que l’Empire Souterrain est en passe d’agrandir ses frontières pour infecter les Royaumes Renégats.

 

Je dois admettre que notre intervention n’aurait pas eu le même impact si les courageux soldats de Vereinbarung n’avaient pas déjà laminé le gros des troupes du Prophète Gris. La détermination des troupes du Prince Steiner nous a impressionnés, Antoninus et moi. Il n’y a aucun doute, les Skavens « Libérés » sont définitivement de notre côté, autrement ils n’auraient pas défendu leurs terres avec autant d’enthousiasme aux côtés des Humains qui les ont éduqués. J’ajouterai qu’ils ont appris à se battre avec décence et noblesse, sans la moindre ressemblance avec les carnages orchestrés par les bêtes sauvages de l’Empire Souterrain.

 

Le capitaine Antoninus m’a transmis le rapport des pertes, rapport que vous trouverez joint avec ce courrier. Comme vous pourrez le constater, nous avons malheureusement eu notre part de victimes dans cette bataille, même si nous étions avantagés devant des Skavens Sauvages épuisés par le premier assaut. Le Prince Steiner reste celui à qui cette bataille a coûté le plus cher en termes de vies. En outre, certains de ses soldats sont tombés dans des souffrances inimaginables, dues à l’ignoble technologie des Skavens Sauvages, notamment leur gaz et les munitions chargées de malepierre de leurs armes à feu.

 

La famille princière a payé de sa personne. En effet, Maître Kristofferson Steiner, le fils aîné du Maître Mage, a été grièvement blessé par une de ces armes. Il est actuellement au temple de Shallya, entre la vie et la mort. Je prie Manann de lui permettre de surmonter cette terrible épreuve. De ce que je sais de lui, c’est une personne droite, qui connaît et applique à la lettre tous les commandements de la Chevalerie dans sa plus noble expression. J’en ai autant à dire au sujet de Maître Sigmund Steiner, le deuxième enfant du Maître Mage. Une fois de plus, il a combattu sans flancher les Skavens Sauvages. Ses connaissances des méthodes de l’Empire Souterrain nous ont été fort utiles pour déjouer leur stratégie et vaincre l’ennemi.

 

Nous n’avons malheureusement pas pu capturer leur chef. Maître Sigmund et moi-même avons retrouvé son cadavre. Je ne saurai dire ce qui s’est passé, je n’ai pas assisté au combat, mais je puis affirmer que le Maître Mage Prospero a dû faire appel à toutes ses ressources pour terrasser un pareil adversaire.

 

Aujourd’hui, vous vous en doutez, toute la famille princière est dans l’angoisse. J’ignore à quel point la blessure de Maître Kristofferson s’est aggravée, pour des raisons évidentes de sécurité, les prêtres de Shallya ne m’ont pas autorisé à lui rendre visite. J’enrage de ne pas pouvoir faire davantage, mais c’est ainsi, je ne suis qu’un homme.

 

Compte tenu du contexte actuel, je me permets de demander à votre Grâce la permission de rester encore quelques jours à Steinerburg. Ma présence fera état d’un soutien de votre part, ce qui devrait conforter le Prince Ludwig Steiner dans l’opinion jusqu’à présent positive qu’il entretient à votre égard. Par ailleurs, cela me permettra de connaître davantage ces gens, cette famille royale, ce peuple, et de voir plus avant ce que ce Royaume aurait à nous proposer ? En bref, analyser leurs besoins et leurs ressources, et en tirer parti.

 

Outre la valeur de leurs guerriers, les habitants de Vereinbarung ont la foi. À part quelques exceptions rarissimes que je n’ai pas eu l’occasion de voir de mes yeux, tous se considèrent de la même façon. Humains et Skavens se font mutuellement confiance, jusqu’à présent. Le Prince m’a cependant expliqué qu’avec l’arrivée de la première génération de Skavens Libérés dans la population active, l’année à venir s’annonce déterminante : et si les Skavens développaient une mentalité différente de la nôtre ? Et si quelque chose tapi au plus profond d’eux-mêmes remontait à la surface, et les poussait à se comporter comme leurs sinistres homologues des tunnels ?

 

Cette idée-là ne me plaît pas. D’une part, cela signifierait que sous cette éducation Humaine, les Skavens pourraient tout aussi bien être des créatures aussi répugnantes, fourbes et dangereuses que celles que nous combattons depuis des centaines d’années, et d’autre part, tous les éléments positifs observés chez eux par votre serviteur seraient brisés, tels les espoirs d’une future alliance entre Sueño et Vereinbarung. Je prie tous les dieux de l’Estalie de me tromper, avoir raison serait sincèrement une douloureuse déchirure pour mon cœur.

 

Quoi qu’il en soit, j’invite votre Majesté à redoubler de vigilance. Comme je vous l’ai dit tantôt, les Skavens Sauvages semblaient bien installés et prêts à en découdre. Jusqu’à présent, les Princes des Royaumes Renégats n’ont affronté que quelques petits groupes qui ne comprenaient guère plus que quelques dizaines d’individus. La présence d’une horde plus importante est peut-être un signe. Maître Prospero m’a parlé du Conseil des Treize, les dirigeants de la société des Skavens Sauvages. Le Maître Mage sait de source sûre que ces maîtres de l’Empire Souterrain ont promis une forte récompense à quiconque mettra un terme à la vie du « Grand Blasphémateur ».

 

Il est donc très probable que les Skavens Sauvages aient été attirés par Maître Prospero, et toute la société fondée par le Prince Steiner est une « erreur » à leur mode de vie, « erreur » qu’ils ont bien l’intention de « réparer » à leur façon. Ils sont même allés plus loin ; j’ai l’autorisation du Prince pour vous en parler, car une telle hérésie pourrait arriver chez nous si nous ne sommes pas préparés. Les dirigeants de Vereinbarung m’ont expliqué qu’il y avait un traître dans leurs rangs, une personne suffisamment élevée dans la hiérarchie du Royaume des Rats pour avoir une influence dangereuse sur l’avenir des habitants. Vous le savez, j’ai été moi-même confronté à l’Empire Souterrain avant de partir pour Sueño. À l’époque, j’ai appris que ses représentants adorent manipuler les personnes de pouvoir frustrées ou arrivistes. Et donc, l’une des personnes de l’entourage du Prince Steiner a été corrompue par le Prophète Gris que nous avons vaincu. J’espère que nous pourrons retrouver cet individu. En tout cas, le Prince pourra compter sur mon concours pour retrouver ce traître et le mettre hors d’état de nuire. Et donc, je vous invite à sérieusement surveiller tous vos plus proches conseillers, les Mages, et les militaires à qui des hautes fonctions ont été attribuées.

 

Le Prince Steiner n’a pas tellement envie d’assumer la responsabilité de son fils adoptif dans ce début d’invasion des Royaumes Renégats par les Skavens Sauvages – ce qui, vous en conviendrez, n’est pas surprenant – mais il compte se défendre et lutter activement contre toute autre tentative d’invasion. Les connaissances sur les Skavens Sauvages, rassemblées par lui et ses amis, donnent un avantage certain à quiconque en dispose face à eux.

 

Nous avons tout intérêt à maintenir des relations constructives avec le peuple de Vereinbarung, du moins pour l’instant. Les habitants viennent tous de subir une très rude épreuve, qu’il s’agisse des paysans les plus humbles aux membres de la famille princière. Vous le savez, la guerre peut révéler les vrais visages, et ceux que j’ai vus jusqu’à présent m’inspirent confiance. Je vous tiendrai informé de toute progression selon la manière habituelle.

 

Eusebio Clarin posa la plume dans l’encrier, et soupira.

 

Pour la première fois de sa vie, il était sincèrement inquiet pour la vie d’un homme-rat. Lui qui avait vécu les horreurs de l’invasion d’Ubersreik, qui avait toujours écouté les préceptes des hommes de religion de l’Empire, et qui donc avait été fermement convaincu par les prêches et par l’expérience de la malveillance intrinsèque de ces créatures, voilà qu’il souhaitait la survie de l’une d’elles.

 

Il repensa à tout ce qu’il avait vécu depuis la première fois qu’il était entré à Steinerburg. Pouvait-il encore considérer Kristofferson Steiner comme un rejeton de l’Empire Souterrain ? Ou n’importe quel autre Skaven qui vivait dans cet étrange Royaume des Rats ? Sigmund, prompt à s’énerver, mais passionné et déterminé à être juste. Bianka, si cultivée, si agréable, même si, il l’avait senti au cours de leurs conversations, elle pouvait faire preuve de mépris, même léger, envers ceux qu’elle n’estimait pas. Isolde, la petite Isolde, si mignonne, si enthousiaste ? Et que dire d’Heike, la douceur et l’attention incarnées ? Et le Maître Mage ?

 

Celui-ci était une véritable énigme. Il était sans conteste l’habitant de tout Vereinbarung à porter les traces de l’Empire Souterrain au plus profond de sa chair… et pourtant il avait réussi à s’en affranchir. Peut-être parce qu’il assumait complètement son passé ? Il lui avait expliqué le rôle d’un Prophète Gris dans la société des Skavens Sauvages. Il était difficile de percevoir sous ce visage amical et souriant l’ancien apprenti d’un dangereux gourou, qui avait de nombreux crimes sur la conscience. Clarin avait perçu plusieurs fois les remords écailler la voix du Maître Mage quand il parlait de sa vie à Brissuc.

 

Même les soldats, les paysans, les roturiers, les serviteurs, les commerçants, tous ces Skavens qui occupaient une place « normale » dans cette société extraordinaire n’avaient eu à ses yeux pour seule différence que l’apparence. Du reste, c’était juste des gens ordinaires, avec des joies et des peines simples et communes à tous les peuples…

 

Clarin sourit en repensant au Prince Calderon. Son Altesse avait vraiment bien choisi la personne à envoyer au contact du peuple du Royaume des Rats. Son scepticisme s’était complètement évanoui.

 

Il reprit la plume, et conclut sa lettre :

 

Je sais à présent que la Principauté de Vereinbarung peut être un partenaire fiable et un allié redoutable, de surcroît. Je tâcherai de vous expliquer plus précisément pourquoi quand je serai rentré. Votre Majesté aura le bon jugement et fera les bons choix, j’en suis sûr.

 

Louée soit l’Estalie, louée soit la Couronne, loués soient les dieux !

 

*

 

Les dernières lueurs du jour s’accrochaient désespérément à la fenêtre, comme si cette journée interminable refusait obstinément de laisser sa place à la suivante. Le plancher craquait sous les pas du commandant Johannes Schmetterling, qui tournait lentement en rond dans le bureau. Le capitaine Jochen Gottlieb, assis sur une chaise, faisait la moue, et attendait. Il n’avait pas l’air spécialement anxieux, ce qui agaça davantage le commandant.

 

-         J’ai l’impression que vous ne me prenez pas très au sérieux, Capitaine. L’armée de Steinerburg a une image impeccable à afficher, et une réputation à conserver intacte. Or, ce lamentable débordement dont vous avez fait preuve tout-à-l’heure, c’est tout le contraire ! Ce n’est pas un honorable soldat que j’ai devant moi, c’est un gamin énervé par la plus petite provocation ! Seul un troufion se serait emporté comme vous l’avez fait !

 

L’air anxieux de Jochen se teinta de colère.

 

-         Évitez de me parler comme à une jeune recrue, Commandant. Je suis fils de seigneur, je suis entré dans l’âge adulte, mon père est mort, ma mère n’est plus là, ce qui signifie que je représente le nom de Gottlieb, désormais. Moi, et ma sœur. Vous avez servi un Comte Électeur, vous êtes donc plus expérimenté que moi, mais je suis de sang noble, contrairement à vous.

 

Le jeune Gottlieb avait voulu imposer son ascendance, mais conformément à son attente, le grand Humain roux ne parut nullement impressionné.

 

-         Puisque vous tenez tant que ça à votre statut, Capitaine, vous devriez vraiment rester attentif… On risque de douter de votre titre de noblesse si vous agissez comme une petite frappe. Quant à votre sœur, elle reste une femme, et donc elle n’est pas tenue de défendre le titre et le nom de Gottlieb. D’ailleurs, elle n’en est peut-être pas capable ?

 

Le regard de Jochen se fit plus pénétrant.

 

-         Détrompez-vous, Commandant. Malgré les apparences, ma sœur en a plus dans le pantalon que bien des gars de notre armée, et jouer les épouses obéissantes n’est clairement pas son genre.

-         Quoi qu’il en soit, vous n’avez pas à présenter un aussi lamentable spectacle à l’ambassadeur d’un royaume voisin en passe de devenir notre allié ! Franchement, Capitaine, vous bagarrer avec ce diablotin… Vous valez mieux que ça !

-         Il a insulté ma mère, Commandant. Elle s’est battue jusqu’à la mort pour Wüstengrenze, et voilà comment il la traite !

-         Ce n’est pas une raison ! Au contraire, vous auriez dû l’ignorer au lieu de lui répondre ; ce Nedland Grangecoq ne vaut pas que vous mettiez en jeu tout ce que vous possédez !

 

Jochen baissa les yeux.

 

-         Vous avez probablement raison, Commandant, mais… Non, en fait, vous avez complètement raison. Ah, ça m’énerve !

-         Vous êtes toujours fâché contre lui ?

-         Pas contre lui, Commandant. Contre moi. Mes parents n’auraient pas aimé que je me conduise comme ça.

 

Le visage de Schmetterling se détendit, comme s’il avait entendu la réponse qu’il espérait entendre. Le jeune homme continua :

 

-         Commandant, Nedland est mon ami. Je le connais depuis notre installation à Vereinbarung.

-         Sans doute, mon garçon, mais moi aussi, je le connais. Et pas forcément d’une manière qui vous plairait.

-         Vous l’aviez déjà rencontré dans l’Empire ?

-         Non, mais sur ordre du Prince, quand j’ai pris mes fonctions, j’ai veillé à me renseigner sur chaque personne présente de manière importante dans son entourage, grâce aux contacts que j’avais – que j’ai toujours – à la Cour du Comte Électeur Todbringer. Et ce que j’ai appris sur Nedland Grangecoq ne m’a pas inspiré confiance. Il faisait partie de la bande de mercenaires du capitaine Hallbjörn Ludviksson.

-         Oui, je le sais bien, j’ai connu Ludviksson, il a aidé les troupes du Prince à faire le ménage à notre arrivée. Je me souviens un peu de lui. C’était un Norse, un mercenaire qui a pas mal bourlingué : le Continent Noir, la Lustrie, le Kislev… ce n’était pas un type très drôle, mais c’était quelqu’un de droit. Tout comme ses hommes.

-         Je suis d’accord avec vous sur ce point, Capitaine. Mais j’ai appris qu’avant de se joindre aux Norses de Ludviksson, Grangecoq faisait partie d’un réseau de bandits Halflings. Des gens spécialisés dans le chantage, le rançonnage, l’enlèvement, l’élimination de personnes gênantes… Sous ses airs de bon vivant fêtard, votre ami est un criminel endurci, un vaurien qui a sans doute de nombreuses vies sur la conscience, des vies qu’il a pris en traître. Alors, ne gâchez pas votre situation pour ce gibier de potence.

-         J’y réfléchirai, Commandant.

-         Parfait. Maintenant, il va falloir bien écouter ce que j’ai à vous dire, Capitaine Gottlieb ; Clarin m’a dit qu’un traître opérerait dans nos rangs depuis quelque temps. J’en ai parlé au Prince, il m’a dit que vous étiez au courant.

-         C’est exact, Commandant. Si je ne vous en ai pas parlé, c’était sur son ordre.

-         J’en suis certain. Mais voilà, c’est un problème que nous devons régler, à présent que tout danger est écarté.

 

Pas pour tout le monde, songea amèrement Jochen quand il repensa à Kristofferson.

 

-         Que savez-vous sur ce traître, Capitaine ?

-         Que c’est sans doute quelqu’un de haut placé, avec de gros moyens. Peut-être même que ça pourrait être vous.

-         Ou vous, répondit le grand homme roux du tac au tac. Mais nous avons un avantage : nous avons la confiance du Prince, nous sommes dans l’armée régulière, et nous n’avons pas tellement intérêt à faire chuter Vereinbarung.

-         Vous pensez que le traître est un civil ?

-         Peut-être. Peut-être que c’est un Skaven, peut-être une femme, peut-être même qu’ils sont plusieurs ?

 

Jochen voulut en finir avec les doutes :

 

-         Vous croyez que c’est Nedland ?

-         Hum… Je n’ai pas confiance en lui, mais je ne le vois pas nous trahir. Ce serait arracher la main qui le nourrit depuis des années. Mais d’autres pourraient être bien moins satisfaits qu’ils ne paraissent ? D’autres qui pourraient avoir une prétention sur le trône ?

-         Vous pensez… Attendez, ne me dites pas que vous soupçonnez un membre de la famille du Prince ?

-         Sincèrement, je ne sais pas, mais c’est une piste à ne pas négliger. L’Histoire du Vieux Monde regorge d’histoires où des familles nobles ont arrangé la succession par la violence et la trahison. Là, encore, je ne veux rien dire. Je soupçonne quelqu’un en particulier, mais je ne peux pas vous dire qui. Vous manqueriez d’objectivité. Or, nous devons coincer cette personne, la mettre devant le fait accompli. Y compris si c’est l’un des enfants ou des petits-enfants du Prince. Tels sont les ordres qu’il m’a donnés.

 

Le jeune Gottlieb se mordit la lèvre.

 

-         Tous les membres de la famille royale, dites-vous ?

-         En dehors des deux plus jeunes, bien sûr.

-         Oh… Franchement, je les ai vus grandir, je ne vois pas lequel pourrait vouloir renverser le Prince ?

-         Ils ont tous leurs défauts, et leur part sombre. Vous l’avez bien vu.

 

Le capitaine ne répondit rien, cette fois. Le commandant leva une main conciliante.

 

-         Je ne veux pas vous embrouiller. Je n’accuse personne en particulier, pour l’instant, je ne fais que soupçonner. Je peux parfaitement me tromper. Il est tout-à-fait possible que la personne soit encore quelqu’un d’autre. Le Maître Mage Mainsûre ne me paraît pas très franc du collier, non plus. On peut mettre ça sur son caractère fantasque.

-         Il s’est battu à nos côtés de manière efficace, vous l’avez bien vu, non ?

-         Oui, mais j’ai appris à ne pas me fier aux apparences. Néanmoins, je ne sais pas encore précisément quoi penser à son sujet. J’ai encore besoin de quelques jours pour investiguer. En attendant, je vous recommande de bien ouvrir les yeux et les oreilles. La moindre petite erreur de la part de notre cible pourra être l’arme contre elle. Je tiendrai le même discours à votre sœur. D’ailleurs, je vous demanderai de lui dire de venir à mon bureau dès que vous la verrez.

-         Je le ferai, mon Commandant.

-         Parfait. Rompez.

 

Sans rien ajouter, Jochen se leva, salua, et quitta le bureau.

 

*

 

La porte de la chambre s’ouvrit en grand.

 

-         Nous voilà, nous voilà !

 

Psody était à bout de souffle. Il entra en bousculant presque Steiner, farfouilla dans le sac de cuir, et en sortit un objet qu’il avait récupéré dans sa chapelle privée. Sœur Judy Hoffnung n’avait jamais vu le masque de Cuelepok, mais elle savait très bien comment le Maître Mage l’avait eu, et la nature du pouvoir qu’il contenait.

 

Le masque de Cuelepok, la source du pouvoir de Psody, l’objet qui lui avait permis de triompher des Skavens de Brissuc et des troupes de démons du sorcier Aescos Karkadourian, serviteur de Slaanesh, était aussi impressionnant qu’elle avait imaginé. Il n’était pas très grand, mais il portait de nombreuses ciselures qui formaient des motifs complexes. Surtout, il émanait de cet objet une sorte de présence invisible, une chaleur douce. Il n’y avait aucun mal à croire que cet artefact était gorgé d’énergie du vent de Ghyran.

 

-         Que comptez-vous faire, Maître Mage ?

 

Kristofferson avait ouvert les yeux en entendant la voix de son père. Sa respiration était devenue très faible, son regard vitreux.

 

-         Je vais canaliser l’énergie du Vent de Jade et m’en servir pour purger son corps de cette saleté-saleté !

 

Le Skaven Blanc approcha du lit. La blessure de Kit avait encore enflé, le kyste avait à présent la taille d’un poing. Il n’y avait plus de temps à perdre.

 

-         Écartez-vous.

 

Sœur Judy recula pour laisser sa place au Maître Mage. Ce fut à ce moment qu’elle remarqua que Sigmund était resté sur le pas de la porte. Psody coiffa le masque, l’ajusta sur son visage. Il sentit avec soulagement la chaleur caractéristique de la Magie de la Vie chauffer ses joues. Même si le masque n’était pas encore suffisamment chargé pour déchaîner sa pleine puissance, il y avait largement ce qu’il fallait pour ce qu’il voulait faire.

 

Il ferma les yeux, marmonna quelques syllabes, et tendit la main.

 

De l’autre côté du lit, Heike posa ses doigts sur le poignet de son fils, toujours attaché à la table d’opération, pour lui transmettre sa propre chaleur.

 

Romulus, en retrait, articula sans voix une prière à Shallya.

 

Tout le monde retint son souffle.

 

Lentement, le Maître Mage baissa le bras. Son masque se mit à briller. Il réprima un frisson quand ses phalanges entrèrent en contact avec la peau rose et gluante. Une lueur d’un doux vert de jade illumina le torse du jeune Skaven brun. Au moment où cette lumière s’intensifia, Kristofferson se contorsionna avec un cri de douleur. Heike cria à son tour.

 

-         C’est trop fort !

-         D’accord-d’accord ! cria Psody.

 

Il retira précipitamment sa main. Le Skaven brun gémit doucement, les larmes de douleur coulaient à flot sur ses joues.

 

-         Je l’ai sentie, murmura le Maître Mage sous son masque.

-         Qu’est-ce que tu as senti ? demanda le Prince.

-         La mutation. Elle m’a parlé.

-         Tu es sûr ? s’inquiéta Heike. Qu’est-ce qu’elle a dit ?

-         Elle refuse de lâcher. C’est un être vivant qui veut se développer. Elle est déjà bien enfoncée dans la chair de notre fils. Je risque de lui carboniser les boyaux si j’y vais si fort.

 

Sigmund n’en pouvait plus. Il quitta précipitamment les lieux.

 

-         Mieux vaut qu’il s’en aille, on n’a pas besoin d’une crise de nerfs, maugréa Steiner.

-         Et si vous essayez plus doucement ? suggéra la prêtresse.

 

Psody serra les dents sous son masque. Il tendit de nouveau la main, cette fois-ci il ne la posa pas sur la mutation, mais la laissa à un pied au-dessus. Il agita les doigts. De minuscules gouttelettes étincelantes aux reflets de jade suintèrent de sa paume, et ruisselèrent sur la boursouflure rose.

 

Une fois encore, Kristofferson couina de douleur. La blessure enfla encore un peu. Quelques petites fentes déchirèrent la surface nue et rosâtre, et des globes noirs poussèrent à travers les ouvertures.

 

-         Qu’est-ce que c’est que ça ? Des billes ?

-         Des yeux d’araignée !

 

Les globes oculaires remuèrent dans tous les sens, comme pour scruter les alentours et découvrir le monde qui paraissait devant eux. Kristofferson n’avait plus l’esprit suffisamment clair pour pouvoir articuler un mot. Il ne parvint qu’à grogner doucement entre ses larmes terrorisées. Sœur Judy constata amèrement :

 

-         Votre magie brûle les tissus infectés si elle est forte, et alimente la mutation si elle est faible. Cette mutation a des réactions trop violentes pour être soignée comme ça.

-         Par le Rat Cornu… Kit…

-         Vous avez fait votre possible, Maître Mage, mais je crains fort que ma solution soit la seule qui puisse marcher sans le tuer. Prieur, vous voulez bien m’aider ?

-         Seulement si tel est son souhait, répondit Romulus en regardant Kristofferson.

 

Le Skaven Blanc se tourna vers son fils. Celui-ci le supplia du regard. Psody se pencha vers lui pour être sûr de ne pas faire de fausse interprétation. Il murmura :

 

-         Kit, est-ce que je laisse faire Sœur Judy ?

-         …

-         Est-ce qu’elle prend le risque de t’opérer-soigner avec Romulus ?

-         Essaient… Faut qu’ils… essaient…

 

Le Maître Mage sentit que le Skaven brun avait concentré ses dernières forces dans ces quelques mots. Il acquiesça, et recula. Avec un soupir résigné, Sœur Judy coinça dans la bouche du jeune Skaven brun le bâillon de bois renforcé qui lui permettrait de serrer les dents sans risquer de se couper la langue. La nuit allait être très longue.

 

 

Tout le monde savait que Kristofferson était un dur à cuire, et n’avait pas l’habitude de se plaindre ou de gémir pour rien. Ses cris longs et déchirants résonnaient à travers tout le temple, traduisant une douleur inimaginable.

 

Ses parents et son frère cadet étaient installés dans une petite antichambre. Heike pleurait sans retenue. Psody trépignait nerveusement sur son tabouret. Sigmund serrait les dents à chaque fois que l’écho de la voix de Kristofferson parvenait à ses oreilles. Le Prince lui-même ne bougeait pas de son siège. Les yeux fermés, il priait Taal, Rhya et Shallya de lui donner la force de garder son calme.

 

Soudain, les cris se turent. Un grand silence s’abattit lourdement sur la famille. Même la mère-rate cessa de pleurer, paralysés par l’angoisse. Psody hésita, allait se lever pour s’enquérir du déroulement de l’opération, lorsque la porte s’ouvrit sur Romulus. La robe blanche du prieur était rouge de sang. Heike demanda péniblement :

 

-         Alors, Prieur ? Comment ça se présente ?

-         Eh bien…

 

L’Humain embrassa du regard les hommes-rats et le Prince, et soupira.

 

-         Son état est critique, mais Sœur Judy affirme qu’il est stable pour l’instant. Elle a fini de retirer ce qu’il fallait. Elle lui a donné un somnifère pour le faire dormir. À présent, tout ce que nous pouvons faire, c’est attendre. Si les dieux décident de se montrer indulgents, il devrait aller mieux d’ici quelques jours, mais il lui faudra des semaines de repos, peut-être des mois.

-         Oui, enfin, il vient tout de même d’échapper à un début de mutation ! s’exclama le Prince. D’ailleurs, qu’est-ce que vous en avez fait ?

-         La meilleure chose à faire, Ludwig : je l’ai balancée au feu.

-         On aurait peut-être pu l’étudier ?

-         Et prendre le risque qu’elle se développe encore ? Qu’il lui pousse des pattes et une bouche ? Et qu’elle infecte quelqu’un d’autre ? Même les Gardiens de la Vérité ont leurs limites face à un danger, Ludwig. Et puis, on parle de ton petit-fils, pas d’un sujet d’étude !

 

Le Prince vit la détresse dans les yeux de sa fille, et soupira d’amertume.

 

-         Oui, mon ami, tu as raison. Et maintenant ?

-         En dehors de prier, il n’y a rien que nous ne puissions faire pour lui, à présent. Je vous conseille de rentrer à la maison et d’aller dormir. Moi, je dois préparer mes affaires, je pars demain matin.

-         Tu nous quittes ?

-         Oui, Psody, je vais m’absenter quelques jours, j’ai une affaire à régler.

-         Vous avez raison, Prieur, approuva Heike. Autant nous changer les idées et nous consacrer à des activités plus constructives.

-         Je sais déjà quoi faire, murmura Sigmund.

 

Le Skaven Noir se leva posément, et quitta l’antichambre, suivi par les autres.

 

*

 

La nuit était tombée depuis plus de quatre heures. Les grillons chantaient, au loin les chouettes ululaient, et les cailloux crissaient sous une épaisse paire de bottes qui foulaient le sentier. Le ciel dégagé de l’été laissait la lumière des constellations éclairer la campagne, aussi était-ce sans hésitation que la silhouette solitaire marchait. Elle se dirigea d’un bon pas vers un grand chêne qui se dressait sur une petite butte. Aux alentours, il avait des champs, et quelques autres arbres qui avaient émergé çà et là au gré des caprices de la nature.

 

Le maraudeur nocturne n’était plus qu’à quelques pas de son objectif. Plus il en approchait, plus il sentait l’excitation accélérer le rythme des battements de son cœur. Enfin, il s’arrêta à quelques pas du chêne. Ce géant de bois était très particulier, deux fois plus grand que les autres, et creux. La foudre l’avait frappé une décennie plus tôt, et sa carcasse avait peu à peu été creusée par le temps. L’endroit idéal pour cacher quelque chose.

 

L’ombre était maintenant au pied du chêne mort. Elle tendit ses mains gantées vers l’ouverture, tâta dans l’obscurité, et sentit un objet cubique, froid. Elle sortit sa prise de l’arbre, et la leva devant ses yeux. Les rayons de Morrslieb se reflétèrent sur les surfaces polies d’une petite cassette en fer. La silhouette la secoua, et quand la boîte émit le son caractéristique de pierreries, elle étouffa un cri de joie. Elle tourna le dos au chêne pour capter un maximum la lumière lunaire, ouvrit la cassette fébrilement, et sentit son cœur s’arrêter de battre.

 

La boîte ne contenait qu’une poignée de cailloux.

 

La surprise suprême céda sa place à une grande fureur qui éclata dans la nuit.

 

-         SCELERAT !

-         Vous avez perdu quelque chose, Commandant ?

 

La lumière d’une lanterne dissimulée émergea de derrière l’arbre. En entendant la voix claire et décidée qu’il connaissait bien, Johannes Schmetterling s’immobilisa.

 

-         Qu’est-ce que tu fais là, fiston ?

-         Après toutes ces affreuses histoires de traître, j’ai eu très peur de vous voir partir tout seul dans le noir. Il fallait bien que je sorte pour vous protéger.

 

Le commandant ferma les yeux, retint sa respiration et se concentra de toutes ses forces. Il perçut le bruit léger mais régulier des pas de Jochen Gottlieb. Il le visualisa contourner le tronc pour se placer là où il se trouvait alors qu’il lui parlait. Schmetterling pivota en un éclair. Dans le mouvement, il lâcha le coffret et dégaina son pistolet. Sans l’ombre d’une hésitation, il pressa la gâchette en braquant l’arme vers Jochen. La détonation éclata.

 

Le jeune homme ne bougea pas.

 

Schmetterling n’eut pas le temps de chercher à comprendre. Une petite lueur en haut d’un arbre à une cinquantaine de yards creva l’obscurité ambiante, et l’arme fut arrachée des doigts de l’Humain avec un choc violent. En réponse au glapissement du grand homme, l’écho d’un coup de fusil résonna à travers champs. Au même moment, une dizaine de Skavens jaillirent du champ de blé, tous armés d’arquebuses, et tinrent le commandant en joue. Sigmund, le fils à fourrure noire du Maître Mage, approcha, Marjan à ses côtés, et sa fidèle épée dégainée et pointée vers le grand homme.

 

-         Pas de geste brusque, Commandant, je vous prie. Je ne suis pas d’humeur.

-         Mais qu’est-ce que c’est que ce délire ? grogna Schmetterling.

-         C’est ce que nous allons tirer au clair, Commandant, répondit Marjan.

 

Nedland Grangecoq arriva bien vite en courant, son fusil à lunette encore chaud. Jochen eut un sourire amusé.

 

-         Record battu, ma poule !

-         J’ai aucun mérite, mon grand ! Une seconde sans bouger, ça me suffit. J’avoue, sans ta lumière, j’aurais eu du mal.

 

Le Halfling ramassa tranquillement le pistolet du commandant. Il l’agita sous son nez en murmurant avec un petit sourire :

 

-         Commandement numéro huit des fidèles de Ranald : « lorsque quelqu’un te bouscule, vérifie toujours qu’il ne te manque aucun bien, ou qu’on n’ait pas échangé ton flingue contre un autre identique chargé à blanc, ça évite les surprises désagréables. »

 

Schmetterling resta bouche bée.

 

-         Attends… Tu veux dire que votre bagarre de tout à l’heure…

-         Une diversion, oui. C’est la base du principe du tour de passe-passe, le tout est de pousser sa victime à regarder là où on veut qu’elle regarde.

-         Comme quoi, vous aviez raison tout-à-l’heure, il ne faut pas se fier aux apparences ! ricana Jochen. Bon, assez ri. Commandant Schmetterling, je vous arrête pour haute trahison.

 

Le Skaven Noir récupéra la cassette. Schmetterling toisa le jeune homme du regard.

 

-         C’est une blague ?

-         J’ai la tête de quelqu’un qui fait une blague ? Vous avez tenté de m’abattre sans sommation, Commandant.

-         Devant tous ces témoins, de braves soldats de valeur, ajouta Marjan.

-         Contrairement à vous deux, espèces de sales…

-         Vous feriez mieux de garder votre salive pour le tribunal militaire qui vous jugera demain. Sœurette ?

 

Marjan sortit de sa poche une paire de menottes, et les passa aux poignets du commandant. Celui-ci, cramoisi de colère, siffla :

 

-         Vous me le paierez très cher !

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