Le Royaume des Rats

Chapitre 36 : Nouvelles angoisses

7859 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2020 21:32

Le soleil déclinait, ses rayons cuivrés passaient au travers des fenêtres de la serre. Heike était en train d’arroser ses tulipes. Au loin, elle entendait les rires d’Isolde et Teresa, en train de jouer ensemble.

 

Dommage que Gab ne joue pas un peu avec elles…

 

Hé oui, son plus jeune fils n’avait pas bougé de son laboratoire depuis que le Prince avait sollicité sa science pour prendre l’avantage au combat. La peur, la honte, la gêne, tout ça à la fois, rien de tout cela… La pauvre mère ne savait pas quoi penser. Elle n’avait pas tenté le moindre dialogue, elle-même mordue à la gorge par l’angoisse, et son cœur alourdi par le chagrin.

 

-         C’est bon d’entendre des enfants s’amuser, après tout ça, vous ne trouvez pas ?

-         Oui, Marjan. Je n’ai pas connu ça, et j’aime autant que ma fille ait une enfance… différente de la mienne.

 

Les Jumeaux ne savaient que trop bien le genre d’enfance qu’Heike avait vécue.

 

-         On ne riait pas autant à son âge, mais on n’a pas à se plaindre, déclara Jochen d’un ton neutre. Notre mère s’est occupée de nous comme il fallait. Ça ne plaisait pas toujours à notre père, mais avec le recul, je lui en serai toujours reconnaissant.

 

Heike regarda les deux Humains.

 

-         Croyez bien que je suis vraiment, vraiment désolée… Franzseska était mon amie. Nous n’avons pas toujours été d’accord sur tout, elle avait un caractère bien trempé, de par son éducation de noble Kislévite, cela compliquait parfois la communication. Mais nous étions des amies. J’espère que vous mesurez l’importance de la chose.

-         Bien sûr, ma Dame, répondit Jochen.

-         Souvent, elle nous disait à quel point Ulric avait été avisé en lui permettant de vous rencontrer.

-         Et j’ai été très heureuse de vous rencontrer aussi. Quand elle m’a parlé, dans cette cage, je savais au fond de moi-même qu’elle était une bonne personne. Tout comme vous deux.

-         Une intuition féminine, je suppose ? répondit la jeune Humaine avec un sourire triste.

 

La femme-rate jeta un coup d’œil vers la porte ouverte.

 

-         Elle a été à mes côtés tout le temps, y compris quand j’ai porté chacun d’eux. Ils ont un peu profité de sa sagesse, par mon intermédiaire.

 

Marjan perçut une inquiétude.

 

-         Avez-vous des nouvelles de votre mari, ma Dame ?

 

Heike soupira.

 

-         Hélas, mes enfants… ce matin, j’ai reçu un courrier de Romulus par le réseau des Gardiens de la Vérité. Ils ont gagné la bataille à Kreidesglück…

-         Mais ? risqua Jochen.

 

Heike avala sa salive, et articula difficilement :

 

-         Kristofferson s’est fait tirer dessus. Le Skaven Sauvage a utilisé un jezzail à malepierre.

-         Par la barbe d’Ulric ! Non !

 

Marjan se mordit la lèvre.

 

-         C’est grave à quel point ?

-         Je l’ignore. Le prieur Romulus a été… évasif sur la question. La lettre date d’il y a trois jours. Ils ne devraient pas tarder à rentrer.

 

Dehors, un nouvel éclat de rire de la petite Isolde résonna.

 

-         Il va être l’heure de la mettre au lit.

-         Heureusement que vos enfants gardent le moral, ma Dame.

-         Pas tous, je le crains. Je m’inquiète pour Gabriel. Il n’a pas bougé de son laboratoire depuis que vous êtes partis.

-         Sa tête va finir par exploser ! grommela Jochen.

-         Et si vous l’emmeniez sur la place de Steinerburg ? Ce soir, il y a le marché, ça lui changerait les idées !

 

Heike se tourna vers Marjan.

 

-         Hum… Ma place est ici, auprès de mon mari, et de mes enfants quand ils seront rentrés. Par contre, Bianka peut s’en occuper. Je lui donnerai une liste de courses, et Gabriel pourra faire le porteur. Merci, Marjan, c’est une bonne idée.

-         Il m’arrive quelquefois d’en avoir, ma Dame.

-         Oui, peut-être une fois par an, ironisa Jochen, qui reçut aussitôt une taloche sur la nuque.

 

*

 

Une demi-heure plus tard, le soleil disparut. La compagnie menée par Psody arrivait enfin aux portes de Steinerburg. Nedland, monté sur le chariot de tête conduit par Clarin, fit un dernier petit discours où il remercia encore une fois toutes les personnes présentes, Humains et Skavens, avant de leur donner congé. Romulus n’arrêta pas son chariot, et obliqua directement vers le Quartier du Calice. Installés à l’arrière, Psody et Sigmund étaient restés aux côtés de Kristofferson pendant tout le voyage.

 

Quand le temple de Shallya fut en vue, le prieur reconnut Ludwig Steiner et sa fille qui attendaient sur le pas de la porte. Le Prince leva la main.

 

-         Mon ami, te voilà !

 

Heike ne s’embarrassa pas en salutations. Elle se précipita à l’arrière du chariot, et souleva la bâche. Elle ne put retenir un cri.

 

-         Kit !

 

Un torrent de larmes effrayées coula sur les joues d’Heike quand elle vit l’état dans lequel était son fils. Kristofferson était allongé entre son frère et son père sur un matelas improvisé, il respirait difficilement, et émettait une forte odeur de sueur due à la fièvre. Le plus inquiétant était cet énorme kyste sur son ventre, isolé difficilement par la pellicule de jade. Psody et Sigmund lui serraient chacun une main. Heike bondit dans le chariot. Quand il sentit sa mère se pencher vers lui, le jeune homme-rat brun ouvrit les yeux. Il essaya de gargouiller une réponse, sans succès.

 

-         Non, mon chéri, surtout ne bouge pas ! Garde tes forces !

-         Mère… Je…

-         Tu t’es battu comme un vrai héros, Kit. Sœur Judy va te soigner, n’aie pas peur !

-         Siggy, viens m’aider ! ordonna le prieur.

 

Psody et Heike descendirent du chariot. Romulus et le Skaven Noir posèrent Kristofferson sur un brancard, l’évacuèrent du véhicule, et l’emmenèrent à l’intérieur du temple, suivis par le couple et le Prince. Le petit groupe déambula le long de la nef, pénétra l’annexe où était le dortoir où étaient parqués les blessés de Wüstengrenze rejoints par ceux de Kreidesglück, mais ne s’y arrêta pas. Romulus guida la marche jusqu’à une petite pièce isolée, celle où l’on traitait les cas les plus délicats.

 

Sœur Judy Hoffnung s’y trouvait déjà. Également avertie par le prieur, elle avait préparé tout son arsenal d’instruments et de médications. Heike sentit la peur monter d’un cran lorsqu’elle vit la table d’opération munie de lanières de cuir destinées à tenir immobile le patient.

 

-         C’est arrivé il y a combien de temps, Prieur ?

-         Konistag dernier. Jusqu’à présent, le Maître Mage a empêché la mutation de se développer à l’aide d’un petit sort de rétention, mais ça ne peut pas être une solution définitive.

-         Excellent réflexe. Rien d’autre ?

-         Nous nous sommes relayés, le Maître Mage et moi, pour lui donner des potions et appliquer des onguents sur la plaie, afin de le maintenir conscient.

-         Bon, vous avez fait ce qu’il fallait. Je prends le relais. Mettez-le sur la table.

 

Les deux hommes déposèrent le blessé sur la surface de bois, et l’attachèrent dessus sans mot dire. Hypnotisée par le spectacle, la mère-rate bredouilla encore :

 

-         Tout ira bien, Kit. Tout ira bien… Tout… ira…

 

Elle ne put finir sa phrase. Elle s’effondra dans les bras de son père, terrassée par les sanglots.

 

-         Tu as raison, tout ira bien, mon ange. J’ai confiance en Shallya.

 

Steiner s’adressa aux trois autres.

 

-         Écoutez, mes amis, vous avez fait tout ce que vous avez pu. Sœur Judy va travailler d’arrache-pied, et je sais qu’elle parviendra à le sauver.

 

Le prieur considéra le Skaven Blanc.

 

-         Psody, tu devrais rentrer chez toi et te reposer, tu n’as pas dormi depuis trois jours.

-         Je ne quitterai pas mon fils ! articula le Maître Mage lentement, mais fermement.

-         Comme tu voudras, mon ami.

 

Le regard de Psody ne trompa personne, il était catégorique. Sigmund, en revanche, s’éloigna en silence. Il détestait voir pleurer sa mère.

 

Alors qu’il traversait le dortoir, son oreille pivota quand il entendit des gémissements. Assis sur un lit, un soldat Skaven avec un bandage autour de la tête se lamentait. Sigmund reconnut l’un des Skavens de Kreidesglück.

 

-         Hé, qu’est-ce qui t’arrive ?

 

Le jeune homme-rat se plaignit :

 

-         C’est la première fois que je me bats contre des Skavens Sauvages. J’ai jamais fait de Récolte, moi !

-         Et alors ?

-         Ben… C’est vraiment terrible de se battre contre des gens comme nous.

 

Un soldat Humain au visage couturé de cicatrices se releva de son matelas.

 

-         C’est notre lot à tous, mon gars !

 

Sigmund n’eut pas du tout la même réaction. Pris d’un cinglant coup de sang, il attrapa le Skaven par le col, le releva de force, et lui cria au museau :

 

-         Enfonce-toi ça dans la tête : ces créatures ne seront jamais des « gens comme nous » !

 

Plusieurs Humains et Skavens parmi les valides se précipitèrent vers le Skaven Noir pour lui faire lâcher prise. Tous savaient de quoi Sigmund était capable. Conscient d’être le centre d’attraction, ce dernier relâcha sa prise et quitta le dortoir sans un regard pour qui que ce soit. Craignant une nouvelle explosion colérique, le prieur Romulus, qui avait tout entendu, le suivit de loin.

 

Sigmund se retira au hasard dans une petite pièce. Il ferma la porte derrière lui, considéra la salle, et comprit qu’il était dans la sacristie. Son regard tomba sur un petit miroir ornemental fixé au mur. Il vit son propre reflet, et ça le révulsa. Il était à bout de souffle, les yeux papillonnants, la bouche écumante, les poils de la fourrure de sa tête étaient ébouriffés, et ses mains tremblaient.

 

Quelque chose explosa au fond de son cœur.

 

-         ASSEZ !

 

Il balança son poing de toutes ses forces vers la surface vitrée. Bien entendu, le miroir se brisa en mille morceaux. Le grand Skaven Noir cria de douleur quand il vit sa main déchiquetée par les tessons de verre. Il se laissa choir sur une chaise, se recroquevilla sur lui-même, cala son bras entre ses genoux et serra les jambes, avec de petits gémissements.

 

La voix désolée du prieur Romulus s’éleva alors dans le cabinet.

 

-         Sigmund ! Par la pitié de Shallya, qu’est-ce que tu as encore fait ?

 

 

Un quart d’heure plus tard, les deux hommes étaient assis sur le lit réservé au sacristain. L’Humain finissait de nouer un bandage autour des doigts du jeune Steiner.

 

-         Tu as de la chance ! Ce ne sont que quelques écorchures. Tu aurais pu te couper plus sérieusement un muscle ou une veine !

 

Le Skaven Noir ne répondit pas. Il n’osait même pas regarder le prieur. Par contre, il maugréa encore de douleur.

 

-         Allons, tu as quand même connu pire, Siggy !

-         Je ne sais pas, prieur.

-         Franchement, tes parents n’ont pas besoin de ça, surtout pas maintenant !

-         Oui, Prieur, vous avez raison, Prieur ! Pas la peine d’en rajouter, vous non plus ! Je suis à bout !

-         Et quoi ? Tu n’arrives même plus à supporter ta propre image ?

 

Sigmund éclata soudain en sanglots bruyants.

 

-         C’est ça qui me rend fou, prieur ! C’est ce visage ! Je vois un Skaven Noir, une Vermine de Choc qui n’arrive pas à se contrôler, et qui casse tout ce qu’elle peut quand elle perd le contrôle ! Les dieux ont enfermé mon âme dans le corps d’une saloperie de rat géant, prieur ! Qu’ils soient tous maudits !

 

Le prieur ne répondit pas. Calmement, il laissa le jeune Skaven Noir s’épancher quelques longs instants. Puis, quand Sigmund reprit son souffle, il déclara d’une voix douce :

 

-         Tel est ton plus gros problème, je crois, Sigmund Steiner : tu n’arrives pas à t’accepter tel que tu es.

 

Sigmund reconnut avec amertume les paroles qu’il avait adressées à son père après la fuite de Larn, paroles qui s’appliquaient en réalité bien plus à lui-même. Romulus n’en resta pas là.

 

-         Oui, vraiment j’ai l’impression que tu es le seul Skaven de tout le Royaume des Rats à refuser d’assumer que tu es un Skaven.

-         Je ne veux pas… je ne veux pas être un monstre, prieur !

-         Ce n’est pas une question de monstruosité, mon petit.

-         La Rage Noire, elle…

-         Elle n’est pas tout ! coupa Romulus. Elle peut te pousser à devenir violent, c’est vrai. Mais toi, tu peux la contrôler. Tu peux la maîtriser ! Sigmund, cela fait plus de six ans que je connais ton père et que je travaille avec lui. Je t’ai vu naître, ainsi que tes frères et sœurs, je vous connais comme mes propres enfants ! Et, parallèlement, j’ai vu les Skavens Sauvages. Ceux de Brissuc, à qui ton père a échappé. Je les ai vus, ta mère les a vus, ton grand-père les a vus. Nous les avons affrontés. Vous n’avez rien en commun, Siggy. Peut-être le visage, et encore ! Pas même le visage ! Encore cette semaine, tu as vu les Skavens Sauvages. As-tu prêté attention à leur façon de se vêtir et de s’équiper ? Toujours des biens volés sur leurs victimes. As-tu bien regardé leurs traits ? Toujours étirés par la faim, la peur, et la haine de l’autre. Tu les as entendus parler ? Toujours à hacher leurs phrases, à répéter les mots avec agressivité, à penser en accéléré. Et leur odeur ? Ils n’ont aucune hygiène. Mais surtout, leur société n’accorde aux femmes qu’un rôle de pondeuse ! Ils vivent dans la violence permanente. Et pourquoi ? Parce que la peur les domine. La peur de perdre la vie à chaque instant. C’est comme ça, ils sont régis par cette peur. Maintenant, considère-les dans leur ensemble, Sigmund. Rappelle-toi de Larn, qui s’est bien joué de toi après avoir tenté d’assassiner ton père. Et tu réaliseras bien vite que tu n’as rien à voir avec ces êtres, toi non plus.

 

Au fur et à mesure des paroles de l’Humain, le Skaven Noir sentit moins la douleur, la réflexion prenait peu à peu le dessus. Le prieur s’en rendit compte, et continua :

 

-         Tu crois peut-être que ça ne s’applique qu’à toi ? Regarde-moi, je suis un Humain, et au cours de ma vie, j’ai rencontré des tas de gens. Entre autres, des marauds qui ne valaient pas mieux que les Skavens Sauvages. Des gens méchants, intolérants, stupides, superstitieux. Des gens capables de briser en un instant des années de travail, d’efforts physiques et intellectuels juste en laissant parler leur bêtise. Des gens qui se laissent mener par leurs propres peurs. Est-ce pour autant que je me reproche d’être un monstre en puissance ? Non. Crois-moi, Sigmund, tu es dix fois, vingt fois, cent fois plus Humain que bien des personnes que j’ai rencontrées. Parce que tu as des convictions qui correspondent à celles des Humains, dans le plus noble sens du terme. Et ces convictions finissent par se voir, Sigmund.

 

À ces mots, Sigmund eut un regard interrogateur. Romulus rappela :

 

-         Souviens-toi de ce qui s’est passé à Rabanera, puis à Oropesa. Clarin m’a tout raconté. Comment les citoyens de Sueño t’ont vu ? Est-ce qu’ils ont ri de ton physique ? Est-ce qu’ils ont fui en criant ? Je crois savoir que c’était tout le contraire. Ces paysans ont directement été menacés et violentés par les Skavens Sauvages, mais ils ont rapidement compris que tu es quelqu’un de bien. Ton visage est différent de celui des Humains, c’est vrai. Mais c’est pour ça qu’on a créé le Royaume des Rats, Siggy. Pour montrer que si le visage est différent, le cœur est le même.

 

Les traits du Skaven Noir étaient complètement détendus. Le prieur décida qu’il était temps de conclure.

 

-         Je t’accorde que ce n’est pas une philosophie très originale. Beaucoup d’érudits ont écrit des thèses en ce sens. Mais tu n’as pas dû encore les lire, alors je te les résume : ce qui fait un Humain, c’est ça.

 

Il donna une petite tape sur la poitrine de Sigmund.

 

-         Maintenant, rentre chez toi, et détends-toi. Va retrouver ta sœur, elle était morte d’inquiétude. Je sais que c’est dur, mais essaie de penser à autre chose.

 

*

 

Eusebio Clarin arrivait à la caserne du Quartier du Marteau. Il sentit un vent léger, mais désagréable, lui souffler dans le cou, ce qui le fit frissonner. Il repéra le grand bâtiment austère, près du petit temple de Sigmar, et ne put s’empêcher de penser :

 

Dommage qu’il n’y ait pas de temple de Manann, j’aurais pu aller le remercier comme il se doit. Enfin… je comprends qu’il n’y ait pas beaucoup de marins pour le prier, ici.

 

À l’approche de la grande porte, il entendit des rires. Les soldats de Steinerburg qui n’avaient pas eu besoin de voir les prêtresses de Shallya étaient rassemblés dans la cour, autour d’une table, et sur ordre du Prince lui-même, buvaient, mangeaient un bon repas, et se détendaient. Comme à l’accoutumée, Nedland racontait des histoires drôles.

 

-         Alors qu’ils sont en train de tous lever le coude, il y a un tout petit Halfling qui entre, et qui demande : « Qui c’est qu’a peint mon poney en vert ? » Personne ne l’entend à cause du bruit des conversations. Alors, le Halfling saute sur le comptoir, et crie de toutes ses forces « Ho ! Qui c’est qu’a peint mon poney en vert ? ». C’est alors le silence complet. Tout le monde regarde le Halfling avec une envie de meurtre dans l’œil. Un énorme mercenaire Kurgan bardé d’armes et de cicatrices s’avance, faisant craquer le plancher à chaque pas. Il gronde alors : « C’est moi, pourquoi ? » Et le Halfling, qui sent déjà sa chemise et son pantalon trempés, répond : « Oh ben, ça tombe bien, c’est ma couleur préférée, je voulais juste savoir quand vous alliez passer la deuxième couche ? »

 

Tout le monde éclata de rire, à l’exception d’une personne, ce qui n’échappa guère à l’éclaireur.

 

-         Hé, Jochen ! Fais pas cette tête-là, et viens donc prendre un coup avec nous !

 

Le jeune homme n’avait visiblement pas le cœur à rire. L’Estalien s’en rendit compte. Il approcha et l’aborda :

 

-         Bonjour, Capitaine.

-         Oh, c’est vous, Excellence.

-         Je suis désolé pour votre mère. Du peu que j’ai connu d’elle, je suis certain que j’aurais beaucoup gagné à la connaître davantage.

-         Merci à vous, Excellence. Cela n’a plus d’importance, maintenant.

-         Est-ce que le Commandant Schmetterling est là ?

-         Affirmatif ! répondit la voix autoritaire du grand homme roux.

 

Schmetterling était en haut des quelques marches qui conduisaient à la porte du bureau du dirigeant de la caserne. Clarin monta à mi-chemin de l’escalier, et le salua.

 

-         Commandant…

-         Que puis-je pour vous, Excellence ?

-         Je viens vous voir sur demande de son Altesse le Prince Ludwig Steiner. Il m’a demandé de vous transmettre le rapport de la bataille de Kreidesglück.

-         Je serais curieux de l’entendre… en particulier le passage où votre bataillon renverse le cours de la bataille ?

-         C’est une longue histoire, en vérité, et j’aimerais autant en parler à l’abri des…

 

Soudain, des éclats de voix dans son dos interrompirent Clarin. Lorsqu’il vit Schmetterling froncer les sourcils, l’Estalien pivota, et fit face à un spectacle navrant : le jeune Jochen Gottlieb était en pleine dispute avec Nedland Grangecoq, l’ami du Prince.

 

-         Ose répéter ça, vas-y ?

-         Plutôt deux fois qu’une, mon pote ! Tu me dégoûtes à pleurnicher comme une gonzesse !

-         Ma mère est morte !

-         La mienne aussi, depuis longtemps, et j’en fais pas tout un plat !

-         T’as pas de cœur, ou quoi ?

-         C’est mieux que pas avoir de cerveau !

-         T’as pas de tripes non plus ! Toujours planqué en arrière à tirer quand les copains sont en première ligne ! Misérable lâche !

-         Je t’emmerde, pauvre connard !

-         Oui, tu m’emmerdes, Nedland Grangecoq ! T’emmerdes tout le monde !

 

Les deux compères se faisaient face, et tournaient lentement l’un autour de l’autre sans se quitter du regard. Le commandant remarqua qu’ils se rapprochaient dangereusement. Il descendit les marches posément, sans se faire remarquer par les deux qui continuaient à se disputer.

 

-         Va te faire mettre, grand balai à chiottes !

-         Suce ma queue, vilain nabot !

-         Oh oui, t’aimerais bien ça, tarlouze !

 

Ce fut le mot de trop pour Jochen. Il décocha un violent coup de poing au menton du Halfling. Nedland fut catapulté en arrière, et percuta le commandant de plein fouet. Le grand homme roux s’écria :

 

-         Ça suffit ! Où vous croyez-vous, Capitaine ? Châtiez votre langage et tenez-vous tranquille, sinon je vous colle au trou !

 

Puis il repoussa Nedland qui était toujours dans ses bras.

 

-         Et vous, vous n’avez rien à faire ici ! Ce bâtiment est interdit aux civils. Allez jouer ailleurs si vous ne voulez pas que je vous fasse sortir à coups de pied au derrière !

 

Le Halfling grogna dans sa barbe, mais se dirigea vers la sortie. Schmetterling rajusta son ceinturon et revint vers l’Estalien. Il le fit entrer dans son bureau, lui servit un verre de vin, et prit place à son bureau.

 

-         Soyez assuré que je m’occuperai du capitaine Gottlieb comme il le mérite.

-         N’y allez pas trop fort, surtout, il a vécu des moments très difficiles.

-         Pas une excuse. En plus d’être soldat, il est noble. Ça fait deux bonnes raisons pour se conduire plus dignement, en particulier devant l’ambassadeur d’un royaume voisin. Enfin… Avant cette interruption, Messire Clarin, je vous posais une question : comment avez-vous eu l’inspiration de venir nous aider ? J’en suis très content, grâce à vous, les Skavens du Prophète Gris terrés à Kreidesglück ont été mis en déroute, mais votre arrivée n’était pas prévue ?

-         Non, en effet. En tout cas, pas de manière officielle.

-         Plaît-il ?

 

Schmetterling haussa un sourcil agacé.

 

-         Seriez-vous en train de me dire que le Prince m’a caché quelque chose ?

-         C’était un mal nécessaire, Commandant. En fait, quand vous avez décidé de la stratégie à suivre, avec tous vos lieutenants, le Prince avait déjà pris contact avec moi, sur conseil du Magister Mainsûre. Nous avions convenu de nous retrouver à la carrière, et les troupes du capitaine Antoninus ont fait la différence.

-         Et pourquoi tant de mystère ? Je suis le Commandant, la plus haute autorité militaire suivant celle du Prince ! Vous n’aviez pas à me cacher ça !

 

L’Estalien prit un air navré, mais résolu.

 

-         Commandant, j’ai obéi aux ordres de mon Prince, qui a voulu venir en aide au vôtre. Maintenant, j’ai l’autorisation de votre Prince pour vous expliquer la raison : vous devez savoir qu’il y a un traître dans vos rangs.

 

Schmetterling ne cacha pas sa surprise.

 

-         Un traître ? Ici, à Steinerburg ?

-         Hélas, oui.

 

Le grand homme roux se leva lentement, et se redressa de toute sa hauteur. Il posa ses poings sur le bureau, et se pencha vers l’Estalien.

 

-         C’est une accusation très grave, Maître Clarin. Vous êtes le représentant du Prince Calderon, mais cela ne vous donne pas le droit de lancer ce genre d’affirmation sans preuve ! J’espère que vous en avez ?

-         Nous y travaillons, Commandant, mais nous avons déjà des pistes. Par exemple, la tentative d’assassinat sur le Maître Mage. Le tueur a bénéficié d’une complicité pour repérer précisément où se trouve la chambre de Maître Prospero. Tout comme le fait de voir que les Skavens Sauvages de Kreidesglück ont été avertis de l’arrivée de vos troupes. Ils attendaient vos guerriers. Et donc, nous avons préféré nous montrer plus malins que nos ennemis.

 

Ces paroles, prononcées avec le calme et la certitude de nombreuses années d’expérience, eurent raison de l’irritation de Schmetterling.

 

-         Hum… Oui, ça explique certaines choses. Mais il vaudrait mieux pour vous et nos relations avec Sueño que ce ne soit pas une entourloupe de votre part pour semer la zizanie, Clarin !

-         Absolument pas, Commandant. Nous avons tout intérêt à collaborer en bons voisins, face à une menace comme celle-ci. Et d’ailleurs, le Prince m’a chargé de vous demander de me suivre jusqu’à son bureau. Maintenant que vous êtes dans la confidence, nous avons besoin d’établir ensemble une stratégie pour piéger définitivement ce traître.

-         Je vous suis, Maître Clarin.

 

Et les deux hommes quittèrent la caserne.

 

*

 

Penchée sur le jeune homme-rat, Sœur Judy Hoffnung retenait son souffle. Elle tira avec d’infinies précautions, sans trembler. Kristofferson s’efforçait de ne pas bouger, les bracelets de cuir retenaient difficilement ses réflexes. Pour penser à autre chose, il concentra son regard sur la joue gauche de l’Humaine. Une rune en forme de larme stylisée avait été imprimée sur sa peau, par un procédé qu’il n’expliquait pas. On lui avait murmuré que lorsque la prêtresse opérait quelqu’un et y mettait toute son application, cette rune scintillait doucement d’une lueur bleue. Il avait constaté avec amertume que ces rumeurs étaient basées sur la vérité.

 

La prêtresse fit une grimace.

 

-         Aïe… C’est bien ce que je craignais.

-         Qu… quoi ? souffla Kristofferson.

-         La balle de malepierre plantée dans votre chair a fait des dégâts. J’ai réussi à l’extraire, mais le mal est fait. Elle a provoqué un début de mutation dans votre corps, sous la peau.

 

Le Skaven brun ne put articuler le moindre mot, mais ses yeux écarquillés d’horreur furent suffisamment éloquents.

 

-         Je vais devoir ôter la chair corrompue avant que la mutation ne grandisse davantage, et attaque vos boyaux. C’est très douloureux, je ne vous le cache pas, mais c’est la seule solution.

-         La… magie… de mon père ?

 

Debout dans un coin de la chambre, Psody se retourna. Il avait voulu rester près de son fils, mais n’avait pas eu le courage de tout regarder.

 

-         Elle n’aurait pas d’effet, intervint Romulus. Ton père a appris la magie du Collège de Jade. Elle favorise la vie, elle t’a maintenu conscient tout en ralentissant la mutation, mais elle ne peut rien faire de plus. D’ailleurs, aucune magie n’est vraiment efficace contre les mutations, n’oublie pas que c’est aussi une manifestation du Warp.

-         Tout ce que je peux faire, c’est vous donner quelques herbes à mâcher pour soulager un peu la douleur, reprit Sœur Judy. Ou un grand coup de maillet sur le crâne pour détourner votre attention. Mais même une potion anesthésiante ne marcherait pas, vous auriez le réflexe de vous réveiller.

-         Non… Attendez-attendez ! s’exclama le Skaven Blanc. J’ai une autre solution !

-         Laquelle ?

-         Le masque, voyons, Romulus ! Il m’a permis de purifier complètement un champ, il devrait pouvoir faire de même avec lui !

-         Tu crois qu’il a eu le temps de se recharger ?

-         Au moins assez pour ce que je vais essayer-tenter. Kit est moins grand que le Domaine Nichetti.

-         Dans ce cas, pas une minute à perdre ! Prenons mon cheval !

 

 

Sigmund frappa à la porte qui menait aux appartements de sa sœur jumelle.

 

-         Bianka ? T’es là ?

 

Il n’y eut pas de réponse. Le grand Skaven Noir hésita. Il savait que la jeune fille était très chatouilleuse au sujet des règles élémentaires de savoir-vivre, et entrer chez elle sans frapper, ou en tout cas sans sa permission claire, pouvait déclencher une vive émotion proche de l’hystérie. Y compris envers lui, la personne la plus proche d’elle, il l’avait appris à ses dépens. Mais il avait tellement besoin d’entendre sa voix, même pour le réprimander, qu’il décida de prendre le risque. Il baissa la poignée, poussa doucement la porte… qui ne s’ouvrit pas.

 

Verrouillée ! Tant pis…

 

Déçu, il se dirigea vers ses propres quartiers. Il sortit la clef de sa poche, ouvrit la porte, et retrouva avec soulagement son cadre familier. Contrairement à ses parents et à ses sœurs, il n’aimait pas tellement les décorations et les fioritures. Au contraire, il préférait les endroits austères, utilitaires et simples. Ainsi, il n’y avait aucune décoration dans son bureau, ni sa chambre, en dehors du présentoir pour son épée cloué au mur près de la table.

 

Il récupéra un petit pot de cire dans un placard avec un chiffon, s’assit sur un tabouret, tira délicatement Cœur de Licorne de son fourreau, et entreprit de la nettoyer.

 

Il prit son temps. Lentement, délicatement. Le gromril était un métal très spécial, aussi léger que solide, il n’en demandait pas moins beaucoup de soins. Et si Okapia était la meilleure amie de Sigmund, cette épée à lame sinusoïdale restait son bien le plus précieux.

 

Surtout, il avait besoin d’éviter de penser à ce qu’il avait traversé ces derniers jours. Voir son frère aîné dans cet état avait sérieusement diminué son moral, et pas moyen de trouver quelqu’un d’autre pour le réconforter un peu. Okapia se reposait à l’écurie, elle avait bien mérité de souffler un peu, elle aussi.

 

Au bout d’un moment indéfinissable, il se leva, regarda son épée sous tous les angles. Il était particulièrement satisfait des lettres écrites à la manière des inscriptions sur les icônes sacrées, ces trois mots qui exprimaient quelque chose de profond, qui le poussait à se battre pour ses idéaux. N’y avait-il pas un animal plus pur, plus radieux, plus majestueux qu’une Licorne ?

 

Jamais je ne serai aussi pur…

 

Oui, mais même s’il n’incarnait pas tout cet idéal, il était fermement décidé à le défendre, à protéger les parcelles qu’il retrouvait chez les autres. Sa sœur, ses parents, ses amis Humains, ses frères d’armes Skavens…

 

Il eut de nouveau un coup au cœur en pensant à Marjan et Jochen. Les Orques avaient payé pour Wüstengrenze, mais le tribut avait été très lourd. Une nouvelle fois, le Skaven Noir sentit une vague d’amertume monter, menacer de submerger son cœur. Toujours aucun signe de Bianka… Tant pis, il ne voyait qu’une seule solution pour pouvoir penser à autre chose.

 

Il posa délicatement Cœur de Licorne sur son portant, puis ouvrit la porte vers un petit cagibi. Il en sortit une bouteille de vin bretonnien. Avec un soupir résigné, il la déboucha, et porta le goulot à ses lèvres. Mais à peine eut-il senti le contact du liquide sur son palais qu’il recracha le tout bruyamment.

 

Un goût abominable, piquant, acide, envahit sa bouche. Le cœur du Skaven Noir battait si rapidement qu’il dut inspirer un bon coup pour reprendre son souffle.

 

Du poison ?!

 

Affolé, il mit le goulot sous son museau. Non, heureusement, ce n’était pas un poison, mais une odeur beaucoup plus familière… et sans doute pas bien meilleure.

 

Du vinaigre…

 

Inoffensif pour sa vie, il n’en était pas moins mortel pour celle du vin. Sigmund sentit son visage se plisser d’agacement. Il revint à son réduit, attrapa une autre bouteille au hasard. Le cachet de cire qui la maintenait scellée était intact.

 

Non, pas tout-à-fait…

 

Il était en trop bon état, en vérité. La bouteille était couverte de poussière, à l’exception du goulot et du bouchon. Le cachet était flambant neuf, comme si quelqu’un l’avait récemment brisé, puis réparé. Il cassa le sceau, enleva le bouchon de liège, et renifla. Une nouvelle fois, l’odeur acide du vinaigre lui piqua le nez. Un bref coup d’œil vers le cagibi lui confirma que toutes les bouteilles avaient dû subir le même sort.

 

Quelqu’un est venu saloper mon pinard !

 

Et ce quelqu’un s’était appliqué à restaurer tous les cachets de cire. L’intrus avait même pris soin de fermer à clef derrière lui.

 

Une seule personne est assez portée sur les détails pour se donner cette peine, même si ça ne sert à rien.

 

Furieux, il se dirigea vers le laboratoire au dernier étage. Devant la porte de bois, il frappa plusieurs fois.

 

-         Gab ? Gab, j’ai à te parler !

 

Il tendit l’oreille, mais n’entendit pas la moindre réponse.

 

Peut-être qu’il se cache dans un placard ?

 

Le grand Skaven Noir voulut en avoir le cœur net. Il baissa la poignée. La porte était verrouillée. Sigmund en eut assez.

 

-         GAB ! OUVRE CETTE PORTE !

 

Toujours aucune réponse. Sans prendre le temps de réfléchir, Sigmund enfonça d’un seul coup de pied la porte qui céda dans un craquement. Il entra en vacillant dans la pièce sombre.

 

L’atelier de Gabriel semblait désert. Sigmund zigzagua entre les établis et les tabourets. Il grommela, renifla en espérant détecter l’odeur de son frère, mais ne sentit rien. Ses sourcils se crispèrent. Il pressa le pas vers le fond du laboratoire. Il arriva jusqu’au recoin le plus sombre, celui qui était à l’abri des regards, et qui était si dur d’accès que seul Gabriel pouvait s’y déplacer sans trébucher ou renverser quelque chose.

 

-         Bon sang ! Gab, tout ceci commence à me…

 

Soudain, il s’arrêta net.

 

Une sueur froide inonda brutalement son pelage. Il tomba à genoux, les yeux écarquillés, la mâchoire pendante, et resta paralysé devant un spectacle qui lui broya douloureusement le cœur. Ce fut à peine s’il s’entendit gémir :

 

-         Non… Oh non ! OH NON !

 

Devant lui, le mur du fond de l’atelier, celui sur lequel Gabriel avait l’habitude d’accrocher ses plans, était entièrement recouvert du sol au plafond de feuilles de papier.

 

Sur chaque feuille était dessinée une bouteille.

 

C’était donc plusieurs centaines de dessins de bouteilles qui s’étalaient sous les yeux horrifiés de Sigmund.

 

Certaines feuilles étaient lacérées de coups de plume.

 

Le grand Skaven Noir rassembla ses forces et dut se concentrer pour se relever. La voix de son père au-dehors le fit sursauter.

 

-         Gab ? T’es rentré ?

 

Il se traîna jusqu’à la fenêtre, se pencha, et vit son père devant le manoir. Romulus attendait un peu plus loin sur un cheval. Psody n’avait pas l’air irrité, simplement très inquiet. Il serrait contre sa poitrine un sac de cuir.

 

-         Siggy, tu es là !

-         Euh… oui.

-         Gabriel est avec toi ?

-         Je ne le vois pas.

-         Ta mère m’a dit qu’il était au marché avec Bianka, ils ne sont pas encore rentrés.

-         Je confirme, Bianka n’est pas ici non plus.

-         D’accord-d’accord. Je t’en prie, reviens avec moi au temple ! Ton frère a besoin que tu sois à ses côtés !

-         J’arrive !

 

N’importe quoi était bon pour digérer ce qu’il venait de voir. Il sortit précipitamment du laboratoire et s’empressa de rejoindre le Skaven Blanc.

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