Le Royaume des Rats
Enfants du Rat Cornu,
Désolé pour le retard, j’ai eu un travail d’écriture personnel à faire, travail que je vous invite par ailleurs à découvrir sous le titre Seules mes lames peuvent me tuer.
Je pourrai cependant avoir plus de temps pour écrire en journée, le rythme devrait reprendre.
En attendant, je vous laisse jusqu’à fin octobre 2020 pour décider qui sera le prochain enfant Steiner dessiné par Ziegelzeig. Aujourd’hui, l’un d’eux devance les autres, mais de très peu, et j’aime autant être sûr qu’il y aura une majorité bien visible.
D’autre part, j’aimerais rendre hommage à un immense artiste, si ce n’est le plus grand de tous dans son domaine, qui vient de nous quitter : Roger Carel, comédien de doublage pendant soixante ans. Pour les enfants du Rat Cornu qui ne le connaissent pas, sachez qu’il a prêté sa voix à des dizaines de personnages-cultes, entre autres Astérix, Alf, C-3PO, Kermit la Grenouille, Benny Hill, Bernard de Bernard et Bianca (qui a déjà son caméo)… Ils sont beaucoup trop nombreux pour être tous répertoriés.
Merci, Grand Maître de la Voix d’Or, et Gloire au Rat Cornu !
La route jusqu’à Kreidesglück avait été pavée de tristesse. Kristofferson et Sigmund avaient obéi aux ordres et mené une campagne de recrutement. Celle-ci n’avait pas été particulièrement fructueuse. L’aspect psychologique avait dramatiquement pesé dans la balance : dans chaque village, le moment où quelqu’un demandait contre qui la compagnie allait se battre s’était révélé décisif. D’ordinaire, les citoyens n’étaient déjà pas enchantés à l’idée de prendre les armes, mais lorsqu’on leur annonçait qu’ils allaient affronter les Skavens Sauvages, c’était toujours la même chose : les Skavens adultes, qui appartenaient tous à la génération des « Libérés », étaient rapidement saisis d’une peur glaçante. Terrifiés à l’idée d’être les cibles privilégiées des Skavens Sauvages, ils refusaient de prendre le risque de se faire enlever pour être réduits en esclavage.
Ni Psody, ni Nedland Grangecoq, ni les deux frères, ni aucun de ceux qui avaient participé aux Récoltes, n’avaient pu dire si les Skavens de Vereinbarung avaient droit à un traitement spécial entre les pattes des habitants de l’Empire Souterrain, pour la bonne raison que ça n’était jamais arrivé jusqu’à ce jour. Mais les pires craintes germaient dans les esprits, les rumeurs montaient dans les rangs, et au fur et à mesure que le bataillon approchait de son objectif, l’atmosphère était de plus en plus tendue.
Le Maître Mage avait dû rappeler aux paysans et roturiers les devoirs qu’ils avaient envers leur Prince, pendant une période de guerre officiellement déclarée. À leur grand regret, ses deux fils avaient dû menacer quelques-uns des plus récalcitrants. Mais ce n’était pas toujours suffisant. Chaque matin, alors que les différents lieutenants faisaient l’appel, on dénombrait facilement une demi-douzaine de désertions. Le pire des cas fut celui du forgeron qui préféra laisser tomber son enclume sur son pied pour le briser et ainsi éviter de partir au combat – il avait tout de même écopé d’une amende.
Et aujourd’hui, alors que de lourds nuages s’amoncelaient dans le ciel, le vent soufflait plus fort. La compagnie avançait dans un grand silence. Aucune parole, aucun mot, seulement le bruit des pas, les sabots des chevaux et les roues des chariots.
Sigmund, en particulier, sentait son cœur oppressé par le chagrin. Depuis qu’ils avaient quitté Steinerburg, il n’avait pas arrêté de penser à Bianka. Bianka était comme une partie de lui-même, et la jeune fille lui rendait bien ce sentiment.
Le jour de leur départ, les adieux avaient été plus pénibles encore que dans ses craintes. Elle s’était même proposé de l’accompagner.
Sigmund eut un petit sourire triste quand il repensa à leur dernière conversation. Toujours le mot pour montrer qu’elle avait une personnalité haute en couleurs. Il lui avait dit : « C’est la guerre, petite sœur, et pas un endroit pour une fille. » « Oh, je t’en foutrai, moi, des filles ! » avait-elle répondu avec son ardeur habituelle. « Il y a bien des Humaines dans l’armée ! » « Oui, mais pas de filles Skavens, elles sont trop précieuses pour qu’on les envoie à la mort. Et toi, tu es deux fois plus précieuse. » « Qu’est-ce que tu crois ? Que je suis incapable de me battre ? Je me suis entraînée avec toi ! » « Je suis désolé, mais risquer sa vie à chaque instant et tuer des gens, même pour se défendre, c’est autre chose que de taper à coups de bâton sur un mannequin. C’est vrai, on s’est exercés ensemble, tu apprends vite, mais tu n’es pas encore prête. Cette bataille n’est pas un entraînement. Tu risques de perdre tous tes moyens au premier sang versé, que ce soit le tien… ou celui de ton adversaire. »
Ce dernier argument donné avec un professionnalisme indiscutable avait fait mouche, et Bianka s’était résignée. Elle lui avait cependant interdit de se faire tuer. Ils avaient ri ensemble une dernière fois, et s’étaient ainsi séparés.
Par moments, Sigmund avait eu l’impression de ressentir la tristesse de sa sœur jumelle. Il avait même été réveillé en pleine nuit, certain d’avoir entendu ses pleurs.
Il fut interrompu dans ses réflexions par Kristofferson. Le Skaven brun maugréait :
- J’aurais dû aller à Wüstengrenze…
- Tu seras utile ici aussi, répondit le Skaven Noir sur le même ton.
- Je ne t’ai pas demandé ton avis, le boit-sans-soif !
Cette fois, Sigmund fit pivoter son museau vers son frère. Il n’était plus d’humeur à accepter ces reproches.
- J’ai fait une connerie, et j’ai payé pour ça, Kit ! Alors maintenant, tu me lâches avec cette histoire, et tu te concentres !
- Tu n’as aucun ordre à me donner, espèce de…
- Ça suffit-suffit, tous les deux !
Les deux frères se turent aussitôt, et refocalisèrent leur regard vers la mine. Psody, qui chevauchait devant eux, parla par-dessus son épaule.
- Vous avez la rage au ventre. Gardez-la pour les Skavens Sauvages ! Ou plutôt, non. Étouffez-la. Vous êtes de famille noble, il n’y a que les brutes qui laissent débrider leur rage. Vous avez appris à traiter l’ennemi avec décence, même s’il s’agit du plus ignoble des individus.
Nedland fit trotter son poney à la hauteur du petit cheval du Skaven Blanc.
- On devrait s’arrêter ici, l’endroit me paraît bien pour un camp. La carrière est à une vingtaine de minutes de marche, et si on se rapproche davantage, ils nous verront.
- D’accord. Les garçons ?
Les Steiner arrêtèrent leurs montures, et les lieutenants ordonnèrent l’installation du bivouac. Les soldats professionnels habitués à ces manœuvres dressèrent d’abord la tente pour l’état-major, puis organisèrent la mise en place des armes et des outils.
Un peu à l’écart, un groupe constitué des soldats les plus fiables veillait sur la réserve d’explosifs. Les tonnelets de poudre à canon, les grenades, les sacs contenant les balles pour les armes à feu, étaient répartis sur une demi-douzaine de petits chariots qui roulaient en quinconce.
Une fois la tente principale montée, Nedland sortit une carte et la déroula sur la planche posée sur deux tréteaux. Romulus, qui était resté à l’arrière durant le voyage, rejoignit les trois Steiner et le Halfling. Les dix lieutenants, hommes et femmes, se rassemblèrent autour de la table.
- Avant de partir, j’ai récupéré cette carte dans les bureaux de la Guilde de Cartographie dont j’ai le privilège d’être responsable. Elle est donc plus précise que celle que nous avons vu tous ensemble à Steinerburg. Mon équipe a fait cette carte environ huit mois après notre arrivée à Vereinbarung. La carrière de Kreidesglück était déjà abandonnée, donc la configuration des lieux devrait toujours correspondre… si nos invités-surprise n’ont pas rajouté trop de trous.
- D’accord-d’accord. Selon cette configuration, les Skavens Sauvages peuvent jaillir d’une douzaine de galeries différentes. Si nous entrons dans la carrière sans réfléchir, ils nous attaqueront par tous les côtés en même temps. Nous devons donc les obliger à passer-sortir par un seul tunnel. Pour cela, nous utiliserons les explosifs pour faire s’écrouler toutes les ouvertures, sauf une.
Le Skaven Blanc tapota du doigt un point précis sur la carte.
- Ici. C’est le plus gros tunnel, et sans doute le mieux défendu. Il est suffisamment grand pour permettre à des machines de guerre de sortir. Nous devons le laisser ouvert.
Nedland se gratta le crâne.
- T’es sûr, petit rat blanc ? Vaut mieux pas justement boucher le plus gros ?
- Non, car ils auront l’impression de pouvoir l’emporter s’ils peuvent nous attaquer de front en étant nombreux à passer par ce gros tunnel. Comme ils se rassembleront en un seul point, nous devrions avoir l’avantage.
- Dans ce cas-là, je vois comment faire. D’abord, il faudra boucher les tunnels en dehors du principal. Il y en a onze. Nous avons environ deux mille hommes, en comptant les civils mobilisés, répartis sur dix régiments. J’ai besoin d’un régiment pour utiliser les explosifs. Un volontaire ?
L’un des lieutenants Humains, une femme au teint sombre et aux yeux noirs de Tilée, se proposa.
- Lieutenant Renata… vous pensez que vos troupes sauront transporter et faire péter les bombes ?
- Oui, Maître Grangecoq, je les connais bien, ils ne se dégonfleront pas.
- Alors, voilà ce que je préconise : il faudra former quatre groupes de cinquante personnes. La carrière a été taillée en cuvette circulaire. Nous arriverons par le nord, et nous ferons face aux douze tunnels. Le principal est celui qui se trouve pile au centre de la paroi sud. Deux de vos groupes suivront le contour de la cuvette dans la direction de l’ouest, et les deux autres feront le tour par l’est. Le premier groupe de chaque flanc fera le ménage et protégera le deuxième qui gardera les explosifs. Nous avons six chariots de munitions, chaque groupe en prendra deux, et les deux derniers chariots serviront aux arquebusiers qui resteront en retrait. Chaque fois que le groupe avec des explosifs passera au-dessus d’un tunnel, il provoquera son éboulement. Une fois que tous les tunnels sont bouchés sauf le principal, vous faites demi-tour et vous revenez vers le gros de notre armée, et s’il vous reste quelques bombes en réserve, vous les lâcherez sur les Skavens Sauvages qui seront dans la cuvette.
Le Maître Mage leva la tête.
- Bien, c’est convenu, avez-vous des questions, vous autres ?
Un des lieutenants, un Skaven au pelage clair, leva la main.
- Nous vous écoutons.
- Pourquoi laisser une galerie ouverte pour les affronter ? Si on bouche tous les trous, ils nous ficheront la paix, non ? C’est ce que le commandant Schmetterling a dit !
Le Skaven Blanc regarda l’homme-rat avec insistance.
- Vous avez raison, mais j’ai réfléchi pendant le trajet jusqu’ici. Schmetterling ne connaît pas les Skavens Sauvages comme moi. Et je peux vous dire ce qui arrivera-arrivera : ils fuiront par le réseau de cavernes souterraines qu’ils ont dû creuser, mais ils reviendront-reviendront. Alors que si on laisse un terrier ouvert, tant qu’ils croient avoir une chance, ils se battront avec toute la férocité dont ils sont capables. Là, nous pourrons les vaincre de manière plus radicale-définitive. Nous taillerons leurs rangs en pièces, puis nous rattraperons-tuerons les fuyards, et s’il reste des survivants, ils ne seront plus assez nombreux pour représenter une menace-menace.
- En outre, n’oubliez pas qu’ils sont là depuis quelque temps, ce qui signifie qu’il y a peut-être des pondeuses, ajouta Nedland. Et donc, des ratons à ramasser… Vous comprenez, lieutenant ?
- Oui, messire.
Aucune autre question ne fut posée.
- Bien, Maître Grangecoq va partir de ce pas observer la carrière. En attendant son retour, nous allons nous préparer-apprêter au combat. Rompez !
Tout le monde quitta la tente, à l’exception de Psody, ses deux enfants, et Romulus. Kristofferson demanda :
- Bon, où veux-tu qu’on aille ?
- Vous allez rester près de moi dans un premier temps. Je ne veux pas vous voir en première ligne. Quand le régiment du lieutenant Renata aura fait ce qu’il y a à faire, vous partirez à l’assaut avec les autres.
- Et toi ?
- Moi, je ne bougerai pas de notre position en hauteur. Mais je canaliserai les vents de magie pour perturber au mieux la Magie Warp que ce Prophète Gris ne manquera pas de déchaîner sur nous.
Pendant une longue trentaine de minutes, chacun se prépara. Les guerriers affutèrent leurs lames. Le lieutenant Renata nomma trois sergents pour diriger les trois groupes en dehors du sien, et partagea les bombes entre les différents soldats. Le prieur Romulus et les quatre prêtresses venues avec lui installèrent les tapis sur le sol et sortirent des coffres les linges, alcools et autres fournitures médicales qui n’allaient sûrement pas être de trop dans un avenir proche.
Enfin, la petite silhouette de Nedland reparut. Psody grimaça lorsqu’il vit la mine inquiète du Halfling.
- Ils sont là, Psody. Ils sont dehors, à l’air libre au milieu de la carrière.
- Eh bien comme ça on n’aura pas à les déloger ! s’exclama Sigmund. On pourra les bombarder d’en haut de la carrière !
- Ce n’est pas si simple, petit rat noir !
Le Skaven Blanc se mordit la lèvre.
- Oh, je sens que tu as quelque chose de désagréable à nous dire-révéler.
- Tu sens bien, mon ami. Ils sont très nombreux, et très bien équipés ! Bien plus qu’au Domaine Nichetti !
- Aussi nombreux que nous ?
- Probablement.
- Est-ce qu’on a au moins une chance de gagner-gagner ?
Nedland regarda à droite, puis à gauche, et murmura :
- Peut-être, si Manann le veut.
- Bien.
- Ils n’ont pas creusé d’autre tunnel, on s’en tient au plan initial.
- Parfait-parfait.
Psody grimpa sur un chariot, joignit les mains en porte-voix, et annonça :
- Préparez-vous, soldats de Vereinbarung ! On y va !
Tout le monde se regarda, et chacun vit la même chose dans l’œil de son voisin : un frisson d’angoisse face à la violence qui allait éclater dans la prochaine demi-heure. Combien de victimes cette bataille allait faire ?
Mais il fallait défendre le Royaume des Rats.
Tristes, mais résignés, tous les soldats et les mobilisés se mirent en marche vers la carrière.
*
Quand ils arrivèrent en hauteur, aux abords de la destination, l’angoisse se transforma en effroi.
La carrière de Kreidesglück était plutôt grande, la superficie du plateau était comparable à celle d’une petite ville. En dehors du chemin d’accès principal, tout son périmètre était entouré par les parois de craie. Et ça grouillait affreusement de Skavens Sauvages. Il y en avait bien des centaines, tous prêts à en découdre. Psody sortit de sa besace une longue-vue, et observa l’armée. Il y avait des Guerriers des Clans, de nombreux esclaves, et plusieurs régiments de Vermines de Choc. Par-ci par-là, des hommes-rats armés de jezzails à malepierre et quelques globadiers Skryre, mais aucune machine de guerre imposante.
- Hum… Ils n’ont que des guerriers. Ils sont nombreux, des armures lourdes, quelques armes à feu… D’accord, leur matériel a l’air de bonne qualité, ils ont dû piller-piller plusieurs champs de bataille avant de venir ici. Pas de Roue Infernale ou de Cloche Hurlante.
- Vu la configuration des lieux, de tels engins seraient plus dangereux pour leurs propres troupes !
- Tu as raison, Nedland. J’aurais quand même aimé avoir les nôtres !
- Hé, c’est toi qui as insisté pour qu’on ne risque pas de faire s’écrouler toute la montagne sous les boulets de canon !
Le Skaven Blanc grommela, agacé.
- Il peut y avoir des ratons à sauver là-dedans !
- J’aimerais espérer qu’on en sauvera plus qu’on perdra d’hommes, mais ce serait illusoire.
- Nedland, je n’ai pas besoin-besoin de ton cynisme !
- Tu iras expliquer ça à Schmetterling quand…
- J’emmerde-emmerde Schmetterling, Ned !
En bas, une agitation secoua les troupes de l’Empire Souterrain. Plusieurs tambours de guerre et cloches résonnèrent.
- Et voilà, ils nous ont repérés ! grinça Psody.
- Non, Père, ils nous attendaient ! grogna Sigmund.
- Le traître a encore frappé, chuchota Kristofferson. Il a prévenu ce Skaven Blanc qui a eu le temps de se préparer.
Un crépitement assourdissant creva soudain le ciel. Une spirale de nuages verts tourbillonna au-dessus de la carrière. Une lumière d’émeraude brilla en son centre, et une image apparut. C’était tantôt un œil unique, furibard, qui clignait à toute vitesse, tantôt une bouche d’homme-rat, tordue de colère, qui hachait les syllabes. Une voix tonitruante s’abattit sur l’armée de Vereinbarung avec agressivité.
- Pauvres fous-misérables ! Vous osez défier le Prophète Gris Iapoch ! Mais je suis un élu du Rat Cornu ! Vous avez choisi de le trahir-abandonner, il m’a ordonné de tous vous massacrer-anéantir ! Vous vous écroulerez tous devant Iapoch, le Prophète Gris préféré du Rat Cornu, notre seul-unique-vrai dieu ! Ce soir, les survivants seront nos esclaves, et les morts seront notre repas ! Quant à toi, Psody, le Grand Blasphémateur, je t’ouvrirai le crâne, et je mangerai-dévorerai ta cervelle, et je ferai pareil pour ta pondeuse personnelle et tes…
Un rayon de lumière de couleur jade frappa la spirale céleste. L’image disparut, et les nuages se dissipèrent en quelques instants.
Hébété, Nedland Grangecoq tourna la tête vers son ami. Le bras toujours tendu en avant, Psody soutint son regard.
- Pas la peine d’écouter-subir ces conneries.
Le Halfling protesta :
- Mais enfin, Psody, tu es fou ! Il sait que tu es là, maintenant !
- Il le savait déjà. N’oublie pas qu’il a créé un lien avec moi. En fait, il attendait ma venue, c’est juste qu’il ne savait pas quand je viendrais. Le traître l’a prévenu, il s’est préparé pour me recevoir. Mais il ne sait pas encore ce qui l’attend-attend.
Le regard du Maître Mage se fit plus ténébreux.
- Je n’ai pas peur de lui. Ce n’est qu’un misérable petit Prophète Gris comme les autres. Lui, par contre, je veux qu’il ait peur. Je veux qu’il réalise-comprenne que c’est moi qui mène la danse ! Et que ses heures sont comptées !
- Psody, on doit le prendre vivant, tu te rappelles ?
Psody glapit de colère.
- Oui-oui, je sais-sais ! Mais je sais surtout qu’il est temps que ça s’arrête !
Psody descendit de sa monture et se dirigea d’un pas ferme vers l’un des chariots de munitions. Les deux frères se regardèrent. Sigmund murmura :
- Pour la « noblesse » et la « décence », il repassera !
Kristofferson fit juste un haussement d’épaules, il ne voulut pas mettre de l’huile sur le feu.
Psody bondit sur la plus haute caisse. Une fois en hauteur, il leva les bras.
« Fidèles sujets du Prince Ludwig Steiner, l’avenir de Vereinbarung repose désormais sur vos épaules. Nous connaissons maintenant pleinement notre ennemi : il s’appelle Iapoch, et est un Prophète Gris au service de l’Empire Souterrain. Il a commis sa dernière erreur-erreur. Il s’est dévoilé, et maintenant il est vulnérable ! »
« Beaucoup d’entre vous n’ont jamais affronté les Skavens Sauvages. Certains pourraient être déroutés-dérangés à l’idée de combattre un peuple qui ressemble au nôtre. Mais souvenez-vous que la ressemblance s’arrête au corps. Pour le reste, vous n’êtes pas comme eux. Ils ont la férocité qui les pousse à se battre comme des forcenés-enragés, vous avez la discipline qui contrera leur stratégie brouillonne. Ils ont le nombre pour nous submerger, vous avez la détermination pour leur résister. Ils sont animés par la terreur-fanatisme envers le Rat Cornu, c’est l’honneur-amour qui animera votre bras. »
« Vous êtes des soldats venus défendre-protéger ceux que vous aimez. Pas seulement vos proches, mais aussi vos dieux, votre culture, vos terres. Vous êtes en première ligne pour repousser une menace jamais venue ici en si grand nombre, jusqu’à ce jour. C’est pour ça que vous allez gagner ! Les Skavens Sauvages ne savent pas qui vous êtes, ils ne voient que des lâches-traîtres à leur empire de corruption-terreur-haine. Ils se trompent lourdement, vaillants citoyens ! Vous êtes loyaux, vous êtes fidèles, et vous êtes braves. »
« Et surtout, vous êtes le cœur de Vereinbarung ! Un cœur qui bat, qui se bat pour rester libre ! Votre sang est celui de notre pays. Vous, les Skavens, vous avez été arrachés à ces créatures. Vous n’êtes pas comme eux ! J’ai vécu dans l’Empire Souterrain, j’ai revu l’Empire Souterrain à chaque Récolte, et je vous l’affirme-assure : vous êtes nobles, vous êtes libres, vous êtes Humains ! Et comme les Humains, vous n’êtes pas là pour détruire-dévorer ceux d’en face, vous allez-voulez défendre votre pays, votre ville, votre famille ! »
« Le Prince Ludwig Steiner compte sur vous tous-toutes, il ne serait rien sans vous. Je compte aussi sur vous tous-toutes, car vous me prouvez chaque jour que j’ai eu raison de quitter-quitter l’Empire Souterrain pour vous. Tous les habitants du Royaume des Rats comptent sur ses valeureux guerriers ! Vos motivations sont nobles, votre détermination bien plus solide que leurs rangs ! Montrez-leur que nous ne céderons jamais à leur pourriture-décrépitude. Montrez-leur de quel bois est fait Vereinbarung ! »
Il y eut quelques cris enthousiastes, auxquels d’autres répondirent progressivement. Il fallut une longue minute, mais finalement, toute l’armée applaudit et cria d’impatience. Au moins, le Skaven Blanc avait réussi à les motiver. Il fit un geste du bras vers la carrière.
- Lieutenant Renata, c’est le moment-moment !
Puis il bondit de son perchoir pour retourner sur son cheval. La soldate brune ordonna le départ de ses troupes. Conformément au plan, le bataillon se sépara en quatre groupes, deux partirent contourner la carrière par la gauche, deux autres par la droite.
Les Skavens Sauvages sentirent un frisson de surexcitation parcourir leurs rangs, alors que les traîtres au Rat Cornu s’approchaient d’eux. Un odieux concert de cris, d’insultes et de menaces fusa du fond de la cuvette de roche. Les deux pelotons de gauche se déplacèrent plus rapidement que ceux de droite. Le deuxième groupe du peloton commença son travail de bombardement : ainsi, coup sur coup, les explosifs retentirent, et les deux premiers tunnels s’effondrèrent. Les Skavens Sauvages n’avaient pas fini d’être surpris par la violence des détonations que déjà le deuxième peloton du détachement de droite avait balancé ses premières bombes.
La carrière entière tremblait sous les détonations et les éboulements. Sigmund leva les bras, et exulta :
- Allez-y, les gars ! Feu à volonté ! Allez, nettoyez-nous cette racaille !
Le bataillon de gauche avait fini son travail de sape, et faisait demi-tour. Hélas, les Skavens Sauvages avaient repris possession de leurs moyens. Ils passèrent à l’attaque. Plusieurs lances, flèches et pierres fusèrent en direction du groupe de chariots contenant les bombes du bataillon de droite. Un globe de verre éclata à une dizaine de yards devant les chevaux. Les conducteurs ne purent freiner à temps, et trois des chariots se retrouvèrent pris dans un nuage de gaz vert et toxique. Le poison stoppa les chevaux dans leur élan, ils restèrent hébétés au milieu des volutes de brume, tout comme les soldats qui les accompagnaient. Puis les Guerriers des Clans armés de jezzails firent feu. Une balle atteignit l’un des chariots plongés dans le brouillard de malepierre. Une violente explosion retentit, et balaya soldats et montures aux alentours. Pire, l’autre chariot de transport de munitions vola en éclats à son tour.
La confusion se ressentait chez les soldats de Vereinbarung. Nedland sauta nerveusement sur sa selle.
- Faut qu’on y aille, petit rat blanc, ou bien ils vont massacrer nos gars !
- Combien de tunnels restants ?
- Deux, à part le grand. À mon avis, c’est gérable !
- Très bien ! Soldats de Vereinbarung, n’oubliez pas : contrairement à vous, ils n’hésiteront pas à utiliser leurs armes les plus dangereuses-mortelles, même s’ils causent des pertes dans leurs propres rangs ! Restez concentrés, je vous couvre avec ma magie. Maintenant, chargez !
Tous les membres de l’armée du Royaume des Rats partirent en avant avec de grands cris de rage. Kristofferson et Sigmund s’apprêtaient à les suivre, lorsqu’ils entendirent la voix de leur père.
- Non ! Pas encore, mes garçons ! Attendez-attendez !
Les deux frères obéirent, mais leur impatience les faisait nerveusement trembler.
Les soldats de Vereinbarung descendirent dans la cuvette. Certains Skavens Sauvages étaient aux trousses des combattants du lieutenant Renata, mais tous les autres chargèrent en direction de l’armée du Prince Steiner. Les deux armées se percutèrent dans un grand fracas de cris, de fer et de violence.
Les Skavens Sauvages se battaient avec une pugnacité effrayante. Persuadés d’être tous félicités par le Rat Cornu pour chaque traître à l’Empire Souterrain tué, ils frappaient, mordaient, griffaient en mettant toute leur énergie dans chaque coup. Les Vermines de Choc, en particulier, faisaient preuve d’une efficacité décuplée. Plus disciplinés que les autres, les Skavens Noirs tapaient de manière implacable.
Les Humains et les Skavens qui combattaient côte à côte étaient plus que jamais déterminés. Contrairement aux craintes de certains d’entre eux, l’impact psychologique ne fut pas si catastrophique que ça. Au contraire, les Skavens Libérés avaient été galvanisés par le discours du Maître Mage, et frappaient sans retenue.
Aucune des deux armées n’avança. Les guerriers tombaient d’un côté comme de l’autre, à vitesse égale. Les Skavens Sauvages utilisaient leurs redoutables globes à gaz de malepierre, que les globadiers lançaient par-dessus leurs rangs, pour saper les lignes arrière. En réponse, les soldats du lieutenant Renata, toujours en haut de la cuvette, envoyaient des bombes à tour de bras, tandis que les arquebuses aboyaient sans s’arrêter.
En haut, les trois Steiner et Nedland étaient toujours en position d’observation. L’aîné des deux frères protesta :
- Allez, Père ! Nous devons aider nos camarades !
- J’ai dit « pas encore », Kit ! J’ai un mauvais pressentiment…
- Tu penses au Prophète Gris ?
- Il n’a pas encore utilisé la magie-magie. Je n’aime pas ça.
- Et pourquoi, à ton avis ?
- Parce que s’il le fait de manière répétée, je finirai par le repérer, et il le sait. Mais l’inverse est possible. Tant qu’il ne fait pas de magie, je ne vais pas prendre le risque. Et pourtant, il devrait intervenir ! Ses troupes…
Soudain, un grondement sourd se fit entendre par-dessus le vacarme de la bataille. Du haut de la carrière, les bombardiers sentirent la terre trembler sous leurs pieds. Brusquement, quelque chose émergea de l’un des éboulements rocheux. Les soldats les plus proches furent aspergés par une pluie d’étincelles, alors qu’une odeur de roche chauffée racla leurs narines. Des nuages de fumée blanche s’élevèrent çà et là. Enfin, les habitants de Vereinbarung purent voir de quoi il s’agissait.
D’étranges machines creusaient à travers les entassements rocailleux qui bloquaient les tunnels. Cela ressemblait à d’énormes foreuses, avec une tête conique longue de cinq pieds, forgée dans un bloc de malepierre, chacune portée par deux Guerriers des Clans Skryre qui ployaient sous son poids. L’un des deux portait le moteur, l’autre tenait la mèche.
Ces appareils creusaient la pierre avec une facilité ahurissante. En moins d’une minute, six des neuf tunnels obstrués étaient de nouveau praticables. Et d’autres Guerriers des Clans se jetèrent dans la mêlée.
Psody était stupéfait.
- Par le Rat Cornu…
- Qu’est-ce que c’est que ça ? gémit Sigmund.
- Diassyon m’en avait parlé. Des foreuses à malepierre. Elles servent à creuser des trous sous les murailles pour les faire tomber. Je n’en avais jamais vu.
- Dommage que ça n’ait pas continué ! glapit Nedland. Hé !
Nedland repéra encore des Skavens Sauvages qui avançaient à l’air libre avec de curieux engins.
- Et ça, c’est quoi ?
Le Maître Mage braqua sa longue-vue dans la direction indiquée par le Halfling. Il sentit son visage se plisser.
- Encore une invention Skryre. Diassyon m’a montré-montré un schéma, un jour. Il appelait ça « ratasphère ».
- On dirait une Roue Infernale en plus petit.
- Pas exactement, Nedland. C’est vrai, la ratasphère est un peu plus grande qu’un Skaven Noir, et il faut deux servants pour la faire avancer. Mais ça ne marche pas de la même façon. Une Roue Infernale utilise la force de ses roues pour charger des cristaux de malepierre et lancer des éclairs. La ratasphère est une boule pleine de lames-piquants. Elle ne tire aucun projectile, mais elle hache menu tout ce qui passe en dessous !
Un coup de tonnerre ébranla le champ de bataille. Une fois de plus, des nuages verdâtres s’agglutinèrent au-dessus de la carrière.
- Oh-ho ! On dirait que notre Prophète Gris va sortir de son trou !
Les nuages s’alourdirent, et planèrent lentement vers le sol. Les cris de guerre furent remplacés par de violentes quintes de toux. Rapidement, les combattants pris dans le nuage laissèrent tomber leurs armes à terre. Certains tombèrent à genoux, d’autres se roulèrent dans la poussière. Humains et Skavens des deux côtés crachaient des flots de bile et de sang. Ce gaz magique était effroyablement plus efficace que les globes du Clan Skryre.
- Il n’y va pas avec le dos de la cuillère, cet Iapoch ! maugréa Nedland, qui suivait toujours le cours des événements avec son télescope.
- Père, fais quelque chose !
- J’y travaille, Kit ! Laisse-moi me concentrer.
Le Skaven Blanc ferma les yeux, leva les mains, et murmura quelques syllabes pour canaliser le vent de Ghyran. Un vent frais souffla, d’abord doucement, puis de plus en plus fort. Bientôt ce fut une véritable tempête qui balaya la cuvette rocheuse. En une minute, le nuage de pestilence était complètement dissipé. Mais le tribut était lourd, plusieurs dizaines de soldats avaient été tués par la maladie ou achevés par les Skavens Sauvages.
Pire encore, à présent que les deux camps reculaient, l’on pouvait voir quelques cadavres d’Humains et de Skavens restés au sol, qui présentaient de monstrueuses mutations. Les balles des jezzails à malepierre des Skryre avaient prouvé une fois de plus leur redoutable efficacité. Un malheureux combattant, encore en vie, n’était plus qu’une masse adipeuse de chairs et de tentacules garnis de dents qui allait et venait en fouettant les alentours au hasard.
Le seul point positif était le manque de précaution du Prophète Gris : beaucoup de Skavens Sauvages étaient aussi infectés par les miasmes. De par leur hygiène déplorable et leur alimentation exécrable, ils étaient aussi plus fragiles aux brutales montées de maladies. D’autres avaient subi le même sort que les infortunés tombés sous les balles, et étaient devenus de putrides Mutants.
Les combattants de Vereinbarung repartirent à l’assaut avec une énergie dédoublée, tant et si bien que les rangs des guerriers de l’Empire Souterrain commencèrent à se réduire significativement.
Le lieutenant Renata ordonna :
- Allez, une nouvelle tournée de bombes !
- Impossible, lieutenant ! répondit un soldat. Plus de munitions !
- Par la lance de Myrmidia ! Tant pis, on charge !
La jeune femme brune talonna sa monture et partit en avant, suivie par ses hommes. Le régiment se déversa sur les Skavens Sauvages. Le lieutenant Renata écarquilla les yeux lorsqu’elle vit les armes des hommes-rats qui lui faisaient face se mettre à briller d’un éclat vert, et dégouliner de substances semi-liquides. Une odeur de vomissure mêlée au pourrissement provoqua encore des râles et des convulsions.
- Il a renforcé les armes de ses Guerriers des Clans ! grinça Psody.
- Qu’est-ce que tu peux faire ?
- Attends, Siggy ! Pas de panique, je…
Un rugissement effroyable sortit alors du tunnel principal. Puis plusieurs éclairs verts illuminèrent les alentours, et une vague de fumée noire s’échappa de l’ouverture. Les Skavens Sauvages les plus proches s’écartèrent avec des cris paniqués.
Une énorme silhouette s’extirpa lentement de la suie. C’était une gigantesque créature, haute de quinze pieds, et large de près d’une dizaine. Au premier coup d’œil, elle ressemblait à un gigantesque Skaven qui portait un pagne pour tout vêtement, laissant apparaître ses énormes muscles couverts de scarifications et de brûlures. Mais un examen un peu plus approfondi révélait d’autres caractéristiques plus inquiétantes. La tête du monstre hideux était coincée dans un casque de métal, ce qui la faisait paraître plus petite encore qu’elle n’était déjà par rapport à ses monumentales épaules. Tout un appareillage de cuivre incrusté dans sa peau reliait une chaudière sur ses omoplates à de gros tuyaux fixés le long de ses avant-bras. La créature leva les poings vers le ciel, et les tuyaux crachèrent une fontaine de flammes vertes.
Les deux frères étaient comme hypnotisés par le spectacle. Enfin, Kristofferson articula péniblement :
- Père… qu’est-ce que c’est que cette chose ?
- Si c’est ce que je crois-pense… J’aurais aimé ne jamais en voir un.
- C’est quoi, alors ?
- Une invention du Clan Moulder améliorée avec des armes du Clan Skryre, Siggy ! Mon frère m’a dit que le Clan Skryre appelle ce machin « Démon-tempête ».
- Le Clan Skryre sait utiliser les mots les plus éloquents !
- Pas le moment de plaisanter, Nedland ! rétorqua Sigmund. Il faut faire quelque chose !
Le Maître Mage se concentra, visualisa la caverne d’où sortait le Démon-tempête, et déclara :
- Je sens l’énergie Warp dans son dos. La magie qui le fait bouger est sur son échine !
Nedland focalisa sa lunette sur le Démon-tempête.
- Il y a un truc bizarre ! Comme une… sorte de petite créature plutôt dégoûtante. Elle est branchée à cette grosse bestiole !
- Il faut l’éclater ! Tu peux l’avoir ?
- Hum… Il bouge trop. À cette distance, si ma cible est immobile, pas de problème, mais quand ça bouge comme ça, je ne peux rien faire.
- Et toi, Père ? Ta magie ne peut pas le détruire ?
- La magie de Jade peut guérir-fertiliser, Kit, ou rendre quelqu’un plus fort-solide. Je ne peux pas m’en servir pour le combat pur comme le ferait Brisingr.
Les deux fils Steiner se regardèrent. Chacun lut la même chose dans le regarde de l’autre. Psody posa alors une main sur l’épaule de chacun d’eux.
- Soyez prudents, mes enfants ! Je peux vous protéger partiellement avec ma magie, mais faites très attention !
- Promis, Père. Siggy ?
- Ouais.
La bouche du Skaven Noir se plissa en un rictus satisfait.
- Je sais déjà comment écrabouiller cette saloperie. Kit, j’ai besoin que tu attires son attention.
- Moi ? Qu’est-ce que tu vas faire ?
- Fais-moi confiance, Kit. S’il te plaît.