Le Royaume des Rats
Quand la cloche du grand temple de Verena de Steinerburg sonna pour la huitième fois, Gabriel ouvrit les yeux. Déjà, les rumeurs des habitants montaient de sous le manoir Steiner. Le jeune Skaven gris clair s’extirpa de son lit. Il se gratta le dos, frotta ses yeux embrumés de soleil. La nuit avait été longue pour lui, mais c’avait valu le coup : il avait réussi à compléter quatre plans, dont un qui le taraudait depuis déjà plusieurs semaines. Il sentit un grand sourire lui illuminer le visage quand il songea à tout ce qui pourrait être fait grâce à ses inventions. Mais aussitôt, un nuage noir assombrit ses pensées.
Opa Ludwig va encore vouloir en faire des armes de guerre !
En effet, l’armée de Vereinbarung n’était pas très grande. Comme compensation, elle était très bien équipée. Des armes à feu bien plus précises et redoutables, des canons aux munitions particulièrement destructrices, des projets de machines de guerre à vapeur qui pourraient rendre jaloux les meilleurs ingénieurs de Nuln. Tout était sorti du cerveau de Gabriel. À son grand dam. Il se définissait comme un « artiste de l’ingénierie », son père voulait l’encourager dans cette voie, mais le Prince Steiner préférait mettre son savoir à profit pour la défense du Royaume des Rats. Même bâti dans un esprit d’amitié, il fallait bien pouvoir se défendre contre les nombreuses menaces de l’extérieur.
Cet état des choses était régulièrement une source de tension entre les parents de Gabriel et son grand-père. Au cours de certaines conversations, cela avait même dégénéré. Le Prince avait haussé la voix, et Heike et Psody avaient répondu avec la même énergie. Et dans ces moments-là, Steiner rappelait ses enfants à l’ordre : en tant que souverain, il avait toujours le dernier mot. Le pauvre petit Skaven se sentait responsable de la situation, mais il n’osait jamais rien dire. Chaque fois qu’il avait tenté quelque chose, la peur lui avait lié la langue. Il se contentait alors de hocher la tête et de se remettre au travail.
Son ventre se mit à gargouiller, le rappelant à des choses plus triviales.
Un quart d’heure plus tard, lavé et habillé, il descendit prendre son petit déjeuner. Alors qu’il entra dans la grande salle à manger, il vit son frère aîné Kristofferson se lever de table.
- Bonjour, Gab !
- Bonjour, Kit.
- Tu vas mieux ?
- Euh… pourquoi tu me demandes ça ?
- Eh bien, on ne t’a même pas vu au souper, hier. C’est Clarin qui t’impressionne ?
Le jeune Skaven ne put réprimer un frisson en entendant le nom de l’Estalien.
- Il… je…
- Tu cherches à l’éviter, on dirait ?
- Oui… Enfin, non… euh… je veux dire…
- Tu n’as pas à t’en faire à son propos, il vient en paix.
- Il… il est encore ici ?
- Non, il est parti visiter les quartiers modestes de la ville avec Bianka.
- Quoi ? Bianka dans les quartiers mal famés ?
- T’inquiète, il est aussi avec son escorte, expliqua patiemment Kristofferson. Il part après dîner.
- Ah, bon.
- Pas d’inquiétude, je te le répète. Bon, je dois y aller, Père m’attend dans son bureau.
Kristofferson quitta la pièce et déambula dans les couloirs de la propriété. La journée était belle, il était d’excellente humeur. Au passage, il saluait poliment les domestiques qu’il croisait. Enfin il arriva devant la porte du cabinet de travail du Maître Mage. Il s’apprêta à frapper, quand il entendit un éclat de voix qui lui fit suspendre son geste. Il reconnut le timbre de son frère à travers le bois de la porte.
- Comment puis-je te convaincre ? C’est encore et toujours la même réponse !
- Parce que tu poses encore-toujours la même question ! T’es peut-être têtu, mais moi aussi ! Et je n’ai pas l’intention de changer d’avis à ce sujet !
Un grognement répondit à cette invective. Psody dit encore :
- Maintenant, tu vas accompagner Maître Clarin pour tirer les choses au clair avec ce qui se passe à Sueño. Et je te prierai de rester poli-aimable avec lui.
- Je ne le sens pas, Père ! Mon instinct me dit que cet Humain nous cache quelque chose.
- Mon instinct me dit qu’il est sincère, tout comme celui d’Opa Ludwig. Et plus que tout, ton grand-père sait très bien faire la différence entre un menteur et un honnête homme, par l’expérience. Cela prévaut sur tes impressions fumeuses-vaseuses. À présent, va, et fais ton travail ! Le Royaume des Rats compte sur toi, Siggy. Ça t’empêchera de penser à autre chose.
Il y eut un bref silence, puis la porte s’ouvrit brutalement sur un Sigmund de fort méchante humeur. Le Skaven Noir quitta le bureau sans même un regard pour Kristofferson. Ce dernier passa timidement la tête par la porte.
- Ah, Kit ! Je t’attendais. Entre-entre.
Le Skaven brun obéit.
- Encore cette histoire de…
- Ne m’en parle pas ! coupa le Skaven Blanc. Son obstination-entêtement finira par lui coûter très cher. Je viens de l’envoyer en mission, j’espère que ça n’effritera pas ses capacités !
- Chez Maître Clarin ? Je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre la fin de votre conversation.
- Oui. Ses connaissances tactiques devraient pouvoir nous permettre de retrouver-traquer ceux qui ont fait du grabuge.
Après une première expérience de Récolte fort difficile, le Skaven Noir avait renoncé à ramasser les petits Skavens, et s’était spécialisé dans le combat urbain – les tunnels des colonies Skavens valaient bien des ruelles étroites. Mais il était aussi capable d’analyser le terrain dans les campagnes.
- Bien, ton ami Walter a transmis son rapport au commandant Schmetterling. Ce matin, des nouvelles sont arrivées : il y a eu d’autres événements plutôt inquiétants du côté de Klapperschlänge. Des gens ont entendu des bruits effrayants, des bâtiments isolés ont été détruits, et leurs habitants ont été retrouvés massacrés, quand ils n’ont pas disparu-disparu. Le capitaine Müller ne sait pas quoi faire. Schmetterling lui a dit qu’on lui enverra des renforts.
- Ces renforts, c’est moi, je suppose ?
- Avec Walter. Vous allez prendre une dizaine d’hommes avec vous, et découvrir ce qui se passe. Si on a affaire à une créature magique ou à une tentative d’invasion, il faut traiter le problème au plus vite.
- Faudra-t-il qu’on s’en occupe sur place ?
Psody leva le doigt.
- Ne prenez aucun risque inutile. Si c’est juste une demi-douzaine de brigands, vous nous les ramenez par la peau des fesses. Si c’est un magicien ou une grosse bête, vous revenez aussi sec. Je le répète, Kit : aucun risque inutile. C’est bien compris ?
- Parfaitement. Aucun risque inutile.
Le Skaven Blanc tapota l’épaule de son fils.
- Reviens-nous vite et entier, surtout.
- T’en fais pas, tu me connais.
Kristofferson eut un petit sourire que son père hésita à lui rendre.
*
Dans le grand parc qui entourait le manoir où vivait la famille princière, il y avait un petit espace reculé, un petit coteau dégagé non loin du rempart nord, celui qui donnait sur la paroi rocheuse. C’était un point de vue qui permettait à quiconque s’y trouvait de voir tous les jardins. C’était aussi un endroit où Sigmund avait pris l’habitude de s’entraîner au maniement des armes, ce qu’il ne manquait pas de faire quand il avait envie de faire un peu d’exercice, ou qu’il était contrarié.
Présentement, il ne ressentait pas le besoin de s’entraîner. Et pourtant, il enchaînait les coups et techniques avec énergie.
Comme son frère aîné, il était rompu à l’utilisation de nombreuses armes. Épées, marteaux de guerre, fléaux, à une main, à deux mains, avec ou sans bouclier… il était particulièrement fier de l’épée qu’il avait fait fabriquer à ses frais auprès du meilleur forgeron de la capitale – un Nain expatrié qui avait choisi de rester après le chantier de l’aqueduc. Celui-ci avait gravé, à sa demande, sur toute la longueur de sa lame, le nom que Sigmund lui avait donné : Cœur de Licorne. Le Skaven Noir n’avait jamais vu cet animal mythique, mais lui prêtait volontiers un caractère fantastique, fascinant, qui le faisait rêver enfant. Petit, il jouait à être un chevalier brandissant une corne de Licorne. Sa sœur Bianka avait été choquée et l’avait traité de tueur d’animaux, il l’avait rassurée en lui disant que la Licorne lui avait fait cadeau de sa corne avant de mourir de la main d’un monstre, et lui avait donné pour mission de la venger. Devenu grand, il avait désormais son épée.
Cœur de Licorne avait coûté une petite fortune au Skaven Noir, mais elle en valait chaque sou. Elle était remarquable : elle avait une forme ondulée comme les flamberges, mais contrairement à ce type d’épée, ordinairement très pesante, sa lame était suffisamment courte et légère pour être montée sur une poignée d’épée à une main. Plus encore, elle était en gromril, le fer météorique raffiné par les Nains. Sa poignée et sa garde étaient en métal noir enserré dans un cuir solide de la même couleur. Au bout du pommeau était vissé une petite boule de cuivre, un ornement simple et efficace.
Le deuxième enfant de la fratrie Steiner balayait l’air de larges mouvements. Cœur de Licorne sifflait, passait avec fluidité d’un côté à l’autre avec la docilité du plus fidèle des animaux dressés à la guerre. De temps en temps, le Skaven Noir sautait en avant avec un coup d’estoc, puis reculait d’un bond en fendant l’air d’une parade.
Il repéra du coin de l’œil la grande silhouette élancée de Kristofferson qui montait la colline dans sa direction. Il fit un moulinet au-dessus de sa tête, glissa son épée dans son fourreau, et ne bougea plus. Il finit de reprendre son souffle quand le Skaven brun se trouva devant lui.
Les deux frères se regardèrent. Ils n’eurent pas besoin de prononcer le moindre mot. Ils restèrent ainsi pendant une longue minute. Enfin, le plus âgé des deux parla :
- Moi aussi, je pars. Je vais à Klapperschlänge. Faut qu’on sache ce qui vient nous emmerder.
- Je sais déjà qui vient nous emmerder.
- Ah, là là ! Je comprends qu’un gosse comme Gab puisse être impressionné, mais un grand gaillard comme toi, ça me surprend plus !
Le Skaven Noir grogna, irrité.
- Je n’ai pas peur de lui, Kit. Mais je sens qu’il nous mène en bateau !
- Je n’ai pas autant confiance en Clarin que Père ou Opa Ludwig.
Sigmund sentit son cœur s’alléger en entendant ces paroles. Ainsi, quelqu’un d’autre partageait son opinion ! Malheureusement, il déchanta bien vite quand il entendit Kristofferson continuer :
- Mais je pense qu’il est sincère. Et nous avons besoin d’alliés. Le Vieux Monde va bientôt découvrir l’existence du Royaume des Rats, Siggy. Notre royaume, notre foyer. Les Humains, les Nains, les Elfes, tous ont des préjugés sur les Skavens. C’est à nous de leur prouver qu’on peut être aussi des gens bien. Et toi, tu peux déjà nous faire faire un pas en avant en aidant le Prince Calderon.
Le Skaven Noir ne répondit pas, mais il fit une petite moue approbative. Pour détendre un peu l’atmosphère, Kristofferson proposa :
- Un petit Moulin de Siggy avant de partir ?
- D’accord.
Kristofferson dégaina sa rapière, et se plaça dos à son frère. Le Moulin de Siggy était une série de mouvements savamment étudiés par les deux frères. C’était Gabriel qui avait trouvé ce nom, impressionné par la démonstration de ses deux aînés. « On dirait un moulin ! » avait-il crié. Kristofferson et Sigmund avaient passé de longues journées à créer leur propre enchaînement en puisant dans les techniques de combat décrites par de nombreux maîtres d’armes dans les ouvrages de la bibliothèque de la maison. Cette série de passes d’armes multipliait les feintes, les coups synchronisés, les balayages, le tout au rythme d’un texte digne d’une comptine pour enfants écrit par Nedland Grangecoq. Celui qui prononçait le début du petit poème était celui qui lançait l’initiative de la passe, puis chacun prononçait un vers à tour de rôle. Cette fois-ci, ce fut Kristofferson qui déclama :
- Le vent soufflait fort ce jour-là.
Les deux frères firent chacun un coup large de gauche à droite, puis de droite à gauche.
- La tempête menaçait, annonça Sigmund.
Un coup d’estoc.
- Il y eut une brève accalmie.
En position de parade.
- Elle ne dura pas longtemps.
Une autre succession de coups larges.
- Hé, toi, meunier, attention !
Chacun abattait son épée de haut en bas.
- Les ailes de ton beau moulin…
Un fauchage aux jambes.
- Ne sont pas faites pour tenir…
Trois coups d’estoc de gauche à droite.
- Trop longtemps à cette vitesse !
Une feinte, puis chacun envoyait la pointe de son épée en arrière, sur le flanc correspondant au sens de la passe, prenant au dépourvu un adversaire qui se focaliserait sur l’épée de celui lui faisant face.
- Ça ne pouvait pas rater.
Nouveau balayage vertical.
- Tous les cordages rompirent…
Un autre fauchage au niveau des genoux.
Les deux frères crièrent en même temps le dernier vers, celui qui lançait l’attaque la plus dangereuse :
- Et le moulin s’emballa !
C’était la passe d’arme la plus difficile, la plus spectaculaire et la plus meurtrière de l’enchaînement. Les deux épéistes devaient tourner en même temps à la même vitesse, toujours dos à dos, et faire tournoyer leur épée en synchronisation pour imiter le mouvement d’un moulin en panique, au rythme de deux tours par seconde. Lorsqu’ils arrivaient au terme d’un tour complet, chacun envoyait son épée sur sa gauche de manière à ce que l’autre la saisît, et les deux combattants effectuaient une nouvelle rotation similaire dans l’autre sens. Cette manœuvre était aussi risquée, mais avait l’avantage de complètement dérouter les adversaires les plus concentrés.
Une fois revenus au départ, les deux frères disjoignirent leurs dos, baissèrent les armes, et reprirent leur souffle.
- Pas à dire, ça défoule !
Il n’était pas nécessaire d’être forcément droitier ou gaucher pour exécuter le Moulin de Siggy, mais si Kristofferson était entraîné à utiliser aussi bien la main droite que la gauche, son petit frère se contentait de la droite. Et ce mouvement obligeait les deux exécutants à utiliser la même main. En vérité, Sigmund soupçonnait Kristofferson d’être trop perfectionniste, sans oser lui avouer.
L’aîné des enfants Steiner eut un petit sourire.
- Bon, je dois y aller. Je t’assure, Siggy, on n’aura que des avantages à collaborer avec Sueño.
- Et s’ils essaient de nous entourlouper ?
- Alors, je demanderai à Opa de te laisser mener l’assaut sur Barca.
Ils ricanèrent ensemble, puis se firent l’accolade. Après quoi, ils redescendirent vers l’entrée du domaine. Kristofferson enfourcha son cheval et trotta vers la caserne. Sigmund retourna dans sa chambre, rassembla quelques affaires dans un grand sac de cuir, et prit congé de ses parents avant de rejoindre le cortège des Estaliens.
Penché sur son plan de travail, Gabriel fit glisser sa plume le long de la règle sur le papier. Il serrait les dents, menaçant de se mordre la langue. Soudain, quelque chose fit pivoter nerveusement son oreille vers la fenêtre ouverte : la voix de son grand frère qui parlait avec l’étranger.
- J’obéis à mon père, Maître Clarin.
- Et c’est tout à votre honneur, messire.
- Mais retenez bien ceci : si je veux, je peux lui désobéir. Si vous tentez de nous tromper, j’aurai l’honneur de vous le faire regretter !
Gabriel osa se pencher à la fenêtre. Il vit Sigmund, sur sa jument, en train de parler à Clarin qui était debout près de sa calèche. Le Skaven Noir n’avait pas l’air de plaisanter. L’Humain, en revanche, restait souriant.
- Je vous assure que vous n’aurez pas à vous en faire. Ce n’est pas un piège ou un test. C’est un problème que nous vous demandons d’examiner, car vous avez sans doute plus de connaissances en la matière, et mon souverain souhaiterait en profiter.
- Bon. Je vous suis.
L’Estalien contempla une dernière fois le domaine dans son ensemble. Il leva les yeux, et vit alors, au dernier étage, une petite silhouette qu’il n’avait pas encore rencontrée.
Hé, c’est le petit jeune inventeur !
Il décocha son sourire le plus éclatant en levant une main amicale.
Gabriel ferma la fenêtre en toute hâte, tira les rideaux, et se laissa tomber sur sa chaise, le cœur battant. Il sursauta quand il entendit la voix de sa grande sœur.
- Tu sais, c’est un monsieur charmant, il ne faut pas avoir peur de lui.
Le Skaven marron clair grommela.
- Tu… tu pourrais frapper avant d’entrer !
- Oui, c’est vrai, je te prie de m’excuser. Je me fais du souci pour toi, Gab. Tous, on se fait du souci pour toi.
- Oh. Il… il n’y a pas… de raison.
Soudain, il se rappela de ce qu’il avait remarqué avant d’avoir croisé le regard de l’étrange Humain.
- Siggy ! Siggy est parti !
- Eh bien, oui.
- Il est parti avec cet Humain !
- C’est ce qu’Opa Ludwig a ordonné.
- C’est… c’est…
Le pauvre Gabriel n’arrivait plus à articuler les mots. Les larmes lui montèrent aux yeux.
- Siggy est un otage ? Prisonnier chez cet étranger ?
Bianka soupira. Elle approcha, et serra son petit frère dans ses bras.
- Mais non, Gab, sois tranquille ! Voyons, tu trouves qu’il avait l’air d’un prisonnier ? Il n’est même pas monté dans sa calèche ! Non, Siggy part pour faire une enquête chez Maître Clarin. Ce n’est pas très loin, il devrait revenir d’ici quelques jours. Enfin, ce n’est pas la première fois que tu le vois partir !
- Père a dit… qu’il n’y aurait plus de Récolte !
- Ce n’est pas une Récolte, Gab. C’est juste une vérification. Il n’y a aucun risque, je t’assure.
Elle le relâcha, et le regarda de la tête aux pieds. Le pauvre Gabriel tremblait comme une feuille. Elle lui fit un beau sourire.
- Allez, tu sais quoi ? Tu devrais sortir un peu de là et prendre l’air. J’ai quelques courses à faire. Tu veux bien venir avec moi ? On pourrait passer par la boutique de Maître Collodi ?
À ces mots, les yeux de Gabriel se mirent à briller. Maître Collodi était le meilleur fromager de Steinerburg. Il confectionnait et importait des fromages de tous les coins du Vieux Monde, plaisirs alimentaires dont le petit jeune homme-rat était friand. Enfin, il se calma un peu, renifla, et suivit docilement la jeune fille.
*
- Je vous assure, Majesté ! Jamais il ne me viendrait à l’idée de trahir mon neveu ! Certes, il n’est pas lié à moi par le sang d’une manière ou d’une autre, mais par le cœur… on ne saurait remettre en doute l’amour que je lui porte !
- Mensonges ! Le seul amour que vous daignez porter s’adresse à l’argent de ma mère !
Le Prince Ludwig Steiner commençait à en avoir assez. En tant que souverain de Vereinbarung, il faisait partie de ses attributions de régler les querelles impliquant les citoyens qui n’avaient pas su trouver un accord, et qui se trouvaient dans une situation où même les prêtres de Verena, déesse de la justice, restaient incapables de rendre un jugement régulier. Les disputes entre paysans simples étaient généralement expédiées rapidement, mais d’autres affaires plus complexes s’avéraient vraiment épineuses. Et à l’instant, c’était le cas. Un Humain entre deux âges et un jeune Skaven se tenaient devant lui.
- Vous êtes déjà en train de profiter de ce qui m’appartient de droit, Claudius !
- Mon petit Laërte, tu sais que je ne veux que ton bien !
- Ah, ça oui ! Tous mes biens !
L’Humain nommé Claudius adopta une posture qui se voulait bienveillante :
- Votre Majesté, je suis sûr que vous comprendrez ! Tout comme moi, vous avez des enfants à charge ! Quand ma pauvre sœur, déjà veuve, m’a fait promettre sur son lit de mort de prendre soin de Laerte comme si c’était mon fils, je n’ai pu me dérober à mon devoir familial ! Or, nourrir, vêtir un enfant, s’assurer qu’il ait le meilleur des avenirs… ça coûte de l’argent ! Il est normal que j’utilise l’argent de ma malheureuse sœur pour ça ! Elle était riche, j’utilise les richesses dont elle ne peut plus profiter en ce bas monde pour veiller au bien-être de mon neveu de cœur.
- Je suis grand, maintenant, Claudius ! Je n’ai pas besoin de votre attention ! Votre Altesse, vous connaissez la vérité ! Ce félon utilise sans vergogne la trésorerie de ma mère pour ses propres affaires, ses dettes de jeu, ses malhonnêtetés, et j’en passe !
- Ah, c’était ma sœur, sa fortune lui vient de ton grand-père ! Je peux bien en profiter un peu, quand même ! De toute façon, à ma mort, tout te reviendra.
- S’il reste quelque chose !
- Oh, pourquoi dis-tu cela, mon enfant ? Je ne compte pas te voler !
- Non, mais c’est tout comme !
Le jeune Laërte s’adressa directement au Prince.
- Votre Excellence, vous savez mieux que quiconque en ce bas monde que les Skavens vivent beaucoup moins longtemps que les Humains ! C’est vrai, l’argent de mon grand-père doit intégralement revenir à son descendant le plus direct encore en vie, et à ce jour, ce descendant est mon oncle Claudius.
- La loi est claire en ce sens, votre Majesté, acquiesça Claudius.
- Oui, mais vous… vous avez encore une bonne vingtaine d’années à vivre, mon oncle. Peut-être une trentaine. Moi, je viens d’atteindre ma majorité. Or, je pourrai m’estimer heureux si je meurs d’ici une douzaine d’années, peut-être une quinzaine ! Vous aurez encore le loisir d’utiliser votre argent, alors que moi, je n’aurai eu que des contraintes ! Donnez-moi donc la part de ma mère, et vous n’entendrez plus jamais parler de moi !
Steiner grommela.
Les verenéens doivent vraiment être à bout pour ne pas être capables de résoudre ce problème !
- Maître Claudius, maître Laërte, j’entends bien vos réclamations. Et voilà ce que nous allons faire : Maître Claudius va rembourser tout l’argent qu’il a prélevé de la part qui était réservée à son neveu, à partir de l’instant où sa mère adoptive a poussé son dernier soupir. Un prêtre de Verena veillera à ce que les comptes soient bien respectés. Dès demain matin, il entrera en contact avec le banquier qui gère les fonds de votre sœur depuis son décès, aura accès à tous les relevés, et fera le calcul. Le remboursement sera effectué dans sept jours au plus tard. Ensuite de quoi, maître Laërte pourra jouir de l’héritage de sa mère sans que vous n’ayez plus le moindre mot à dire, et vous garderez votre part.
Claudius sentit le sang quitter son visage tendu et humide de sueur.
- Mais… ça… ça représente une somme d’argent folle ! J’ai énormément investi dans les affaires, mais c’était pour faire fructifier cet argent !
- Alors, vous ne devriez pas avoir de mal à tout rembourser, maître Claudius.
Se sentant pris au piège, l’Humain tomba à genoux et gémit :
- Il ne va plus rien me rester, votre Altesse !
- Il fallait y penser avant d’utiliser des ressources qui ne vous appartenaient pas, Claudius.
- J’ai fait ça pour Laërte, votre Majesté ! Lui assurer des rentes dignes de lui !
- Et c’est pourquoi je ne vais pas oublier votre « générosité » qui vous a poussé à faire des bêtises pour le bien de votre cher neveu adoré. Maître Laërte, vous donnerez mille couronnes chaque mois à votre oncle pendant un an. Cela devrait lui permettre de retrouver une situation stable, et de méditer sur ce qui est bon pour lui comme pour vous.
Mille couronnes par mois ne représentaient qu’une petite somme par rapport à ce que Laërte allait gagner dans l’affaire. Satisfait, il répondit :
- Je savais que votre sagesse dénouerait ce nœud, votre Majesté.
- Merci, maître Laërte. Maître Claudius ?
Claudius osait à peine regarder le Prince quand il murmura :
- Je me plierai à votre volonté, votre Altesse.
- Parfait. Tout le monde est d’accord.
Ludwig le Premier inspira profondément et prononça d’une voix forte :
- Le Prince a parlé !
Cette phrase était une coutume instaurée par Steiner. Cela signifiait que sa décision était irrévocable, et n’autorisait aucune contestation. Les deux plaignants sortirent en silence, sans la moindre indécence d’un côté comme de l’autre.
Une fois seul, Ludwig Steiner fit craquer les os de son dos et ronchonna :
- Vivement que la journée se termine, j’en ai assez !
Il sentit la lassitude le gagner quand il entendit frapper à la porte.
- Oui, qu’est-ce que c’est ?
Le héraut entrouvrit la porte.
- Votre Altesse, c’est le commandant Schmetterling.
- Ah… qu’il entre !
Il se repositionna sur son coussin, et rajusta le col d’hermine de sa veste au moment où le commandant Johannes Schmetterling se présenta à lui. Ce grand Humain avait vécu plusieurs décennies de guerres, de révoltes, d’affrontements contre les hommes-bêtes, les Skavens, les Orques, les bandits et les citoyens en colère. Avant de rejoindre le Royaume des Rats, il avait servi sous le commandement direct du Comte Électeur du Middenland, Boris Todbringer. On n’avait aucun mal à voir en lui un soldat. Certes, les années l’avaient un peu étoffé, mais il était encore parfaitement capable de se battre et de commander un bataillon. Une impressionnante crinière rousse s’accordait à son teint rougeaud, ses bras étaient puissants, et il rivalisait avec le Prince par la taille. Ce dernier avait vu en lui de grandes capacités de stratégie et d’action de terrain, et l’avait nommé commandant de son armée.
- Bonsoir, votre Majesté.
- Bonsoir, commandant.
- Je viens vous faire prendre connaissance du rapport de la cohorte partie à Bran.
- Ah. Alors ?
- Le Prince Grzegorz a apprécié grandement notre soutien. Il ne manquera pas de nous rendre la pareille le jour où nous subirons à notre tour une tentative d’invasion.
- Oh, laissons-leur le temps de se remettre. Beaucoup de pertes ?
- Quelques dizaines d’hommes. On en recrutera d’autres.
Le Prince ne put réprimer un autre soupir agacé.
- Vous semblez contrarié, votre Altesse ?
- Oh, ce n’est rien, commandant. C’est juste que j’ai l’impression qu’au fur et à mesure que nous gagnons la paix au-delà de nos frontières, la guerre fermente au sein du Royaume des Rats.
- Je veillerai à ce qu’il n’y ait aucune guerre civile, votre Grandeur. Vous le savez.
- Oui, commandant. Alors, que pouvez-vous me dire ?
Le commandant s’entretint encore quelques temps avec le Prince, puis prit congé. Dehors, les horloges des différents temples à travers la ville sonnèrent neuf coups. Steiner soupira ; il avait raté le souper avec ses enfants et ses petits-enfants. Un de ses plaisirs les plus inaliénables. Il se dirigea mécaniquement vers la sortie de la salle du trône.
Dans la salle à manger, les serviteurs finissaient de débarrasser la table. L’un d’eux se déplaça promptement vers le Prince.
- Votre Grâce, nous allons vous préparer un couvert sur-le-champ.
- Oh, non, Davydd. Pas la peine de vous déranger pour ça, j’aurais dû être avec ma famille. Vous ferez monter une collation dans mon bureau dans une demi-heure.
- Comme il vous plaira, votre Altesse.
Steiner s’avança vers ses deux enfants adoptifs.
- Je vous demande pardon, mes enfants. La journée a été plus longue que prévue.
- Voyons, Père, vous remplissez votre rôle, ça prouve que vous êtes un souverain consciencieux, répondit Heike.
- Il y aura bien d’autres repas à partager-apprécier, Père, renchérit Psody. Mais vous… quelque chose ne va pas ?
- J’ai dû encore régler une histoire d’héritage. Sauf que, cette fois-ci, elle opposait un Humain et un Skaven Libéré.
- Il fallait bien que ça arrive un jour, Opa, murmura Bianka. Qu’ils soient Humains ou Skavens, nos citoyens ont les mêmes sujets de discorde.
- Tu as raison, ma chérie. Tu as parfaitement raison.
L’Humain remarqua alors qu’Isolde, la petite dernière, semblait surexcitée. Elle faisait de grands gestes, et répétait sans arrêter des exclamations plus enthousiastes les unes les autres.
- Eh bien, Isolde, tu as bien profité de ta journée, on dirait ?
La petite se tourna vers son grand-père, et répondit, enchantée :
- Oh oui, Opa Ludwig ! Vous ne devinerez jamais ce que j’ai vu, aujourd’hui !
- Ah, oui ? Alors ? Qu’as-tu vu ?
La petite fille Skaven au pelage couleur de crème s’appliqua à prononcer avec la plus grande solennité :
- J’ai assisté au baptême de Vaclav !
- Le petit enfant des Cukor, précisa Heike.
- Ah ! s’exclama l’Humain. C’était au temple de Shallya ?
- Oui ! C’est Sœur Judy qui a animé la messe.
- Et ça t’a plu ?
- Oh oui ! C’était une cérémonie merveilleuse, magique ! C’était aussi beau, mon baptême ?
- Bien sûr, ma chérie. Il faisait un temps magnifique, ce jour-là. Shallya t’a vraiment souri.
- J’aimerais vraiment servir Shallya comme Sœur Judy, ce serait merveilleux !
- On le sait bien, mon trésor, répondit Heike avec douceur. Quand tu seras un peu plus grande, tu iras travailler au temple une journée pour voir si c’est vraiment une vie qui te conviendrait. Mais auparavant, tu dois patienter !
Un autre domestique s’approcha du Skaven Blanc.
- J’ai déposé l’ouvrage que vous avez demandé sur votre bureau, Maître Prospero.
- Merci à vous, Legré. Je vous souhaite-souhaite une bonne nuit.
Alors que le Skaven en livrée se retira, laissant les membres de la famille Steiner entre eux, Isolde fit une drôle de grimace.
- Pourquoi Legré t’a appelé « Prospero », Père ?
- Parce que c’est comme ça que je m’appelle !
- Mais non ! Tu t’appelles Psody !
- Oui, c’est vrai, mais j’ai pris un autre nom. « Prospero », ça se rapproche de Psody, alors j’ai décidé-choisi de m’appeler comme ça.
- Pourquoi tu as pris un autre nom ? Le tien ne te plaît pas ?
- Bien sûr que si, mon trésor. Seulement, ce n’est pas un nom d’Humain. Opa Ludwig a accepté de m’adopter, pour que je puisse vivre avec ta mère. La première étape a été de devenir Humain, par le nom.
- Et tu as été baptisé comme Vaclav ?
Cette fois, le Skaven Blanc laissa passer quelques secondes de silence avant de répondre :
- Non, ma chérie. J’ai reçu mon nom impérial au temple de Verena, où j’ai été inscrit-inscrit dans le registre. Il n’y a pas eu de cérémonie religieuse.
- Mais pourquoi ? Tu comptes pour Shallya, comme tout le monde !
Une fois encore, Psody prit un petit temps de réflexion.
- Tu sais, je voudrais que tu comprennes bien quelque chose : tout le monde ne prie pas Shallya.
- Je sais, rit la fillette. Il y a Morr, et puis Verena, et Sigmar, et Taal, et Rhya. Il y a toujours une messe pour…
C’est alors que la petite Isolde se rappela quelque chose qu’elle avait déjà remarqué, mais qu’elle n’avait pas cherché à comprendre jusqu’alors.
- Mais quand Mère nous emmène au temple, pour prier à la fin de la semaine, tu n’es jamais avec nous ! Pourquoi ?
Le Skaven Blanc prit encore quelques secondes pour réfléchir. Il s’accroupit, pour être à la hauteur de sa fille, posa une main sur son épaule, et répondit :
- C’est justement ce que j’essaie de t’expliquer, Isolde. Le monde est habité par tout un tas de peuples différents. Généralement, ils souhaitent vivre heureux, ils sont rassemblés en tribus, ou habitent des villes. Ils ont besoin de quelqu’un pour les guider-conseiller quand ils font face à quelque chose qu’ils ne comprennent pas. Le monde est immense, et beaucoup de choses qu’on ne comprend pas arrivent. C’est la volonté des dieux. Mais tout le monde ne connaît pas les mêmes dieux.
- Très loin d’ici, vers là où le soleil se lève, il existe des pays où les hommes ne connaissent pas Shallya, enchaîna sa mère. Ils ont d’autres dieux que nous ne connaissons pas. De l’autre côté, très loin par là où le soleil se couche, je sais qu’il y a une grande île où vivent les Elfes. Ils ont leurs dieux. Les Nains savent que Shallya existe, mais ils ne suivent pas sa parole, car eux aussi ont d’autres dieux. Toi, tu as été éduquée dans le culte des dieux Humains.
- Comme ta mère, et ton grand-père qui a élevé ta mère, reprit Psody. Mais mon guide spirituel est le Rat Cornu. Le Skaven Sauvage qui s’est occupé de moi quand j’étais petit était un méchant homme, mais il m’a initié à la parole-parole du Rat Cornu, et cette parole donne un sens à ma vie.
La petite fille eut un peu de mal à absorber les paroles de son père. Son visage se renfrogna, elle murmura :
- On dit que le Rat Cornu est un mauvais dieu. Pourquoi tu pries ce dieu ?
- C’est vrai que les Humains disent que le Rat Cornu est maléfique. Mais c’est plus compliqué que ça, Isolde. Quand Romulus fait un sermon, il lit un chapitre du livre sacré de Shallya. Et c’est la même chose pour les autres dieux, chez les Humains, et les Elfes, et les Nains. Mais pour les Skavens Sauvages, c’est différent ; il n’y a pas de livre, ou de texte. Seulement des parchemins écrits par des Skavens Blancs, qui disent que c’est la vérité unique-unique, alors qu’il n’y en a pas deux qui disent la même chose. Et le problème est que tous les Skavens Blancs, et l’Hérésiarque, le grand prêtre du Rat Cornu, disent que les Skavens Sauvages doivent devenir les maîtres du monde. Mais ce n’est pas ce que j’ai senti. Un jour, quand j’avais l’âge de Gabriel, le Rat Cornu m’a parlé pour la première fois.
- C’est vrai ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
- Il m’a montré ce qu’il voulait que je fasse : créer un royaume où les Skavens pourraient vivre heureux-heureux à la surface. Mais il n’a jamais dit « détruis tous les Humains d’abord ». Au contraire, j’ai vu des images de Skavens, et d’autres peuples, qui vivaient ensemble. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis six ans, Isolde.
- Ne t’inquiète pas, intervint alors le grand-père. Ton père est quelqu’un de très bien. Même si le Rat Cornu est un dieu qui peut être méchant, je peux t’assurer qu’il ne poussera jamais ton père à faire le mal. S’il y en a qui disent le contraire devant toi, ne les écoute pas. Et si quelqu’un essaie de faire du tort à ton père parce qu’il prie un autre dieu, il aura de gros problèmes.
Le Prince toussa bruyamment.
- Bien, à présent, les enfants, allez donc vous coucher. Psody, tu me retrouveras dans mon cabinet, nous avons encore du travail.
- Bien, Père.
Le Skaven Blanc prit sa fille par la main et se dirigea d’un bon pas vers la sortie. L’Humain lança encore :
- Ne te bouscule pas, surtout, prends ton temps.
- Bonne nuit, Opa ! répondit joyeusement Isolde.
- Bonne nuit, mon lapin !
L’aile ouest était celle où se trouvaient les quartiers des membres de la famille Steiner. Au fur et à mesure des années et des venues successives des cinq enfants, il y avait eu de la réorganisation, des déménagements, et depuis l’année précédente, Isolde avait sa propre chambre. Le rez-de-chaussée comprenait plusieurs salles de travail, la salle de jeux des enfants, et une salle à manger plus intime que la salle de banquet. Les trois étages qui surplombaient le rez-de-chaussée étaient configurés de la même manière : l’escalier en colimaçon menait à un unique long couloir avec des portes donnant sur des chambres de part et d’autre, et un appartement plus grand à l’autre extrémité. Au premier étage, il y avait les chambres des invités, chacune pourvue des éléments assurant confort et bien-être, en particulier un petit espace avec bassine d’eau et nécessaire de toilette isolé par un rideau opaque. Le deuxième étage était également consacré aux hôtes, sauf la pièce qui se situait au fond du couloir. C’était les appartements privés du Prince Ludwig Steiner. Enfin, au troisième étage, seuls quelques domestiques pouvaient monter : il s’agissait de l’étage où vivaient les Skavens.
Pour leur garantir une certaine intimité, le Prince Ludwig leur avait laissé l’étage entier. Ils avaient aménagé certaines chambres dont ils ne se servaient pas en débarras, et il y avait même une grande salle de bain. Le couple formé par Psody et Heike dormait dans la grande chambre au bout du couloir unique. Leurs enfants avaient tous leur propre chambre. Même lorsqu’ils étaient en mission, Kristofferson et Sigmund savaient qu’ils auraient toujours leur lit prêt à les accueillir quand ils revenaient. Isolde avait la pièce la plus petite, la première porte juste à gauche en sortant de la chambre du couple formé par ses parents. Gabriel était installé près de l’escalier, et ses appartements étaient contigus à ceux de sa grande sœur Bianka.
Pour l’heure, il était dans la salle de bains, avec sa mère et sa petite sœur.
- Mais Mère, c’est important ! Il faut absolument que je note ce calcul, sinon je risque de l’oublier !
- Tes inventions peuvent bien attendre demain, mon chéri. Tu dois penser à ton hygiène, si tu veux rester en bonne santé et pouvoir faire bien marcher ton cerveau. Allez, lime-toi les dents, brosse-les bien, et va dormir.
Gabriel grommela, mais se résigna à obéir. Il se mit devant le miroir, prit la petite lime dans l’armoire, et commença à frotter doucement les extrémités de ses incisives avec son instrument. Isolde, emmitouflée dans une épaisse serviette, frictionnée par sa mère, demanda :
- Et moi, alors ? Pourquoi je ne dois jamais me limer les dents ?
- Parce que les filles n’ont pas les dents qui poussent comme les garçons, Isolde, expliqua Heike. C’est comme ça. Chez les Humains, les garçons qui deviennent des grandes personnes ont des poils qui poussent sur la figure.
- Comme Opa Ludwig ! s’exclama la fillette. Il a une grosse moustache !
- Exactement, trésor. Chez les Skavens, les garçons et les filles ont tous des poils sur tout le corps. Alors, comme différence, il y a les dents. Moi, je n’ai jamais eu besoin de me les raccourcir. Mais les garçons doivent le faire !
Toujours la lime à la main, Gabriel pivota vers Heike et la regarda sans mot dire. Elle précisa :
- Je sais de quoi je parle, Gab. Ton père m’a déjà dit qu’il avait vu des Skavens Sauvages avec des dents trop longues, dans son terrier. Et ça leur faisait mal, à tel point qu’ils étaient toujours de mauvaise humeur !
- Ils sont toujours de mauvaise humeur chez les Skavens Sauvages, de toute façon, répliqua le petit homme-rat. C’est pour ça qu’ils veulent tous nous tuer, et qu’on doit tous les éliminer !
- Gabriel !
- Quoi ? C’est bien à ça que servent mes inventions, après tout.
Cette fois-ci, la mère de famille ne répondit pas. Isolde n’avait pas l’air d’avoir entendu les paroles de son frère, au grand soulagement d’Heike. Mais alors qu’elle recommença à sécher sa fille, elle ne put empêcher une petite inquiétude de glisser légèrement sur son cœur.